1Dans le débat public et les médias français, il est courant de présenter le populisme comme une réaction des classes populaires à la mondialisation néolibérale, à l’aggravation des inégalités salariales ou à la montée du sentiment d’insécurité culturelle. Cet amalgame est discutable pour plusieurs raisons. D’abord, l’imposition d’un label comme celui de « populiste » traduit souvent une logique de disqualification symbolique (Collovald, 2005) qui masque notamment les conséquences fonctionnelles que le populisme peut avoir dans certaines démocraties, par exemple la remobilisation de l’électorat populaire ou la mise à l’agenda du thème de la démocratie directe (Mudde & Kaltwasser, 2012).
2Ensuite, le populisme des classes populaires peut varier dans sa traduction électorale. Il n’est pas réductible à la seule droite radicale, comme en atteste la poussée de la gauche radicale en France. Des différences importantes existent ainsi entre populisme de gauche et populisme de droite, tant au niveau des discours et des programmes politiques qu’au niveau des attentes et des comportements des électeurs (Mudde & Kaltwasser, 2017). Le vote populiste ne se limite d’ailleurs pas aux milieux populaires. Si le vote Front national (FN) est bien majoritaire chez les ouvriers qui votent, la droite radicale attire aussi de plus en plus d’autres catégories sociales non populaires (Gougou, 2015 ; Mayer, 2005).
3Enfin, l’assimilation des votes et des attitudes populistes aux milieux populaires soulève la question de la mesure des « classes populaires ». Une grande partie des travaux sur le vote populaire appréhende les catégories populaires à partir du groupe socioprofessionnel des ouvriers ou, au mieux, des ouvriers et des employés. Si la plupart de ces travaux reconnaissent les limites de la nomenclature des Professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) pour analyser finement le vote populaire [1], ils contribuent néanmoins à prêter aux catégories populaires une homogénéité qu’elles n’ont pas. Les milieux populaires étant très composites, aussi bien sur le plan sociologique (Alonzo & Hugrée, 2010 ; Cours-Salies et al., 2006 ; Siblot et al., 2015) que sur le plan du rapport au politique (Braconnier & Dormagen, 2007 ; Gougou & Martin, 2014 ; Peugny, 2015), tous les individus qui en font partie ne sont pas forcément attirés au même degré par le populisme. En privilégiant l’entrée par la PCS, les travaux actuels ne rendent donc pas complètement compte des facteurs qui, au-delà de la profession individuelle, sont susceptibles de façonner la relation entre populisme et milieux populaires.
4L’objectif de cet article est double. Premièrement, il vise à répondre aux défis méthodologiques posés par la mesure des classes populaires, en proposant une opérationnalisation différente de celle par les groupes ouvriers et employés. Cette opérationnalisation prend la forme d’une analyse en classes latentes ; une technique statistique bien adaptée pour saisir la multidimensionnalité des classes sociales et récemment appliquée à la société britannique par plusieurs sociologues (Evans & Mills, 2000 ; Savage et al., 2013). Le deuxième objectif de l’article vise à examiner dans quelle mesure les classes populaires développent des attitudes populistes et/ou ont voté pour la gauche ou la droite radicales en 2017.
5La première partie de cet article est consacrée aux enjeux de définition et de mesure des classes populaires. La seconde partie présente leur opérationnalisation empirique, ainsi que celle du populisme, à partir de la French Electoral Study (FES), une enquête post-électorale conduite en face à face en 2017. La troisième partie est dédiée aux résultats. Globalement, ils confirment l’hypothèse d’une relation forte entre classes populaires et attitudes populistes, de même qu’entre classes populaires et vote pour la gauche et la droite radicales. Les résultats permettent cependant de nuancer l’idée selon laquelle le populisme serait l’apanage des milieux populaires. On montre ainsi que les classes populaires se distinguent assez peu des classes moyennes. On montre encore que les différentes fractions des catégories populaires n’ont pas le même rapport à la gauche et à la droite radicales ni à l’abstention. En conclusion, on revient sur l’intérêt et les limites d’une lecture multidimensionnelle des milieux populaires pour l’analyse de leur rapport au politique.
Définir et mesurer les classes populaires
6Au niveau international, le débat sur la mesure des classes sociales est largement articulé autour de la question de la validité de classifications socioprofessionnelles, construites ex post à partir de critères comme la profession, le niveau de diplôme, le statut de l’emploi ou le nombre d’employés. Alors que la littérature économique utilise surtout le critère du revenu pour délimiter des groupes plus ou moins avantagés, la littérature sociologique recompose habituellement les classes sociales en agrégeant les groupes situés en haut, au milieu ou en bas des échelles dessinées par ces différentes classifications. Trois grandes approches de la stratification et des classes sociales peuvent être distinguées [2], selon la manière dont les individus sont regroupés et le type d’échelle de mesure utilisé (Bergman & Joye, 2005 ; Connelly et al., 2016). L’approche la plus répandue est représentée par les classifications CASMIN, ESeC ou ESeG, qui mettent plus ou moins directement en œuvre le schéma des positions de classe (class scheme) développé par Robert Erikson, John H. Goldthorpe et Lucienne Portocarero (EGP). Une seconde approche positionne les individus sur un continuum hiérarchisé de positions sociales, en utilisant plutôt une métrique continue (échelles SIOPS, CAMSIS ou ISEI). Une troisième approche – souvent qualifiée d’approche par les microclasses, par opposition aux grandes classes (big classes) du schéma EGP – se fonde sur des mesures plus désagrégées, supposées mieux restituer l’hétérogénéité interne aux groupes socioprofessionnels.
7La logique consistant à construire des classes sociales en partant de classifications centrées sur la profession a fait l’objet d’importantes discussions scientifiques. Certains auteurs ont proposé des mesures davantage centrées sur l’exploitation (Wright, 2005), ou combinant les hiérarchies professionnelles avec des logiques de travail différenciées (Oesch, 2006). D’autres ont opté pour une critique plus externe, mettant en avant la multidimensionnalité des classes sociales. Il a ainsi été reproché au schéma EGP de ne pas bien rendre compte des multiples formes d’inégalités qui traversent la structure sociale. De fait, bien qu’elle éclaire sur la centralité du travail (ou de l’absence de travail) dans la définition des rapports sociaux, la profession ne résume que partiellement les disparités en termes de capital économique, social et culturel.
8Ces limites sont assez évidentes lorsqu’il s’agit d’identifier les classes populaires en France. Il est vrai que la nomenclature française des PCS rend mieux justice à la multidimensionnalité des classes sociales que ses équivalents internationaux (Amossé, 2012 ; Desrosières & Thévenot, 1996). Pour autant, l’entrée par la PCS achoppe à traduire le fait que les classes populaires sont dominées à la fois économiquement (comme salariat d’exécution subalterne exerçant un travail routinier dans l’industrie et les services) et culturellement (comme groupe social dépossédé, plus ou moins volontairement, des instruments symboliques dominants) (Schwartz, 2011).
9Par ailleurs, l’approche par les PCS ne permet pas forcément de saisir les dynamiques de recomposition qui travaillent les milieux populaires. Ces dynamiques sont complexes à appréhender, car elles ne convergent pas dans le sens d’une inclusion ou d’une exclusion tendancielles des catégories populaires. D’un côté, les classes populaires sont marquées par une fragmentation grandissante. Elles tendent à s’émietter autour de nouveaux clivages internes, liés par exemple au genre, à la génération, aux pratiques résidentielles ou aux identifications ethnoraciales ; ce qui a notamment pour effet de renforcer la marginalisation des catégories populaires les plus défavorisées (Siblot et al., 2015). Mais d’un autre côté, les classes populaires sont de plus en plus acculturées à la culture dominante. Cette déségrégation culturelle contribue à décloisonner classes moyennes et classes populaires, tout en brouillant leurs frontières symboliques et culturelles. Ce brouillage s’illustre dans l’éloignement des formes traditionnelles de la culture populaire, notamment des référents culturels et des identifications politiques caractéristiques du monde ouvrier (e.g. Schwartz, 1998).
10Une autre limite importante que rencontrent les approches fondées sur la PCS est qu’elles sont par construction centrées sur l’individu. Or, analyser les milieux populaires implique de déplacer la focale et de raisonner à l’échelle des ménages pour bien appréhender la prévalence du couple employée/ouvrier, ainsi que les spécificités familiales, les rapports sociaux et les modes de vie qui lui sont liés (Siblot et al., 2015). Analyser les milieux populaires implique dès lors de s’intéresser aux cultures de classe qui sont héritées, vécues et transmises à l’échelle de la famille ou du groupe de pairs, comme l’a bien montré l’abondante littérature ethnographique sur les classes populaires.
11De fait, certaines avancées importantes dans la mesure des classes sociales sont venues du champ des cultural studies. Le sociologue anglais Mike Savage a ainsi proposé une approche originale remettant en cause l’idée selon laquelle la profession constitue l’indicateur clé pour saisir la distribution des positions individuelles dans l’espace social. Inspirée de la sociologie bourdieusienne (Savage, 2016), son approche consiste à prendre au sérieux la multidimensionnalité des classes sociales, et notamment le poids des facteurs culturels et sociaux dans la construction des clivages de classes. L’une de ses spécificités est ainsi l’attention forte qu’elle porte à la dimension des styles de vie, aux identités sociales et aux logiques de consommation culturelle associées.
12Cette approche a été empiriquement mise en œuvre en Grande-Bretagne (Savage et al., 2013), sur la base d’une analyse statistique en classes latentes mesurant les classes sociales à partir d’une pluralité d’indicateurs de capital économique, de capital culturel et de capital social. La socialisation politique des classes populaires étant très largement conditionnée par l’influence conjointe de ces trois espèces de capital (Mayer, 2010), nous faisons ici l’hypothèse que cette approche peut également permettre de mieux comprendre les attitudes sociopolitiques des classes populaires et leurs comportements électoraux. Plus particulièrement, nous postulons que la prise en compte du capital culturel peut aider à identifier des rapports différenciés au populisme au sein des catégories populaires. Notre opérationnalisation est présentée dans la partie suivante.
Opérationnalisation
Variables relatives aux classes sociales
13Les données mobilisées dans cet article sont issues de la FES 2017, une enquête post-électorale nationale réalisée en face à face dans le cadre du programme international Comparative Study of Electoral Systems (Gougou & Sauger, 2017). Outre les caractéristiques sociodémographiques et socio-économiques courantes, l’enquête FES documente une batterie de onze items mesurant la vulnérabilité sociale des répondants. Les questions sont dichotomiques (oui/non) et formulées comme suit :
14– Rencontrez-vous parfois un travailleur social ?
15– Bénéficiez-vous d’une assurance-maladie complémentaire ?
16– Vivez-vous en couple ?
17– Êtes-vous propriétaire de votre logement ?
18– Y a‑t‑il des périodes dans le mois où vous rencontrez de réelles difficultés financières à faire face à vos besoins (alimentation, loyer, EDF, etc.) ?
19– Vous est‑il arrivé de faire du sport au cours des 12 derniers mois ?
20– Êtes-vous allé au spectacle au cours des 12 derniers mois ?
21– Êtes-vous parti en vacances au cours des 12 derniers mois ?
22– Au cours des 6 derniers mois, avez-vous eu des contacts avec des membres de votre famille autres que vos parents ou vos enfants ?
23– En cas de difficultés, y a‑t‑il dans votre entourage des personnes sur qui vous puissiez compter pour vous héberger quelques jours en cas de besoin ?
24– En cas de difficultés, y a‑t‑il dans votre entourage des personnes sur qui vous puissiez compter pour vous apporter une aide matérielle ?
25Ces onze items ont vocation à être utilisés pour construire un indice synthétique de précarité, le score EPICES (Labbé et al., 2007). Peu adaptés pour apprécier les ressources des classes moyennes et supérieures, ils offrent un niveau de granularité très satisfaisant pour analyser les groupes sociaux défavorisés. Le score EPICES s’est ainsi révélé pertinent pour saisir les ressorts du vote Front national (Mayer, 2017) et, plus largement, les logiques sociopolitiques des catégories les plus précaires (Braconnier & Mayer, 2015).
26Pour identifier le plus finement possible les classes populaires et leurs différentes fractions, nous avons utilisé ici les variables EPICES de façon non agrégée ; chaque item étant considéré comme un indicateur distinct et complémentaire de capital économique, social ou culturel. Cette stratégie évite d’homogénéiser des situations de vulnérabilité potentiellement différentes. Dans la même optique, nous avons inclus différentes variables additionnelles. Ces variables nous permettent d’approcher encore plus précisément le capital économique (via le montant et la composition des revenus du ménage ; le fait d’avoir une aide-ménagère à domicile ; la qualité du logement perçue par l’enquêteur) et le capital culturel (via le niveau de diplôme) des 1 830 répondants à l’enquête FES.
27Au total, les groupes correspondant aux « classes sociales » sont délimités à partir de seize items différents : quatre items servant à apprécier le capital culturel (sport, spectacle, vacances, diplôme), quatre pour le capital social (vie en couple, contacts avec la famille, hébergement en cas de besoin, aide matérielle de l’entourage) et les huit autres pour le capital économique. La profession, le statut d’activité (salarié/indépendant) et le statut de l’emploi (public/privé) n’ont pas été retenus comme variables constitutives des classes sociales dans la mesure où les rapports différenciés au travail sont la conséquence structurelle des disparités mesurées ici à partir du capital économique, social et culturel [3].
Une approche des classes populaires par l’analyse en classes latentes
28Les seize items socio-économiques présentés ci-dessus ont ensuite été intégrés dans une analyse en classes latentes (ACL). Cette technique vise à prédire la probabilité qu’a un individu de faire partie d’une « classe » non identifiée à priori [4]. À la différence des analyses en correspondances multiples souvent utilisées pour décrire la structure des oppositions entre groupes sociaux, l’ACL (aussi appelée modèle de mixture) se présente sous la forme d’un modèle de régression à deux niveaux dans lequel la constante et les effets des prédicteurs vont varier entre différentes unités ; ces unités étant supposées appartenir à des classes latentes distinctes (Hagenaars & McCutcheon, 2002 ; Vermunt & Magidson, 2004).
29Cette stratégie d’analyse permet d’éclairer à nouveaux frais la multidimensionnalité des classes sociales. Elle autorise notamment à regrouper des individus qui présentent des profils semblables en termes de niveaux de capitaux, mais qui peuvent différer du point de vue de leur profession ou de leur statut d’emploi. Elle contraste en cela avec l’approche par les PCS, qui conduit à homogénéiser les catégories sociales, eu égard à la profession et au statut d’emploi. Du point de vue plus empirique, cette stratégie d’analyse a pour avantage de rendre compte de la logique de polarisation des inégalités, en isolant ici une classe supérieure qui cumule capital économique, capital culturel et capital social, et deux fractions des milieux populaires (le précariat et les classes populaires retraitées) bien moins dotées.
30Sur le plan conceptuel, il a notamment été reproché à l’ACL de mettre en évidence, non pas des classes sociales proprement dites, mais des groupes sociaux distincts qui s’apparenteraient plutôt à des fractions de classe (Bradley, 2014). L’approche par l’ACL repose en fait sur une logique inductive ; ce qui implique que le nombre de « classes » (au sens statistique) n’est pas figé et que leur contenu ne peut pas être défini à priori. La frontière entre classes (au sens sociologique) est alors circonscrite, non pas à partir de considérations théoriques, mais à partir d’un critère de ressemblance statistique conduisant à regrouper les individus qui se ressemblent et à séparer ceux qui ne se ressemblent pas [5]. De ce point de vue, la logique de l’ACL est proche du pragmatisme préconisé par R. Erikson et J. H. Goldthorpe (1992 : 46), consistant à définir autant de classes sociales qu’il est besoin pour l’analyse (« as many as it proves empirically useful to distinguish for the analytical purposes in hand »).
31En nous appuyant sur les statistiques du Bayesian Information Criterion (BIC : 15 519,65) et du BIC ajusté (14 633 278) [6], nous avons retenu ici une structure en sept classes (au sens statistique) plus ou moins favorisées du point de vue de leurs ressources économiques, culturelles et sociales. Outre le fait de bien s’ajuster aux données, cette décomposition en sept classes a été guidée par des considérations plus substantielles, ainsi que le recommandent notamment Geoffrey Evans et Colin Mills (2000 : 646). Elle présente de ce point de vue plusieurs avantages. D’abord, elle discrimine des classes dont les propriétés sociologiques sont, on va le voir, très cohérentes. Ensuite, elle aboutit à un nombre de classes suffisamment conséquent pour offrir une vision précise des groupes situés en bas de la stratification sociale, tout en évitant d’identifier des classes dont le poids serait trop faible ou trop fort (e.g. inférieur à 5 % et supérieur à 25 %) [7]. Enfin, cette décomposition a pour intérêt d’isoler trois fractions distinctes des classes populaires ; ce qui rend bien compte de leur hétérogénéité interne, et donne la possibilité d’analyser comment cette hétérogénéité influence leur rapport au populisme. Une structure en sept classes fait par ailleurs correctement émerger la fragmentation interne aux classes moyennes, avec notamment la tension entre un pôle culturel et un pôle économique (Hugrée et al., 2017).
32Le graphique 1 permet de qualifier ces sept classes du point de vue des items composant le score EPICES. En annexes, les graphiques A1 à A4 présentent, de façon complémentaire, la distribution dans chaque classe des principales variables utilisées dans le modèle. Les annexes exposent la composition de chacune des classes du point de vue d’un ensemble de variables socioprofessionnelles et sociodémographiques (Tableaux A3 à A8). On peut distinguer trois groupes relevant clairement des milieux populaires du fait de la faiblesse de leurs capitaux (1, 2 et 3) ; trois autres groupes s’apparentant plutôt aux classes moyennes (4, 5 et 6) ; et un groupe caractéristique de la classe supérieure (7) :
331. Le précariat représente 11 % de l’échantillon et regroupe les individus les plus défavorisés sur le plan du capital économique et du capital social. Moins faiblement diplômés que leurs homologues retraités des classes populaires, ils sont en revanche beaucoup plus vulnérables économiquement et très isolés socialement. Du point de vue du travail et de l’emploi, cette classe présente deux facettes. D’un côté, elle correspond aux individus au chômage ou bénéficiant des aides sociales, et dont la relation au travail est donc marginale ou marquée par une très forte insécurité. D’un autre côté, elle est très typique du prolétariat de service du fait de sa forte féminisation et de la surreprésentation des employés les moins qualifiés qui sont les plus exposés au chômage et aux contrats précaires (Burnod & Chenu, 2001). On trouve dans cette classe le plus faible pourcentage de propriétaires (8 %) ; ce qui traduit les possibilités limitées d’accumulation de patrimoine pour les catégories les plus modestes aux conditions d’emploi et de travail très dégradées. En termes de pratiques culturelles, les individus de cette classe restent à distance des lieux culturels et des loisirs ; ce qui traduit sans doute ici à la fois une forme de repli sur soi et des usages moins formalisés du temps libre.
342. Les classes populaires retraitées (9 % de l’échantillon) se caractérisent par un capital social modeste et un très faible capital culturel. Il s’agit surtout d’anciens ouvriers ou d’anciens employés (notamment personnels de service direct aux particuliers) faiblement qualifiés et, plus marginalement, d’anciens indépendants (commerçant et agriculteurs de petites ou moyennes exploitations). Les femmes sont surreprésentées dans cette classe qui est la plus âgée (75 ans d’âge moyen) [8]. Le nombre de propriétaires (58 %) y est plus important que parmi le précariat ; ce qui illustre les disparités en matière de patrimoine entre retraités et actifs au sein des catégories populaires (Ferrante et al., 2016). Bien que les pratiques culturelles demeurent très limitées dans cette classe, la sociabilité et l’entraide familiales (lisibles dans les contacts avec la famille, l’aide matérielle de l’entourage et l’hébergement en cas de besoin) y sont plus intenses que parmi le précariat ou les travailleurs pauvres ; ce qui vient illustrer l’importance de la famille comme ressource dans les milieux populaires.
353. La classe des travailleurs pauvres, faiblement diplômés et moins bien dotés en capital social que leurs homologues retraités (12 % de l’échantillon). Cette classe recoupe pour une large part le nouveau monde ouvrier, avec des individus plutôt jeunes, salariés à temps partiel et occupant des emplois faiblement qualifiés dans la manutention et l’industrie. Il s’agit donc de salariés subalternes, dont les conditions de travail sont marquées par une plus forte précarité et une plus forte pénibilité que dans le reste du salariat d’exécution. Leur identité de classe a d’ailleurs été analysée comme très faiblement structurée (Amossé & Chardon, 2006). Dans l’ensemble, les individus qui se rattachent à cette classe sont moins souvent propriétaires de leur logement (15 %). Leurs pratiques culturelles sont un peu plus importantes que celles des deux autres classes populaires, mais elles restent moins développées que celles des classes moyennes.
364. La classe moyenne inférieure diplômée est globalement aussi peu favorisée du point de vue du capital économique que les travailleurs pauvres. Les individus qui en font partie ont cependant pour point commun de bénéficier d’importantes ressources sociales et culturelles (typiquement, le fait d’être allé au spectacle au cours des deux derniers mois pour 78 % d’entre eux), avec une forte surreprésentation des diplômés de premier cycle universitaire (ce qui explique la proportion importante des revenus inférieurs à 1 000 euros). Cette classe représente 16 % de l’échantillon. On y trouve un grand nombre d’employés dans le secteur du commerce et de professions intermédiaires, notamment administratives et commerciales ainsi que dans la santé. Les étudiants représentent aussi 21 % des effectifs de cette classe (plus des trois quarts des étudiants font partie de cette classe). Cette classe est donc, sans surprise, la plus jeune (37 ans d’âge moyen) et les habitants de l’agglomération parisienne y sont surreprésentés. Il est possible de voir dans cette classe le pôle culturel des classes moyennes. Elle se distingue en effet des classes populaires par son capital culturel plus que par son capital économique. Elle s’oppose également au pôle économique des classes moyennes, qui est représenté ici par la classe moyenne supérieure salariée et la classe moyenne retraitée.
375. La classe moyenne retraitée est plutôt bien intégrée socialement, mais moins diplômée et un peu moins bien lotie sur le plan économique que la classe moyenne supérieure. Elle représente 14 % de l’échantillon. Les retraités des professions intermédiaires et employés sont surreprésentés dans cette classe, qui rassemble aussi une partie des anciens cadres. La moyenne d’âge est de l’ordre de 70 ans.
386. Une classe moyenne supérieure, bien dotée en capital social (avec notamment une présence forte de la famille et de l’entourage proche), mais légèrement en retrait sur le plan des ressources économiques et culturelles par rapport à la classe supérieure. Les individus qui la composent (23 % de l’échantillon) sont plus volontiers en couple. Ils sont salariés à temps plein et sont issus aussi bien des professions intermédiaires que des fractions les plus qualifiées des employés et des ouvriers, avec des emplois plutôt stables et sécurisés. On trouve également dans cette classe des représentants des professions libérales, dont certains sont à la retraite.
397. Une classe supérieure représentant 15 % de l’échantillon et composée des individus les mieux dotés en capital économique, culturel et social. Cette classe est celle dont la structure du capital économique est la plus diversifiée, avec notamment une surreprésentation des revenus issus du patrimoine immobilier et du taux de propriétaires. Elle regroupe aussi les individus les plus diplômés, dont les pratiques culturelles sont à la fois les plus importantes et les plus variées. Sans forcément être en couple, les individus de cette classe ont un réseau de sociabilité et d’entraide intense. Sur le marché du travail, il s’agit plutôt de chefs d’entreprise, professions libérales et cadres (ou anciens cadres) du public ; professions plus masculinisées et plus présentes dans les grandes villes ou dans l’agglomération parisienne.
Graphique 1. Distribution des items EPICES par classe sociale (en % de réponses : « oui »)

Graphique 1. Distribution des items EPICES par classe sociale (en % de réponses : « oui »)
Variables relatives au populisme, variables de contrôle et hypothèses testées
40Dans l’enquête FES, les attitudes populistes peuvent être mesurées sur la base des cinq questions suivantes, présentées aux répondants sous la forme d’échelles d’accord en cinq modalités :
41– C’est le peuple, et pas les responsables politiques, qui devrait prendre les décisions les plus importantes (moyenne de 3,3 sur 5 ; écart-type de 0,032)
42– La plupart des responsables politiques ne se soucient que des riches et des puissants (3,6 ; 0,029)
43– La plupart des responsables politiques ne se préoccupent pas des gens comme nous (3,8 ; 0,027)
44– La plupart des responsables politiques sont dignes de confiance (3,5 pour l’item recodé en sens inverse ; 0,026)
45– Les responsables politiques sont le principal problème en France (3,2 ; 0,029).
46Ces cinq questions renvoient à l’antagonisme moral entre le peuple supposé pur et les élites présumées corrompues, qui est considéré dans la littérature comme représentant le noyau symbolique de l’idéologie populiste (Mudde & Kaltwasser, 2017 ; Stanley, 2008) [9]. En effet, dans la vision du monde populiste, l’objectif est de faire triompher la volonté populaire en balayant une élite impure qui s’est arrogé le pouvoir politique au détriment d’un peuple vertueux, lequel doit recouvrer sa pleine souveraineté. Le peuple et l’élite sont vus ici comme des groupes homogènes.
47Plusieurs travaux empiriques recommandent de mesurer ce cœur idéologique du populisme à partir du triptyque anti-élitisme, croyance en un peuple homogène et préférence pour la souveraineté populaire qui s’exerce sans médiation (Akkerman et al., 2014 ; Schulz et al., 2017). Ces trois facettes permettent en effet d’isoler les spécificités du populisme. D’un point de vue méthodologique, on réduit le risque de biaiser la mesure du populisme en évitant d’y intégrer des éléments idéologiques plus substantiels et marqués à gauche ou à droite. Différentes études ont utilisé ce triptyque pour valider l’existence d’attitudes populistes spécifiques parmi les opinions publiques occidentales et sud-américaines, et présentes aussi bien à gauche, au centre qu’à droite du spectre politique (Rico & Anduiza, 2017). D’autres ont confirmé que les attitudes populistes se combinaient empiriquement avec des idéologies plus « épaisses » et caractéristiques de la droite radicale ou de la gauche radicale (Rooduijn & Akkerman, 2015) [10].
48De fait, les réponses aux cinq questions mesurant le populisme dans l’enquête FES sont très corrélées. Elles peuvent ainsi être synthétisées sous la forme d’une échelle additive présentant des propriétés psychométriques très satisfaisantes, avec notamment une forte consistance interne (alpha de Cronbach = 0,77) et une bonne scalabilité (telle que mesurée par le coefficient H de Loevinger ; HS = 0,43).
49Cette échelle de populisme, recodée de 0 à 1 pour faciliter la lecture, est utilisée comme la variable dépendante dans un premier modèle de régression linéaire (Annexes, Tableau A9 : Modèles 1) visant à évaluer l’effet de la classe sociale sur les attitudes populistes. Ce modèle permet de tester l’hypothèse selon laquelle les classes populaires développent plus volontiers des attitudes populistes que les classes moyennes et les classes supérieures (H1).
50De façon complémentaire, un second modèle de régression logistique multinomiale (Annexes, Tableaux A10, A11 et A12 : Modèles 2) évalue l’impact de la classe sociale sur le vote au premier tour de l’élection présidentielle du 23 avril 2017. Ce modèle met à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle les classes populaires ont une plus forte propension à voter pour la gauche et la droite radicales (H2). Le vote déclaré par les répondants représente ici la variable dépendante (avec le vote Macron en modalité de référence). Les modalités ont été regroupées de façon à isoler les cinq principaux candidats, qui rassemblent plus de 91 % des voix exprimées au premier tour de la dernière élection présidentielle :
51A voté :
521. Jean-Luc Mélenchon (337 répondants ; 15 % de l’échantillon)
532. Benoît Hamon (97 répondants ; 5 % de l’échantillon)
543. Emmanuel Macron (353 répondants ; 18 % de l’échantillon)
554. François Fillon (210 répondants ; 15 % de l’échantillon)
565. Marine Le Pen (291 répondants ; 17 % de l’échantillon)
576. Pour un autre candidat (126 répondants ; 7 % de l’échantillon)
587. Vote blanc ou nul (141 répondants ; 8 % de l’échantillon)
598. Abstention (274 répondants ; 15 % de l’échantillon)
60Les deux modèles de régression présentés ci-après comportent les mêmes variables de contrôle. Ces variables sont introduites en trois étapes successives. On contrôle d’abord par le sexe, l’âge et l’orientation politique [11] (Annexes, Tableau A9 : Modèle 1a et Tableau A10 : Modèle 2a). Pour contrôler ensuite l’influence de la socialisation de classe, nous utilisons trois variables additionnelles : une variable mesurant les attributs populaires des répondants [12] ; une variable indiquant si leurs conjoints ou partenaires sont ouvriers ou employés [13] ; et une variable plus subjective appréciant leur sentiment d’appartenance à une classe populaire [14] (Annexes, Tableau A9 : Modèle 1b et Tableau A11 : Modèle 2b). Cette approche par les attributs populaires a notamment été utilisée pour mettre en évidence le poids de la socialisation populaire sur le vote ouvrier (Mayer, 2005 ; Michelat & Simon, 1985). On s’attend ainsi à ce que la socialisation aux milieux populaires exerce un effet amplificateur sur le populisme [15]. Dans un dernier temps, nous introduisons le statut d’activité et le statut de l’emploi comme variables de contrôle supplémentaires (Annexes, Tableau A9 : Modèle 1c et Tableau A12 : Modèle 2c) pour apprécier la robustesse de l’effet de la classe sociale sur les attitudes et les votes populistes.
Résultats
Des classes populaires pas forcément plus populistes que les classes moyennes
61Les trois premiers modèles indiquent que plus on appartient à une classe sociale faiblement dotée en capital économique, social et culturel, plus on est enclin à développer des attitudes populistes. Précisément, appartenir au précariat plutôt qu’à la classe supérieure augmente le niveau de populisme de l’ordre de 20 % (+0,19 ; p<0,001). Le pourcentage est équivalent pour les classes populaires retraitées (+0,17 ; p<0,001). Et il n’est que très légèrement inférieur pour les travailleurs pauvres (+0,16 ; p<0,001) (Annexes, Tableau A9 : Modèle 1b).
62Comme le montre le graphique 2, les valeurs prédites de populisme sont les plus élevées parmi les catégories populaires. À l’inverse, la classe supérieure se démarque avec un niveau de populisme nettement plus faible que les autres classes sociales. Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, les classes moyennes ne se situent pas vraiment en position intermédiaire. Bien qu’avoisinant la moyenne générale de l’échantillon, le niveau de populisme des classes moyennes est significativement plus élevé que celui de la classe supérieure, et donc tendanciellement plus proche du niveau de populisme des classes populaires. C’est notamment le cas de la fraction de la classe moyenne composée en majorité de retraités : ils paraissent tout aussi populistes que leurs homologues des catégories populaires et que les travailleurs pauvres.
63Manifestement, le capital économique ne suffit pas à immuniser contre le populisme. C’est bien plutôt l’alliage entre capital économique, capital social et capital culturel qui contribue le mieux à atténuer les attitudes populistes, comme en témoignent les classes supérieures. Il semble même que l’effet conjoint du capital social et du capital culturel soit plus impactant que celui du seul capital économique. La classe moyenne inférieure diplômée représente ainsi, après les classes supérieures, la classe sociale au sein de laquelle les attitudes populistes sont le moins prononcées.
Graphique 2. Niveaux de populisme par classe sociale

Graphique 2. Niveaux de populisme par classe sociale
Note : Données issues du tableau A9, modèle 1b, présenté dans les annexes numériques associées à cet article. L’intervalle de confiance est de 95 %.Lecture : Avec une valeur prédite de 0,69, les répondants les plus précaires présentent un niveau de populisme significativement plus important que les classes moyennes et la classe supérieure. La moyenne de l’échantillon est à 0,62.
64Les variables de contrôle sociodémographiques ont des effets significatifs, mais leur magnitude demeure assez modeste (Graphique 3). Les femmes sont un peu plus populistes que les hommes. Plus on est âgé, moins on est populiste. L’idéologie politique joue plus fortement, notamment aux extrêmes. Par rapport aux individus de centre gauche, les personnes qui se situent à l’extrême droite (+0,16 ; p<0,001) et à l’extrême gauche (+0,15 ; p<0,001) sont très clairement plus populistes (Annexes, Tableau A9 : Modèle 1b). L’effet de la socialisation à la culture populaire est lui aussi significatif et indépendant de l’appartenance objective aux classes populaires. Ainsi, le fait d’avoir un ou deux parents ouvriers ou employés augmente fortement la propension au populisme. Il en va de même pour le fait d’être en couple avec un ouvrier ou un employé. Le sentiment d’appartenance aux catégories populaires amplifie également les attitudes populistes (+0,05 ; p<0,001). Quoique d’amplitude plus faible, ces effets viennent s’ajouter à ceux de la classe sociale (Annexes, Tableau A9 : Modèle 1b) [16]. Les contrôles additionnels de statut socioprofessionnel ne sont pas significatifs et n’entament pas les effets de la classe sociale ou des attributs populaires (Annexes, Tableau A9 : Modèle 1c). Au total, la variable de classe sociale s’impose comme étant très explicative des attitudes populistes. Son influence fait ici jeu égal avec celle de l’orientation politique.
Graphique 3. Effets sur le populisme de différentes caractéristiques politiques et sociales

Graphique 3. Effets sur le populisme de différentes caractéristiques politiques et sociales
Note : Données issues du tableau A9, modèle 1b, présenté dans les annexes numériques associées à cet article. L’intervalle de confiance est de 95 %.Lecture : Par rapport à la classe supérieure, les répondants les plus précaires présentent un niveau de populisme significativement plus important, de l’ordre de 19 %. Dans le modèle 1b, la variable d’âge a été découpée en cinq catégories pour faciliter la lecture de ses effets.
Des classes populaires plutôt hétérogènes dans leurs comportements électoraux
65L’élection présidentielle de 2017 a vu le succès de deux candidats qui, malgré de fortes divergences programmatiques, sont habituellement considérés comme populistes. Cette appellation est confirmée par les enquêtes auprès d’experts, comme celle pilotée par l’université de Chapel Hill (Annexes, Graphique A6). Marine Le Pen a atteint un niveau électoral inédit (21 %, soit presque 7,7 millions de voix), lui permettant de se qualifier pour le second tour. Jean-Luc Mélenchon a émergé à un niveau inattendu (19 %, soit un peu plus de 7 millions de voix). Différents modèles de régression logistique multinomiale ont été estimés afin de tester l’hypothèse d’une plus forte propension des classes populaires à voter pour l’un ou l’autre des deux candidats populistes au premier tour (Annexes, Tableau A10 : Modèle 2a, Tableau A11 : Modèle 2b et Tableau A12 : Modèle 2c).
66Deux résultats clés émergent. Tout d’abord, par rapport aux membres de la classe supérieure, les individus appartenant aux classes populaires ont significativement plus de chances de voter pour Marine Le Pen ou pour Jean-Luc Mélenchon que de choisir Emmanuel Macron. Il s’agit d’un résultat particulièrement important dans la mesure où l’appartenance aux milieux populaires n’exerce aucune influence significative sur le vote pour le candidat socialiste Benoît Hamon et sur le vote pour le candidat de la droite de gouvernement François Fillon. Ensuite, la propension à l’abstention est nettement plus marquée parmi les milieux populaires. Les différentes fractions des classes populaires ont ainsi entre 10 à 13 fois plus de chances (p<0,001) que les catégories supérieures de s’abstenir plutôt que de voter pour Emmanuel Macron (Annexes, Tableau A11 : Modèle 2b).
67Plus précisément, on constate que le segment retraité des classes populaires est celui qui penche le plus en faveur de l’abstention par rapport au vote pour Emmanuel Macron. Il est aussi celui où la radicalité de droite est la plus affirmée, avec une probabilité de voter Le Pen plutôt que Macron près de 12 fois supérieure (p<0,001) à celle des catégories supérieures (Annexes, Tableau A11 : Modèle 2b). Bien que les précaires et les travailleurs pauvres se signalent eux aussi par une très forte propension à l’abstention, ils se distinguent des catégories populaires retraitées sur deux points. D’une part, ils sont un peu moins attirés par la droite radicale (notamment les précaires), même si leur chance de voter pour Le Pen demeure plus forte que celle de voter Macron. D’autre part, ils semblent avoir un rapport plus positif à la gauche radicale. C’est tout particulièrement le cas des travailleurs pauvres qui, comparativement aux individus de la classe supérieure, ont trois fois plus de chances (p<0,001) de voter Mélenchon plutôt que Macron (Annexes, Tableau A11 : Modèle 2b).
68Pour ce qui est des classes moyennes, comparativement aux membres de la classe supérieure, les individus qui en sont issus ont eux aussi globalement plus de chances de préférer l’abstention à un vote Macron, mais dans des proportions bien moins élevées que les classes populaires. De même, si les classes moyennes ont une tendance plus grande que la classe supérieure à préférer un vote radical, leur préférence pour la candidate frontiste est nettement moins prononcée que celle des catégories populaires. Ainsi, les classes moyennes inférieures diplômées, la classe moyenne retraitée et la classe moyenne supérieure salariée ont entre trois et quatre fois plus de chances de préférer Le Pen à Macron (p<0,001) ; ce qui est beaucoup moins que les catégories populaires. Par contre, le vote des classes moyennes en faveur de la gauche radicale ressemble davantage à celui des classes populaires, avec une probabilité très similaire (de l’ordre de deux fois plus grande) de préférer Mélenchon à Macron (Annexes, Tableau A11 : Modèle 2b).
69Enfin, à l’exception de l’orientation politique (qui constitue sans surprise un prédicteur fort du vote) et de l’âge (qui prédispose davantage au vote pour les partis de gouvernement), les attributs populaires et le sentiment d’appartenance aux catégories populaires ne sont pas très explicatifs des comportements électoraux au premier tour de la présidentielle de 2017. On relève tout de même un effet significatif de l’appartenance aux milieux populaires sur le vote Le Pen. Le fait d’avoir des parents ouvriers et/ou employés et le fait d’avoir un conjoint ouvrier et/ou employé accroissent les chances de voter Marine Le Pen plutôt qu’Emmanuel Macron. En revanche, les attributs populaires sont sans effet notable sur le vote en faveur du candidat de la gauche radicale. Le fait que les classes populaires soutiennent volontiers Mélenchon, mais que la socialisation populaire n’ait pas d’impact sur ce soutien suggère que le vote Mélenchon ne répond qu’en partie à une logique de vote de classe.
70L’introduction du statut d’activité dans la modélisation révèle que les actifs ont deux fois plus de chances que les inactifs de voter pour Jean-Luc Mélenchon plutôt que pour Emmanuel Macron. S’agissant du statut d’emploi, le modèle montre qu’une personne travaillant dans le public ou le privé a moins de chances de voter pour Fillon, candidat des indépendants, que pour Macron. À noter toutefois que ces contrôles additionnels sont globalement peu explicatifs des comportements électoraux et n’entament pas les effets propres de la classe sociale ou de la socialisation (Annexes, Tableau A12 : Modèle 2c) [17].
71Le graphique 4 synthétise le vote des catégories populaires en présentant, pour chaque classe sociale, les probabilités prédites de voter en faveur de tel ou tel candidat. Conformément aux travaux classiques de sociologie électorale, le graphique souligne que le « parti » préféré des classes populaires reste celui de l’abstention. Cette plus forte propension à ne pas aller voter est toutefois modulée par l’âge, puisque les classes populaires retraitées ont une égale probabilité de s’abstenir que de voter Le Pen, Fillon ou Macron. Le graphique confirme également l’hypothèse d’un lien fort entre appartenance aux classes populaires et vote pour un candidat populiste. Ainsi, quand elles prennent part au vote, les catégories populaires ont plus de chances de voter pour un candidat populiste, tout particulièrement pour un candidat populiste de droite. Les classes populaires retraitées se distinguent ici par leur soutien fort à la droite radicale et leur rejet de la gauche radicale. Finalement, le vote des classes populaires semble se structurer surtout autour de deux pôles : un pôle abstentionniste, et un pôle de radicalité politique représenté par la gauche populiste d’un côté et par la droite populiste d’un autre côté.
72Les classes moyennes ont des comportements électoraux un peu plus morcelés. On note une prédominance de la gauche radicale parmi la jeune classe moyenne inférieure diplômée ; ce vote protestataire s’expliquant sans doute en grande partie par des situations de déclassement réel ou ressenti (Rouban, 2016). Le vote Fillon est très majoritaire parmi les retraités plus favorisés ; ce qui est conforme aux travaux sur le conservatisme des seniors (Denni, 2011). Les votes des fractions les mieux dotées des classes moyennes se partagent entre Mélenchon, Macron et Fillon ; ce qui traduit sans doute l’hétérogénéité interne de ce segment, en termes notamment de statut socioprofessionnel. Enfin, la classe supérieure est la plus imperméable au vote populiste, et surtout au vote frontiste. Elle affiche un fort soutien au candidat victorieux d’En Marche, mais aussi à son rival malheureux de la droite de gouvernement.
73On peut, pour finir, mettre en regard les graphiques 2 et 4. On observe ainsi une assez forte congruence entre attitudes populistes, votes populistes et abstention. Typiquement, les précaires et les travailleurs pauvres affichent à la fois les plus forts niveaux de populisme, de soutien à Jean-Luc Mélenchon et à Marine Le Pen, et d’abstention. Mais cette congruence n’est pas systématique. Les classes populaires retraitées sont en effet plus enclines à voter qu’à s’abstenir. Et quand elles votent, elles sont nettement plus enclines à voter pour la droite radicale que pour la gauche radicale. Tout se passe finalement comme si les classes populaires étaient un peu plus homogènes dans leurs attitudes populistes que dans leurs comportements vis-à-vis des partis et des candidats considérés comme populistes.
Graphique 4. Probabilités de vote prédites pour chaque classe sociale

Graphique 4. Probabilités de vote prédites pour chaque classe sociale
Note : Données issues du tableau A11, modèle 2b, présentés dans les annexes numériques associées à cet article. L’intervalle de confiance est de 95 %.Lecture : Les probabilités de vote du précariat se décomposent en 20 % de chances de voter pour Mélenchon, 5 % de voter Hamon, 13 % de voter Macron, 3 % de voter Fillon, 25 % de voter Le Pen, 3 % de voter pour les autres candidats, 2 % de voter blanc ou nul, et 29 % de chances de s’abstenir.
Conclusion
74Alors que la littérature met plutôt l’accent sur l’homogénéité des milieux populaires dans leur rapport au populisme, cet article a examiné dans quelle mesure les catégories populaires pouvaient se différencier les unes des autres du point de vue de leurs attitudes et de leurs votes populistes. Il s’est appuyé sur une opérationnalisation originale de la notion de classe sociale, appliquée à une enquête post-électorale mesurant de façon fine la vulnérabilité sociale des individus et leurs opinions vis-à-vis du populisme.
75Conformément aux travaux les plus récents en sociologie politique (Ivaldi, 2018), nos résultats montrent que les classes populaires endossent plus volontiers des attitudes populistes que les autres classes sociales. De même, quand elles ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, elles l’ont fait en priorité pour le candidat populiste de gauche, et encore plus souvent pour la candidate populiste de droite. De ce point de vue, la percée de la droite radicale et populiste en France traduit le réalignement électoral d’une partie des classes populaires ; réalignement qu’on observe aussi ailleurs en Europe de l’Ouest (Oesch & Rennwald, 2018). La socialisation de classe, mesurée à travers les attaches populaires et le sentiment d’appartenance aux milieux populaires, exerce aussi un effet propre sur les attitudes et les votes populistes.
76Pour autant, nos résultats mettent également en évidence que les attitudes et les votes populistes ne se limitent en aucune façon aux classes populaires. La frontière avec les classes moyennes est particulièrement poreuse, les différentes fractions des classes moyennes présentant en effet des niveaux de populisme bien plus proches de ceux des classes populaires que de la classe supérieure. C’est encore vrai pour les préférences électorales, les classes moyennes inférieures diplômées convergeant avec une partie des précaires et des travailleurs pauvres dans leur plus forte propension à voter pour la gauche radicale.
77Au final, les choix électoraux des catégories populaires s’avèrent assez hétérogènes. Les classes populaires retraitées préfèrent de loin l’abstention et le vote Marine Le Pen. En revanche, le précariat et les travailleurs pauvres s’abstiennent un peu moins et choisissent moins systématiquement la candidate frontiste. Pour ces deux segments des milieux populaires, la gauche radicale semble représenter une alternative électorale à part entière. Les effets conjoints du capital culturel et de l’âge jouent ici un rôle clé : ils expliquent pourquoi les classes moyennes retraitées sont plus populistes que les classes moyennes inférieures diplômées, alors qu’elles disposent de plus de capital économique. Nos résultats soulignent donc l’importance de distinguer populisme de gauche et populisme de droite au sein des milieux populaires. Ils mettent également en lumière qu’au-delà de leur relative homogénéité sociologique, les classes populaires restent traversées par de nombreux clivages politiques. Leur appartenance de classe n’est en fait qu’un facteur explicatif parmi d’autres de leurs choix électoraux. Nos résultats corroborent ainsi la thèse selon laquelle l’espace des positions sociales et celui des positions politiques ne sont jamais complètement homologues (Cautrès et al., 2013).
78L’ACL proposée ici n’épuise cependant pas l’hétérogénéité des classes populaires et de leurs comportements électoraux. Typiquement, le fait que les précaires et les travailleurs pauvres aient une probabilité similaire de s’abstenir et de voter pour Mélenchon ou Le Pen dissimule sans doute des rapports différents au politique. Il est possible qu’à l’intérieur de chacune de ces deux fractions des classes populaires, les individus les moins intégrés sur le marché du travail aient un lien très distendu au politique qui les prédispose à l’abstention ; tandis que ceux qui occupent les emplois les plus précaires et les plus pénibles sont davantage enclins au vote protestataire.
Annexes
79En raison de contraintes éditoriales, les annexes associées à cet article sont publiées uniquement en version numérique et en accès libre sur Cairn.info, avec le numéro de la revue [NDLR].
Notes
-
[1]
Voire renversent l’argument en postulant que les PCS restent pertinentes parce qu’elles constituent des raccourcis cognitifs utilisés par les électeurs et les élites politiques (Gougou, 2015).
-
[2]
Pour une présentation et une discussion, voir l’introduction de ce numéro. Notons qu’en dépit de présupposés théoriques différents, les groupes socioprofessionnels délimités par ces trois approches présentent empiriquement de très fortes corrélations (Lambert & Bihagen, 2014).
-
[3]
Les « classes sociales » dessinées ici sont néanmoins très consistantes en termes de profession et de rapport au travail et d’emploi. Ainsi, les professions habituellement associées aux classes supérieures, moyennes et populaires tombent dans des classes bien distinctes. Les différentes catégories d’actifs et d’inactifs sont aussi ventilées dans des classes spécifiques (Annexes, Tableaux A5, A6 et A7). Par ailleurs, le statut d’activité et le statut de l’emploi ont été intégrés comme variables de contrôle additionnelles dans deux de nos modèles (Annexes, Tableau A9 : Modèle 1c et Tableau A12 : Modèle 2c).
-
[4]
Précisément, on a utilisé le plugin Latent Class Analysis développé pour le logiciel Stata (LCA Stata Plugin (Version 1.2) [Software]. (2015). University Park : The Methodology Center, Penn. State [en ligne : https://www.methodology.psu.edu], consulté le 11 avril 2019).
-
[5]
L’ACL est donc sensible aux variables utilisées et aux caractéristiques de l’échantillon. Typiquement, le fait d’inclure dans notre modèle un grand nombre d’items relatifs à la vulnérabilité sociale permet de décomposer plus finement les milieux populaires que les classes supérieures. Pour bien appréhender la polarisation entre le haut et le bas de la structure sociale, un échantillon plus conséquent et avec davantage d’informations spécifiques aux classes supérieures serait sans doute nécessaire.
-
[6]
Les statistiques d’ajustement détaillées et le nombre d’individus par classe sont présentés dans les annexes numériques (Tableaux A1 et A2). La statistique du BIC a été critiquée (Weakliem, 1999) ; ce qui a conduit certains auteurs à questionner le caractère arbitraire du nombre de classes sociales retenues par Savage et son équipe (Mills, 2014). À noter également que notre ACL inclut une variable de pondération (corrigeant les distorsions de sexe, d’âge et de niveau de diplôme).
-
[7]
Il faut préciser que ce type de décomposition vise plus à apprécier le poids relatif des classes sociales qu’à les quantifier dans l’absolu et à inférer leur poids respectif dans la société française.
-
[8]
Tout comme dans l’analyse de Savage et son équipe, les classes sociales identifiées ici sont façonnées par des clivages d’âge ou de génération (et donc de style de vie). Ce type de résultat a été critiqué, au motif notamment que les individus ne devraient pas changer de classe sociale au cours de leur vie (Mills, 2014 : 443). On peut d’abord objecter que ce sont surtout les classes sociales (en tant que catégories) qui doivent être relativement pérennes, indépendamment des individus qui peuvent les traverser. Plus substantiellement, on peut se demander si l’âge et la classe sociale constituent vraiment deux dimensions séparables. Les différences de style de vie sont en effet structurées à la fois par des caractéristiques économiques, culturelles et d’âge (ou de génération) (Glevarec & Cibois, 2018). De ce point de vue, il n’est pas surprenant que les classes sociales dessinées par l’ACL soient aussi ipso facto des classes d’âge.
La variable d’âge n’étant pas incluse dans l’ACL, les différences d’âge sont la traduction empirique de différences « premières » en termes de ressources économiques, sociales et culturelles. C’est pour cette raison que les retraités se distribuent dans plusieurs classes, et qu’ils forment une catégorie spécifique au sein des classes populaires et des classes moyennes, mais pas au sein de la classe supérieure. Il en va de même pour le sexe : les femmes sont présentes dans chaque classe, mais dans des proportions variées. Il y a par exemple plus de femmes dans les classes populaires retraitées du fait de la mortalité masculine plus avancée parmi les catégories populaires. L’ACL rend ainsi bien compte de l’intersectionnalité des rapports de domination liés à la classe, à l’âge et au genre. -
[9]
Trois conceptions différentes existent. Pour certains, le populisme serait surtout une technique de communication visant à attirer l’attention des électeurs et à influer sur le cadrage des médias (Jagers & Walgrave, 2007). Pour d’autres, il serait une stratégie politique permettant de concentrer le pouvoir et de le conserver en gouvernant en contact direct avec les masses (Weyland, 2001). Un troisième courant considère que le populisme relève plutôt du registre des idéologies politiques. Une approche dite « idéationnelle » a ainsi été développée afin comprendre la vision du monde propre au populisme et la manière dont celle-ci peut répondre aux attentes des individus (Mudde, 2017). C’est sur cette approche, bien adaptée pour saisir la demande populiste, que s’appuie la mesure du populisme utilisée ici.
-
[10]
À la différence des idéologies « pleines » (thick) comme le libéralisme ou le socialisme, le populisme constitue une « idéologie mince » (thin-centered ideology). Il repose sur une grille d’interprétation du monde organisée autour de quelques caractéristiques minimales, sans pour autant proposer de programme politique global. C’est ce qui explique son caractère très plastique, le populisme devant notamment se combiner avec des corpus idéologiques plus consistants pour donner un contenu précis au peuple. En s’associant au « nativisme », le populisme de droite définira par exemple les contours d’un peuple homogène sur la base de critères ethnoculturels. Par contre, en se greffant sur le socialisme et sur l’égalitarisme, le populisme de gauche définira plutôt le peuple comme dominé économiquement.
-
[11]
La variable correspond à l’auto-positionnement sur une échelle politique allant de 0 à 10. Elle est discrétisée comme suit : gauche radicale (1-2 ; 6 % de l’échantillon) ; gauche modérée (2-3 ; 17 %) ; centre gauche (4 ; 10 %) ; centre (5 ; 30 %) ; centre droit (6 ; 12 %) ; droite (7-8, 19 %) ; droite radicale (9-10 ; 6 %).
-
[12]
La variable décompte le nombre d’attributs ouvriers et employés, définis à partir des professions des deux parents. Ses valeurs sont donc comprises entre 0 (aucun attribut populaire) et 2 (si les deux parents sont ouvriers ou employés).
-
[13]
La variable prend pour valeur 1 ou 0 selon que le conjoint est, ou non, ouvrier ou employé.
-
[14]
Il correspond ici au fait de déclarer appartenir à la classe ouvrière, à celle des petits ou à celle des pauvres. La question est posée en deux temps : « Avez-vous le sentiment d’appartenir à une classe sociale ? » ; si oui, « À laquelle ? La bourgeoisie ; les classes dirigeantes ; les cadres ; les classes moyennes ; la classe ouvrière, les ouvriers ; les travailleurs, les salariés ; la paysannerie, les paysans, les agriculteurs ; les commerçants, les artisans ; les petits, les sans-grade ; les pauvres, les exclus ; autre » (Annexes, Graphique A5).
-
[15]
Il peut sembler artificiel d’abstraire l’effet de la socialisation des classes sociales. En fait, les attributs populaires ne sont pas cantonnés aux classes populaires. Les classes moyennes présentent aussi un nombre important d’attributs populaires, notamment employés (Annexes, Graphique A4).
-
[16]
Pour voir dans quelle mesure la socialisation à la culture populaire et l’appartenance aux classes populaires se cumulent, nous avons ajouté des effets d’interaction entre la classe sociale et chacune des variables indicatrices de la socialisation populaire. Les résultats non significatifs pour les classes populaires suggèrent que position sociale et origine sociale jouent de façon potentiellement découplée (calculs disponibles auprès des auteurs).
-
[17]
Des effets d’interaction entre classes sociales et socialisation populaire ont été introduits dans un modèle complémentaire. Ils ne sont pas ou faiblement significatifs pour les catégories populaires (calculs disponibles sur demande).