1En France, l’analyse sociologique des inégalités sociales est marquée par la nomenclature des Professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) (Desrosières & Thévenot, 1988 ; Amossé, 2013). Si cet outil a fait l’objet de débats au début des années 2000 (Coutrot, 2002 ; Spire & Pierru, 2008), il reste fortement mobilisé dans les publications françaises quantifiant les inégalités dans des domaines aussi variés que le patrimoine (Bessière & Gollac, 2014) ou les pratiques culturelles (Coulangeon, 2010 ; Roueff & Robette, 2017). Historiquement associé à l’étude de la stratification sociale, il a aussi contribué au retour du thème des classes sociales (Baudelot & Establet, 2000 ; Chauvel, 2001 ; Chenu, 2012 ; Amossé, 2012). En outre, ses différentes échelles (Groupe social/Catégories sociales/Professions) offrent un point d’appui à de nombreuses enquêtes de terrain qui identifient, par exemple, des groupes « émergents » (Cartier et al., 2008) ou des professions spécifiques (Bernard, 2017).
2Régulièrement discutée dans le monde académique français, cette nomenclature a plus rarement été mise en rapport avec les taxinomies quotidiennement mobilisées par les individus. Dans les années 1970, s’appuyant sur un dispositif expérimental et inédit (Deauvieau et al., 2014), Luc Boltanski et Laurent Thévenot (2015 [1983]) avancent pourtant l’idée que les catégories de la statistique publique constituent de puissants repères symboliques qui aident les agents sociaux à s’orienter dans le monde social. À la même époque, en observant les interactions entre individus dans des villes indiennes, Gerald Berreman souligne que les dominés sont capables de situer plus précisément les personnes qui leur sont socialement supérieures que celles qui leur sont inférieures. Il y voit le fait d’un « système terminologique des catégories sociales » (Berreman, 1972 : 573), mais aussi d’éléments plus contextuels. Alors que le dispositif expérimental de L. Boltanski et L. Thévenot souligne la convergence entre les catégories ordinaires et celles instituées par la statistique publique française, l’enquête par observation de G. Berreman rend visible le fait que les catégories officielles ne sont qu’un élément parmi d’autres de la manière dont les individus identifient la position de leurs interlocuteurs.
3Dans le contexte des années 2000, comment s’expriment en France les hiérarchies et les différences sociales ? Quels termes sont couramment utilisés pour décrire et comparer des positions sociales ? Les catégories de la statistique publique, et notamment celles qui permettent d’analyser l’espace socioprofessionnel, constituent‑elles toujours des balises importantes, faisant l’objet d’une large appropriation, ou sont‑elles désormais concurrencées par d’autres registres, et si oui lesquels ?
4À la fin des années 2000, le dispositif expérimental inventé par L. Boltanski et L. Thévenot (appelé « jeu des paquets ») a été repris et adapté dans le cadre d’une enquête par questionnaire (voir la présentation du « jeu de cartes », Encadré 1). Les premiers résultats issus de ce nouveau dispositif ont concerné les classements réalisés par les enquêtés à partir de cartes qu’il leur fallait rassembler dans des groupes. Extrêmement divers en apparence, ces regroupements répondent à des logiques typiques et relativement cohérentes, reposant sur deux visions principales de l’espace social : l’une, organisée autour des secteurs d’activité, hiérarchise peu les groupes constitués ; l’autre, multicritérielle, s’appuie sur les statuts et surtout sur la qualification des emplois, présentant ainsi des résonnances fortes avec les modes de construction de la nomenclature des PCS (Deauvieau et al., 2014). D’autres résultats issus de cette même enquête ont montré que les groupes d’indépendants et de fonctionnaires sont particulièrement bien identifiés en France (Hugrée & Verdalle, 2015), alors qu’une moindre attention est portée aux statuts dans d’autres espaces nationaux (Verdalle et al., 2017).
6Au-delà de l’analyse des classements, il est éclairant de prendre en compte les mots employés pour caractériser les groupes et leurs hiérarchies. En effet, dans l’enquête de L. Boltanski et L. Thévenot, c’est par l’analyse des dénominations mobilisées par les enquêtés que se révèle « l’importance des appuis institutionnels comme mécanisme cognitif du repérage social » (Amossé et al., 2018 : 160). Quelques textes ont déjà mis en lumière les ressorts variés des déclarations de professions dans les enquêtes de la statistique publique (Kramarz, 1991 ; Chenu, 1997). Plus récemment, en enquêtant dans un service de maintenance de la RATP, Martin Thibault (2017) a documenté la distorsion du lien entre les membres d’un groupe social et la manière dont ils se pensent depuis une catégorie instituée : les enquêtés les plus jeunes et les plus diplômés évitent d’employer l’expression « d’ouvrier » pour se présenter, tant cette catégorie leur paraît disqualifiée voire disqualifiante. Pour M. Thibault, l’incapacité à mettre en mots leur condition à travers une catégorie qui se situe à l’intersection des institutions professionnelle, statistique et politique est au principe de l’affaiblissement des sentiments de classe de ce groupe. Or, d’après L. Boltanski et L. Thévenot (2015 [1983]), la force des termes et des catégories de la nomenclature française des PCS était justement de dire les différences et hiérarchies sociales « de façon euphémisée et sans paraître faire référence aux luttes de classes ». Le reflux de la catégorie « ouvrier » dans les stratégies de présentation de soi des ouvriers constitue ainsi un indice supplémentaire de la nécessité de poursuivre cette « histoire sociale des représentations sociales du monde social » (Bourdieu, 1977), afin d’élucider les permanences et les changements dans les manières de dire sa position sociale et, finalement, de penser les hiérarchies. Dans quelle mesure les mots pour dire les hiérarchies sociales ont‑ils été progressivement concurrencés par des mots pour ne plus les dire ?
7Dans ce texte, nous proposons d’analyser les univers lexicaux mobilisés pour catégoriser l’espace socioprofessionnel à partir des matériaux originaux issus de l’enquête par « jeu de cartes ». Dans une première partie, nous décrivons la grande diversité des lexiques utilisés par les enquêtés pour nommer les paquets de cartes qu’ils avaient préalablement réalisés. L’identification des lexiques les plus courants nous permet d’évaluer la proximité et les écarts qui existent entre les deux activités auxquelles nos enquêtés étaient confrontés : une activité de classement et une activité de dénomination. Dans un second temps, nous analysons l’espace des perceptions sociales ordinaires en étudiant les manières dont ont été dites ou tues les hiérarchies dans les intitulés des paquets de cartes constitués par les enquêtés. Cela nous conduit, dans un troisième temps, à discuter la permanence du vocable lié aux principaux groupes de la nomenclature des PCS pour exprimer ces différenciations sociales, vis-à-vis d’autres vocables émergents comme celui de la responsabilité et de l’encadrement, mais aussi de registres moraux ou critiques, ponctuellement mobilisés par des enquêtés.
Nommer le monde social
8Une fois les cartes regroupées par « position équivalente dans la société », comment les enquêtés ont‑ils nommé leurs paquets ? Dans notre dispositif empirique, la dénomination des paquets est la troisième étape (après la désignation d’une carte représentative). Regrouper des cartes de professions et dénommer les paquets constitués ne sont pas des activités intellectuelles parfaitement équivalentes, même si elles se révèlent souvent convergentes. Des observations, conduites lors de la passation des questionnaires et prolongées depuis dans une variante plus qualitative de passation du jeu par entretien [1], ont révélé que l’attribution d’un intitulé a souvent constitué une mise à l’épreuve des classements. Nommer suppose en effet de réussir à énoncer les dénominateurs communs aux cartes regroupées. Lors de la première expérience de ce type menée par L. Boltanski et L. Thévenot dans le cadre de la refonte de la nomenclature des PCS en 1982, la formulation des intitulés conduisait souvent les enquêtés à « revoir l’ensemble de leurs classements, de façon à vérifier la cohérence interne de chacun des tas et, parfois, à tenter de l’améliorer en déplaçant des fiches » (Boltanski & Thévenot, 2015 : 8).
Des lexiques variés
9Pour quantifier les lexiques utilisés et repérer des récurrences dans un ensemble de termes particulièrement riches et variés, nous avons commencé par identifier des « racines » lexicales, au sein desquelles nous pouvions rassembler plusieurs intitulés. Au total, nous avons défini 44 racines, très inégalement mobilisées par les enquêtés.
10Les racines les plus fréquentes sont en partie dépendantes des caractéristiques présentes sur les cartes qui pouvaient conduire les enquêtés à privilégier certains rapprochements, tout en influençant leurs choix lexicaux. Ce design du jeu n’a néanmoins pas empêché les enquêtés d’exprimer une pluralité des manières de voir le monde social en France (Tableau 1). Des intitulés de professions ou de catégories sociales cristallisées cohabitent avec des racines renvoyant au secteur d’activité, au statut, à la position dans l’emploi, au contrat de travail et au diplôme. Toutefois, les racines « ouvriers » (16 % des enquêtés) ou « cadres » (18 % des enquêtés) ont été sensiblement moins mobilisées que la « responsabilité » (40 % des enquêtés), le « diplôme » (30 % des enquêtés), le secteur d’activité (« commerce », « santé », « enseignement », « agriculture ») ou le statut (« indépendant », « public », « employeur », « salarié »). Le caractère hiérarchique de certains classements, qui peut s’exprimer par le biais du prestige associé à certaines professions ou par la détention de certaines responsabilités ou caractéristiques, ressort également à travers la présence des racines « bas » et « haut », respectivement mobilisées par 43 % et 23 % des enquêtés.
Tableau 1. – Les racines lexicales mobilisées par au moins 15 % des enquêtés pour intituler au moins un de leurs paquets
Racines | Nombre d’enquêtés ayant constitué au moins un paquet dont l’intitulé comporte cette racine (effectifs et %) |
Bas (registre hiérarchique : bas de l’espace social) | 235 (43 %) |
Responsabilité | 218 (40 %) |
Public (fonctionnaire, secteur/fonction publique) | 193 (35 %) |
Commerce | 192 (35 %) |
Santé | 191 (35 %) |
Diplôme | 165 (30 %) |
Enseignement | 162 (29 %) |
Employé | 156 (28 %) |
Agricole | 150 (27 %) |
Indépendant | 141 (26 %) |
Haut (registre hiérarchique : haut de l’espace social) | 125 (23 %) |
Employeur | 107 (19 %) |
Salarié | 101 (18 %) |
Cadre | 99 (18 %) |
Bureau (travail de bureau) | 96 (17 %) |
Ouvrier | 90 (16 %) |
Contrat | 88 (16 %) |
Autres | 194 (35 %) |
Tableau 1. – Les racines lexicales mobilisées par au moins 15 % des enquêtés pour intituler au moins un de leurs paquets
Note : La racine « Autres » renvoie aux intitulés les plus rares, non captés par les 43 premières racines identifiées. Ces intitulés concernent 35 % des enquêtes, mais ne représentent que 10 % des intitulés. Cette racine lexicale compte en fait de nombreux intitulés sectoriels rares qui n’ont pas été codés parmi les 43 modalités.Lecture : La plupart des enquêtés mobilisent plusieurs racines et ces différentes racines peuvent se retrouver dans un même intitulé de paquets, aussi faut‑il lire ce tableau de la façon suivante : parmi les 547 enquêtés, 235 (soit 43 %) ont constitué au moins un paquet dont l’intitulé fait intervenir la racine « bas ».
11Ces manières différentes de nommer les groupes constitués font écho à l’hétérogénéité des classements réalisés par les enquêtés. Une précédente étape de ce travail, centrée sur l’analyse des classements, avait mis en évidence quatre logiques idéales-typiques de classement des cartes par les enquêtés et finalement autant de manières de voir le monde social (Deauvieau et al., 2014). Les logiques du diplôme et du contrat de travail (CDD, CDI, fonctionnaires, indépendants) regroupent respectivement 11 % et 13 % des répondants. Celle du secteur d’activité rassemble 40 % des répondants. Une quatrième logique, qualifiée de « hiérarchie du salariat », caractérise 35 % des enquêtés. Elle repose sur une distinction forte entre indépendants et salariés, puis sur une hiérarchisation des salariés fondée sur la qualification des emplois (Ibid.).
12Les registres de dénomination des paquets les plus fréquents sont cohérents avec ces logiques idéales-typiques de classement, même si le lien n’est pas complètement systématique. Par exemple, le lexique du diplôme concerne 30 % des enquêtés, une proportion nettement supérieure au groupe de ceux qui voient le monde social selon une logique de diplôme (env. 10 %). Même lorsque leur classement repose sur d’autres logiques, les enquêtés ont pu désigner au moins un de leur groupe par un intitulé faisant référence au diplôme. L’importance que prend cette racine, mais aussi celles de la responsabilité, de la fonction publique ou de l’indépendance, témoigne du caractère transversal de certaines manières d’appréhender l’espace socioprofessionnel.
Classer puis choisir des intitulés : des activités complémentaires
13Classer les cartes puis nommer les paquets constituent deux opérations convergentes pour la plupart des enquêtés, ce qui conduit à une forme de cohérence entre intitulés et logiques de classement (Graphiques 1 à 4), qui avait peu été documentée dans le texte de L. Boltanski et L. Thévenot.
Graphique 1. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés ayant classé les cartes en suivant une logique de classement par l’activité

Graphique 1. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés ayant classé les cartes en suivant une logique de classement par l’activité
Lecture : Parmi les enquêtés ayant réalisé un classement des cartes selon une logique d’activité, 151 ont intitulé un paquet « Santé » (échelle gauche). Cet intitulé représente à lui seul 9 % des intitulés donnés par ces enquêtés (échelle droite).Graphique 2. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés ayant classé les cartes en suivant une logique de classement par le contrat de travail

Graphique 2. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés ayant classé les cartes en suivant une logique de classement par le contrat de travail
14Huit racines renvoyant aux espaces lexicaux de la « santé », du « commerce », de l’« enseignement », de l’« agriculture », du « bureau », de la « responsabilité », des « employés » et au registre « autres [2] » représentent la moitié des intitulés formulés par les enquêtés mobilisant une logique sectorielle (Graphique 1). Le jeu comportait plusieurs cartes relevant du monde de la santé (une pharmacienne, une préparatrice en pharmacie, une infirmière, une aide-soignante), deux cartes d’enseignants (dont une contractuelle), deux cartes d’agriculteurs et plusieurs cartes renvoyant à des activités commerciales (une commerçante, une vendeuse, un chef des ventes), ce qui explique la prédominance des quatre premiers registres par rapport à d’autres secteurs d’activité.
15Les intitulés formulés par les enquêtés ayant une perception du monde social fondée sur le contrat de travail contiennent principalement les racines du « public », de l’« indépendance », du « contrat » (de travail) ou de l’« employeur » (Graphique 2). Cette logique renvoie aussi, dans une moindre mesure, aux « responsabilités » exercées et à la « précarité » de situations d’emploi. La racine du « diplôme » et le registre hiérarchique « bas » dominent largement les intitulés choisis par les enquêtés ayant une perception du monde social fondée sur le diplôme (Graphique 3). Ces derniers ont été moins sensibles aux caractéristiques du poste occupé qu’à la formation initiale et au niveau de diplôme (avec une focalisation plus importante sur le bas de la hiérarchie). Enfin, le dénombrement des racines présentes dans les intitulés formulés par les enquêtés ayant classé les cartes selon la logique de la hiérarchie du salariat confirme son caractère multicritériel (Graphique 4) : huit registres distincts représentent la moitié des noms donnés aux paquets. Ils renvoient respectivement à la « responsabilité » (registre mobilisé par la quasi-totalité des enquêtés associés à cette logique), au « bas » et au « haut » de la hiérarchie sociale, au (secteur) « public », aux « employés », au « diplôme », à l’« indépendance » et à la racine « autres ».
Graphique 3. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés ayant classé les cartes en suivant une logique de classement par le diplôme

Graphique 3. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés ayant classé les cartes en suivant une logique de classement par le diplôme
Graphique 4. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés ayant classé les cartes en suivant une logique de classement par la hiérarchie du salariat

Graphique 4. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés ayant classé les cartes en suivant une logique de classement par la hiérarchie du salariat
Graphique 5. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés selon les 4 logiques typiques de classement des cartes

Graphique 5. – Fréquence des intitulés mobilisés par les enquêtés selon les 4 logiques typiques de classement des cartes
Lecture : parmi les 235 enquêtés ayant utilisé l’expression « bas » pour intituler un paquet de cartes, 64 ont classé leurs cartes et produit un classement selon une logique d’activité, 105 selon une logique hiérarchique, 47 selon une logique du diplôme et 19 selon une logique du contrat de travail.16Adoptons à présent un autre point de vue, en examinant la part que représente chaque logique de classement au sein d’une même racine.
17Le graphique 5 montre que certaines racines sont communes à plusieurs logiques de classement, y compris lorsqu’elles sont, en apparence, fortement liées à l’une ou l’autre de ces logiques, du point de vue des principes dominants qui leur ont été rattachés. Les manières de jouer, par exemple en agrégeant progressivement des cartes autour d’un noyau dur composé par une ou plusieurs cartes, conduisent les enquêtés à composer des groupes dont la cohérence repose parfois simultanément sur plusieurs logiques, ou sur des associations d’idées qu’il n’est ensuite pas simple de réunir sous un même vocable. Si les deux activités qui consistent à classer et à nommer ont bien tendance à converger, elles n’en constituent donc pas moins deux opérations distinctes, qui ne se superposent pas totalement, mais se complètent et s’articulent. Les lexiques transversaux précédemment identifiés, comme celui de la « responsabilité », du « public », de l’« indépendance », du « diplôme », ou les registres hiérarchiques (« bas » surtout, « haut » et « moyen » dans une moindre mesure) signalent le caractère composite des logiques typiques de classement identifiées précédemment, qui paraissent en définitive loin d’être pures.
Des visions plus ou moins hiérarchisées du monde social
18Pour objectiver les liens qui existent entre les intitulés formulés par les enquêtés, nous avons procédé à une analyse de correspondances multiples (ACM) sur les 44 racines d’intitulés typiques (identifiées par nous) que les 547 enquêtés avaient utilisées. L’ACM dessine ainsi un espace des perceptions sociales ordinaires depuis les intitulés de paquets de cartes constitués par les enquêtés. Celui-ci est structuré autour des quatre logiques typiques de catégorisation du monde social mises en œuvre par les enquêtés à travers la réalisation de leurs paquets de cartes. Ces traitements permettent de préciser l’ancrage plus ou moins hiérarchique des visions de l’espace socioprofessionnel identifiées par J. Deauvieau et al. (2014). L’analyse des deux premiers axes de l’ACM permet en outre de repérer quelques corrélations entre l’espace des positions sociales des enquêtés et celui des perceptions sociales ordinaires. La taille réduite de notre échantillon limite nos analyses, mais la présentation de quelques cas d’enquêtés contribuant le plus à la construction des axes de l’ACM vient préciser la forme prise par ces associations d’intitulés.
Des mots qui taisent les hiérarchies sociales ou professionnelles
19Le premier axe (11,2 % d’inertie) oppose à droite les intitulés liés à des secteurs d’activité (racines « alimentation », « transport », « ménage », « restauration », « bâtiment », « sécurité », « automobile ») à ceux qui, à gauche, renvoient à la « précarité », aux différents types de « contrats » de travail (CDD, CDI, intérim), utilisent les expressions « employeur », « indépendant », « salarié », « classe moyenne » ou font mention du « revenu » ou du « diplôme ». Une opposition se dessine ainsi entre les enquêtés catégorisant principalement le monde social à partir d’une logique d’activité qui renvoie à une perception plutôt horizontale et qui correspond à des intitulés de paquets tels que Secteur automobile, Métiers de la vente, Agriculture-alimentation, et les enquêtés mobilisant les trois autres logiques typiques de catégorisation du monde social, respectivement fondées sur le diplôme, le contrat de travail et la qualification professionnelle. À des degrés divers et sous des formes différentes, ces trois logiques pointent des formes de différenciation verticale (précarité versus stabilité, sans étude versus diplômés, emplois qualifiés versus non qualifiés, etc.).
20Les enquêtés qui ont privilégié des intitulés sectoriels ont élaboré un nombre élevé de paquets. Ils ont choisi comme cartes représentatives des professions emblématiques de certains secteurs : la carte 23 (agriculteur à son compte), la carte 14 (mécanicien automobile), ou la carte 30 (cuisinier). Ils ont également distingué la carte 24 (professeure des écoles) pour l’enseignement, bien qu’elle ne soit pas fonctionnaire. Ils ont enfin eu tendance à regrouper dans un paquet intitulé Services des métiers situés en bas de l’espace social, peu qualifiés et peu valorisés. Interrogés sur leurs manières de classer, ils ont déclaré avoir mobilisé peu de critères : ceux qui figuraient sur les cartes (et plus spécifiquement l’activité de l’entreprise), parfois associés à leur « connaissance des professions ».
Graphique 6. – L’espace des dénominations ordinaires du monde social en France (Axe 1*Axe 2)

Graphique 6. – L’espace des dénominations ordinaires du monde social en France (Axe 1*Axe 2)
Note : L’ACM porte sur les 44 intitulés typiques (variables actives indiquées d’un point et en noir) mobilisés par les 547 enquêtés. Les variables inactives (indiquées d’un triangle et soulignées, en gris) sont les 4 logiques typiques de catégorisation identifiées par J. Deauvieau et al. (2014), les diplômes et positions socioprofessionnelles des enquêtés. L’inertie totale d’une ACM dépend du nombre moyen de variables et de modalités par variable. La valeur des pourcentages d’inertie expliquée par les axes est donc ici faible, par construction : ces valeurs seraient plus fortes si le nombre de variables de cette ACM était réduit. À ce titre, ces valeurs ne peuvent constituer un élément pour choisir le nombre d’axes à analyser. Le choix de retenir 3 axes s’est fait sur le « critère du coude », le quatrième axe présentant 1,5 point d’inertie de moins que les axes 2 et 3.Les mots pour dire les hiérarchies
21Le second axe de l’ACM (5,4 % d’inertie) rend compte d’une opposition interne aux trois autres logiques de perception du monde social. On retrouve en haut de l’axe 2 les racines spécifiquement reliées à la logique du contrat de travail (« contrat », « employeur », « salarié », « public », « indépendant ») et en bas de l’axe 2 la « classe moyenne, le « revenu », la « formation », l’« âge » et le « diplôme », tandis que la logique de la hiérarchie du salariat occupe une position intermédiaire.
22Les enquêtés regardant le monde social à partir du contrat de travail ont constitué peu de paquets et leur ont attribué des intitulés très stables, reprenant la mention du statut ou du type de contrat de travail indiqués sur les cartes (Salariés en CDI, Fonctionnaires, Employeurs, Travailleurs indépendants ou À son compte). Certains enquêtés proposent toutefois une interprétation des mentions « CDD » et « Intérim » qui figuraient sur deux des cartes du jeu en les rattachant au lexique de la « précarité ». D’autres manifestent, à travers le choix des cartes représentatives, une attention vis-à-vis de l’inégale qualité des emplois. Ainsi, Nasradine, né au Maroc en 1984, comptable dans une entreprise de transport et logistique, vivant à Gennevilliers (Hauts-de-Seine) désigne la carte 32 (l’agent de salubrité) comme représentative du paquet qu’il a intitulé Fonctionnaires et qui rassemble également l’infirmière, l’aide-soignante et l’enseignant de collège. Ce choix, peu fréquent, s’explique à la lueur des critères qu’il dit avoir mis en œuvre pour élaborer son classement : les informations présentes sur les cartes (statut, contrat de travail, diplôme) et sa connaissance des professions, mais aussi la qualification et la pénibilité du travail. Ces variations dans les manières de jouer introduisent des éléments de hiérarchisation, au sein d’une logique qui pouvait, à première vue, sembler peu hiérarchique.
23Enfin, les enquêtés qui ont privilégié le diplôme comme critère de classement l’ont fortement mobilisé dans la formulation de leurs intitulés, mais ils ont aussi utilisé le « revenu », l’« âge » et des expressions renvoyant au « bas », « moyen » ou « haut ». Ils sont beaucoup plus sujets que les autres enquêtés à ordonner les groupes qu’ils ont constitués, ce qui renvoie sans doute à une hiérarchie des diplômes intégrée dans les représentations profanes. À l’extrémité de cette région de l’ACM (axe 2 Sud), la variété des intitulés peut aussi dessiner un espace de significations qui va au-delà du critère principal choisi par les enquêtés pour composer leurs groupes.
La dynamique des catégorisations : catégories instituées, catégories émergentes et catégories morales
25L’analyse des intitulés permet d’expliciter les critères pratiques mobilisés par les enquêtés pour regarder le monde social, mais aussi pour exprimer des prises de position vis-à-vis de celui-ci. Les PCS, qui jouaient un rôle important dans l’expérience de jeu de L. Boltanski et L. Thévenot, n’apparaissent plus aujourd’hui que comme un lexique particulier de lecture du monde social, concurrencé par d’autres lexiques, comme celui de la « responsabilité ». Bien que l’expérience sociologique conduite ici soit loin d’être identique à celle menée par L. Boltanski et L. Thévenot, on peut y voir le signe que le vocable des PCS ne serait plus associé à une euphémisation des luttes de classes, mais pourrait désormais être perçu comme une des manières de les exprimer. Nous détaillerons enfin d’autres usages du jeu, minoritaires, qui donnent lieu à l’expression de jugements moraux.
Les catégories socioprofessionnelles : un vocable spécifique de représentation des hiérarchies sociales en France
26L’ACM que nous avons conduite ne rend pas seulement visible l’opposition entre une lecture « horizontale » et des lectures « verticales » du monde social. Un troisième axe (5,2 % d’inertie) oppose les enquêtés ayant mobilisé plusieurs intitulés de groupes de professions identifiés dans la nomenclature de la PCS à ceux qui ne l’ont pas fait. Au Nord de cet axe, on retrouve les racines « classe moyenne », « profession intermédiaire », « ouvrier », « cadre », « qualification », « libéral », « artisan » et « qualification ». Au Sud de cet axe, les enquêtés ont d’un côté utilisé des intitulés rares de secteurs d’activité (racines « alimentation », « transport », « production ») et de l’autre des expressions liées au « contrat » de travail, à la « formation », ou encore à l’« âge ».
27Cet axe rend ainsi visibles deux visions qui prennent appui sur des ordres « institutionnels » : le statut d’emploi, le contrat de travail et les catégories les plus instituées, celles de la statistique publique, mais aussi plus largement du monde du travail, qui se manifestent par exemple à travers les différents collèges lors des élections professionnelles.
Graphique 7. – L’espace des dénominations ordinaires du monde social en France (Axe 1*Axe 3)

Graphique 7. – L’espace des dénominations ordinaires du monde social en France (Axe 1*Axe 3)
28Ces résultats posent la question des ressources qu’utilisent les enquêtés pour répondre à l’injonction qui leur est faite de produire un classement de cartes de professions puis de le mettre en mots. Contrairement aux enfants qui « recyclent » des distinctions qui leur sont imposées par le milieu familial ou scolaire (rester propre, bien se tenir, bien travailler [Lignier & Pagis, 2017]), les enquêtés prennent appui sur des catégories du monde du travail qui ont irrigué la « représentation instituée des groupes sociaux » (Boltanski & Thévenot, 2015 : 5) sans qu’elles soient hégémoniques. Le caractère expérimental et peu commun de ce dispositif a sans doute contribué à rendre ces catégories plus acceptables face aux enquêteurs, mais on doit dans le même temps reconnaître que ce résultat s’écarte d’une des principales conclusions formulées par L. Boltanski et L. Thévenot.
29En effet, dans leur expérience de jeu, la manière de nommer qui reposait sur les nomenclatures officielles, et notamment sur les PCS, paraissait majoritaire. « De même que “nul n’est censé ignorer la loi”, chacun est, aujourd’hui, en France, suffisamment familiarisé avec le système officiel de représentation professionnelle pour pouvoir l’utiliser, soit pour le restituer, soit pour le mettre en œuvre dans des tâches de classement, pour en débattre avec d’autres le bien-fondé ou, à l’occasion, pour s’y situer », écrivaient alors L. Boltanski et L. Thévenot (2015 : 28). Leurs enquêtés avaient‑ils intériorisé les catégories de la nomenclature des PCS au point d’en faire leur schème principal de perception des différences sociales ? L’absence de quantification de leurs résultats ne permet pas de l’affirmer de façon certaine. L’effet de labellisation des PCS se comprend toutefois d’autant mieux que celles-ci s’appuient sur des catégories arrimées à l’organisation du monde du travail, auxquelles les enquêtés ont toutes les chances d’être sensibles. Cet effet de label peut d’ailleurs s’exercer même si le contenu effectif des groupes de cartes désignés par ces intitulés empruntés à la PCS est assez éloigné des logiques effectives de constitution des groupes sociaux au sein de la nomenclature, témoignant de la relation flottante qui peut exister « entre les labels et les ensembles qu’ils désignent » (Ibid., p. 10).
30Dans nos données, cette manière de nommer les groupes sociaux ou professionnels n’est pas majoritaire. Si l’effet de labellisation lié aux PCS reste identifiable chez certains enquêtés, ce lexique paraît désormais comme un vocable parmi d’autres de repérage et d’énonciation des différences sociales. Ce constat fait écho au recul des usages de la PCS au sein même de l’institution statistique (Spire & Pierru, 2008) ainsi qu’à l’émergence de nouveaux lexiques professionnels liés à la « responsabilité » ou au « management » dans le monde du travail.
31Dans leur texte de 1983, L. Boltanski et L. Thévenot soulignaient que l’usage de dénominations « officielles » se retrouvait en particulier chez les joueurs ayant un niveau de diplôme élevé, qui étaient plus susceptibles que les autres de connaître et de manier ces nomenclatures. Parmi nos enquêtés, du fait des limites de notre échantillon, peu de caractéristiques distinguent ceux qui ont été sensibles au label des PCS : les membres des professions intellectuelles supérieures semblent plutôt enclins à mobiliser ce lexique sans que ce lien n’apparaisse comme le plus discriminant. On peut aussi noter que les enquêtés qui ont mobilisé ce type d’intitulés ont, un peu plus souvent que les autres, déclaré appartenir à un parti politique ou à un syndicat. Tout en restant prudent sur la portée de cette interprétation, il est possible de voir dans cet usage une conséquence de leur socialisation aux institutions politiques, qui les rendraient plus sensibles à ces catégories, diffusées dans les sondages d’opinion, dans la presse ou par le biais des analyses politiques construites au sein des partis et des syndicats (Siblot, 2014). Ces indices poussent à formuler l’hypothèse que le vocable des PCS est sans doute désormais moins associé à une euphémisation des luttes de classes qu’à une manière de les dire et de souligner leur existence.
L’émergence d’un vocable de la responsabilité
32La référence à des « groupes sociaux » ou des « catégories sociales » présents dans la nomenclature des PCS paraît moins prégnante dans les manières de nommer le monde social que les lexiques renvoyant au niveau de diplôme, au secteur d’activité ou au statut. Les enquêtés ont préféré formuler des intitulés qui renvoient à certaines situations d’emploi ou caractéristiques individuelles présentes sur les cartes telles que la responsabilité ou l’encadrement d’autres salariés. Ce constat prolonge des analyses engagées dès la fin des années 1990, à partir des libellés de profession recueillis sous la forme de questions ouvertes lors des grandes enquêtes conduites par l’Insee. En comparant les éditions 1991 et 1998 de l’Enquête Emploi, G. Burnod et A. Chenu (2003) notent que le terme « ouvrier » est en net recul (au profit de celui, plus flou et moins politisé d’« agent »). On peut y voir le déclin d’un regard « classiste » porté sur l’univers du travail et des emplois, au profit d’autres formes d’expression, sans doute plus proches des pratiques de classification en cours dans les entreprises.
33Un lexique a tout particulièrement été mobilisé par nos enquêtés, celui de la « responsabilité », qui recouvre des intitulés faisant mention d’activités d’encadrement [3] (Ceux qui encadrent) ou de positions comme Chef, Manager ou Responsable. Rappelons que l’une des caractéristiques présentes sur les cartes de salariés concernait leurs éventuelles « responsabilités » d’équipe, ce qui a pu inciter les enquêtés à les regrouper et à leur attribuer un nom qui désigne cette activité d’encadrement. Il n’était toutefois pas évident que ce lexique apparaisse aussi fortement. Son caractère transversal nous conduit à interroger, à un grain plus fin, le sens que nos enquêtés ont voulu lui donner.
34Au total, 218 enquêtés sur 547 ont mobilisé un intitulé renvoyant à la « responsabilité ». Ces enquêtés sont un peu plus souvent des hommes que des femmes (120 hommes et 98 femmes, + 3 points). Il est intéressant de rappeler que ce vocable s’est, depuis les années 1990, largement diffusé dans le monde de l’entreprise. En mobilisant les analyses de L. Boltanski et È. Chiapello (1999) sur le vocabulaire du management en entreprise, G. Burnod et A. Chenu (2003) en font l’exemple d’un terme qui connaît une diffusion horizontale, assez massive chez les cadres comme chez les professions intermédiaires. L’organisation hiérarchique des entreprises a évolué dans le sens d’une diffusion des « responsabilités » traditionnellement attribuées aux cadres vers d’autres catégories de salariés (notamment les professions intermédiaires). La montée des libellés d’emploi de « responsable » tels que déclarés dans les enquêtes Emploi contribue ainsi particulièrement au flou de la frontière entre cadre et non cadre (Amossé & Delteil, 2004). E. Marchal et D. Thorny (2003), qui étudient des offres d’emploi sur la période 1960-2000, soulignent eux aussi la forte progression du titre de « responsable » et son caractère flou vis-à-vis du positionnement des emplois concernés dans une hiérarchie d’entreprise. Au regard de l’importance que nos enquêtés ont accordée à la « responsabilité », ce mouvement semble désormais largement intégré dans les représentations ordinaires du monde du travail.
35Filtrons un peu plus les usages de cette racine, pour ne conserver que les enquêtés ayant mobilisé des intitulés relatifs à l’Encadre(ment/ant), au Manage(ment/er) et au Chef [4]. On compte alors 47 enquêtés, dont 26 sont titulaires d’un diplôme du 1er ou du 2e cycle. En enlevant les enquêtés ayant utilisé l’expression « chef », dont on peut faire l’hypothèse qu’elle renvoie à des situations plus restreintes (chef d’équipe, travail manuel) pour ne garder que les références à l’encadrement et au management, les caractéristiques scolaires s’homogénéisent encore : sur les 22 enquêtés restant, 15 ont un niveau d’études au moins équivalent au 1er cycle, les autres étant tous (à deux exceptions près) titulaires d’un bac (général ou technologique). Parmi eux, 12 utilisent le terme de « management » ou celui de « manager » et 9 d’entre eux ont un niveau de diplôme supérieur au bac. En miroir, ceux qui emploient spécifiquement le mot « chef » pour désigner des relations hiérarchiques en entreprise sont titulaires de diplômes professionnels (4 ont un CAP, 6 un BEP, 2 ont un Bac Techno ou un Bac Pro, 3 un CEP ou aucun diplôme), ce qui prolonge les résultats de T. Amossé et V. Delteil (2004) qui montraient la forte association de ce terme aux groupes ouvriers et professions intermédiaires. Ces intitulés témoignent ainsi de la diffusion inégale des représentations intégrant les nouveaux visages de la subordination évoqués par Alain Supiot (2000). Si le registre de la responsabilité s’est fortement répandu, ses différentes déclinaisons ne sont pas mobilisées de manière homogène par l’ensemble de nos enquêtés. Le vocable du management (ou manager) constitue une catégorie de perception liée au sommet de la hiérarchie scolaire des titres.
Des intitulés moraux au service de la critique sociale ?
37Certains intitulés renvoient enfin à des lexiques témoignant d’une prise de liberté vis-à-vis des représentations les plus normées du monde social. Dans nos données, ces intitulés ont été classés dans la racine Autres, qui concerne 35 % des enquêtés (n=194) et environ 10 % des intitulés (n=345). Mais cette racine lexicale compte aussi de nombreux intitulés sectoriels rares qui n’ont pas été codés parmi les 43 modalités. Au total, nous estimons qu’environ 15 % de l’échantillon (n=83 enquêtés), a intitulé au moins un paquet en mobilisant un registre pouvant être qualifié de moral ou de critique.
38On peut penser que le protocole utilisé n’incitait pas les joueurs à manifester des jugements qui sont plus fréquents dans les interactions de la vie courante (Berreman, 1972). En effet, les passations du jeu de cartes étaient assurées par des étudiants à la demande de leurs enseignants et s’apparentaient, par certains aspects, à une épreuve scolaire. Notre dispositif encourageait donc peu à des formes de critique qui peuvent être plus couramment mises en œuvre dans des situations de la vie quotidienne (Boltanski, 2009 ; Berreman, 1972). Néanmoins, cette contrainte du jeu n’a pas empêché certains enquêtés d’exprimer « une intention ou même une prise de position quasi explicite sur le monde social et sur ses divisions, sur ce qu’elles sont et sur ce qu’elles devraient être » (Boltanski & Thévenot, 2015 : 9). Ainsi Julie, née en 1983, titulaire d’un diplôme de 1er cycle en économie, droit, gestion, travaille comme hôtesse de caisse dans la grande distribution. Elle isole la carte 10 (Kamel, bac + 4, agent de sécurité) sous le vocable Surdiplômé. Cet intitulé contraste avec celui des Chanceux qui réunit le commercial et l’assistante de direction, dont Julie estime sans doute qu’ils ont (injustement) réussi professionnellement, malgré leur faible niveau de diplôme (brevet des collèges). Le caractère moral de son jugement est renforcé par le fait qu’elle se classe, aux côtés de Kamel, dans le groupe Surdiplômé. L’écart à la norme que manifeste l’intitulé Chanceux semble ici lié à « la relation conflictuelle (qu’elle entretient) avec (sa) propre identité sociale » (Boltanski & Thévenot, 2015 : 9).
39Aucun des enquêtés concernés par ces dénominations ne mobilise d’expressions liées aux nouvelles catégories journalistiques (« beauf », « bobo », « hipster », etc.) qui caractérisent des groupes sociaux en fonction de leurs styles de vie, perçus et mis en scène comme concurrents les uns des autres (Roquebert, 2018). Cette absence est très probablement la conséquence d’un dispositif expérimental ad hoc et de la consigne qui était donnée. Sans doute peut‑on aussi y voir l’incapacité des enquêtés à associer, dans de telles conditions d’enquête, des styles de vie à des cartes d’individus désignés depuis des caractéristiques d’abord professionnelles.
40Les intitulés que nous qualifions de moraux expriment en revanche des jugements sur les personnes représentées par les cartes. Ces jugements portent sur leur caractère supposé, en lien avec les caractéristiques socioprofessionnelles mentionnées sur les cartes (Courageux, Débrouillards, Ambitieux). Ils mettent en avant un lien établi par l’enquêté entre un comportement ou un caractère et une situation professionnelle (les premiers déterminants la seconde, ou en résultant). L’une des enquêtées précise ainsi, en réponse à une question ouverte sur sa méthode de classement qu’elle a pris en compte « les qualités personnelles qui permettent d’effectuer ce type de travail ». D’autres intitulés portent un jugement sur le travail exercé, son utilité ou ses exigences (à l’image des Planqués, ou des Improductibles), et renvoient plus largement à une critique de l’ordre social et professionnel. D’autres, enfin, portent un jugement sur le parcours de la personne défini sur la carte, formulent une évaluation de ses perspectives ou constatent un éventuel décalage entre sa situation et certaines caractéristiques. Le tableau 2 donne à voir la diversité de ces trois types d’intitulés. Les deux cas présentés ci-après, témoignent en outre de la polysémie de tels jugements, formulés à partir d’intitulés renvoyant au courage : les cartes concernées par cette dénomination ne sont pas les mêmes et l’appréciation de « courage » y est diversement associée à des intitulés plus fréquents dans le jeu.
Tableau 2. – Exemples d’intitulés classés dans la racine Autres, en fonction du type de jugement qu’ils expriment
Jugement sur le caractère | Jugement sur le travail exercé | Jugement sur le parcours | |
Intitulés concernés (et nombre éventuel d’occur-rences) | Courageux (4) Courage Chanceux (2) Les débrouillards (2) Ambitieux (2) Ambition Ambition professionnelle Carriériste Selfmade man Sérieux dans le travail Travailleurs acharnés Les Dures La tête sur les épaules Les coincés Beau parleur Les grosses têtes Prestance Altruistes Sachant donner de sa personne Relax | La planque (2) Les planqués Boutiquocratie Sociopédagogratie Profession qui demande beaucoup d’attention Métier demandent de la motivation Groupe socioprofessionnel qui doit prendre des initiatives Métier avec de la discipline Métiers difficiles, Groupe où il y a des facilités Profession accessible à tous Emplois corrects Les simplistes Bon courage Pénibilité Pénible Les improductibles Indispensables non reconnus Indispensable Poste utile Les productifs Bien commun Il en faut | Situation à perspective d’avenir Avec possibilité d’évolution de carrière Ascension sociale Tout est possible Potentiels Ceux qui stagnent Injuste |
Tableau 2. – Exemples d’intitulés classés dans la racine Autres, en fonction du type de jugement qu’ils expriment
42Les éléments à notre disposition dans la base de données pour éclairer de façon plus systématique ces prises de position sur le « jeu de cartes » et sur le monde social demeurent parcellaires et fragiles statistiquement. On peut souligner que l’usage de tels intitulés est plus particulièrement le fait des hommes (65 %, + 13 points par rapport à la moyenne). Dans un échantillon où les diplômés tendent à être surreprésentés, il est également remarquable que les moins diplômés soient surreprésentés parmi les 83 enquêtés ayant mobilisé au moins un intitulé non conventionnel : 41 % ont un niveau inférieur ou égal BEP, soit 6 points de plus que la moyenne des enquêtés, et les ouvriers sont surreprésentés (+ 4 points). Ces enquêtés sont aussi ceux et celles qui ont déclaré avoir utilisé des critères rarement exprimés par d’autres pour classer leurs cartes : le prestige (+ 19 points), la pénibilité du travail (+ 11 points), le caractère répétitif du travail (+ 11 points), le revenu (+ 9 points) et dans une moindre mesure le diplôme (+ 6 points). L’ensemble de ces caractéristiques montre donc que la formulation d’intitulés renvoyant à des expressions morales et/ou critiques est aussi pour ces enquêtés un moyen de se distancier du cadre relativement scolaire et des critères imposés par l’enquête pour faire du jeu un moment de prise de position sur le monde social. Les critères de classement déclarés par ces enquêtés sont très souvent l’expression d’une vision du monde social instruite des hiérarchies économiques (revenus) et scolaires (diplôme). Mais, point essentiel ici, ces enquêtés leur opposent, à travers ces intitulés singuliers, une vision concurrente fondée sur le travail ouvrier (pénibilité du travail, répétitivité des tâches) et des hiérarchies symboliques moins objectivantes comme le prestige.
Conclusion
43Dans ses leçons sur les classes sociales, Maurice Halbwachs décrit la scène suivante : « Lorsque nous nous trouvons en contact, même pour peu de temps, avec quelqu’un dans un salon, dans la rue, dans un wagon de chemin de fer, nous nous demandons : Qu’est-ce qu’il est ? Est-ce un employé, un ouvrier ? Est-ce un médecin, un avocat ? Est-ce un homme riche ? Un haut fonctionnaire ? » (Halbwachs, 2008 : 21). Dans ce passage, M. Halbwachs cherche ainsi à identifier « l’idée, l’opinion que les hommes se font des classes » (Ibid., p. 32) et les représentations collectives qui permettent de comprendre « comment les hommes se classent eux-mêmes », mais aussi comment ils perçoivent la position sociale ou le rang occupé par autrui et « défini dans l’échelle des situations en général » (Ibid. p. 48).
44Le dispositif empirique qui a produit les données sur lesquelles repose notre article constitue une contribution expérimentale à l’étude des représentations courantes et ordinaires du monde social. Un tel dispositif laisse sans doute peu de place à l’expression de jugements moraux beaucoup plus courants au quotidien. Il permet cependant de dessiner, à travers les principaux résultats qui ont été exposés, les éléments communs et les lignes de partage qui caractérisent ces représentations et de mieux apprécier la contribution des institutions, notamment étatiques, à leur existence.
45Le premier de ces résultats est la permanence de perceptions hiérarchiques de l’espace social français et leurs coexistences avec une perception horizontale et sectorielle. Nos données éclairent également la montée en puissance de vocables issus du monde de l’entreprise, comme celui de la responsabilité, aujourd’hui largement intégré dans les manières de penser le travail et les situations professionnelles. L. Boltanski et L. Thévenot établissaient au début des années 1980 un rapport étroit entre taxinomies officielles et taxinomies ordinaires, confirmé dans les années 1990 par A. Chenu qui soulignait alors que la statistique publique « contribue puissamment à faire exister sur le plan des consciences ordinaires les catégories spécialisées qu’elle met en œuvre » (Chenu, 1997 : 113). Ce rapport semble aujourd’hui s’être distendu au profit d’autres grilles de catégorisation qui ont pu se diffuser dans le monde du travail et à l’intérieur des entreprises à travers la montée en puissance de discours et de pratiques managériales (Boltanski & Chiapello, 1999). Si les PCS n’apparaissent plus désormais que comme un vocable parmi d’autres pour saisir et dire le monde social, la question des fondements classistes des taxinomies ordinaires reste posée. Les conclusions formulées par L. Boltanski et L. Thévenot mettaient en avant la fonction irénique de la nomenclature, qui permettait de parler des rapports sociaux de manière neutre et technique. Alors que le vocabulaire de la responsabilité peut, aujourd’hui, remplir le même type de fonction en euphémisant les hiérarchies sociales au sein des entreprises, nos données invitent à interroger la singularité relative des individus qui mobilisent explicitement un lexique des groupes professionnels pour se repérer dans l’espace social et ainsi à mieux documenter les déterminants sociaux et politiques qui associent l’usage de catégories des PCS à l’expression de lutte de classes.
46Enfin, le caractère limité des éléments dont nous disposons pour distinguer les trajectoires de nos enquêtés souligne l’enjeu qui consisterait à mieux saisir les mécanismes biographiques participant à la fabrique des perceptions indigènes du monde social. Les taxinomies ordinaires sont bien le produit d’appropriations différenciées de catégories intellectuelles, politiques et étatiques circulant inégalement dans l’espace social. Les quelques études de cas exposées dans ce texte laissent entrevoir que ces taxinomies sont aussi des classements pratiques en ceci qu’ils « sont directement affecté[es] par la trajectoire individuelle et familiale, qui peut plus ou moins repousser les limites de l’univers familier » (Merllié, 2006).
Notes
-
[1]
Dans le cadre de l’atelier « Catégoriser le monde social » du département de Sciences sociales de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, co-encadré par Thomas Amossé, Jérôme Deauvieau, Cédric Hugrée, Julie Maurice, Étienne Penissat, Marine Snape, Léa Talbot, Laure de Verdalle.
-
[2]
Cette racine, définie par défaut, comprend une part importante d’intitulés sectoriels « uniques » ce qui explique son association forte avec la logique d’activité.
-
[3]
À l’exception du terme « cadre ».
-
[4]
À l’exception du terme « chef d’entreprise ».