Patrick Savidan. — Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale, Paris, PUF, coll. « Dictionnaires Quadrige », 2018, 1748 p.
1Patrick Savidan a proposé à 170 auteurs de rédiger les 235 articles que contient l’impressionnant Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale. L’objectif de « rendre accessible un savoir actualisé, sûr, pluraliste, qui permette d’interroger nos aspirations en matière de justice et les moyens de les réaliser » (p. IX) est largement atteint.
2Le dictionnaire privilégie les grandes tendances plutôt que les dernières données disponibles (aisément accessibles sur les sites web cités en référence à la fin du livre). Ensuite, la perspective des contributions est contemporaine plutôt qu’historique et on y trouve des thèmes neufs, moins connus, comme « Art social », « Cause animale », « Mixité », « Limitarisme » ou « Prioritarisme » (entre autres), ce qui confère à l’ouvrage une grande originalité. Ainsi, Krushil Watene (de Nouvelle-Zélande) présente les philosophies autochtones de la justice définies en termes de guérison, « mêlant ensemble le processus et la finalité de la justice » (p. 1280). La justice comme guérison est peu connue en dehors des pays où logent les nations autochtones. Le dictionnaire couvre très largement le domaine annoncé dans le titre et les entrées sont pertinentes, y compris celles qui peuvent surprendre au premier abord, comme le thème confié à Axel Gosseries, « Libertés semencières ». Cet article révèle éloquemment à quel point les semences et la culture des plantes ont des liens avec la justice sociale et les inégalités (santé des consommateurs, propriété intellectuelle, impact écologique, etc.).
3Un grand nombre d’articles portent évidemment sur la stratification sociale. Ces derniers donnent à penser que l’opposition entre les concepts de classes sociales et de strates sociales s’est estompée au profit d’un savoir empirique sur les rapports sociaux, les positions sociales et les relations sociales qui fait appel aux deux traditions intellectuelles (marxiste et webérienne) auxquelles ils se rattachent. La pluralité des causes du positionnement social est bien évoquée et la rigidité de la théorie déterministe de la reproduction sociale a été abandonnée, comme l’avance avec justesse l’article « Transclasse » de Chantal Jaquet qui entend combler les insuffisances du concept classique de mobilité sociale auquel il est reproché d’associer le changement de classes à une perte ou à un gain. L’article « Mobilités » traduit d’une autre manière la réalité mouvante des individus (libération des attaches traditionnelles, etc.) qui est visée par la notion de transclasse.
4Les inégalités sont l’objet de nombreux articles qui constituent autant de pièces maîtresses de ce dictionnaire. Les problèmes de mesure des inégalités sont clairement exposés et le bilan des connaissances sur les inégalités culturelles, de revenus, de santé, devant l’éducation, etc., est très complet. Ces inégalités sont autant de freins à une réelle fluidité sociale, comme l’ont souligné les auteurs, et elles sont génératrices de nouvelles réalités sociales comme le déclassement, l’exclusion ou la vulnérabilité qui sont l’objet d’articles. À cela s’ajoute une dimension importante, la perception des inégalités, analysée par Michel Forsé. Il montre que « l’équilibre réfléchi » (John Rawls) entre équité et égalité est confirmé dans nombre de recherches empiriques. Enfin, l’idée que l’État-providence résiste aux mutations sociales et à la mondialisation est affirmée avec conviction dans plusieurs contributions.
5L’une des lignes de force du dictionnaire est de clarifier les conceptions de la justice sociale et de préciser les connaissances empiriques sur la question et sur les notions apparentées (« Besoins », « Bienfaisance », « Circonstances de la justice », etc.). Dix articles traitent directement de différents aspects de la justice (fiscale, distributive, etc.), mais on retrouvera des références à la justice sociale dans la presque totalité des contributions. La pensée de J. Rawls sur la justice – un auteur incontournable – revient dans bon nombre d’articles soit en appui à son argumentation, soit pour en explorer les limites. Retenons une idée importante explicitée dans plusieurs contributions : le juste émerge d’un processus de négociation, comme l’a soutenu Raymond Boudon dans son œuvre, et les individus accordent la priorité à ce qu’ils estiment équitable au terme d’échanges et de compromis, souligne Michel Forsé. « […] Le sentiment de justice, avec les normes qui le balisent, s’apparente davantage à une construction symbolique de reconnaissance d’autrui plutôt qu’à une seule comptabilisation des mérites et dettes », résume Jean Kellerhals (p. 1523).
6Les auteurs des articles du dictionnaire ont en grande majorité pris soin de restituer la teneur des controverses scientifiques et des débats publics sur les différents thèmes tout en exprimant leur propre point de vue sur les enjeux centraux en matière d’inégalité et de justice sociale. Citons quelques exemples. L’article de Patrick Simon sur les statistiques sociales et la diversité ethnique rappelle quatre arguments avancés contre les catégories ethnoraciales (validation des stéréotypes, réification des identités, risque d’utilisation à des fins politiques, fiabilité problématique), mais il souligne aussi la pertinence de telles mesures « pour conduire la déconstruction des privilèges et des désavantages fondés sur l’origine ethnique ou raciale » (p. 1552). Il ne cite cependant pas en bibliographie l’excellent numéro de La Revue Tocqueville (vol. 29, no 1, 2008) consacré à cette question. L’article « État social » de Christophe Ramaux montre que « la fin de l’État social » n’a rien d’une évidence tout en rappelant les remises en question contemporaines associées au néolibéralisme. De même, Louis Chauvel prend soin d’évoquer les auteurs qui ne partagent pas ses vues sur les classes moyennes. Le lien qu’il établit entre sa typologie distinguant les anciennes et les nouvelles classes moyennes et la sociologie parsonnienne est pertinent. L’exposé de la diversité des points de vue est l’une des grandes qualités du dictionnaire qui cependant ne verse pas dans le relativisme (« tout se vaut »), car les textes sont toujours solidement argumentés. Spécialistes des thèmes qui leur ont été confiés, les auteurs prennent soin de proposer leur vision propre, mais le lecteur peut cependant la mettre en perspective avec les orientations conceptuelles qu’ils ont rappelées ou encore en se référant aux autres contributions.
7Le dictionnaire contient un grand nombre d’entrées sur la pensée de différents chercheurs. Le directeur de la rédaction a choisi avec raison de ne pas revenir sur les auteurs classiques dont la pensée est connue et aisément accessible tout en retenant certains d’entre eux qui sont l’objet d’interprétations renouvelées tels que Marx, Durkheim ou Keynes. Tocqueville, dont l’œuvre est pourtant relue et commentée, est cependant absent. Maurice Halbwachs, cité quelques fois dans le dictionnaire, aurait cependant mérité une entrée, notamment parce qu’il a proposé une sociologie des classes sociales qui gagnerait à être davantage connue et, surtout, parce qu’il a étudié les inégalités à partir de la consommation marchande. L’ouvrage fera connaître la pensée de plusieurs auteurs contemporains ayant apporté des contributions originales sur les inégalités et la justice. Parmi eux, on trouvera nombre d’articles sur l’œuvre de femmes comme Seyla Benhabib, Joan W. Scott, Nancy Fraser, Joan Tronto, Iris Marion Young, Carole Pateman ou Patricia Hill Collins (et bien d’autres auteures, à découvrir en parcourant l’ouvrage). Cet effort d’ouverture – et en particulier, d’ouverture vers les travaux des femmes – doit être souligné.
8J’hésite à signaler quelques thèmes non abordés, car le dictionnaire couvre déjà très largement et avec originalité les diverses facettes des inégalités et de la justice. J’en mentionnerai malgré tout quelques-uns, sans enlever de mérite à cet ouvrage d’envergure. Il n’y a pas d’entrée « Consommation », bien que ce thème soit traité au sein de certains articles comme « Besoin », « Frugalité » ou « Endettement ». On sait que les premières enquêtes sociales avaient précisément porté sur la consommation des familles afin d’appuyer empiriquement l’analyse des niveaux de vie et des inégalités (enquêtes de Frédéric Le Play, de Ernst Engel ou de Maurice Halbwachs). Plus près de nous, les dernières avancées en matière de mesure des inégalités portent justement sur l’étude de la consommation marchande (et non pas d’abord sur les revenus). Une entrée sur le temps aurait aussi enrichi l’ouvrage. L’inégalité devant le temps émerge comme un nouveau thème de recherche pertinent notamment pour l’étude de la condition féminine. Philippe Coulangeon consacre cependant deux pages à la question du temps dans l’article « Loisirs » et l’entrée consacrée à la pensée de Derek Parfit fait rapidement allusion à la critique de ce dernier portant sur la « neutralité par rapport au temps », ce qui confirme l’intérêt potentiel d’un plus grand développement sur ce thème. Un article sur les indicateurs sociaux aurait aussi été pertinent, notamment en référence aux efforts continus des chercheurs allemands (Wolfgang Glatzer, le ZUMA de Mannheim, etc.) qui n’ont jamais abandonné la recherche dans ce domaine. De même, le multiculturalisme aurait mérité un article en bonne et due forme, bien que Will Kymlicka ait abordé ce thème dans l’article « Diversité et solidarité » et que plusieurs autres auteurs y aient fait allusion ici ou là. Le multiculturalisme, débattu comme philosophie et comme politique sociales, est étroitement lié à la justice sociale et aux inégalités.
9Quant aux entrées sur des auteurs, mentionnons que John Goldthorpe (1935-…) et Erik Olin Wright (1947-2019) auraient mérité d’être présents, bien que leurs travaux soient évoqués dans quelques contributions. Ils ont animé deux grands programmes internationaux de recherche sur la stratification et la mobilité sociales. Les philosophes anglo-américains Robert Nozick, Ronald Dworkin et Michael Walzer sont présents dans l’ouvrage, mais non mon compatriote Charles M. Taylor, l’un des penseurs majeurs de notre époque, dont la pensée sur la reconnaissance des différences est cependant clairement résumée dans l’article « Reconnaissance », mais non citée dans celui sur la « Diversité ». Bien que mentionné dans l’article « Bien-être », Richard Easterlin aurait pu avoir une entrée, car il a donné son nom à un paradoxe auquel font référence les travaux sur les aspirations et la satisfaction relative.
10L’ensemble du dictionnaire donne à penser que les sciences sociales contemporaines – et la sociologie en particulier – sont en mesure de livrer ce que R. Boudon a appelé des savoirs fondés. Parallèlement aux interprétations portant sur la société globale (modernité avancée, société du risque, etc.), la sociologie propose aussi des connaissances empiriques solides sur des phénomènes sociaux d’ampleur plus limitée et des interprétations bien argumentées. Cet ouvrage en témoigne de manière éloquente sur des objets qui ont souvent été scrutés à travers des lunettes idéologiquement orientées. À partir de cet examen assez exhaustif sur les inégalités et la justice sociale, j’ai eu le sentiment que le savoir sociologique pouvait être cumulatif, jusqu’à un certain point. De nouvelles méthodes permettent de contourner les limites d’anciennes approches – sur la mesure des strates sociales ou sur les effets d’âge/cohorte/génération, par exemple. De nouvelles avancées conceptuelles émergent aussi sur des questions traitées par les générations d’auteurs qui se succèdent. Il n’y a pas de consensus ni de savoirs définitifs sur ces objets, mais il y a nettement des perspectives bien argumentées qui prennent en compte ce qui s’est fait auparavant, comme on le voit aisément dans les travaux sur les inégalités et dans les références aux théories de la justice sociale.
11Maître d’œuvre du dictionnaire, Patrick Savidan en a défini clairement l’identité et l’ambition, tout en sollicitant les avis de collègues identifiés dans les remerciements. « Aucune perspective ne peut prétendre détenir à elle seule la clef des diagnostics pertinents et des solutions possibles », avance-t‑il en introduction (p. XII). Aussi avait‑il fixé un cadre « délibérément pluraliste », ouvert à la problématisation et au questionnement. L’ouvrage reflète bien cette ouverture.
12Simon Langlois
Y. Lemel et O. Galland. — [1]Sociologie des inégalités, Paris, Armand Colin, coll. « U Sociologie », 2018, 352 p.
13Rendre compte en quelques lignes d’un ouvrage tel que Sociologie des inégalités n’est pas chose aisée. Le champ social et historique couvert, l’éventail des thèmes et le nombre de travaux évoqués dans le manuel de Yannick Lemel et Olivier Galland constituent déjà en soi un motif d’intérêt incontestable. Mais, plus qu’une synthèse, ce livre porte un projet : celui de contribuer à construire et à systématiser une sociologie des inégalités, les études sur la stratification se révélant insuffisantes pour appréhender la diversité contemporaine du fait inégalitaire, en raison de leur trop grande focalisation sur l’inscription dans la sphère productive, d’une attention insuffisante accordée aux inégalités liées aux caractéristiques « assignées » (ascribed) ainsi qu’à leur dimension subjective. La sociologie classique de la stratification conduit ainsi à s’intéresser moins à l’inégalité « des places » qu’à l’inégalité « des chances » et plus aux ressources qu’aux groupes eux-mêmes, un angle mort qui a contribué à susciter la multiplication de courants critiques centrés sur des groupes spécifiques et les discriminations dont ils sont l’objet : rapports de genre (femmes/hommes, LGBT), groupes ethnoraciaux…
14Les trois premiers chapitres conduisent le lecteur vers une définition de la notion d’inégalité plus susceptible d’en intégrer l’ensemble des dimensions, mise en perspective à l’aide des connaissances accumulées sur l’histoire des structures hiérarchiques ainsi que par l’exposé des grandes approches mobilisées pour étudier les inégalités, en particulier les lectures de la stratification développées à partir de la révolution industrielle. Les trois derniers chapitres dressent un état des lieux des travaux empiriques sur la question et des principales discussions qu’ils alimentent, avant de dégager en conclusion les perspectives de recherche qui s’offrent aux sociologues des inégalités.
15La nécessité de fonder une sociologie des inégalités est donc réinscrite dans l’histoire du phénomène inégalitaire. Durant la plus grande partie de leur histoire, les hommes ont vraisemblablement vécu au sein de sociétés égalitaires. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs observées, l’accumulation de biens matériels durables ne joue qu’un rôle marginal ou nul dans les rapports entre foyers, l’apparition des inégalités reposant sur le développement d’un surplus permanent. Les différences observées liées à l’âge ne rangent pas les individus dans une position dominée durant toute leur vie, et les rapports entre sexes varient de façon importante d’une société à l’autre (chapitre 1).
16La construction du socle conceptuel et méthodologique sur lequel reposait l’étude sociologique des inégalités lors de sa phase d’expansion des années 1990 est exposée dans le chapitre 2. Ces analyses de la stratification sont ancrées dans les travaux d’auteurs marqués par le développement de la société capitaliste et la volonté d’en comprendre la structure sociale, ses principes d’organisation et les dynamiques qui l’affectent : Karl Marx, d’une part, avec sa vision de la société structurée par l’opposition entre deux pôles fondés sur leur position respective dans les rapports de production et de l’ancrage des représentations (subjectives) dans les conditions matérielles (objectives) ; Max Weber, d’autre part, avec ses notions de groupes de statut, de diversité des principes de classement et de « prestige ».
17Parmi l’ensemble des discussions élaborées dans le cadre de cette sociologie de la stratification, l’apport de Peter Blau est signalé comme particulièrement fécond pour appréhender la diversification des revendications égalitaires de la fin du xxe siècle. En reprenant la distinction de l’anthropologue Ralph Linton entre ascribed – « l’inné » ou « l’assigné », sur lesquels l’individu n’a pas prise – et achieved – « l’acquis », qui résulte au moins en partie de son action – pour penser la position sociale comme une combinatoire de caractéristiques individuelles, il met en lumière un ensemble de dimensions qui seront au cœur des mobilisations et des travaux de la période suivante.
18Conjointement à la prise en compte des rapports de genre comme dimension sociale structurante dans le dernier quart du xxe siècle, de plus en plus de travaux se sont en effet attachés aux processus d’institutionnalisation des inégalités et à l’émergence des frontières sociales par lesquelles elles se manifestent. Ils éclairent les mécanismes par lesquels les individus attribuent à leur interlocuteur les caractéristiques d’un groupe, c’est-à‑dire la construction et la mobilisation des catégories ascribed et achieved. Dans le même temps, les champs d’étude du phénomène inégalitaire se sont multipliés et segmentés. Pour circonscrire cet objet partagé par différentes disciplines académiques et mobilisé à propos d’un nombre croissant de questions sociales, les auteurs élaborent dans le chapitre 3 une définition de l’inégalité fondée sur sa dimension subjective : « une différence d’accès à des biens sociaux jugée injustifiée ».
19La sociologie de la stratification s’était organisée autour d’une trame commune, selon laquelle l’agencement des « biens ressources » permet de déchiffrer le système de stratification sociale, les inégalités d’accès aux « biens finaux » découlant des positions occupées dans cet agencement [2]. Les sociologues ont ainsi été plus enclins à s’intéresser à l’égalité « des chances » qu’à l’inégalité « des places », et aux « biens ressources » qu’aux « biens finaux » ou aux groupes concernés. La sociologie des inégalités recouperait alors la sociologie de la stratification dans la mesure où celle-ci porte sur des écarts jugés illégitimes, mais la dépasserait en orientant le regard vers l’analyse des propriétés des « places » et de leurs modalités d’institutionnalisation et en décentrant le regard de la stricte allocation des positions objectives. Enfin, la définition adoptée souligne qu’étudier systématiquement les inégalités requiert de définir qui juge, selon quels critères, à propos de quoi, quels sont les groupes comparés et au sein de quel ensemble l’inégalité est évaluée.
20Les trois derniers chapitres tracent un bilan synthétique de l’évolution des inégalités sociales dans le monde au cours des dernières décennies, et illustrent de façon éloquente l’absence de cadre commun pour penser le phénomène. Le chapitre 4 se place du point de vue des dimensions de l’inégalité, en s’appuyant notamment sur les travaux de Thomas Piketty, tandis que le chapitre 5 aborde le problème du point de vue des groupes victimes d’inégalités. L’un et l’autre mettent en évidence le caractère foisonnant de la littérature, le manque d’un cadre unifié pour pouvoir conférer un caractère cumulatif aux résultats obtenus. On retiendra également l’idée que les revendications identitaires – très prégnantes au cours des dernières décennies – ne se lisent pas forcément comme une confrontation entre groupes ayant des caractéristiques opposées : quand elle s’adresse à la société dans son ensemble (recherche d’un « autrui approbateur »), la lutte contre les inégalités n’est plus nécessairement vue comme un jeu à somme nulle.
21Enfin, le chapitre 6 (« La dynamique des inégalités ») pose une série de questions qui ont davantage trait aux objets classiques de la sociologie de la stratification, tout en soulignant la nécessité d’accorder plus d’attention à la dimension subjective des inégalités. Il évoque notamment le problème de l’articulation des processus inégalitaires avec les parcours individuels : dans quelle mesure l’inégalité peut‑elle être vue aujourd’hui à travers le prisme de l’individualisation ? L’influence exercée par l’école et la famille ne vont pas dans ce sens, mais la « démocratisation du risque » (entrée hasardeuse sur le marché du travail, montée de la divortialité, instabilité accrue de l’emploi) affecte cependant aussi les catégories intermédiaires, provoquant une instabilité croissante des itinéraires personnels. La contrepartie subjective de ces transformations résiderait dans l’amplification du sentiment d’injustice et de discrimination, indépendamment du statut social.
22Une telle conception de l’inégalité n’est cependant pas sans poser un certain nombre de difficultés, car les données concernant l’appréciation du caractère injuste ou non des écarts objectifs font souvent défaut, mais aussi parce que la définition retenue exclut de son champ les inégalités jugées « justes », ou « légitimes ». Cela revient à faire s’arrêter l’inégalité là où la domination commence.
23On nuancera ce propos en précisant qu’à condition de ne pas abandonner l’ambition de parvenir à objectiver les conditions de production des jugements sur la légitimité de l’ordre social et de ne pas prendre comme allant de soi l’appréciation dominante – fut‑elle majoritaire – cette définition présente toutefois l’avantage de pousser à expliciter de quel point de vue on se place pour traiter des phénomènes inégalitaires. Peut-être pourrait‑on néanmoins envisager, afin d’éviter de faire de la sociologie des inégalités une sociologie des injustices, de s’appuyer sur la distinction établie entre biens « ressources » et « bien finaux », en considérant l’inégalité comme une différence dans l’accès aux biens « ressources », indépendamment de la légitimité des écarts observés ?
24Quoi qu’il en soit, pour l’analyse sociologique de la stratification, des inégalités et de l’injustice l’intérêt d’étudier la façon dont les individus voient leur propre situation et la structure sociale en général reste entier. Cette analyse paraît d’autant plus fondamentale que, comme le souligne la conclusion de l’ouvrage, un désajustement semble se manifester aujourd’hui entre les diagnostics établis sur la base des indicateurs objectifs et subjectifs. Mobiliser la « structure structurée » comme une voie d’accès vers la « structure structurante » dont elle serait le produit ? Recourir aux perceptions afin d’élargir la compréhension du caractère inégalitaire des sociétés, que les paradigmes classiques de la stratification peinent à appréhender ? Bien des raisons existent aujourd’hui d’investir le champ de la perception des inégalités pour mieux comprendre la structure sociale, les contradictions sur lesquelles elle repose et les tensions qu’elle suscite.
25Adrien Papuchon
Notes
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[1]
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que leur auteur et non le ministère des Solidarités et de la Santé.
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[2]
Ce que les auteurs désignent par biens sociaux « ressources » correspond aux « capitaux » de la terminologie française et aux « assets » anglo-saxons. Aux bien sociaux « ressources » s’opposent les biens sociaux « finaux », désirés uniquement pour eux-mêmes » (voir chapitre 3, p. 107).