1L’inhumation avant l’heure des classes sociales fait de leur retour un spectre aussi effrayant que celui qui, selon Marx, hantait jadis l’Europe [1]. Les inégalités croissantes de revenu, de patrimoine et de ressources, le chômage de long terme, la stabilisation tardive des carrières individuelles et un rabaissement de l’horizon des attentes d’une partie significative de la population ne cessent d’être réaffirmés dans les différents domaines. Ces transformations ont impulsé des études en économie autour des inégalités et de la redistribution, qui jusqu’alors étaient considérées comme « toxiques », du fait de la croyance, pour l’économie orthodoxe, en une croissance illimitée de la production [2]. Quand bien même la question de la classe est restée importante dans certains courants de la sociologie, elle est aujourd’hui réactualisée par un changement d’échelle des analyses qui sont de plus en plus supranationales, et par une réflexion autour de la « cécité sur les classes » et des outils qui rendent possible son dépassement.
2Les nomenclatures de classes sociales jouent un rôle essentiel en tant qu’outil capable d’exprimer synthétiquement un ensemble de différences observables entre les milieux sociaux. La manière de fixer leurs paramètres permet à ces outils scientifiques de faire apparaître, puis de contribuer à faire exister, des phénomènes aussi distincts que le vote, la prise de position face aux questions écologiques et la mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle. En tant qu’éléments du jeu politique, ces nomenclatures sont sensibles au niveau d’organisation des travailleurs, aux politiques publiques et à la place occupée par le(s) organisme(s) responsable(s) de la statistique publique dans un champ politique déterminé. Sur la scène française, la nomenclature des Professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) produite par l’Insee occupe depuis des décennies une place hégémonique en tant que grille de lecture de l’espace social, et dépasse les murs des laboratoires de recherche. Les sciences sociales brésiliennes, quant à elles, ne sont pas parvenues à produire un indicateur de milieu social consensuel ou hégémonique, car l’approche quantitative des classes sociales, ainsi que les outils statistiques qu’elle exige, sont récents et restreints.
3Dans le but de contribuer à atténuer la cécité sur les classes sociales, nous proposons ici d’évaluer et de comparer les trois nomenclatures les plus utilisées par les sociologues au Brésil : une première conçue par Nelson do Valle Silva ; une deuxième développée par Maria Celí Scalon et Carlos Antonio da Costa Ribeiro ; et une troisième établie par José Alcides Figueiredo Santos [3]. Indépendamment des critiques sur les fondements théoriques des diverses nomenclatures brésiliennes, nous nous demandons si l’une de ces nomenclatures s’ajuste mieux que les autres aux informations enregistrées dans les enquêtes menées par la statistique publique brésilienne et, ainsi, si l’une de ces nomenclatures exprime mieux que les autres les différents milieux sociaux.
Classes sociales, nomenclature professionnelle et statistique publique au Brésil
4Au Brésil, la restructuration du système statistique national à la fin des années 1960 s’est faite à huis clos (Senra, 2008, 2009 ; Camargo, 2016), sans débat public, car l’organisme responsable de la production des statistiques publiques, l’Institut brésilien de la géographie et de la statistique (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, IBGE), s’est lui-même constitué tardivement et isolément. Premièrement, la succession des régimes politiques autoritaires et oligarchiques a fortement restreint les espaces décisionnaires, le nombre et la place des interlocuteurs qui pouvaient y prendre place, tandis que l’activité des « commissions spéciales », marquées par un fort engagement financier et intellectuel des organismes internationaux – en consonance avec les gouvernements de chaque moment – a été privilégiée. Deuxièmement, à l’époque, l’approche quantitative des phénomènes sociaux attirait très peu l’attention des sociologues brésiliens. Ces derniers étaient alors fortement marqués par les community studies, un héritage direct de l’École de Chicago. De plus, ils partageaient le grand soupçon épistémologique sur l’applicabilité des méthodes quantitatives en sciences sociales dont l’aboutissement serait, à leurs yeux, la macrosociologie parsonienne que ces chercheurs ne tenaient pas en estime (Brochier, 2010, 2011, 2016 ; Pulici, 2007 ; Miceli, 2001 ; Fernandes, 1958) [4].
5Ainsi, comme nous l’avons déjà détaillé ailleurs (Lebaron & Page Pereira, 2015), la participation des sociologues, des syndicats et des statisticiens fut assez marginale au moment de la mise en place par le gouvernement de ce qui est finalement devenu une nomenclature de professions : la Classification brésilienne des professions (Classificação Brasileira de Ocupações, CBO). Il en résulte que les catégories des registres officiels reflètent peu les dynamiques d’une société marquée par la légalisation partielle de certains segments de la main-d’œuvre urbaine. Cette situation se caractérise par une forte hétérogénéité et des formes dissimulées de contrat de travail salarié (Cardoso et al., 2004 ; Cardoso, 2010 ; Silveira Corrêa, 2010). D’une part, la CBO n’a pas réussi à assurer son rôle d’outil de suivi du marché du travail et de conduite des politiques de formation de la main-d’œuvre. D’autre part, cet index des professions s’est montré inadapté à l’analyse des phénomènes sociaux, ne réussissant jamais à s’imposer comme un indicateur-clé.
6Ne disposant pas d’un indicateur de milieu social suffisamment consistant et fiable qui aurait pu servir de repère et faisant appel à des protocoles d’enquête importés notamment des États-Unis, les entreprises de sondage brésiliennes ont utilisé des stratégies ad hoc pour construire leurs échantillons en tenant compte de la « classe » des individus, appréhendée notamment par des découpages en tranches de revenu. Par conséquent, la comparaison, la complémentarité et la cumulation des informations sont difficiles, voire impossibles. À titre d’exemple, ces difficultés sont à l’origine au Brésil, durant les années 2010, du débat académique autour de l’émergence d’une « nouvelle classe moyenne ». Cette interprétation d’une augmentation du pouvoir d’achat des familles brésiliennes formulée par Marcello Neri (2012) a dépassé largement les frontières académiques, devenant une partie de la propagande officielle du gouvernement au pouvoir. Cette lecture a été fortement critiquée par des sociologues, des économistes et des historiens alors même qu’il n’existe pas le moindre consensus entre eux sur la manière de définir les « classes moyennes », voire les classes sociales (Xavier Sobrinho, 2011 ; Scalon & Salata, 2012 ; Bartelt, 2013 ; Cardoso & Préteceille, 2017).
7Si les classes sociales et les rapports de classes ont été majoritairement abordés par les sociologues brésiliens – et continuent à l’être – de manière historique et théorique (Gimarães, 1999, 2002 ; Bertoncelo : 2014), le volume des études empiriques a toutefois été démultiplié au cours des deux dernières décennies. D’un point de vue qualitatif, les enquêtes collectives articulées par Jessé de Souza (2009, 2012, 2016) ont par exemple permis de saisir un ensemble d’éléments constitutifs des habitus de classe qui vont des formes spécifiques du calcul économique aux pratiques religieuses, en passant par l’usage de psychotropes. Au niveau quantitatif ont émergé des études empiriques sur les pratiques de consommation et les pratiques culturelles (Bertoncelo 2010, 2014) ; sur l’emploi et le revenu (Carvalhaes et al., 2009, 2014 ; Carvalhaes & Souza, 2014 ; Santos & Ribeiro, 2016) ; sur les inégalités relatives à la santé (Santos, 2015) ; sur le rapport entre revenu et niveau d’études (Barbosa, 2017) ; ou encore sur la distribution géographique des inégalités de classes (Marques et al., 2008 ; Perosa et al., 2015, 2016 ; Cardoso & Préteceille, 2017). Pour autant, toutes ces enquêtes, aussi riches qu’elles soient, ne parviennent pas à dépasser l’absence de repère commun pour saisir les classes sociales : sans ce repère, impossible d’effectuer des comparaisons systématiques, d’articuler les enquêtes et surtout d’accumuler des savoirs à travers le temps. En effet, toutes ces enquêtes ont soit recours à des classes construites de manière inductive, soit reprennent des nomenclatures de classes construites pour penser d’autres problèmes de recherche, en particulier la mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle.
8C’est précisément aux fondements de trois de ces nomenclatures que nous nous intéressons plus en détail par la suite.
Les nomenclatures de classes et la sociologie brésilienne
9Devenu sociologue « par hasard » (Barbosa et al., 2013), Nelson do Valle Silva est l’un des premiers chercheurs brésiliens à placer l’étude des professions au centre de ses analyses. Ayant intégré l’IBGE en tant qu’informaticien après une formation en économie, il propose en 1974 une classification des professions selon leurs groupes de statuts (Weber, 1995 : 395-397). Inspiré de la vague de travaux qui suivent la mise en place du Socioeconomic Index (SEI) par Otis Duncan (1961), Valle Silva propose une classification des 259 titres des professions mobilisés dans le recensement de 1970 au travers du croisement des niveaux d’études, du revenu individuel et du secteur d’activité [5].
10Si cette voie n’est que partiellement employée par Valle Silva dans sa recherche doctorale, dédiée à l’analyse de la distribution des revenus entre les individus blancs et non blancs à Rio de Janeiro (Valle Silva, 1978 : chap. VIII), elle est affinée par la suite lorsque la mobilité sociale prend les devants dans sa réflexion. À partir de ce moment, l’auteur cherche à appréhender les conditions de travail et les opportunités de marché typiques aux professions. Ainsi, ses travaux comprennent différentes versions du niveau d’agrégation des strates de positionnement socio-économique hiérarchiquement ordonnées (Hasenbalg & Silva, 1979, 1988 ; Hasenbalg et al., 1999 ; Pastore & Valle Silva, 1999, 2001).
11Dans la dernière version de sa nomenclature, Valle Silva (2003) construit 18 classes de statuts socioprofessionnels (Annexes, Tableau A3a). Cette nomenclature, que nous nommerons NVS, sépare d’abord le monde rural du monde urbain en divisant les individus occupés dans des activités du secteur primaire (ou de caractéristique rurale) et ceux occupés ailleurs. Ensuite, la NVS classe à l’intérieur de ces deux groupes les professions manuelles (essentiellement du secteur industriel) et les non manuelles/intellectuelles (essentiellement du secteur des services). Enfin sont distingués les salariés et les indépendants. En ce qui concerne les salariés du secteur industriel, la NVS sépare ceux qui travaillent au sein d’une industrie « moderne » (secteur oligopolistique, métallurgie, électronique, mécanique) de ceux qui travaillent au sein d’une industrie « traditionnelle » (agroalimentaire, habillement, BTP ou artisanat).
12Les professions du secteur des services, quant à elles, sont réparties entre les professions techniques, administratives et manuelles. Les professions manuelles sont sous-divisées en trois groupes, à savoir, les personnels des « services domestiques », les personnels des services à la personne et les vendeurs de rue. Parmi les professions techniques, on distingue des autres celles dont l’exercice n’exige pas un diplôme de l’enseignement supérieur. Lorsqu’un diplôme est exigé, on distingue les professions libérales « classiques » (ingénierie, médecine, odontologie, droit et économie). Pour finir, la NVS sépare, au sein des professions administratives, les salariés des indépendants. Les indépendants sont eux-mêmes divisés entre ceux qui ont des salariés et les autres. Les professions administratives salariées sont sous-divisées en trois groupes selon le niveau d’encadrement : les dirigeants et administrateurs de haut niveau ; les superviseurs du travail manuel ; les employés de routine et de bureau.
13C’est sous la plume de deux étudiants de Nelson do Valle Silva que l’on verra naître deux nouvelles nomenclatures de classes, une explicitement inspirée des travaux de John H. Goldthorpe et l’autre des travaux d’Erik Olin Wright. La première, mise en place lors de l’enquête doctorale de Maria Celí Scalon (1998, 1999) dédiée à l’analyse de la mobilité sociale au Brésil en 1988, est pensée comme une carte des positions « relationnelles [6] » de situations de marché et de situations de travail (Lockwood, 1958) et opérationnalisée au travers d’une classification des strates de la NVS à partir de leurs niveaux d’études et de revenu. Cette nomenclature en neuf classes va prendre une nouvelle ampleur lorsque Maria Celí Scalon et Carlos Antonio da Costa Ribeiro (2001) la replacent dans la perspective des recherches comparatives internationales en mobilité sociale et, ainsi, la rendent compatible avec la nomenclature EGP [7] en sept classes. Plus tard, Ribeiro (2002, 2003, 2007) donnera encore une nouvelle version en 10, 11 et 16 classes (dorénavant CASMIN) de la nomenclature (Annexes, Tableau A3b) dont l’usage dépassera les problématiques de la mobilité sociale en devenant un outil mobilisé pour traiter différentes facettes des inégalités entre les classes sociales (Carvalhaes et al., 2009 ; Carvalhaes & Souza, 2014 ; Carvalhaes et al., 2014 ; Carvalhaes, 2015 ; Uchôa, 2014).
14La deuxième nomenclature, nommée dorénavant JAFS, quant à elle, a été construite par José Alcides Figueiredo Santos lors de sa thèse de doctorat (2002). Selon l’auteur, une nomenclature de classes doit être capable d’expliquer seulement l’exploitation enracinée dans les relations économiques de production et non toutes les relations sociales possibles dans lesquelles il y a de l’exploitation [8]. C’est pour cela que le premier facteur déterminant de la structure des positions de classe est la propriété des actifs de capital, ce qui se traduit en pratique par une priorisation du statut d’emploi (salarié, employeur, autoentrepreneur) et de la capacité de disposer du travail d’autrui (mesurée au travers du nombre de salariés employés).
15À ce facteur sont ajoutés le contrôle des actifs de qualification et l’exercice de l’autorité au sein de l’organisation du travail, l’un et l’autre appréhendés au travers du libellé des professions. Le premier ensemble d’actifs est important parce qu’il produit des revenus de qualification dans le marché du travail au travers de l’« accaparement d’opportunités » attachées au contrôle des connaissances/expertises. L’exercice de l’autorité, pour sa part, est le résultat du développement de la structure hiérarchique des organisations qui présuppose la délégation à un salarié de la prise de décisions au nom de l’organisation, ce qui revient à lui attribuer des revenus de loyauté à l’organisation qui centralise l’excédent social.
16Si le schéma proposé par Erik Olin Wright (2005) possède 12 classes, les spécificités de la société brésilienne amènent José Alcides Figueiredo Santos à développer une typologie des positions de classe plus détaillée, spécialement en ce qui concerne l’attention portée aux positions des personnes les plus démunies (domestiques, indépendants précaires, agricole précaire, travailleurs pour l’autoconsommation et travailleurs excédents), résultant, dans la dernière version de sa typologie (Santos, 2005, 2011), en une structure composée de 16 catégories (Annexes, Tableau A3c).
17Ces trois « schémas de classes » (NVS, CASMIN et JAFS) présentent différentes représentations d’ensemble de la société brésilienne et de son évolution. Toutefois, tous trois sont fortement corrélés les uns aux autres, car ils ont été construits à partir d’une même famille d’enquêtes, et ils mobilisent un même corps de variables. Cela est rendu explicite par le coefficient V de Cramer (Liebetrau, 1983 : chap. 3) entre ces différentes nomenclatures, les groupes de professions (premier niveau de la CBO) et le statut d’emploi (Tableau 1).
Tableau 1. – Distribution du V de Cramer entre les nomenclatures de classes, la CBO et le statut d’emploi
Statut d’emploi | NVS | CASMIN-16 | CASMIN-5 | JAFS-16 | JAFS-4 | |
CBO | 0,364 | 0,364 | 0,634 | 0,595 | 0,567 | 0,514 |
Statut d’emploi | — | 0,511 | 0,523 | 0,41 | 0,786 | 0,544 |
NVS-18 | — | — | 0,77 | 0,868 | 0,555 | 0,583 |
CASMIN-16 | — | — | — | 1 | 0,499 | 0,577 |
CASMIN-5 | — | — | — | — | 0,663 | 0,407 |
JAFS-15 | — | — | — | — | — | 1 |
Tableau 1. – Distribution du V de Cramer entre les nomenclatures de classes, la CBO et le statut d’emploi
Note : P-value < 0,001.Lecture : L’intensité du lien entre les nomenclatures NVS et CASMIN-16, sur une échelle de 0 à 1, est de 0,770.
Source : Élaboré à partir des données de la PNAD (2002-20015).
18Si les statuts d’emploi ne sont pas indépendants des professions exercées par les individus, la liaison entre ces deux variables montre bien qu’elles apportent des informations complémentaires. Au-delà du niveau d’agrégation choisi, les nomenclatures d’orientation webérienne sont fortement liées à la profession des individus (CBO), alors que la nomenclature marxiste est encore fortement liée au statut d’emploi. Comme nous l’avons déjà indiqué, cela exprime le fait de donner la priorité soit à l’une, soit à l’autre au moment de l’opérationnalisation de la nomenclature.
19Certes, il ne faudrait pas négliger les fondements théoriques de chaque nomenclature, ainsi que les critiques qui peuvent en être faites (Scalon, 1999 ; Santos, 2002 ; Ribeiro, 2002, 2007). Néanmoins, nous souhaitons ici, dans une approche plus pragmatique, interroger dans quelle mesure l’une ou l’autre de ces nomenclatures exprime le mieux les informations enregistrées dans les enquêtes menées par la statistique publique brésilienne. La pertinence statistique et sociologique de chacune de ces nomenclatures ayant déjà été confirmée à de nombreuses reprises, séparément et selon des méthodes distinctes (Scalon, 1998 ; Santos, 1998 ; Scalon & Ribeiro, 2001 ; Santos & Scalon, 2010 ; Carvalhaes, 2015), nous proposons de comparer ces trois nomenclatures en fonction de leurs résultats empiriques.
Analyse
Aperçu de l’espace social national
20Le Brésil est souvent caractérisé par ses aspects colossaux et contrastants [9]. Ainsi, en 2015, 24 % de la population des 24-64 ans est inactive, dont 76 % sont des femmes [10]. Le travail dissimulé (non déclaré aux organismes gouvernementaux) est très répandu : il concernerait presque 17 % des salariés et 34 % des travailleurs ne cotiseraient pas à la retraite. Le chômage toucherait 5,8 % des hommes et 8,8 % des femmes.
21Les professions peu ou non qualifiées concentrent les effectifs les plus importants de main-d’œuvre. Ainsi, les trois professions les plus importantes parmi les hommes sont les ouvriers du bâtiment (6,4 %), vendeurs (5,9 %) et ouvriers agricoles (4,9 %). Du côté féminin, il s’agit des employées de maison (12,7 %), vendeuses (8,5 %) et employées de bureau (4,8 %).
22Les statistiques ethniques brésiliennes permettent d’affiner ce constat : les individus qui s’autodéclarent noirs (9,9 %) ou métis (42,3 %) sont surreprésentés au sein des métiers peu ou non qualifiés : les noirs sont 13,5 % des employés des services et un peu plus de 11 % des ouvriers ; 54 % des ouvriers agricoles et 47,2 % des employés des services sont des métis. À l’inverse, les blancs (47 %) sont particulièrement présents dans les métiers qualifiés ou de direction : ils occupent 66,4 % des postes de direction, 65,7 % des professions scientifiques et artistiques et un peu plus de 54 % des professions techniques et employés administratifs.
23Un peu plus de la moitié des hommes ont commencé à travailler avant 15 ans, contre 37,8 % des femmes. Ces dernières poursuivent des études un peu plus longues que les hommes. Seulement 14,8 % des individus de 24-64 ans disposent d’un diplôme supérieur : il s’agit en moyenne d’individus qui s’autodéclarent blancs (67,6 %). Parmi les 35,2 % qui disposent d’un niveau d’études inférieur au collège, 11,2 % s’autodéclarent noirs et 52 % s’autodéclarent métis.
24Bien que 44,7 % des actifs soient des femmes, elles représentent 30,4 % des personnes de référence des ménages (dorénavant PRM) – 18,5 % n’étant pas en couple. Le niveau de confort de ces ménages est très variable et, par exemple, 38 % des ménages ne disposent pas de machine à laver ou encore 41,3 % ne disposent pas d’accès à internet.
25Parmi les 43 % des ménages avec enfants en âge scolaire, un peu moins de 20 % les ont inscrits en école privée [11]. Cependant, lorsque la PRM est un professionnel libéral, ce taux s’élève à plus de 83 %. Cela reflète en partie le fait que parmi ces dernières, le revenu mensuel médian est presque de 6 000 reais (R$), contre R$ 1 300 pour l’ensemble des PRM [12].
Source et méthodologie
26Afin d’établir notre comparaison des nomenclatures brésiliennes, nous réaliserons un traitement multidimensionnel des informations, suivi d’une classification. Ainsi, nous évaluerons l’intensité du lien entre les classes auxquelles les individus ont été assignés de manière inductive et celles auxquelles ils ont été assignés de manière déductive par les nomenclatures.
27Nous avons tout d’abord mobilisé les informations provenant de la PNAD-IBGE de 2002 à 2015 [13]. Cette enquête fournit annuellement des informations sur les caractéristiques démographiques et socio-économiques de la population, en donnant une place très importante aux dimensions relatives au travail. Le cœur du questionnaire de caractérisation des individus reste stable depuis les années 1970, mais d’autres axes ont été rajoutés au fur et à mesure, notamment les questionnaires relatifs au travail et au revenu, et chaque édition est assortie de questionnaires supplémentaires interrogeant, par exemple, la mobilité socioprofessionnelle intergénérationnelle, l’accès et la perception de la santé des individus, l’accès à internet, etc. Pour la période qui nous concerne (2002-2015), les informations sont collectées au niveau national auprès d’environ 150 000 ménages (entre 330 000 et 410 000 personnes interrogées) (Silva, Pessoa & Lila, 2002 ; PNAD, 2015 ; Barbosa, 2014). Il faut souligner que c’est également pour traiter des informations disponibles dans ces enquêtes que les schémas de classes cités supra ont à l’origine été conçus.
28Pour notre analyse, nous nous placerons non pas du point de vue des personnes individuelles, mais des ménages [14]. On attribuera ainsi, à l’ensemble du ménage, les caractéristiques relatives à sa PRM. Nous prenons en compte l’ensemble des ménages dont la PRM était occupée et avait entre 25 et 64 ans. Ces choix présentent un certain nombre d’inconvénients, notamment la sous-représentation de la population active féminine – qui passe d’environ 43 % de la population occupée totale au niveau individuel à 23 % au niveau du ménage – et l’exclusion d’une partie importante des ménages dont la PRM est un retraité, situation qui touche environ 17 % de l’ensemble des ménages. De l’autre côté, cette stratégie évite une repondération des informations récoltées au niveau du ménage en faveur des ménages les plus nombreux. Elle permet également de contourner le fait que les nomenclatures de classes en question ont été conçues pour appréhender la population active et occupée, ne laissant que peu ou pas de place aux personnes hors du marché du travail. En conséquence, le volume total d’informations à traiter est moins important et, ainsi, la perte d’informations lors des ré‑échantillonnages est moindre. En effet, afin d’équilibrer le poids de chaque année et de réduire le volume d’informations à traiter, on a ensuite tiré au hasard 7 692 ménages par an, soit 99 996 pour toute la période 2002-2015.
29Nous traiterons ces informations disponibles en utilisant la même stratégie que celle développée par les groupes de travail mobilisés par Eurostat lors de l’évaluation de l’European Socio-Economic Classification (ESeC) (De Saint Paul & Marical, 2007 ; Brousse et al., 2007) et lors de la comparaison des prototypes de la nouvelle nomenclature européenne ESeG (Roth & Minez, 2013 ; Denoyelle, 2013). Cette stratégie consiste à comparer la perte d’informations dans l’utilisation de chaque nomenclature : en suivant les principes de l’analyse géométrique de données (AGD), il s’agit essentiellement de réaliser une analyse de correspondances multiples (ACM) [15] sur un ensemble d’indicateurs-clés, puis de faire une classification ascendante hiérarchique (CAH) [16] et enfin, d’évaluer le lien entre ces derniers et les différentes nomenclatures de classes citées supra. Pour ce faire, nous utiliserons le V de Cramer et le τ de Leo A. Goodman et William Henry Kruskal (Liebetrau, 1983 : chap. 3 ; Gray & Williams, 1981 ; Goodman & Kruskal, 1979 : 29 sq.).
Variables actives et illustratives utilisées dans l’ACM
30Notre analyse a mobilisé 15 variables actives totalisant 49 modalités actives couvrant trois domaines, à savoir, les caractéristiques du travail actuel de la PRM (7 variables, 23 modalités) ; la situation du logement et son niveau de confort (4 variables, 12 modalités) ; et la vie familiale (4 variables, 14 modalités).
31À noter que parmi ces variables actives, quatre sont en réalité des indicateurs synthétiques que nous avons construits à partir de 24 autres variables. L’objectif de ceci est, d’un côté, de réduire le poids des variables qui composent ces indicateurs sur l’ensemble de l’analyse et, de l’autre côté, de mieux tenir compte des effets de structure dans la distribution inégale de ces caractéristiques.
32Ainsi, la première étape a consisté à construire les deux indicateurs synthétiques relatifs à la situation des logements en ce qui concerne leurs conditions infrastructurelles et leur adéquation à la/aux familles qui y résident. Dans les deux cas, il s’agit de l’adaptation des deux indicateurs produits par la Fundação João Pinheiro (FJP) pour évaluer d’un côté un déficit dans le stock de logements et, de l’autre côté, la qualité de l’infrastructure des logements disponibles (Furtado et al., 2013). Le premier indicateur, deficit_loge, évalue si le logement en location présente au moins une des conditions suivantes : être considéré rustique ou improvisé ; être constitué d’une seule pièce ; être surpeuplé (plus de trois habitants par chambre) ; avoir un loyer qui dépasse 30 % du revenu total du ménage. Le deuxième indicateur, inadeq_loge, évalue si le logement en question présente au moins une des conditions suivantes : ne pas avoir accès à l’eau potable ou à l’électricité ; ne pas avoir d’accès approprié aux égouts et à l’évacuation des déchets ; ne pas disposer de toilettes ; avoir une toiture faite de matériaux inadéquats ou insalubres ; et, pour les propriétaires, être surpeuplé (plus de trois habitants par chambre) et/ou avoir une situation foncière irrégulière.
33Ensuite, on a construit les indicateurs relatifs au niveau de confort des logements (score_confort) et au niveau d’avantages économiques (score_ae) possédés par les PRM. Ces deux indicateurs expriment les coordonnées des individus sur le premier axe factoriel de leurs ACM spécifiques respectives (Chiche & Le Roux, 2010 ; Le Roux, 2014b : 264 sq. ; Lebaron & Bonnet, 2016). Pour l’indicateur de confort, nous avons utilisé un ensemble de neuf variables actives qui révèlent si les logements possèdent (ou non) lave-linge, réfrigérateur, filtre à eau, radio, télévision en couleur, téléphone fixe, téléphone portable, ordinateur et accès à internet. En ce qui concerne l’indicateur d’avantages économiques, nous avons utilisé trois variables actives qui révèlent si la PRM avait, dans le cadre de son travail, droit au remboursement d’une partie de ses frais de transport, à des tickets-restauration et/ou à une assurance-maladie privée. Dans les deux cas, ce sont les valeurs manquantes qui ont été mises en supplémentaires [17].
34En plus des différentes nomenclatures de classes, on a utilisé comme variables illustratives le sexe, l’âge, le revenu individuel dans le travail principal, le revenu total du ménage, le niveau de diplôme, la CBO en son niveau le plus agrégé et une version du statut d’emploi en six modalités [18].
Principaux résultats de l’ACM
35Les trois premiers axes de l’ACM contribuent à la variance modifiée (Benzécri, 1992 : 412 ; Le Roux, 2014b) respectivement à hauteur de 66,75 %, 20,07 % et 8,25 %, ce qui explique donc plus de 95 % de la variance totale du nuage. Ce sont ces trois axes que nous retiendrons dans nos analyses.
36De plus, notre analyse portera seulement les modalités dont la contribution à un des trois premiers axes factoriels dépasse la contribution moyenne des modalités (2,1 %). Ces modalités contribuent respectivement à hauteur de 80,5 %, 85,9 % et 88,5 pour les Axes 1, 2 et 3. Sur les Axes 1 et 3, c’est les dimensions relatives au travail et à la vie professionnelle qui prennent le devant. L’Axe 2 est quant à lui marqué par le poids de la vie familiale.
37À gauche de l’Axe 1 (Annexes, Tableau A1 et Graphique A1) sont représentés les ménages qui disposent d’un logement « adéquat » et de hauts niveaux de confort, qui ont au moins un enfant inscrit dans une école du réseau privé, et dont la PRM cotise à la retraite, a eu son premier poste après ses 18 ans et perçoit des avantages économiques liés au travail. À droite de l’Axe 1 se placent les ménages dont la PRM ne cotise pas à la retraite, ne possède pas d’avantages économiques liés au travail, et a commencé à travailler avant ses 11 ans.
38L’Axe 1 présente une corrélation importante avec le niveau de confort du logement (-0,68) et avec le nombre d’années d’études de la PRM (-0,61). Ces deux variables possèdent entre elles une corrélation de l’ordre de 0,56. Par ailleurs, la corrélation entre le revenu du travail principal de la PRM et, premièrement, le nombre d’années d’études ; deuxièmement, le niveau de confort ; troisièmement l’Axe 1 est moins important (respectivement de l’ordre de 0,362, 0,365 et -0,299). Dès lors, nous pouvons interpréter l’Axe 1 comme un axe de l’intégration sur le marché du travail : à droite se placent les ménages localisés dans les zones rurales, dont la PRM exerce des activités professionnelles peu qualifiées, mal rémunérées et à temps partiel. À gauche se placent les ménages urbains dont les PRM exercent une activité professionnelle à la fois bien rémunérée, bien protégée et dont l’exercice exige des diplômes spécifiques – ce qui explique la forte corrélation avec le nombre d’années d’études.
39L’Axe 2 (Graphique 1 ; Annexes, Tableau A1) distingue en haut les ménages dont la PRM ne réalise pas de tâches domestiques, travaille plus de 50 h hebdomadaires et a comme conjoint une femme (active ou inactive). En bas, nous pouvons observer les ménages ne possédant pas d’enfants en âge scolaire, dont la PRM travaille moins de 39 h hebdomadaires, réalise au moins 14 h hebdomadaires de tâches ménagères et qui n’a pas de conjoint ou bien dont le conjoint est un homme.
Graphique 1. – Projections des Axes 1-2 et 2-3


Graphique 1. – Projections des Axes 1-2 et 2-3
40La corrélation entre l’Axe 2 et le nombre d’heures hebdomadaires dédiées aux tâches ménagères est de -0,67 ; celle entre l’Axe 2 et le temps de travail hebdomadaire est de 0,46. L’Axe 2 exprime la composition familiale du ménage ainsi que (et surtout) le sexe de la PRM : en haut se placent les familles hétérosexuelles dont la PRM est un homme qui délègue les tâches ménagères à sa conjointe ; en bas, il s’agit des ménages dont la PRM est une femme, la plupart du temps sans conjoint, qui travaille à temps partiel et dédie une partie conséquente de son temps aux tâches ménagères.
41L’Axe 3 (Annexes, Graphique A2, projection 1-3) sépare en haut les ménages dont la PRM a au moins 10 ans d’ancienneté dans son poste de travail principal et qui y travaille moins de 39 h hebdomadaires, a commencé à travailler après ses 18 ans, occupe simultanément plus d’un poste de travail, et a peu accès à des avantages économiques. Ces ménages occupent des logements à haut niveau de confort et ont des enfants inscrits dans une école privée. En bas du plan factoriel (Annexes, Graphique A2, projection 1-3), se trouvent les ménages locataires de leur logement avec des enfants inscrits à l’école publique, et dont la PRM a commencé à travailler avant ses 11 ans, est en poste depuis moins de cinq ans, a un temps de travail hebdomadaire effectif proche d’un contrat de travail standard [44 h], est affiliée à un syndicat et ne possède pas d’avantages économiques relatifs à son emploi.
42L’apparente contradiction entre ces informations est due à un effet du genre (nous y reviendrons). Observant la projection 2-3 (Annexes, Graphique A2), nous voyons que les caractéristiques présentes à droite (côté masculin) sont celles liées au travail intégré soit celui des salariés du privé (en bas du plan factoriel), soit celui des indépendants (en haut du plan factoriel). À gauche (côté féminin) se trouvent les caractéristiques liées au travail précaire, notamment les contrats à temps partiel.
43L’Axe 3 présente une corrélation conséquente avec l’ancienneté dans le poste de travail actuel (0,512) et avec l’âge des prm (0,278) – la corrélation entre ces deux dernières variables étant de 0,419. Plus difficile à interpréter, cet axe exprime deux moments distincts de la vie professionnelle des PRM.
44En effet, en haut des plans factoriels (Annexes, Graphique A2) il est possible d’observer les ménages dont la PRM réalise le même métier depuis au moins 10 ans et dont le niveau vie dépend d’une surcharge de travail. D’un côté, cette surcharge de travail de la PRM rend possibles un haut niveau de confort et un investissement financier dans l’éducation des enfants (école privée). De l’autre, cette surcharge de travail est le résultat de la forte présence d’emplois à temps partiel, surtout liée aux conditions de travail dans le monde rural et dans celui des services domestiques. En bas des plans factoriels se trouvent les ménages dont la PRM a été assignée à son emploi il y a peu de temps, soit parce qu’elle débute son activité professionnelle, soit parce qu’elle exerce des activités professionnelles pour lesquelles il existe un fort turnover de la main-d’œuvre.
45Au final, le premier et le troisième axe expriment des phénomènes liés à la fois aux conditions de travail, au niveau d’études, au niveau de confort et à la rémunération – c’est-à‑dire que ces axes expriment les différentes positions socio-économiques. Le premier exprime l’opposition précarité-intégration sur le monde du travail ; le troisième l’ancienneté et la surcharge de travail. Le deuxième axe exprime davantage des rapports de genre, liés à l’exercice de certaines professions et aux conditions de réalisation de l’activité professionnelle (plus précaires pour les femmes), mais aussi à la division du travail entre hommes et femmes à l’intérieur du foyer.
46Il nous reste, maintenant, à regrouper les individus les plus proches dans cet espace. Ainsi, nous produirons, à partir des leurs caractéristiques les plus distinctives, des classes « sur le papier » capables de synthétiser l’ensemble de ces différences.
Procédure de classification
47La classification ascendante hiérarchique réalisée tient compte des cinq premiers axes factoriels de l’ACM, qui, regroupés ensemble, contribuent à 98,8 % du total de la variance modifiée. Pour la caractérisation des classes (Tableau 2), nous avons privilégié la décomposition du nuage en six classes inductives. Ce choix s’explique également par le rapport existant entre le niveau d’homogénéité des classes et le nombre des classes. Lorsque nous comparons les classes assignées aux individus, qu’elles soient déterminées à partir de la CAH ou des nomenclatures, nous mobilisons également des décompositions en huit, dix et douze classes – même si celles-ci deviennent de plus en plus restrictives et, donc, moins pertinentes.
Tableau 2. – Caractérisation des classes 1-6 issues de la CAH
Modalités caractéristiques | Part de la modalité dans la classe (en %) | |
Classe 1 | Avantages économiques : - | 85,4 |
19,9 % | Homme | 97 |
Statut : ind. sans salariés | 54 | |
Tâches domestiques : non | 63,2 | |
≥ 51h de travail hebdo | 36,6 | |
Cotisation à la retraite : non | 63,7 | |
Affiliation à un syndicat : non | 95,5 | |
Conjoint : femme inactive | 42,4 | |
Études : non | 99,6 | |
1 poste de travail | 98,9 | |
Classe 2 | Statut : sal. du privé déclaré | 76,1 |
19,4 % | Cotisation à la retraite : oui | 88,3 |
Enfants à l’école publique | 71,6 | |
41h-44h de travail hebdo | 34,6 | |
Homme | 93,7 | |
Avantages économiques : – - | 47,5 | |
Conjoint : femme inactive | 39,3 | |
Avantages économiques : + | 27,7 | |
Revenu individuel : 800-1 600 | 45,9 | |
Âge : ≤ 33 | 30,3 | |
Classe 3 | Confort : +++ | 77,3 |
17,8 % | Cotisation à la retraite : oui | 95,1 |
Revenu du ménage : ≥ 3 981 | 53,3 | |
Enfants à l’école privée | 37,4 | |
Diplôme : supérieur | 33,8 | |
Revenu individuel : ≥ 4 800 | 23,6 | |
Affiliation à un syndicat : oui | 46,6 | |
Statut : sal. du privé déclaré | 74,2 | |
Logement adéquat | 90 | |
Avantages économiques : ++ | 21,8 | |
Classe 4 | Logement inadéquat | 89,8 |
15,5 % | Rural | 54,6 |
Cotisation à la retraite : non | 85,7 | |
Âge du premier travail : ≤ 10 | 67,8 | |
Confort : -- | 31 | |
Revenu individuel : < 400 | 45,6 | |
Diplôme : ≤ primaire | 56 | |
Propriétaires | 96,1 | |
Statut : ind. sans salarié | 52,6 | |
Confort : - | 45,7 | |
Classe 5 | Sans conjoint | 84,4 |
17,3 % | Sans enfant en âge scolaire | 82,8 |
Tâches ménagères : 14h-24h | 42,3 | |
Femme | 50,2 | |
Locataire | 40,1 | |
Logement adéquat | 84,2 | |
Urbain | 96,2 | |
Âge : 44-54 | 16,4 | |
Âge : ≥ 54 | 9,9 | |
Âge du premier travail : ≥ 18 | 26,9 | |
Classe 6 | Femme | 88,2 |
10,5 % | Tâches ménagères : ≥ 24h | 63,6 |
Conjoint : homme | 52,3 | |
≤ 39h de travail hebdo | 59,7 | |
Âge : 34-44 | 29,3 | |
Âge : 44-54 | 25,5 | |
Âge : ≤3 3 | 19,3 | |
Âge : ≥ 54 | 14,2 | |
Revenu individuel < 400 | 27,5 | |
Statut : sal. du privé dissimulé | 32,2 |
Tableau 2. – Caractérisation des classes 1-6 issues de la CAH
Source : Élaboré à partir des données de la PNAD (2002-2015).48Parmi les classes issues de la classification, la Classe 1 regroupe les petits artisans et les auto-entrepreneurs urbains qui se caractérisent par une charge de travail importante et un manque de protection face aux risques professionnels (accidents, périodes de chômage, etc.). La Classe 2 comprend les jeunes salariés du secteur privé dont le travail est déclaré. Leurs salaires sont autour de la médiane nationale, leurs conjointes sont inactives et leurs enfants (en âge d’être scolarisés) sont inscrits à l’école publique. La Classe 3 appréhende les tranches supérieures de la classe moyenne, notamment les professions intellectuelles et scientifiques. Il s’agit des salariés disposant d’un diplôme de l’enseignement supérieur, d’un niveau élevé de salaire, de confort et de protection sociale (dans le cadre du travail). De plus, ce groupe investit dans la construction du capital culturel de leurs enfants au travers du financement de parcours scolaires en écoles privées. La Classe 4 est marquée par la présence des petits exploitants ou ouvriers agricoles, dont le niveau de revenu, de diplôme, de confort et de protection sociale est très bas.
49Ces quatre classes sont majoritairement masculines, à l’inverse les deux dernières classes qui sont fortement marquées par la présence féminine. La Classe 5 englobe les employées du secteur des services ne possédant ni conjoint ni enfant en âge d’être scolarisé. Âgées de plus 44 ans, elles ont commencé à travailler après 18 ans, sont locataires de leur logement et consacrent des nombreuses heures à la réalisation des tâches domestiques. La Classe 6 est celle des femmes de ménage. L’activité professionnelle de cette classe est marquée par une forte absence de contrats de travail, par une présence importante du travail à temps partiel et par une rémunération proche du premier quartile des revenus. La présence de tous les groupes d’âge et la relative stabilité de ses proportions nous amènent à formuler l’hypothèse suivante : les personnes de la Classe 6 voient leur vie professionnelle restreinte à des emplois de service peu qualifiés qui peuvent constituer des « trappes » au sein desquelles les réorientations professionnelles sont très restreintes. Ce résultat rejoint les connaissances empiriques d’ordre plus général sur la situation brésilienne. On peut supposer que lorsqu’une PRM s’engage dans le métier de femme de ménage, elle a tendance à y rester tout au long de sa vie active.
50Ces six classes « sur le papier », construites de manière inductive, synthétisent de manière cohérente l’ensemble des dimensions de la vie des ménages de leurs PRM. Il nous reste, maintenant, à évaluer la qualité de l’ajustement des classes déductivement assignées aux individus par les nomenclatures NVS, CASMIN et JAFS à un espace tel que celui que nous avons construit.
De l’induction à la déduction
51L’évaluation de l’« ajustement » des nomenclatures brésiliennes nous permet de dégager quatre éléments importants quant à notre problématique de départ sur la cécité des classes sociales. Premièrement, l’évaluation du lien entre les classes auxquelles les individus ont été assignés de manière inductive par la CAH et celles auxquelles ils ont été assignés de manière déductive par les nomenclatures (Tableau 3) montre que les trois nomenclatures de classes étudiées gardent leur intérêt statistique et sociologique. Notre argument est d’autant plus fort si nous comparons la valeur du V de Cramer avec celle de l’évaluation des prototypes de la nouvelle nomenclature européenne ESeG (Denoyelle, 2013). Nous observons alors que l’« ajustement » entre les nomenclatures brésiliennes (NVS, CASMIN et JAFS) et les informations statistiques présente un lien dont l’intensité est plus de deux fois supérieure à celle du lien entre l’ESeG et les informations de l’Enquête sur la force de travail (EFT-UE). Appliquées à l’espace social et géographique brésilien, qui est aussi (voire plus) hétérogène que l’espace européen, les nomenclatures NVS, CASMIN et JAFS se montrent tout de même capables de synthétiser un ensemble multidimensionnel de caractéristiques concernant des ménages et leurs PRM.
52Deuxièmement, les nomenclatures NVS, CASMIN et JAFS synthétisent les informations statistiques mieux que le simple regroupement des professions du premier niveau de la classification brésilienne de professions (CBO). En effet, hormis les femmes de ménage (qui représentent autour de 8 % des occupés et autour de 16 % des femmes occupées dans la période analysée), aucune des classes de notre CAH ne peut être identifiée directement au libellé d’une profession ou d’un groupe de professions. De plus, l’importance du cadre dans lequel le métier est pratiqué, évalué par le statut d’emploi, est supérieure aux groupes métiers eux-mêmes. C’est-à-dire, du point de vue du positionnement des individus dans l’espace construit, le fait de disposer (ou pas) d’un contrat de travail déclaré pour les salariés du privé, d’être fonctionnaire statutaire ou bien, pour les indépendants, d’employer un ou des salariés joue un rôle prépondérant par rapport au métier exercé.
Tableau 3. – Distribution du V de Cramer et du τ de Goodman et Kruskal entre les nomenclatures de classes issues de la CAH et la CBO, les déciles du revenu individuel, le niveau de diplôme et les nomenclatures de classes
Indicateur | Partition | NSV | CASMIN | JAFS | CBO | Revenu (décile) | Diplôme | |
16 | 15 | |||||||
V de Cramer | cah-6 | 0,332 | 0,336 | 0,379 | 0,317 | 0,3 | 0,292 | |
cah-8 | 0,303 | 0,302 | 0,344 | 0,281 | 0,271 | 0,305 | ||
cah-12 | 0,256 | 0,253 | 0,298 | 0,259 | 0,23 | 0,312 | ||
τ de G&K | x/y | cah-6 | 0,113 | 0,114 | 0,151 | 0,099 | 0,092 | 0,068 |
y/x | 0,042 | 0,061 | 0,078 | 0,088 | 0,051 | 0,08 | ||
x/y | cah-8 | 0,089 | 0,089 | 0,123 | 0,074 | 0,074 | 0,051 | |
y/x | 0,048 | 0,066 | 0,087 | 0,059 | 0,059 | 0,088 | ||
x/y | cah-12 | 0,065 | 0,063 | 0,094 | 0,05 | 0,05 | 0,034 | |
y/x | 0,053 | 0,071 | 0,101 | 0,061 | 0,061 | 0,094 |
Tableau 3. – Distribution du V de Cramer et du τ de Goodman et Kruskal entre les nomenclatures de classes issues de la CAH et la CBO, les déciles du revenu individuel, le niveau de diplôme et les nomenclatures de classes
Note : P-value <0,001.Lecture : V de Cramer : l’intensité du lien entre JAFS-15 et la CAH-6, sur une échelle de 0 à 1, est de 0,379.
τ de G&K (x/y) : le fait de connaître la classe d’un individu à JAFS-15 réduit de 15,1 % l’erreur dans la prédiction de la classe de cet individu à la CAH-6.
τ de G&K (y/x) : le fait de connaître la classe d’un individu à la CAH-6 réduit de 7,8 % l’erreur dans la prédiction de la classe de cet individu à la JAFS-15.
Source : Élaboré à partir des données de la PNAD (2002-2015).
53Troisièmement, les trois nomenclatures analysées présentent des résultats supérieurs aux déciles du revenu individuel [19]. Cela indique, une fois de plus, qu’il n’est pas possible de réduire les classes sociales aux simples tranches de revenu, comme l’ont déjà soutenu à plusieurs reprises différents sociologues appartenant à différents courants de la sociologie. De même, le niveau de diplôme n’est pas non plus capable d’appréhender les différents milieux sociaux mieux que les nomenclatures de classes, comme le voudraient les défenseurs de la théorie du capital humain. Certes, dans une société de marché, la classe sociale, le revenu et le diplôme se conditionnent mutuellement ; mais, dans la société brésilienne, la classe sociale est capable de synthétiser à la fois les compétences et formations exigées par l’exercice d’une activité professionnelle et les rétributions monétaires typiques de cette activité.
54Finalement, nous pouvons affirmer que ces trois nomenclatures ont des résultats relativement proches lorsqu’il s’agit d’appréhender l’ensemble de l’espace social. Bien que la version désagrégée de la JAFS présente des résultats supérieurs aux deux autres nomenclatures, les pertes et les gains d’informations résultant de chacune des nomenclatures ne sont pas suffisamment importants pour que l’on puisse trancher définitivement en faveur de l’une ou de l’autre, indépendamment du nombre de partitions utilisées pour décomposer les groupes à l’intérieur de l’espace factoriel [20].
Conclusion
55Si nous nous sommes centrés sur le cas particulier du Brésil, les enjeux de cette problématique sont plus généraux. La démarche adoptée ici permet d’affirmer la pertinence des indicateurs de classe sociale en tant qu’outils aptes à synthétiser les différences observables entre milieux sociaux. Capables de condenser, à un moment donné, les trajectoires de vie des ménages et des individus, ces outils expriment l’espace multidimensionnel des inégalités mieux que les regroupements des professions, que les niveaux de diplôme ou que les tranches de revenu.
56Ce fait mérite d’être souligné à un moment où, dans différents contextes nationaux, on assiste à la mise à l’écart des indicateurs de classe sociale en faveur des indicateurs composites centrés sur le revenu et/ou le niveau d’études. Quand bien même ils sont imparfaits et problématiques à de nombreux égards, les indicateurs de classe sociale demeurent centraux.
57Notre démarche permet aussi de vérifier que, dans le cas brésilien, les différences théoriques qui orientent les différentes nomenclatures impactent peu leurs résultats empiriques. Ce constat rejoint les critiques adressées au projet de l’ESeC, à savoir, que la consistance théorique d’une nomenclature socioprofessionnelle ne garantit pas sa pertinence dans un espace social différent de celui où ses principes ont vu jour.
58Certes, nous pourrions toujours mobiliser d’autres critères pour légitimer le choix d’un schéma de classes en particulier, tels que la comparabilité internationale ; le potentiel de faire voir et, ainsi, contribuer à faire exister, des groupes particulièrement importants dans une société donnée ; sa sensibilité aux aspects spécifiques de la structure de la production et du marché du travail à l’intérieur des frontières nationales ; la simplicité de son opérationnalisation entre autres. Mais cela ne rendra point ces outils plus robustes.
59En effet, l’amélioration des nomenclatures de classes sociales est strictement dépendante d’un travail commun et de longue haleine entre les chercheurs en sciences sociales et organismes de la statistique publique en vue de raffiner les informations récoltées par les enquêtes menées au niveau national. Ainsi, dans la perspective de disposer d’informations compatibles, comparables, complémentaires et cumulables – déterminantes dans le développement de n’importe quelle science – , il nous semble essentiel de développer, valoriser et diffuser un indicateur de milieu social construit, à la fois, à la frontière des différentes orientations théoriques et sous l’égide de l’organisme responsable des statistiques publiques.
Notes
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[1]
Cet article n’aurait pas été possible sans les riches échanges avec Flávio Carvalhaes (Universidade Federal do Rio de Janeiro, UFRJ) et José Alcides Figueiredo Santos (Universidade Federal de Juiz de Fora, UFJF), qui m’ont très gentiment montré comment les nomenclatures ont été codées. L’article a bénéficié également de la lecture et des critiques d’Adrien Maret, Marion Plaut, Hélène Œhmichen, Jérémy Bouillet et Véronique Page Pereira. Je vous remercie tout·e·s.
-
[2]
Voir par exemple Robert E. Lucas Jr. (2004).
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[3]
On aurait aimé inclure dans cette comparaison l’adaptation des PCS proposée par Adalberto Cardoso et Edmond Préteceille (2017), mais à cette date aucune version publique du codage de la nomenclature n’a été dévoilée. Nous ne traiterons pas non plus de manière directe les classifications mises en place par des économistes.
-
[4]
Cela ne veut absolument pas dire qu’il n’existait pas d’études mobilisant des informations statistiques, mais, sur l’ensemble des enquêtes réalisées à cette époque, ces études étaient minoritaires et pour la plupart, l’approche quantitative n’était qu’un vague cadrage des problématiques.
-
[5]
L’importance de distinguer une même occupation selon les secteurs d’activité – c’est-à‑dire, ne pas classer dans la même catégorie les mécaniciens qui travaillent dans l’industrie automobile, ceux qui travaillent dans une grande exploitation agricole ou encore ceux qui sont à leur compte – restera centrale et est un des traits distinctifs de la nomenclature qu’il construira postérieurement.
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[6]
D’après l’auteure, « […] par relationnel on comprend le schéma qu’incluent des classes diamétralement opposées, en supposant qu’une classe obtient des bénéfices au détriment des autres » (Scalon, 1999 : 45).
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[7]
Il s’agit du schéma de classes proposé initialement par Erikson et al. (1979) et repris postérieurement dans d’autres publications (Erikson & Goldthorpe, 1992).
-
[8]
C’est-à-dire qu’il faut que les classes sociales soient capables d’expliquer un genre de relation d’exploitation où « le bien-être matériel et le pouvoir économique [d’une classe] dépendent causalement de sa capacité à s’approprier des fruits du travail exploité, ce qui est équivalent au transfert de l’excédent d’une classe à l’autre » (Santos, 2002 : 42).
-
[9]
À titre d’exemple, on souligne souvent que le Brésil est, à la fois, le 5e pays en superficie et en population, la plus grande biodiversité, le 9e PIB mondial et un pays présentant une distribution des revenus parmi les plus inégalitaires au monde (Gini de 0,514), avec presque 10 % de la population en dessous du seuil de pauvreté et un des taux d’homicide les plus élevés de la planète (29,5 pour cent mille habitants). L’année de référence de ces indicateurs est 2015. Pour un aperçu général en français, voir Dominique Vidal (2016).
-
[10]
Nous utilisons les informations statistiques du Sondage national par échantillon de ménages (Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílios, PNAD-IBGE, 2015).
-
[11]
Au Brésil, les écoles privées sont payantes et non subventionnées par l’État, le coût mensuel à la charge des familles pouvant atteindre quelques milliers de reais.
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[12]
C’est-à-dire respectivement 3 228 et 700 dollars américains en parité de pouvoir d’achat (Eurostat-OCDE, 2018, 2012).
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[13]
La comptabilisation du plan d’échantillonnage de l’ensemble des enquêtes mobilisées a exigé l’exclusion des ménages de l’aire rurale de la région nord du pays pour les années 2004-2015. Toutes les valeurs monétaires ont été corrigées par l’Indice national de prix au consommateur (INPC-IBGE) en reais de septembre de 2015.
-
[14]
Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous travaillons au niveau des individus et au niveau des ménages en fonction des problématiques abordées.
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[15]
Voir Le Roux (2014a, b) ; Husson et al. (2016).
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[16]
Voir Le Roux (2014b : 321 sq).
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[17]
En raison des dimensions de cet article, nous ne pouvons malheureusement pas détailler l’analyse de ces deux ACM spécifiques.
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[18]
La description et la distribution de l’ensemble des variables actives et illustratives utilisées sont repris dans l’annexe numérique : Tableaux A3a, A3b, A3c.
-
[19]
Nous avons évalué également les quintiles et les vingtiles des revenus individuels et les résultats restent stables.
-
[20]
On aurait pu voir dans ce résultat un exemple de la doctrine de l’interchangeabilité des indices énoncée par Lazarsfeld (1939, 1959) ou Lazarsfeld &Thielens (1958), cependant – et sans que nous envisagions de traiter en détail ce problème ici – le peu d’attention qu’il accorde aux modalités intermédiaires des indices, l’utilisation d’un langage souvent imprécis et, par conséquent, le niveau de généralité de ces formulations, rendent difficile à saisir les valeurs critiques à partir desquelles deux indices seraient « interchangeables », de sorte que nous avons de forts doutes en ce qui concerne l’apport de cette doctrine. De plus, comme évoqué plus haut, le débat autour de la « nouvelle classe moyenne » montre bien que l’utilisation d’un outil scientifique peut produire des résultats scientifiques et politiques sensiblement différents, en dépit du caractère « raisonnable » du choix des indicateurs retenus pour construire l’« indice ».