CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans le débat public et politique qui peut déteindre sur le débat sociologique, juger si les classes sociales existent est souvent autant un marqueur politique qu’une prise de position scientifique ou descriptive sur le monde. Ainsi, dans Le Raisonnement sociologique, Jean-Claude Passeron (2006 [1992] : 200) reprochait aux sociologues de « trop bien savoir » ce que sont les classes sociales pour des raisons éthiques ou philosophiques, sans que des données empiriques ne puissent changer leurs convictions. Pourtant, le concept de classe sociale, héritier d’une riche tradition, est loin d’avoir été abandonné par la recherche théorique et empirique en sociologie. Il est ainsi travaillé par de nombreuses approches contemporaines se réclamant, entre autres, de Marx, Weber, Durkheim ou Bourdieu (Wright, 2005).

2Ces approches théoriques se traduisent souvent par la construction d’une mesure quantitative, comme chez John Goldthorpe, Erik Olin Wright ou encore Kim A. Weeden et David B. Grusky. Ces classifications produites par les théoriciens de la sociologie se révèlent proches des nomenclatures de groupes socioprofessionnels produites par les instituts de statistique. Ces dernières deviennent même souvent l’outil standard de mesure des classes sociales, quand bien même leurs concepteurs ne les présentent pas explicitement comme tels. De nombreux travaux portant sur les classes sociales en France et en Europe utilisent ainsi la grille des Professions et catégories socioprofessionnelle (PCS) ou la classification socio-économique ESeG comme mesure (Chauvel, 2001 ; Bouffartigue, 2004 ; Amossé & Chardon, 2006 ; Hugrée et al., 2017), et les comparaisons internationales concernant la mobilité sociale reposent sur des correspondances entre le schéma de classes de Goldthorpe et des nomenclatures de groupes professionnels comme les PCS ou ISCO (Breen, 2004).

3L’objectif de ce numéro est de s’intéresser conjointement à ces deux approches : les théories des classes sociales qui se sont traduites par une mesure empirique originale, et les nomenclatures de groupes socioprofessionnels ou socio-économiques le plus souvent produites par les instituts de statistique. Le numéro s’articule autour de trois axes. Le premier est celui de l’intérêt et de la signification du concept de classe sociale et ses méthodes de mesure. Le deuxième porte sur l’utilisation de ces nomenclatures pour décrire la stratification sociale, et notamment l’utilisation de la nouvelle nomenclature européenne des groupes socio-économiques (ESeG). Enfin, le troisième axe concerne les relations entre représentations ordinaires et savantes de l’appartenance à des groupes sociaux.

Intérêt, signification et mesure du concept de classe sociale

4Le numéro s’ouvre sur trois articles abordant la construction, la signification et la validité des nomenclatures de classes sociales. Milan Bouchet-Valat et Cyril Jayet dressent d’abord un état des lieux des théories des classes sociales s’appuyant sur une nomenclature ou classification. Ils distinguent sept grands problèmes que rencontre la construction des nomenclatures de classes sociales et présentent la façon dont les principales approches y répondent. Soulevant une question généralement laissée dans l’implicite, Rémi Sinthon remet en cause la conception selon laquelle il existerait des frontières nettes entre grandes classes sociales. Il montre à partir de données françaises, mesurées au niveau des professions et des ménages, que l’on ne relève aucune rupture claire, à l’exception partielle des travailleurs indépendants. Lucas Page Pereira compare ensuite trois nomenclatures utilisées au Brésil. Ce pays se caractérise par une concurrence entre de nombreuses nomenclatures de classes inspirées par des logiques et des traditions différentes. Si leur pouvoir descriptif est confirmé par rapport au seul revenu, au diplôme, au statut d’emploi ou à la classification officielle des métiers, l’analyse empirique ne parvient pas à départager clairement les trois nomenclatures, qui paraissent d’un pouvoir équivalent.

Les nomenclatures et la stratification sociale européenne

5Les deux articles suivants tirent parti de la nomenclature socioéconomique européenne ESeG pour mettre en œuvre des comparaisons internationales. Fanny Bugeja-Bloch analyse les inégalités entre classes du point de vue du logement dans quatre pays européens relevant de modèles d’État social différents : Danemark, Espagne, France et Royaume-Uni. S’intéressant à la fois au statut d’occupation et au poids du logement dans le budget des ménages, elle montre que si, dans les quatre pays étudiés, les classes populaires sont plus fréquemment locataires et les classes supérieures propriétaires, cet écart est d’ampleur variable et se traduit par des inégalités de coût du logement contrastées selon les contextes nationaux.

6De son côté, Pauline Vallot détaille la manière dont les diplômes du supérieur s’articulent avec la classe en France et en Allemagne. Elle relève que les diplômés du supérieur long occupent des professions plus diverses, et souvent moins valorisées, en France qu’en Allemagne. Ces diplômes marquent outre-Rhin un clivage interne aux classes supérieures, les professions d’encadrement étant bien moins fréquemment diplômées du supérieur long que les professions intellectuelles supérieures. À l’inverse, les cadres français ont de leur côté construit leur légitimité en tant que groupe sur un haut niveau d’éducation, atténuant la frontière avec les fractions à fort capital culturel.

7Enfin, Chloé Alexandre, Frédéric Gonthier et Tristan Guerra proposent une autre approche pour caractériser les classes sociales : ils recourent à une analyse en classes latentes permettant d’identifier plusieurs fractions au sein des classes populaires à partir d’indicateurs multidimensionnels de capitaux, et mesurent l’effet d’avoir des parents ou un conjoint employé ou ouvrier et de se sentir appartenir aux classes populaires. Ils reviennent sur la question de la détermination du vote par l’appartenance de classe, qui fait de longue date l’objet de vifs débats, et examinent plus particulièrement les déterminants du populisme.

Classes sociales et représentations sociales

8Les deux derniers articles du numéro s’intéressent aux représentations des classes sociales. Ces articles étudient ainsi les catégorisations ordinaires du monde social à partir de jeux demandant aux enquêtés de classer des métiers, prolongeant un courant de recherches inauguré par Luc Boltanski et Laurent Thévenot à l’occasion de la refonte des PCS, et repris par plusieurs recherches récentes. L’article de Cédric Hugrée et Laure de Verdalle analyse la manière dont les enquêtés nomment les regroupements de professions qu’ils ont constitués, ce qui permet d’accéder aux représentations des groupes sociaux et d’évaluer si la logique de classes est mise en avant ou au contraire euphémisée.

9Thomas Amossé et Étienne Penissat présentent les résultats de l’enquête « Catégorisations et connaissances ordinaires de la société » (2014) concernant un exercice dans lequel les joueurs doivent classer des professions dans deux paquets distincts et expliciter les critères qu’ils ont mobilisés pour ce faire. Il apparaît que si les clivages classiques persistent, la lecture hiérarchique est plus souvent mobilisée pour distinguer parmi les professions du « haut » et par les individus appartenant à ce groupe.

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11On le voit, derrière la diversité des questions abordées, ce numéro thématique illustre la vivacité des recherches sur les classes sociales. On pourra cependant regretter l’absence de contribution creusant véritablement la question des interactions entre classe, genre et ethnicité, aucune proposition n’ayant mobilisé l’approche intersectionnelle, qui est pourtant un champ de recherches actif. Un autre manque est l’absence de contribution méthodologique sur les processus de codage ou de positionnement des individus dans les nomenclatures, problème important de toute approche des classes sociales reposant sur une mesure. C’est sans doute là un enjeu important de la recherche à venir en sociologie quantitative : associer de manière plus étroite l’élaboration des concepts théoriques et la construction d’outils de mesure rigoureux et robustes d’une enquête à l’autre.

  • Références bibliographiques

    • En ligneAmossé T., Chardon O., 2006, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et statistique, no393-394, p. 203-229.
    • Bouffartigue P. (dir.), 2004, Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, Paris, La Dispute.
    • En ligneBreen R. (dir.), 2004, Social Mobility in Europe, Oxford, Oxford University Press.
    • En ligneChauvel L., 2001, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, vol. 4, no 79, p. 315-359.
    • Hugrée C., Penissat É., Spire A., 2017, Les Classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le Vieux Continent, Marseille, Agone.
    • Passeron J.‑Cl., 2006 [1992], Le Raisonnement sociologique, Paris, Albin Michel.
    • Wright E. O. (dir.), 2005, Approaches to Class Analysis, Cambridge, Cambridge University Press.
Milan Bouchet-Valat
Institut national d’études démographiques (Ined)
Laboratoire de sociologie quantitative (CREST-LSQ)
est chargé de recherche à l’Ined et chercheur associé au Laboratoire de sociologie quantitative (CREST-LSQ). Ses recherches portent sur les inégalités de classes et de genre, à l’intersection entre sociologie de la stratification et de la famille, et en particulier sur le choix du conjoint et l’homogamie. Il a récemment publié « Hypergamie et célibat selon le statut social en France depuis 1969 : une convergence entre femmes et hommes ? » (Revue de l’OFCE, no 160, 2018) et participe au groupe de travail du Cnis pour la rénovation de la nomenclature des PCS.
Cyril Jayet
Sorbonne Université
CNRS (GEMASS)
est maître de conférences en sociologie à Sorbonne Université et membre du laboratoire GEMASS (Sorbonne Université/CNRS). Ses travaux portent sur les attitudes politiques, la stratification sociale et l’application des méthodes quantitatives en sciences sociales. Sur ces sujets, il a publié notamment « The ethnic-civic dichotomy and the explanation of national self-understanding » (Archives européennes de sociologie, vol. 53, no 1, 2012) ; ainsi que « Les catégorisations ordinaires de l’espace social français. Une analyse à partir d’un jeu de cartes » avec J. Deauvieau, É. Penissat et C. Brousse (RFS, vol. 55, no 3, 2014).
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/09/2019
https://doi.org/10.3917/anso.192.0305
Pour citer cet article
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