CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Notre projet est de faire reconnaître la place, sous-estimée par la mémoire sociologique collective, de Jean-Daniel Reynaud, professeur et expert, à l’époque où la sociologie prenait vraiment son essor en France. Jean-Daniel Reynaud, né en 1926 dans une famille de tradition calviniste, a vécu son adolescence à Grenoble. Il est admis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1945, la même année qu’Alain Touraine. Il est agrégé de philosophie en 1950, Touraine est agrégé d’histoire, et tous deux sont déjà aux yeux de Georges Friedmann (1902-1977) ses futurs continuateurs pour le développement en France de la sociologie du travail. Lorsque Georges Friedman décide d’abandonner la chaire de sociologie du travail créée pour lui au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) pour se consacrer davantage avec Edgar Morin au nouveau Centre d’études des communications de masse, Jean-Daniel Reynaud est appelé à sa chaire au CNAM en 1959. Entre-temps il a été quelques années chercheur CNRS, affecté à l’Institut des sciences sociales du travail de la faculté de Droit et, brièvement chargé d’enseignement à la faculté des Lettres et sciences humaines de Lyon.

2Au début de l’année 1962, je suis un jeune professeur de philosophie enseignant au lycée. Souhaitant devenir sociologue, je vais suivre quelques séminaires et j’entends, à plusieurs reprises, des témoignages de reconnaissance à J.-D. Reynaud : meilleur lecteur de manuscrits, généreux de son temps et de ses conseils, pilier déjà de la Revue française de sociologie alors qu’il est encore, à Sociologie du travail, le plus impliqué du quarteron fondateur. Raymond Aron, approuvant mon souci d’un apprentissage empirique, me dit d’aller voir Georges Friedmann, lequel me reçoit le surlendemain « entre anciens normaliens » et m’offre le choix entre Touraine, Reynaud et Crozier. Il commente mais me pousse à choisir Crozier qui est en train de monter une petite équipe, rattachée au Centre de sociologie européenne. Celui-ci vient d’être créé par Aron à la demande de la Fondation Ford  ; les premiers membres sont Pierre Bourdieu et Éric de Dampierre qui vient de lancer avec Crozier, Ralf Dahrendorf, Tom Bottomore et Ernest Gellner Archives européennes de sociologie, revue trilingue dirigée par Aron, jusqu’à sa mort, fin 1983. Comme on sait, les trois revues AES/EJS, RFS et ST sont apparues à quelques mois de distance. Michel Crozier m’accepte et m’envoie me présenter à A. Touraine et à J.-D. Reynaud.

3À la fin de l’été 1963, je remets à Sociologie du travail mon premier article cosigné avec Michel Crozier. Jean-Daniel Reynaud, qui dirige le numéro à paraître consacré à des questions de formation, me fait venir chez lui et m’expose quelques règles de base pour composer un article de revue : avoir une idée nette du message et ne pas vouloir raconter les enquêtes, appuyer si possible les points forts par un exemple, mais éviter la facilité du narratif pour lui-même, savoir que respecter la parole de l’interviewé ou les chiffres sortis d’un tableau croisé ne dit rien de l’usage à en faire sociologiquement.

4Reynaud, président en 1965 de la Société française de sociologie, et Henri Mendras, secrétaire général, organisent à Royaumont un grand colloque sur l’état et les perspectives de la société française. Un livre collectif [1], normalement inégal, en rend compte et peut, sans ennui, être relu aujourd’hui, ayant pris une valeur historique. Si personne n’y pressent la possibilité d’un fort mouvement étudiant, moins encore de la crise générale qui aura lieu trois ans plus tard, le besoin de changements profonds dans l’exercice du pouvoir tant dans les entreprises que dans les administrations publiques est en revanche presque omniprésent dans les diverses contributions. La montée des experts nourrit des jugements contrastés sur la technocratie et sur sa propension à appauvrir le débat démocratique par l’imposition d’un supposé « one best way ».

5Début 1965, L’Express avait annoncé la candidature possible pour l’élection présidentielle d’un Monsieur X. On apprendra assez vite qu’il s’agit de Gaston Defferre. Le comité de campagne est organisé par Olivier Chevrillon, maître des requêtes au Conseil d’État en disponibilité, qui demande à J.-D. Reynaud d’être rapporteur d’un groupe de travail sur les relations professionnelles et la démocratie sociale. Comme j’étais alors en charge d’un contrat de recherche sur le fonctionnement des organisations patronales de branche, il me demande d’y participer. Les réunions ont lieu dans un appartement de la place de l’Opéra. Le groupe est censé être présidé par François Mitterrand, qui n’apparaît pas. Jean-Daniel Reynaud y expose sa lecture de l’évolution des négociations entre syndicats de salariés, fédérations patronales et Conseil national du patronat français (CNPF)  ; il insiste sur l’importance de l’accord paritaire de 1959 qui portait la création de l’UNEDIC et des ASSEDIC et propose de mettre dans le programme la mensualisation du salaire ouvrier à partir de négociations au niveau des branches. Le groupe est unanime et ajoute la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, que le Parlement votera dès août 1968. À ma surprise – j’étais encore naïf –, F. Mitterrand qui vient à la réunion de présentation du rapport rédigé presque entièrement par J.-D. Reynaud, ne dit rien du fond mais demande si nous avons l’approbation de Charles Hernu et d’André Chandernagor, que nous n’avions ni sollicités ni informés.

6Trois semaines plus tard, nous apprenons l’échec, sur la question de la laïcité, des négociations en cours avec les centristes catholiques, Jacques Duhamel et Joseph Fontanet. Le club Jean Moulin où le politologue Georges Lavau, Michel Crozier, l’éditorialiste Georges Suffert s’étaient beaucoup dépensés pour la cause ne s’en remettra pas, mais Jean-Daniel Reynaud, lui, n’aura pas travaillé pour rien. En avril 1969, la mensualisation fait partie des annonces de campagne de Georges Pompidou et, à l’automne, le Premier ministre Chaban-Delmas donne mission à quatre Sages, dont J.-D. Reynaud, de rédiger un rapport préalable qui sera présenté en Conseil des ministres au printemps 1970. À l’été, le gouvernement invite les partenaires sociaux à ouvrir les négociations. Le délai est court. Reynaud se fait seconder par un jeune sociologue trop tôt disparu : Jean Bunel qui publiera, en 1973, une analyse sociologique du processus, préfacée par J.-D. Reynaud [2]. Il y apparaît que les confédérations syndicales, qui n’avaient pas la mensualisation dans leurs priorités, se sont engagées dans cette négociation lancée par l’État avec beaucoup de prudence, pour plusieurs raisons dont la remise en cause de la hiérarchisation des emplois et des salaires, la disparition de la coupure entre ouvriers et employés.

7En 1969, Reynaud donne une existence formelle de laboratoire CNAM-CNRS au groupe de chercheurs qui gravite autour de lui et dont plusieurs vont se faire un nom : ce sera le Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise) d’où il aura dirigé personnellement une quinzaine de thèses.

8En 1971, Henri Mendras reprend et veut conjoindre deux idées, plus ou moins admises chez les sociologues : besoin d’une formation technique allant plus loin que la licence et nécessité de faire connaître, chez les professionnels de l’aide à la décision, quelques apports de la sociologie. La première idée avait connu pendant quelques temps, à partir de 1962, un essai de mise en œuvre dans le giron de l’EPHE section VI, laquelle, trouvant sans doute insuffisant son succès réel mais modeste, y a mis fin en 1967. La seconde, chère à Michel Crozier et portée par Alain Touraine, avait failli donner lieu, juste avant mai 1968 à une création d’un fonds aux missions multiples grâce à la Fondation Royaumont mais le projet avait été balayé par les évènements du printemps. Deux ans plus tard, Henri Mendras reprend l’idée et s’en ouvre d’abord à J.-D. Reynaud et Michel Crozier, lequel saisit Jacques Delors, encore chef de service des questions sociales au Commissariat au Plan. Un financement pour le lancement est obtenu sur une ligne dédiée à la formation permanente. C’est ainsi qu’est créée en 1973, l’Association pour le développement des sciences sociales appliquées (ADSSA). Une présidence annuelle tournante entre Crozier, Mendras et Reynaud est prévue et fonctionnera les premières années. Le bureau comprend deux non universitaires : Alain de Vulpian qui dirige un institut de communication et Guy Lajoinie, consultant qui travaille notamment pour la CGT.

9Deux programmes très différenciés sont montés. Le cycle dit « long », d’une année universitaire, préfigure ce qui deviendra effectivement un DEA à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. Les enseignements très complémentaires de Crozier et Reynaud assurent une dominante de sociologie des organisations, de la négociation et de l’apprentissage collectif. Les étudiants doivent faire une rapide enquête de terrain et en tirer un mémoire présenté devant un jury composé des trois présidents plus moi [3]. Sous contrainte forte de temps, la majorité de ces travaux étaient de très bon niveau. Ces soutenances qui, entre 1974 et 1979, étaient regroupées sur deux journées de début juillet sont parmi mes meilleurs souvenirs professionnels. Dans leurs échanges, Reynaud affirmait volontiers une dette envers Crozier, relevant l’indétermination pour tous les acteurs des enjeux et des objectifs effectivement négociables, individuellement ou collectivement. Crozier nuançait toujours en revenant à l’importance des marginaux sécants.

10Le cycle court, payant, s’adresse à des cadres tant du secteur public que des entreprises, désireux d’acquérir des repères conceptuels et techniques pour comprendre et éventuellement intervenir en milieu professionnel. Renaud Sainsaulieu y expérimente ce qui fera le succès de son DESS à l’IEP. Les financements « Delors » ne seront, au bout de cinq ans, plus renouvelés, et Crozier décidera de se tourner vers l’IEP qui accepte de prendre la relève. Avant de dissoudre l’ADSSA, Mendras organise un colloque fermé réunissant les membres actifs de l’aventure plus quelques collègues amis : un livre en est sorti dont le titre, La Sagesse et le désordre[4], est un clin d’œil à l’ouvrage de Georges Friedmann, La Puissance et la sagesse[5].

11Après 1980, n’ayant plus eu d’interactions professionnelles avec J.-D. Reynaud, mon témoignage doit s’arrêter pour laisser place à un survol de son œuvre majeure Les Règles du jeu[6]. Depuis longtemps, Reynaud était reconnu pour ses travaux sur les syndicats et les relations professionnelles. Il avait déjà montré que les enjeux véritables d’une confrontation sont masqués au départ par les postures affichées par les partenaires ou adversaires et ne commencent à se préciser qu’après frottements et compromis sur le domaine concerné, ses limites, une fois les procédures de travail ou d’expertise [7] acceptées par tous. À tous ceux qui en doutent, l’importance d’avoir à s’accorder sur les procédures est clairement assénée  ; pour autant Jean-Daniel Reynaud ne se sentira jamais un proche de Jürgen Habermas.

12La construction, très ambitieuse, présentée dans Les Règles du jeu est, à l’évidence, tributaire des observations contrôlées et des conclusions qui en avaient été tirées. À partir des trois de concepts (règle, conflit, négociation), le livre propose les lignes directrices d’une théorie générale de l’action collective embrassant bien au-delà des organisations, mais il ne recueille nullement des recettes passe-partout. Il faut des règles pour qu’il y ait société, échanges, alliances, et que des conflits puissent être résolus souvent, sans violence. Les Tables de la Loi ne suffisent pas et les règles les plus universelles ne sont pas immuables. Il suffit de songer aux représentations que nous, européens, avons aujourd’hui de l’égalité entre tous les humains, entre hommes et femmes, de l’équité des échelles de salaire. Dès que l’on descend vers des situations concrètement vécues, bien d’autres règles spécifiques vont être nécessaires. S’abstenir d’invoquer la descente dans les consciences individuelles de valeurs transcendantes est une prescription de méthode pour le sociologue qui exhibe comment un ensemble de règles, jamais rationnel et toujours en défaut de cohérence, va permettre à un collectif de se positionner et d’agir collectivement.

13Deux catégories de règles se distinguent : règles de contrôle (du haut vers le bas) et règles d’autonomie (résultant de la résilience du bas). L’inégalité des ressources de pouvoir ne peut pas être niée, mais, et c’est un point fondamental de convergence avec Crozier, les subordonnés, les faibles, ont toujours, potentiellement, des ressources et les mettent en œuvre si le pouvoir de l’État, du patronat et des experts cherche par trop à passer en force. Les sociologues des organisations échappent difficilement au choix délicat entre incliner du côté des contraintes du système, des comportements d’adaptation, voire de jeu avec les règles, ou, au contraire, du côté de l’acteur social et de sa capacité d’innovation. En insistant, avec de sérieux éléments empiriques d’appui, sur la relation entre situation et échange pour parvenir à un accord sur les règles, Reynaud entend situer l’analyse sur la crête. En perspective internationale, la proximité avec la théorisation du collective bargaining d’Allan Flanders est réelle, l’éloignement d’avec la formalisation des relations industrielles de John Dunlop plus nette que dans ses premiers ouvrages.

14Plus important encore, les études sur la négociation conduisent à écarter toute référence à une notion d’équilibre restauré ou à créer. Dès lors, on ne s’étonnera pas non plus de la mise à distance critique de l’emprise fonctionnaliste inspirée de Talcott Parsons. Celle-ci, qui avait dominé les décennies 1950 et 1960, était encore loin d’être totalement abandonnée [8]. La notion de régulation sociale conjointe développée dans les derniers chapitres met en évidence comment l’augmentation du nombre des règles peut, à l’échelle d’un État-nation, générer à la fois des espaces de liberté et des conflits ou impasses.

15Les économistes français en opposition au mainstream néoclassique, tels Olivier Favereau, François Eymard-Duvernay et André Orléan, n’ont pas manqué de reconnaître l’originalité et l’intérêt d’une œuvre qui les invite à réfléchir dans les termes d’une régulation conjointement économique et sociale. Cependant, Reynaud ne fournit pas de théorie générale des règles et ne la croit pas possible, ce qui génère frustrations chez les chercheurs qui souhaiteraient disposer d’un appui théorique général. Ces économistes ont bien vu que les sociétés fonctionnent sans cohérence forte des règles, que les postulats de rationalité de l’action sont à abandonner, même s’il est assuré que les règles se maintiennent par des intérêts partagés, et que l’équilibre est un mauvais fantasme.

16Le gros livre collectif [9], bon et très bien organisé, publié en 2003 sous la direction de Gilbert de Terssac contient dans chacune de ses cinq parties, une mise au point de Reynaud lui-même. La dernière prend la forme d’une réflexion sur la situation vécue de l’universitaire appelé comme expert auprès d’un décideur public ou du pouvoir exécutif. Le professeur ne peut pas se réfugier dans le respect de la liberté de l’étudiant, il doit formuler un conseil, voire une ligne de marche, et donc violer la frontière entre le savant et le politique.

Notes

  • [1]
    J.-D. Reynaud et al., Tendances et volontés de la société française. Études sociologiques publiées sous la direction de Jean-Daniel Reynaud, éd. préfacée par Raymond Aron, Paris, SEDEIS/Futuribles, 1966.
  • [2]
    J. Bunel, La Mensualisation, une réforme tranquille, Paris, Éditions Économie et humanisme, 1973.
  • [3]
    Je suis alors trésorier de l’association et intervenant régulier dans le cycle long.
  • [4]
    H. Mendras (dir.), La Sagesse et le désordre. France 1980, Paris, Gallimard, 1980.
  • [5]
    G. Friedmann, La Puissance et la sagesse, Paris, Gallimard, 1971.
  • [6]
    J.-D. Reynaud, Les Règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989. Chacun aura vu dans ce titre le clin d’œil au film de Jean Renoir.
  • [7]
    J.-D. Reynaud, Les Syndicats en France, Paris, Le Seuil 1963 ; G. Adam, J.-D. Reynaud, J.-M. Verdier, La Négociation collective en France, Paris, Éditions Économie et Humanisme/Éditions ouvrières, 1972 ; J.-D. Reynaud, Sociologie des conflitsdu travail, Paris, PUF, 1982.
  • [8]
    Y compris chez des sociologues affirmant leur hostilité à la sociologie américaine en bloc.
  • [9]
    G. De Terssac (dir.), La Théorie de la régulation sociale de J.-D. Reynaud. Débats et prolongements, Paris, La Découverte, 2003.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/09/2019
https://doi.org/10.3917/anso.192.0295
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