CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Année sociologique, revue historique et emblématique fondée par Émile Durkheim, a fait l’objet de différentes études (Besnard, 1979 ; Clark, 1968 ; Fournier, 1994b ; Kando, 1976 ; Maunier, 1927 ; Mauss, 1969a ; Mergy, 2004), portant soit plus particulièrement sur la Première série (1898-1913), la Nouvelle série (1925-1927) ou sur les Annales sociologiques (1934-1942), soit sur l’ensemble de ces séries, mais bien peu ont traité plus spécifiquement de la Troisième série.

2Après l’arrêt des Annales sociologiques en 1942, la revue reparaît en 1949 sous son nom original, L’Année sociologique, dite Troisième série, dans un contexte de pénurie éditoriale pour les sociologues et de refondation de la discipline. Si « les circonstances paraissent propices à une résurrection de L’Année », l’avant-propos du premier tome traduit bien le défi face auquel se trouvaient les sociologues au lendemain de la Seconde Guerre mondiale :

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La nouvelle équipe qui s’est attachée à ce travail s’est inspirée du souvenir de ses devanciers et demeure fidèle à leur méthode, sans que ce culte l’empêche en quoi que ce soit d’apporter à l’œuvre nouvelle toutes les innovations et adaptations nécessaires (L’Année sociologique, 1949 : IX).

4Aussi nous nous demanderons quel rôle a joué la reparution de L’Année, symbole du durkheimisme, dans la refondation de la sociologie après-guerre. Quelle place a-t-elle fait au fondateur et à son école, alors que dans le même temps les sociologues cherchèrent à s’en détacher, voire à rompre avec Durkheim (Blondiaux, 1991) ? Comment s’est-elle adaptée aux changements de la discipline, face à l’influence de la sociologie américaine, considérée plus moderne et plus empirique que la sociologie durkheimienne ?

5Nous nous proposons de revenir sur le contexte de cette résurrection où la nouvelle politique de la recherche favorisa les sciences sociales par des créations institutionnelles, sous le patronage des héritiers de Durkheim, et où Georges Gurvitch s’imposa comme le patron incontesté de la discipline. Nous examinerons ensuite ses caractéristiques, en particulier le paratexte rappelant la tradition durkheimienne, les (nouveaux) collaborateurs, ainsi que les rubriques ou « divisions de la sociologie » conduisant la revue à osciller entre continuité et renouvellement. Enfin, nous montrerons à travers les notices mémorielles et les comptes-rendus analytiques que les sociologues se situèrent entre l’anamnèse et la distanciation par rapport à l’héritage durkheimien.

Le contexte de la « résurrection »

6La « résurrection » de L’Année sociologique en 1949 doit en effet beaucoup à G. Gurvitch, qui s’imposa rapidement à la tête de la sociologie française, mais aussi au contexte politique de l’après-guerre qui favorisa la fondation de plusieurs institutions liées aux sciences sociales, actives jusqu'à aujourd’hui. Pourtant, le monde de la sociologie demeure encore un microcosme au sein duquel les « héritiers » de l’École durkheimienne exercent un patronage bienveillant sur le développement de la sociologie.

Georges Gurvitch, « patron » incontesté de la sociologie française

7Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le développement institutionnel de la sociologie s’est d’abord réalisé sur le segment de la recherche et autour de la figure centrale de Gurvitch, devenu le patron incontesté de la discipline.

8Réfugié aux États-Unis pendant la guerre, Gurvitch avait bénéficié d’une bourse Rockefeller et d’un poste temporaire de deux ans à la New School for Social Research (NSSR) à New York (Loyer, 2005). Là, il participa à la fondation de l’École libre des hautes études, au sein de laquelle il dirigea l’Institut de sociologie. Malgré tous ses efforts et ses relations, il n’avait cependant pas réussi à obtenir un poste de titulaire dans une université américaine qui aurait mis fin à son statut d’exilé (Guth, 2019). La libération de la France en 1944 lui permit de revenir dans sa seconde patrie, après la Russie, et, promu professeur, de reprendre son poste à l’université de Strasbourg [1].

9Âgé alors de cinquante ans, il joua un rôle prépondérant pour la sociologie française en devenant un entrepreneur hyperactif. Il fonda en janvier 1946 le Centre d’études sociologiques (CES), premier laboratoire du CNRS en sociologie où se formèrent les sociologues des années 1950 et 1960 (Vannier, 1999). Premier directeur du CES jusqu’en 1949, il mit notamment en place, sous la conduite d’Yvonne Halbwachs, une bibliothèque constituée dans un premier temps de quelques dons [2] et d’ouvrages qu’il avait ramenés des États-Unis [3]. La même année, en 1946, il lança la revue Les Cahiers internationaux de sociologie[4]. Nommé en 1948 à la Sorbonne, sur la chaire d’Albert Bayet, il poursuivit ses réalisations éditoriales en œuvrant pour la reparution de L’Année sociologique en 1949 et en fondant aux Presses universitaires de France, en 1950, la collection « Bibliothèque de sociologie contemporaine » qu’il dirigea jusqu’à sa mort.

10Jusqu’au milieu des années 1950, le développement de la sociologie sur le versant de l’enseignement universitaire étant à l’arrêt avec toujours seulement quatre chaires [5], Gurvitch bénéficiait d’une quasi-absence de concurrence. Il était le seul avec Georges Davy à pouvoir encadrer des thèses de sociologie et donc à contrôler la formation et le recrutement des futurs sociologues. Avec Jean Stoetzel et Raymond Aron, nommés à leur tour à la Sorbonne en 1955, il élabora la licence de sociologie qui marqua, en 1958, le début du déploiement de la discipline à l’Université.

11Ses activités et ses réalisations posèrent incontestablement les bases institutionnelles de la refondation de la sociologie française de l’après-guerre. Mais il voulut également la protéger de l’influence grandissante de la sociologie américaine qui, selon lui, faisait peser sur elle un grand danger (Gurvitch, 1959). Pour cela, il créa en 1958, avec le sociologue belge Henri Janne, l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) et offrit à la sociologie française un espace international exceptionnel (Vannier, 2017).

12Néanmoins, si Gurvitch [6] contribua notablement au développement de la sociologie, c’est aussi parce que le contexte politique était favorable aux sciences humaines et sociales. En effet, dans le cadre de la reconstruction de la France, se mit en place une politique de la recherche volontariste.

Des institutions au service du redressement de la France

13Dès la Libération de Paris en août 1944, Frédéric Joliot-Curie [7], prix Nobel de chimie, est nommé à la direction du CNRS, créé éphémèrement en 1939, pour réorganiser l’ensemble de la recherche française. Il établit un plan général de la recherche dont une des missions est de favoriser les secteurs scientifiques peu développés jusque-là comme la chimie-physique, l’hydro-biologie, la génétique, la sociologie, etc. (Picard, 1990).

14Le thème du retard français dans le domaine des sciences humaines et sociales était ancien et récurrent, soit par rapport aux sciences physiques et naturelles, soit par rapport aux autres pays, l’Allemagne avant-guerre, les États-Unis après 1945 (Drouard, 1982 ; Polin, 1946 ; Stoetzel, 1946). Mais au lendemain de la Libération, il est enfin pris en compte et s’appuie sur la conviction que les sciences humaines et sociales peuvent accompagner le développement économique et social de la France.

15Ainsi, parallèlement à la création du CES [8] en 1946, quatre institutions relevant des sciences humaines et sociales furent fondées dans les toutes premières années qui suivirent la Libération.

16L’Institut national d’études démographiques (INED), créé dès octobre 1945, succédant à la Fondation française pour l’étude des problèmes humains ou fondation Carrel, et dirigée par Alfred Sauvy, réunit des spécialistes de diverses disciplines : mathématiciens, statisticiens, économistes, biologistes, historiens et aussi sociologues. Chargé d’« étudier les problèmes de population sous tous ses aspects » et d’assurer « la diffusion des connaissances démographiques » auprès des pouvoirs publics et de l’opinion (Girard, 1986 : 74), il lança en 1946 la revue trimestrielle Population et publia dès la même année des Cahiers de travaux et documents.

17L’Institut d’études politiques [9] (IEP), fut créé également en octobre 1945 afin de réorganiser la fonction publique, avec pour mission d’enseigner les sciences politiques, économiques et sociales et de préparer aux grands concours administratifs dont celui de l’École nationale d’administration.

18En avril 1946, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) prit la suite du Service national des statistiques créé en 1941, afin d’élaborer des études, notamment en matière de conjoncture économique, et de diffuser des statistiques françaises et diverses enquêtes dans sa revue Études et conjoncture.

19La VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE), dite de sciences économiques et sociales, longtemps réclamée, ouvrit enfin en novembre 1947 présidée par Lucien Febvre (Mazon, 1988). Si les historiens de l’équipe des Annales[10], Charles Morazé, Lucien Febvre et Fernand Braudel, sont à l’origine de la VIe section, les sociologues y sont associés dès le début en animant des séminaires axés sur la recherche. Dans le programme de 1948, Gurvitch abordait ainsi les systèmes moraux dans les institutions, Georges Friedmann traitait du machinisme et de la psychologie dans les activités économiques et Gabriel Le Bras se réservait la question du christianisme sous l’angle des civilisations (Revel & Wachter, 1996 : 17-20) [11].

20Les sociologues entretiendront des liens réguliers avec ces différentes institutions. Plusieurs d’entre eux par exemple donneront des cours à l’IEP ou animeront des séminaires à la VIe section de l’EPHE [12].

Le patronage des « héritiers » de Durkheim

21Après 1945, le monde de la sociologie s’apparente en fait davantage à un microcosme dans lequel les survivants [13] de l’École durkheimienne côtoient et soutiennent la génération montante dans les différentes instances de ces nouvelles institutions.

22Ils siègent notamment au comité de direction du CES, aux côtés de Gurvitch : Albert Bayet, Georges Bourgin [14], Georges Davy, Henri Lévy-Bruhl, Georges Lutfalla [15] et bien sûr Marcel Mauss – tous anciens collaborateurs des Annales sociologiques[16]. Aussi, la Troisième série de L’Année sociologique a-t-elle été préparée au CES sans qu’il existe pour autant un lien organique officiel (Tréanton, 1991).

23Cependant, le quartier général se situe plutôt à l’Institut français de sociologie (IFS), société savante fondée en 1924 « en vue de permettre à L’Année sociologique de recevoir des subventions de la Fédération des sociétés scientifiques » (Heilbron, 1983 : 10) et dont Mauss fut le premier président (1924-1927). Réservée aux durkheimiens, elle comptait parmi ses membres des sociologues, mais aussi des historiens, psychologues, ethnologues, linguistes, juristes, économistes, politologues, et était bien évidemment pilotée par les collaborateurs de L’Année puis des Annales.

24Interrompues en 1940, ses activités reprirent en 1945 sous la présidence de G. Bourgin, toujours sous forme de séances – entre 4 et 7 séances par an en moyenne (Heilbron, 1983 : 11) – donnant lieu à des communications [17]. La présidence resta tenue par les héritiers de Durkheim et collaborateurs de L’Année ou des Annales : Henri Lévy-Bruhl (1946-1948), Georges Davy (1948-1950), Louis Gernet (1950-1952), Maurice Leenhardt (1952-1953), puis Georges Gurvitch (1953-1955) présidèrent à leur tour l’IFS [18].

25Société savante sans grand dynamisme – les séances restant peu fréquentées – ou club de durkheimiens au recrutement sélectif, l’IFS recensait 85 membres élus en 1946, mais 200 en 1961 (Heilbron, 1983). Il est certes difficile d’évaluer son influence sur le développement de la sociologie après la Seconde Guerre mondiale [19], il représente néanmoins un lieu d’intégration, un réseau au symbole fort auquel il semble important d’appartenir.

26Dès la reprise de l’IFS, la reparution de L’Année sociologique semble être un des principaux objectifs des « héritiers » ; un appel pour les adhésions à la revue fut même préparé dès 1947 (Heilbron, 1983).

27Il est vrai que malgré les efforts de Gurvitch et la création des Cahiers internationaux de sociologie[20] dont le premier numéro sortit au second semestre 1946, la pénurie éditoriale était encore tangible. Les premières revues créées au lendemain de la Libération, telles Population, Études et conjoncture ou Critique, accordèrent peu de place aux quelques sociologues recrutés au CES [21] qui publièrent alors dans des revues littéraires, philosophiques ou politiques [22].

28Ainsi, se situant bien avant la profusion de revues sociologiques spécialisées [23] et à un moment où les besoins en supports de publication sont avérés, la reparution de L’Année sociologique en 1949 concrétise la détermination des héritiers de l’École durkheimienne, devenus les parrains des nouvelles initiatives de la discipline.

La Troisième série : entre continuité et renouvellement

29La Troisième série conservera certaines des spécificités de la revue historique dont l’esprit et le format lui confèrent notamment une originalité et un intérêt particulier, tout en tenant compte des besoins nouveaux dans le contexte de refondation de la sociologie après 1945. Entre continuité et renouvellement, il s’agira avant tout de rappeler la tradition durkheimienne, de la faire revivre en quelque sorte, tout en recrutant de nouveaux collaborateurs et en faisant évoluer les « divisions et proportions de la sociologie » ou rubriques de la revue.

Le paratexte, un rappel de la tradition durkheimienne

30L’Année sociologique reste en effet une revue à part dans le paysage éditorial de la discipline. Créée par Durkheim, elle a bien sûr une dimension symbolique très forte pour la sociologie française et au-delà. Elle correspond à une époque particulière où il s’agissait de fonder la discipline en recrutant des correspondants en France et à l’étranger pour rendre compte des travaux de portée sociologique.

31En 1949, dans le contexte de la reconstruction de la sociologie, l’objectif est de rappeler la tradition durkheimienne, « de maintenir aux études sociologiques françaises un caractère de science pure par opposition aux études américaines trop exclusivement orientées vers les applications pratiques » (Heilbron, 1983). Ces dernières auront, il est vrai, un certain succès notamment auprès des nouveaux chercheurs du CES.

32Aussi, après la Nouvelle série (1925-1927) [24], restée inachevée (Maunier, 1927 ; Mauss, 1969b et 1997 ; Mergy, 2004), et la fin des Annales sociologiques en 1942, la Troisième série reprend le nom d’origine. Si les titres précédents correspondaient chacun à leur temps [25], le retour au titre d’origine est plus que symbolique : il traduit une volonté de revenir aux sources pour mieux rappeler la tradition durkheimienne, soulignée par la mention « Fondateur : Émile Durkheim ».

33Le retour au nom d’origine s’accompagne également d’un retour à la formule initiale du volume unique, à la différence des Annales qui étaient composées de quatre fascicules séparés, et à parution annuelle. Même la structure initiale – très inspirée de celle de L’Année psychologique d’Alfred Binet (Besnard, 1979 : 10) –, constituée d’une première partie de Mémoires originaux [26] et d’une seconde partie de comptes-rendus analytiques organisés selon les spécialisations de la sociologie, est conservée, aboutissant à un volume dense avoisinant les 500 pages. Seul le tout premier numéro de 1949, constitué de deux tomes pour couvrir la période de 1940-1948, approche les 900 pages [27].

34Publiée avec le concours du CNRS, l’édition est confiée à nouveau aux Presses universitaires de France, déjà éditrices des Annales, qui avaient fusionné vers la fin des années 1930 avec Félix Alcan, l’éditeur des séries précédentes. Des Annales, la Troisième série reprendra également l’aspect de la couverture au ton gris-vert [28].

35Ainsi, L’Année sociologique Troisième série s’inscrit bien dans la continuité de la revue historique, en reprenant le nom, la périodicité, le format, la structure, bref les éléments concrets du paratexte [29] qui permettent de l’identifier et de la relier immédiatement à l’œuvre de Durkheim.

36Néanmoins, une part de renouvellement sera indispensable, ne serait-ce que dans le recrutement des collaborateurs de L’Année, ceux qui vont rendre compte de la production sociologique internationale.

Les (nouveaux) collaborateurs

37À cet effet, le comité de direction de la Troisième série s’étoffa un peu par rapport à celui des Annales sociologiques[30] : il est désormais composé de neuf membres (Bayet, Bourgin, Davy, Gurvitch, Le Bras, Leenhardt, Lutfalla, Lévy-Bruhl et Mauss) – les mêmes qui siègent au comité de direction du CES – plus le secrétaire général (Georges Duveau) et le secrétaire adjoint (Alex Flèche). Il resta plutôt stable tout au long des années 1950, avec seulement des changements graduels et deux nouveaux entrants. Au décès de Mauss en 1950, G. Duveau le remplaça au sein du comité et confia le secrétariat général à Louis Gernet (à partir du tome III). André Davidovitch, recruté un an plus tôt au CES, occupa l’année suivante le poste de secrétaire adjoint à la place d’A. Flèche [31] (à partir du tome IV). Par contre, M. Leenhardt, décédé en 1954, ne fut pas remplacé, et à partir du tome VI, le comité fonctionna avec les dix mêmes membres jusqu’au volume 10.

38À partir de cette date, s’opéra un plus grand renouvellement des membres du comité pour faire face tout d’abord aux nombreux décès qui le touchèrent. Ainsi, en 1960 (vol. 10), Raymond Aron, Roger Bastide, Jean Carbonnier [32] et Ernest Labrousse entrèrent au comité de direction. L’année suivante (vol. 11), Jean Stoetzel, directeur du CES depuis 1956, et Pierre Naville, chercheur au CES, les rejoignirent. En 1962 (vol. 12), R. Bastide remplaça L. Gernet au secrétariat général et Alain Girard de l’INED intégra le comité.

39Viviane Isambert-Jamati, recrutée dès 1947 au CES, collaboratrice fidèle de la revue dès 1949, sera la première femme à figurer dans le prestigieux comité de direction, mais seulement à partir de 1965 (vol. 15).

40Si le comité de direction se renouvelle finalement peu durant les années 1950, il réussit toutefois à attirer de nouveaux contributeurs dont certains feront preuve d’une certaine constance : « Cinquante-quatre savants, les uns chevronnés [33], les autres débutants, ont participé à cette œuvre collective sans rémunération, animés seulement du désir de servir la science » (L’Année sociologique, 1949 : X).

41Ce sont principalement des universitaires (22 sur 54) et des chercheurs au CNRS (13 sur 54). Quelques-uns sont rattachés aux institutions de l’EPHE (4) [34], du Collège de France (3) [35], du CNAM (Friedmann), de l’IEP (Charles Bettelheim), de l’INALCO (Jacques Faublée). D’autres viennent de l’enseignement secondaire (Jean Duvignaud, Armand Cuvillier, François-André Isambert) ou encore d’organismes plus particuliers (Maxime Rodinson est bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, Georges Bourgin est directeur honoraire des Archives nationales, Jacques Pinaux est attaché à la questure de l’Assemblée nationale, etc.).

42Ces collaborateurs sont pour la plupart parisiens, mais quelques-uns viennent des universités de Strasbourg (5) [36], de Bordeaux (Jean Stoetzel) et de Lyon (André Leroi-Gourhan [37]) ; L. Gernet est doyen de la faculté des Lettres d’Alger. Largement masculine, la liste comporte cinq femmes dont Jeanne Alexandre, la sœur de Maurice Halbwachs, Viviane Isambert-Jamati et l’africaniste Denise Paulme [38].

43Cette première liste resta extrêmement pérenne durant les années 1950. En effet, le renouvellement des collaborateurs au cours des numéros successifs [39] concerne en moyenne seulement un tiers d’entre eux sur les dix premiers volumes, de 1949 à 1960 (Tableau 1).

Tableau 1. – Nouveaux et anciens collaborateurs de L’Année sociologique Troisième série (1949-1960)

Année de parutionTome ou volumeCollaborateurs
NombreNouveaux(%)Anciens(%)
Tome I-II
1949I-II54100--
1951III42386262
1952IV47307051
1953V48257556
1955VI55277340
1956751316929,5
1957839237731
195893938,561,520,5
19601052336729

Tableau 1. – Nouveaux et anciens collaborateurs de L’Année sociologique Troisième série (1949-1960)

Lecture : 51 % des collaborateurs du tome IV étaient déjà présents dans le tome I-II.

44Le pourcentage de nouveaux collaborateurs oscille entre 23 % (vol. 8) et 38,5 % (vol. 9) avec une certaine régularité, sans jamais atteindre les 50 %. À l’inverse, le pourcentage d’anciens collaborateurs varie avec la même constance entre 61,5 % (vol. 9) et 77 % (vol. 8). Et parmi ces anciens collaborateurs, la fidélité de ceux du premier numéro [40], le tome I-II, est remarquable : plusieurs d’entre eux participeront à chaque numéro (M. Cohen, G. Davy, L. Gernet, G. Le Bras et H. Lévy-Bruhl) ou n’en manqueront qu’un seul (G. Friedmann, F.-A. Isambert et G. Le Bras). Certes, leur part décroît logiquement au fil des numéros, passant de 62 % (t. III) à 20,5 % (vol. 9), mais elle est encore de 29 % dans le volume 10. Cependant, à la différence des séries précédentes, aucun auteur ne prédomine sur les 168 contributeurs répertoriés dans les dix premiers numéros [41].

45Si l’élargissement régional se poursuit (Aix-en-Provence, Caen, Nancy et Toulouse), facilité par le développement des universités de province et la création de la licence de sociologie, l’ouverture internationale semble débuter seulement à la fin des années 1950 (avec Montréal [42] et Poznan).

46L’appartenance institutionnelle des collaborateurs est plus difficile à identifier car elle évolue au cours des différents numéros, en particulier chez la jeune génération, sans être toujours précisée ou actualisée [43]. L’EPHE est ainsi mentionnée chez 15 contributeurs des 168 répertoriés sur la période de 1949-1960, sans précision de la spécialité disciplinaire ; le musée de l’Homme est indiqué chez 8 d’entre eux, dont Pierre Métais, André Schaeffner, Guy Stresser-Péan dès 1949.

47Quarante-sept collaborateurs sur les 168 (soit près de 28 %) sont rattachés, à un moment de leur carrière, à l’Université, sans toutefois de certitude sur leur statut (agrégé de l’Université, assistant ou professeur). De même, 64 relèvent du CNRS (soit 38 %) sans plus de précision non plus. Parmi eux, 26 sont ou sont passés au CES, ce qui équivaut à 15,5 % des contributeurs et à 40,6 % des chercheurs de L’Année. La part de leurs collaborations sur l’ensemble de la période 1949-1960 représente près de 20 % (84 sur un total de 427, soit 19,7 %), ce qui fait une moyenne d’un peu plus de trois contributions (3,2) par chercheur [44]. Elle progresse régulièrement, s’intensifie à partir du volume 7 atteignant les 38,5 % au volume 9, pour redescendre brutalement à un peu moins de 20 % au volume 10.

48La période 1956-1958 (vol. 7, 8 et 9) correspond à un recrutement accru de chercheurs au CES avec l’arrivée de J. Stoetzel à sa direction (Vannier, 1999). Quant à la baisse brutale observée dans le volume 10, elle s’explique en partie par la parution, la même année, de la Revue française de sociologie à laquelle les chercheurs du laboratoire collaboreront en priorité, et par le lancement de revues spécialisées telles Sociologie du travail en 1959 ou Études rurales en 1960.

49Néanmoins, la conception bien particulière de L’Année lui permettra de rester une revue unique et indispensable au paysage éditorial de la sociologie.

Les divisions de la sociologie et leurs proportions

50La Troisième série reprend en effet la structure conçue par Durkheim avec en première partie des « Mémoires originaux » – textes inédits allant de la taille d’un article d’une vingtaine de pages à celle d’un ouvrage de plus de cent pages [45] à l’instar du texte posthume de M. Halbwachs, « Mémoire et Société », qui inaugure le tome I – et des « Analyses » constituées de comptes-rendus d’ouvrages et d’articles dans la seconde. Cette première partie, forcément variable selon la taille et le nombre de Mémoires originaux, représente néanmoins environ un tiers du volume [46].

51La partie « Analyses » est elle-même organisée à partir des divisions de la sociologie, spécialisations appelées « sections », pensées par Durkheim. Les six sections classiques – Sociologie générale, religieuse, juridique et morale, économique, Morphologie sociale et Divers (regroupant technologie, esthétique et linguistique) – sont reconduites, même si M. Mauss (1927 : 87-88) avait convenu dans l’éphémère Nouvelle série de L’Année qu’un « effort de rénovation » était nécessaire car « le nombre, l’ordre, les proportions des divisions de la sociologie tels que nous les présentons ici ne correspondent pas à la réalité, aux faits […] ». Cependant, dans la Troisième série, « Technologie », « Linguistique » et « Esthétique » deviennent des sections autonomes, la rubrique « Divers » disparaissant. De taille variable (entre 20 et 70 pages), elles apparaissent toujours dans un même ordre qui commence par « Sociologie générale » et finit par « Linguistique » et « Esthétique ».

52Les dix premiers numéros (1949-1960) présentent dix sections au maximum grâce à l’introduction de deux nouvelles sections. La première, dont l’intitulé « Sociologie de la connaissance et psychologie sociale » évolua quelque peu, est dirigée par Gurvitch : « Psychologie collective » précéda « Sociologie de la connaissance » dès le tome III puis, dans les volumes 8 et 9, alors que la section n’est plus portée par Gurvitch et resta sans responsable, elle abandonna les termes de « connaissance » et de « collective » pour devenir simplement « Sociologie et psychologie ». Elle aura cependant du mal à se pérenniser : absente des volumes 7 et 10, elle resta peu active au cours des numéros suivants [47]. « Les sociétés non différenciées », sous la responsabilité de Maurice Leenhardt, est également une création réunissant des élèves et amis de M. Mauss et du musée de l’Homme (D. Paulme, M. Leenhardt, etc.). L’intitulé de la section fut cependant modifié pour devenir « Systèmes sociaux et civilisations » à partir du tome III, sous la responsabilité de M. Leenhardt, puis à partir du tome VI de P. Métais que R. Bastide remplaça au volume 10 [48].

53D’autres petits changements furent opérés par rapport aux séries précédentes ou au fil des numéros. « Sociologie générale » et « Morphologie sociale », réunies dans une même section dans le tome I, sous la conduite de G. Davy, se scindèrent dès le tome III en deux sections distinctes, revenant à la division des séries précédentes [49]. La section « Technologie », qui n’était donc pas complètement une nouveauté, est tenue par Friedmann (t. II), mais changea rapidement d’intitulé à partir du tome III pour devenir « Sociologie du travail », d’abord sous sa responsabilité et celle d’A. Touraine, puis à partir du tome VI sous celle de P. Naville [50]. « Sociologie morale et juridique » portée par G. Davy et H. Lévy-Bruhl – le premier plutôt philosophe, le second plutôt juriste – témoigne de fréquentes et anciennes tergiversations [51]. Dans le tome II, la « morale » est placée avant le « juridique » mais l’ordre s’inversa dès le tome III ; dans les tomes IV, V et VI, le « droit » remplaçant le « juridique », la section devint alors « Sociologie du droit et de la morale », puis reprit à partir du volume 7 le titre de « Sociologie juridique et morale » [52].

54« Sociologie religieuse » dirigée par G. Le Bras et « Linguistique » par M. Cohen sont celles qui subissent le moins de modifications au fil des numéros : leurs intitulés restèrent stables comme leurs responsables qui s’entourent parfois de collaborateurs.

55Certaines sections disparaissent temporairement, le temps d’un numéro, comme « Sociologie religieuse » absente du volume 9, d’autres plus durablement. C’est le cas de « Sociologie économique » sous la responsabilité de G. Bourgin, J. Lhomme et G. Lutfalla, qui n’est plus alimentée à partir du tome VI jusqu’au volume 10. Cette éclipse de la sociologie économique (1955-1960) peut surprendre dans le contexte de reconstruction de la France, d’autant plus qu’elle était plutôt bien abondée dans les numéros précédents.

56La section « Esthétique », tenue par Pierre Francastel qui s’entoura par la suite de plusieurs collaborateurs [53] disparaît elle totalement de la revue à partir du volume 9 sans revenir dans les numéros des années 1960. Conséquence d’une prise d’autonomie de la spécialité facilitée par la sortie de revues spécialisées ou d’une définition trop large, elle tenait compte en effet de domaines très variés : la musique, le cinéma, l’architecture, la littérature, le théâtre, l’archéologie…

57La « résurrection » de la Troisième série se situa bien entre continuité et renouvellement : continuité par le retour au nom et à la structure originelle de L’Année sociologique, renouvellement plus lent du comité de direction et des collaborateurs, ainsi que des sections de la sociologie comme de leurs responsables. Elle tenta ainsi de concilier un objectif double : rappeler la tradition durkheimienne et correspondre aux évolutions de la discipline.

L’héritage durkheimien : entre anamnèse et distanciation

58Revue emblématique de l’école durkheimienne, L’Année sociologique représente un patrimoine que sa relance visait à sauvegarder et à transmettre à la génération de l’après-guerre. Elle fut ainsi une sorte de lieu de mémoire célébrant l’œuvre de Durkheim et de ses héritiers dont un grand nombre disparurent au cours des années 1950. Cependant, dans le contexte de l’après-guerre, les sociologues réévaluèrent cet héritage et, par un besoin de modernité qu’ils trouvèrent du côté de la sociologie américaine, beaucoup s’en distancièrent.

« In Memoriam »

59La Troisième série se voulut en effet un lieu de mémoire pour célébrer ceux qui œuvrèrent pour la sociologie au sein de l’équipe durkheimienne et collaborèrent à L’Année sociologique ou aux Annales, à commencer par le « fondateur de la sociologie scientifique », Émile Durkheim, évoqué dans le préambule de l’« In Memoriam » et dont les membres de la nouvelle équipe se considèrent « comme [les] héritiers » (L’Année sociologique, 1949 : XI ).

60À l’occasion du centenaire de sa naissance, en 1958, Georges Davy, son ancien élève de la rue d’Ulm et collaborateur depuis la Première série, lui rend un hommage appuyé dans le volume 9 de « cette Année sociologique qui lui doit tant, qui lui doit tout. » (L’Année sociologique, 1958 : VII). Avec une proximité que lui donne le privilège de l’avoir connu et côtoyé [54], il évoque le philosophe, le savant, le méthodologue, tout en associant Mauss, cité à plusieurs reprises, pour conclure : « Tel fut Durkheim sociologue, savant et philosophe, professeur incomparable, infiniment dévoué à son œuvre et à ses élèves, cœur tendre sous un masque impérieux et sévère. » (L’Année sociologique, 1958 : X).

61Avec plus d’un an de retard, H. Lévy-Bruhl rend compte dans une chronique du volume 10 de la cérémonie de commémoration du centenaire de sa naissance, organisée par l’IFS, le CES et la Société de philosophie, le 30 janvier 1958 à la Sorbonne. Elle rassemblait 300 personnes environ devant lesquelles étaient intervenus, entre autres, H. Janne et G. Gurvitch qui fondèrent l’AISLF au cours de la même année, G. Davy, H. Lévy-Bruhl, G. Le Bras, mais aussi R. Aron, pour rendre hommage « au grand penseur ». Là encore, c’est l’occasion de rappeler « l’influence que Durkheim ne cesse d’exercer sur les esprits » et la dette de la sociologie à son égard :

62

C’est en suivant la voie qu’il a tracée que la sociologie sera en mesure de résoudre les problèmes de plus en plus nombreux, de plus en plus complexes, qui se posent à elle, tant dans le domaine théorique que sur le terrain pratique. » (L’Année sociologique, 1960 : 548).

63Mais bien d’autres sociologues, héritiers de l’école durkheimienne, feront l’objet de notices mémorielles. Le premier tome en comporte six : celle de Paul Fauconnet [55] (1874-1938), Célestin Bouglé (1870-1940), Marcel Granet (1884-1940), Jean Ray (1884-1943), Emmanuel Lévy (1871-1944) et Maurice Halbwachs (1877-1945) [56].

64La mémoire d’un autre héritier direct de Durkheim, et non des moindres, celle de Mauss, décédé en 1950, sera honorée par H. Lévy-Bruhl (t. III) dans un texte, agrémenté d’un portrait, qui résume son parcours biographique et scientifique tout en laissant entrevoir l’homme et l’ami.

65Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), seulement mentionné dans le préambule de l’« In Memoriam » du tome I avec François Simiand (1873-1935), aura une notice plus longue [57] dans le volume 8, à l’occasion du centenaire de sa naissance.

66Puis viendront les notices de Maurice Leenhardt (1878-1954), Max Lazard (1875-1953), d’Édouard Dolléans (1877-1954), Marcel Griaule (1898-1956), Georges Duveau [58] (1903-1958), Georges Bourgin (1879-1958), d’Albert Bayet (1880-1961), Louis Gernet (1882-1962), Henri Lévy-Bruhl (1884-1964), Georges Lutfalla (1904-1964), Georges Gurvitch (1894-1965), « un des plus grands sociologues de l’École française » (L’Année sociologique, 1967 : IX) selon R. Bastide [59].

67Les statuts de ces sociologues disparus sont évidemment différents et la longueur des notices (entre une demi page et quatre pages) est une indication de la profondeur de la reconnaissance que leur témoignèrent les sociologues des années 1950 et 1960.

68Lieu de mémoire donc, la Troisième série s’ouvrit aussi aux sociologues actuels dont les travaux donnent lieu à des comptes-rendus analytiques.

La fréquente recension des nouveaux patrons, continuateurs mais non héritiers

69Représentant les deux tiers d’un numéro, les comptes-rendus contribuent fortement à la spécificité de la revue. Néanmoins, le nombre d’auteurs et de travaux indexés au cours des dix premiers numéros tend à diminuer. Quatre cent quarante auteurs environ sont répertoriés dans le tome I-II, ils ne sont plus que 340 dans les tomes III et IV, 300 dans le tome V, 220 dans le tome VI, 240 dans le volume 7, 160 dans le volume 8 et même 145 seulement dans le volume 9 pour revenir à 190 dans le volume 10 [60]. Cette baisse progressive est d’autant plus surprenante qu’elle intervient dans une période où les publications se multiplièrent.

70Dans cet état des lieux des travaux, les nouveaux patrons de la discipline sont très régulièrement recensés. Ainsi, Friedmann et Gurvitch bénéficient de 8 recensions chacun sur la période de 1949-1960, tandis que H. Lévy-Bruhl en comptabilise 5. Mais les patrons des autres disciplines sont aussi fréquemment indexés dans L’Année : le linguiste Marcel Cohen (13 recensions), les économistes Jean Fourastié (8) et Charles Bettelheim (7), le psychologue Ignace Meyerson (6), le géographe Maximilien Sorre (5), le démographe Alfred Sauvy (5), le politologue Maurice Duverger (4), les anthropologues Marcel Griaule (5), Roger Bastide (4) et Paul Rivet (3), etc. Parmi les autres auteurs lus, outre Georges Duveau (4), membre du comité de direction, ou Jacques Faublée (5), fidèle collaborateur de la revue, quelques-uns sont rattachés au CES et deviendront à leur tour des patrons dans la décennie suivante : Paul-Henri Chombart de Lauwe (5), Pierre Naville (5), Henri Mendras (3).

71Ces différents auteurs faisant l’objet de comptes-rendus ne présentent pas une coloration spécifiquement durkheimienne. Bien plus, les nouveaux patrons, continuateurs de l’œuvre de Durkheim, ne se revendiquent pas pour autant comme ses héritiers. En effet, à la différence d’H. Lévy-Bruhl, G. Gurvitch, plutôt critique envers la « philosophie de Durkheim », son dogmatisme ou sa conception de la connaissance, [61] et G. Friedmann, qui opta pour une sociologie de terrain inspirée du modèle américain, ne firent guère partie de l’orthodoxie durkheimienne.

72D’autres patrons de la discipline sont plus curieusement effacés : Jean Stoetzel n’apparaît qu’une fois (t. I-II) alors qu’il figure parmi les collaborateurs de L’Année dans deux tomes (t. I-II et t. VI) et entrera au comité de direction à partir de 1961. De même, R. Aron n’est référencé que dans le volume 10, l’année de son entrée au comité de direction. Si Aron (1967 : 21) se dit « obligé de [se] contraindre pour reconnaître les mérites de Durkheim » et revendique davantage un héritage webérien, Stoetzel (1946 : 451) est sans doute celui qui adresse à Durkheim et à « la vieille sociologie » les critiques les plus virulentes. Devant la Société de philosophie de Bordeaux par exemple, il n’hésite pas à le discréditer en déclarant qu’ : « Il a inventé un phlogistique sociologique, stérile et paralysant », puis à prôner son oubli : « On peut se demander s’il ne vaut pas mieux mettre les jeunes générations de futurs chercheurs à l’abri de son influence » [62].

73Même si le discours radical de Stoetzel, dont l’écho est resté vraisemblablement limité, est peu suivi, les sociologues de l’après-guerre se distancièrent de la tradition durkheimienne pour chercher l’inspiration du côté des sociologues américains.

La lecture étendue des sociologues américains

74Les patrons de l’après-guerre, Gurvitch, Friedmann, Stoetzel, puis plus tard Aron, avaient tous séjourné à des périodes différentes aux États-Unis et ont participé, chacun à leur manière, à la diffusion en France de la sociologie américaine, mais ils en ont rapporté une expérience, des lectures, des liens et une conception souvent dissemblables. Par la suite, dans les années 1950 et 1960, plusieurs chercheurs du CES effectuèrent eux aussi des séjours dans les universités américaines dans le cadre notamment des missions de productivité, et parmi eux, des collaborateurs de L’Année sociologique comme Henri Mendras [63] et Alain Touraine (Vannier, 2010).

75Les sociologues français de l’après-guerre manifestèrent donc un fort intérêt pour la sociologie américaine qui était devenue, qu’on l’admire ou qu’on la critique, un modèle de modernité à l’opposé de la tradition durkheimienne (Marcel, 2004, 2011 et 2017 ; Vannier, 1999). Georges Davy étant le principal rédacteur de comptes-rendus des travaux américains (12 comptes-rendus sur les 66 retenus entre 1949 et 1960), suivi de G. Gurvitch (5), d’A. Touraine, de Fr. Bourricaud et de J. Lobstein (4 chacun), puis de M. Dufrenne (3) et de G. Friedmann, Cl. Lévi-Strauss, V. Isambert-Jamati, Fr.‑A. Isambert et J. Maisonneuve (2 chacun), les recensions alimentent d’abord la rubrique « Sociologie générale » (24 comptes-rendus), puis celles de « Sociologie du travail » (16) et de « Psychologie collective et sociologie de la connaissance » (respectivement 13 et 4).

76Elles donnent d’ailleurs à voir une lecture plutôt étendue des différents courants de la sociologie américaine (Tableau 2).

Tableau 2. – Principaux auteurs américains indexés dans les comptes-rendus de L’Année sociologique (1949-1960)

Auteur recenséNombre de recensionsAuteur recenséNombre de recensions
Whyte William Foote6Kardiner Abram2
Sorokin Pitirim5Lazarsfeld Paul2
Moore Wilbert5Linton Ralph2
Merton Robert4Lowie Robert2
Moreno Jacob4Mead George2
Gross Leonard3Ogburn William2
Hughes Everett3Rose Arnold2
Kluckhohn Clyde3Znanieki Florian2
Lasswell Harold3Coser Lewis1
Mumford Lewis3Kroeber Alfred1
Parsons Talcott3Park Robert1
Burgess Ernest2Stouffer Samuel1

Tableau 2. – Principaux auteurs américains indexés dans les comptes-rendus de L’Année sociologique (1949-1960)

Note : L’orthographe des noms comporte parfois des coquilles et les prénoms ne sont pas toujours indiqués dans les comptes-rendus, aussi des erreurs sont possibles.

77Ainsi, si les fonctionnalistes R. Merton, W. Moore et T. Parsons figurent parmi les auteurs américains les plus indexés dans les comptes-rendus de L’Année sur les dix premiers volumes, E. Hughes et E. Burgess, représentants de l’École de Chicago qui se situe à l’opposé de la sociologie durkheimienne, sont également souvent référencés, auxquels se joignent Arnold Rose, Florian Znanieki, Robert Park, « le véritable initiateur de la sociologie urbaine » selon le compte-rendu de M. Sorre (L’Année sociologique, 1955 : 317)… ainsi que William Foote Whyte. Ce dernier, dont l’étude sur les gangs de Boston, Street Corner Society[64], est devenue un classique de la sociologie de l’École de Chicago, est d’ailleurs le plus référencé des sociologues américains, notamment sur les cinq premiers numéros, surtout pour ses travaux et études de cas en sociologie industrielle.

78Parmi ces auteurs se trouvent également plusieurs sociologues proches de G. Gurvitch dont les liens remontent à sa période d’exil aux États-Unis : Wilbert Moore, ancien élève de Parsons, avec lequel il publia en 1947 La Sociologie au xxe siècle ; Pitirim Sorokin dont il préfaça et fit traduire en 1959 l’ouvrage célèbre Tendances et déboires de la sociologie américaine[65], et Jacob Moreno, promoteur de la sociométrie, qu’il fit venir en France pour des conférences.

79L’anthropologie conserve une place privilégiée à L’Année sociologique. En effet, beaucoup de comptes-rendus portent aussi sur des travaux d’anthropologie avec les américains A. Kardiner, C. Kluckhohn, A. Kroeber, R. Linton, R. Lowie, mais aussi les britanniques E. Evans Pritchard, A. Radcliffe-Brown, complétant ceux des français R. Bastide, M. Griaule et P. Rivet.

80Si les travaux des fonctionnalistes, « soucieux de doctrine autant que de pratique, sans vouloir d’ailleurs sacrifier l’une à l’autre » et cherchant « à élaborer une théorie sociologique » selon le compte-rendu de M. Dufrenne (L’Année sociologique, 1955 : 209), semblent bénéficier d’une lecture plus favorable – T. Parsons est placé « au premier rang des sociologues américains » pour Fr. Bourricaud (L’Année sociologique, 1953 : 106), les différentes études de R. Merton étant « d’un niveau intellectuel incomparablement plus élevé » selon Gurvitch (L’Année sociologique, 1949 : 473) – les recensions ne sont pas toujours élogieuses, loin de là.

81L’étude psychosociologique d’Arnold Rose, Race, Prejudice and Discrimination, laisse François-André Isambert « insatisfait » car elle lui semble « trop schématique, donnant souvent l’impression d’arbitraire » (L’Année sociologique, 1953 : 179). La publication des deux premiers volumes de l’American Soldier par Samuel Stouffer, « recueil de faits, de statistiques, de corrélations, donnant une description détaillée de l’armée américaine » ne reçoit pas un accueil bien favorable par R. Avigdor qui juge l’apport de ce recueil « très discutable par suite du manque de conclusions ou même d’hypothèses de portée suffisamment générales » (L’Année sociologique, 1955 : 262). De même, les études de Whyte, dans Human Relations in the Restaurant Industry ont, pour Fr.-A. et V. Isambert « un intérêt documentaire, sans aucun doute, mais leur valeur théorique paraît limitée » (L’Année sociologique, 1951 : 474).

82Les critiques ne portent pas seulement sur la faiblesse ou l’absence d’un socle théorique, mais aussi parfois sur la méthodologie, la conduite d’enquête pour laquelle les sociologues américains semblent pourtant en avance. Ainsi pour Georges Friedmann, l’étude menée par A. Rose sur le syndicat américain des Teamsters, Union Solidarity, The internal Cohesion of a Labor Union, présente des lacunes « dans la mise en situation de l’échantillon » empêchant le lecteur d’extrapoler « à d’autres syndicats ou collectivités ouvrières » (L’Année sociologique, 1955 : 515). Les enquêtes par entretien ne semblent pas convaincre et font l’objet de soupçon comme chez celles de Whyte :

83

Le sociologue n’a-t-il pas involontairement orienté les réponses de ses interlocuteurs, ou n’a-t-il pas choisi pour les rapporter celles qui confirmaient sa pensée ? Ceci n’est peut-être qu’une impression due surtout au procédé même de ces enquêtes sans chiffres. (L’Année sociologique, 1951 : 474).

84Robert Badinter [66], résumant plusieurs ouvrages américains pratiquant « la méthode compréhensive », constate que « le succès de la recherche dépend en définitive de la personnalité de l’observateur » pour conclure : « Mais comment aussi ne pas mettre en doute la validité d’une telle technique, plus proche, semble-t-il, du commun bon sens que de la recherche scientifique ? » (L’Année sociologique, 1952 : 239-244).

85C’est aussi et surtout la finalité des études qui dérange comme le précisent Fr.-A. et V. Isambert à propos du travail de Whyte sur l’industrie des restaurants qu’ils comparent à « une sorte de manuel de cadres de grands restaurants » (L’Année sociologique, 1949 : 473). Et à propos d’un autre texte de Whyte, cible devenue favorite des critiques, V. Isambert conclut :

86

Enfin est-il besoin d’ajouter que, pour habituelles qu’elles soient chez les sociologues américains, les conclusions pratiques d’un ouvrage sociologique, avec ses conseils aux patrons et aux leaders syndicalistes, ne laissent pas d’étonner le lecteur français ? (L’Année sociologique, 1953 : 478).

87Ainsi, les comptes-rendus des travaux des sociologues américains, s’ils témoignent d’une certaine ouverture aux différents courants, paraissent également assez critiques et laissent un espace à la sociologie française refondée par les nouveaux « patrons » des années 1960.

Conclusion

88Dans un contexte favorable aux sciences sociales, marqué par des créations institutionnelles, L’Année sociologique, socle fondateur de l’École durkheimienne, reparaît en 1949 grâce aux derniers héritiers et anciens collaborateurs des séries précédentes, en particulier Gurvitch, fondateur et directeur du CES, devenu alors le patron incontesté de la sociologie française.

89Rester fidèle à l’œuvre durkheimienne tout en accompagnant les transformations nécessaires de la discipline, tel était cependant le défi que constituait la relance de la revue. S’appuyant sur les anciens collaborateurs de L’Année ou des Annales, les héritiers de l’École durkheimienne, garants des institutions nouvellement créées, et les nouveaux patrons de l’après-guerre, elle s’inscrivit d’abord dans la continuité de la revue de Durkheim dont elle reprit les principaux éléments de paratexte (le nom et la structure initiale, les codes graphiques et couleur de la couverture, etc.). Le renouvellement s’opéra surtout à travers le recrutement de nouveaux collaborateurs, issus notamment du nouveau CES, l’évolution des sections ou spécialisations, ainsi qu'à travers la publication de comptes-rendus des travaux de sociologues américains ou de ceux des nouveaux patrons.

90Oscillant entre continuité et renouvellement, la résurrection de L’Année sociologique joua indéniablement un rôle patrimonial et mémoriel dans la refondation de la discipline après-guerre en rappelant l’importance de la tradition durkheimienne à un moment où ses derniers héritiers disparurent. Cependant, elle sût aussi s’adapter aux nouvelles tendances de la sociologie, rester ouverte à la modernité et à l’empirisme de la sociologie américaine, non exempte de critiques, comme elle sût accepter la distanciation de sociologues à l’égard de l’héritage durkheimien, tel Friedmann ou Gurvitch, quand d’autres, à l’instar de Stoetzel, s’en détournèrent radicalement.

91En conciliant ainsi fidélité à l’œuvre durkheimienne et ouverture aux nouvelles tendances de la discipline, L’Année sociologique Troisième série parvint à réaliser l’objectif initial de sa « résurrection ».

Notes

  • [1]
    Nommé maître de conférences en 1939, il avait été déchu par le régime de Vichy de la nationalité française et de son poste à Strasbourg.
  • [2]
    Yvonne Halbwachs fit don des ouvrages personnels de son époux, Maurice Halbwachs, décédé dans le camp de Buchenwald en mars 1945.
  • [3]
    Ouverte au public avec 750 volumes en 1946, la bibliothèque en compta 2 100 deux ans plus tard, dont un nombre important d’ouvrages américains récents qui en firent son attrait. Elle est également abonnée à plusieurs revues : trente périodiques français et quinze périodiques américains, ainsi qu’à quelques périodiques de l’Amérique latine et de l’Europe centrale selon le rapport d’activités du CES de 1947.
  • [4]
    Sans successeur après Georges Balandier, second directeur après Gurvitch, elle a cessé de paraître en 2011.
  • [5]
    Les deux chaires de la Sorbonne étaient tenues par A. Bayet (puis en 1948 par Gurvitch) et par G. Davy. La chaire de Durkheim à Bordeaux était occupée par J. Stoetzel ; celle de M. Halbwachs à Strasbourg fut reprise par G. Gurvitch jusqu’en 1948. On peut toutefois prendre en compte la chaire de Marcel Mauss au Collège de France qu’il occupait depuis 1931, puis en tant que professeur honoraire de 1945 à 1950.
  • [6]
    Pour aller plus loin, voir notamment Balandier (1972), Bosserman (1981), Cazeneuve (1966), Gurvitch (1966) et Marcel (2001).
  • [7]
    Nommé haut-commissaire à l’Énergie atomique en 1946, il sera remplacé à la direction du CNRS par son directeur adjoint, le généticien Georges Teissier, lui aussi communiste et ancien résistant.
  • [8]
    Pour aller plus loin, voir Heilbron (1991), Marcel (2005), Tréanton (1991 ; 1992) et Vannier (1999).
  • [9]
    Trois instituts sont d’abord ouverts – Paris, Bordeaux et Grenoble –, puis deux autres suivront, à Aix-en-Provence et Toulouse.
  • [10]
    Revue d’histoire sociale fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre.
  • [11]
    G. Gurvitch et G. Friedmann seront nommés directeurs de la VIe section en 1948, G. Le Bras en 1950.
  • [12]
    À titre d’exemple, on peut citer parmi les chercheurs du CES passés à la VIe section : Georges Balandier, Lucien Brams, Paul-Henry Chombart de Lauwe, Éric de Dampierre, Henri Desroche, Gabriel Le Bras, Émile Poulat, Placide Rambaud et Alain Touraine (Vannier, 1999).
  • [13]
    La Seconde Guerre mondiale emporta Lucien Lévy-Bruhl en 1939, Célestin Bouglé en 1940 et Maurice Halbwachs en 1945, tous trois collaborateurs très actifs des Annales sociologiques.
  • [14]
    Directeur honoraire aux Archives nationales.
  • [15]
    Secrétaire général de l’IFS de 1945 à 1955, puis président de 1955 à 1957.
  • [16]
    Georges Bourgin, Louis Gernet, Georges Davy et Marcel Mauss avaient même participé à la Première série de L’Année sociologique (Besnard, 1979), ainsi qu’à la Nouvelle série (dite aussi Deuxième série) interrompue en 1927 (Mergy, 2004).
  • [17]
    Certains numéros de L’Année présentent le programme de ces séances et parfois même un résumé.
  • [18]
    R. Aron sera le dernier directeur de l’IFS de 1961 à 1962 (Heilbron, 1983 : 12).
  • [19]
    Bien des éléments de fonctionnement sont communs à l’IFS et à l’AISLF comme le mode de recrutement des membres ou la composition du bureau de direction.
  • [20]
    G. Le Bras, M. Leenhardt, H. Lévy-Bruhl et M. Mauss siègent également au comité de direction des Cahiers.
  • [21]
    Viviane Isambert-Jamati fut recrutée en 1947, Henri Lefebvre et Paul-Henri Maucorps en 1948, Lucien Brams et Éric de Dampierre en 1949. En 1950, sous la direction de Friedmann, le recrutement s’intensifia avec l’arrivée de Jean Cazeneuve, Paul-Henri Chombart de Lauwe, Madeleine Guilbert, Edgar Morin, Robert Pagès, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine et Jean-René Tréanton (Vannier, 1999).
  • [22]
    Parmi lesquelles la Nouvelle revue française (NRF), Lettres nouvelles, la Revue internationale que dirigent Maurice Nadeau et Pierre Naville, Les Temps modernes fondés en 1945 et dirigés par Jean-Paul Sartre, ou encore Esprit qui consacra un numéro spécial aux sciences sociales en 1956 (Vannier, 1999).
  • [23]
    Notamment Archives de sociologie des religions lancée dès 1956, Cahiers d’étude de l’automation en 1958, Sociologie du travail en 1959, Archives européennes de sociologie et Études rurales en 1960, Communication et L’Homme en 1961.
  • [24]
    Voir notamment Mergy (2004).
  • [25]
    À la fin du xixe siècle, de nombreuses revues portaient le nom d’Année (L’Année philosophique, L’Année psychologique ou encore L’Année biologique) ; dans les années 1930, plusieurs prirent celui d’Annales (Annales de géographie, Annales d’histoire économique et sociale, etc.).
  • [26]
    Dans les deux derniers volumes de la Première série parus à trois ans d’intervalle (1910 et 1913), les Mémoires furent retirés et publiés dans la nouvelle collection « Travaux de L’Année sociologique ».
  • [27]
    L’année de publication de la Troisième série est souvent en décalage d’un an ou deux avec la période couverte, pouvant aller jusqu’à trois ans comme pour le tome VI. Les premiers numéros sont répertoriés par les PUF sous le terme de tome (de 1 à 6), les suivants sous celui de volume.
  • [28]
    Au début des années 1960, la couverture sera éclaircie mais conservera l’encadré vert et les principales mentions. À partir du milieu des années 1960, les PUF opteront pour un design plus contemporain avec une couverture bicolore, orange et blanc.
  • [29]
    Gérard Genette (1982) appelle « paratexte » les éléments concrets constitutifs d’un ouvrage (titre, édition, couverture, etc.).
  • [30]
    Dans le dernier numéro des Annales de 1942, le comité de direction était composé de C. Bouglé, G. Bourgin, M. Granet, H. Lévy-Bruhl et M. Mauss ; M. Halbwachs assurait le secrétariat général et J. Ray le secrétariat-adjoint.
  • [31]
    Collaborateur du tome I-II, Alex Flèche, rattaché au CNRS, n’apparaît plus au comité ni dans la revue.
  • [32]
    Il prendra le titre de président du comité à partir de 1965 (vol. 15).
  • [33]
    G. Bourgin, G. Davy, G. Gurvitch, G. Le Bras, M. Leenhardt, G. Lutfalla, et bien sûr H. Lévy-Bruhl. M. Mauss, très fatigué, est associé aux différentes initiatives de l’après-guerre mais participe peu à la « résurrection » de L’Année et, selon Marcel Fournier (1994a : 758, note), la relance de la revue serait due en grande partie à Henri Lévy-Bruhl.
  • [34]
    Il s’agit de Marcel Cohen, Maurice Goguel, Jean Sainte-Fare Garnot et André Varagnac.
  • [35]
    Il s’agit de Louis Massignon, d’André Piganiol et de Maurice Halbwachs dont le numéro publie un chapitre à titre posthume « Mémoire et société ».
  • [36]
    Il s’agit de Prosper Alfaric, Georges Canguilhem, Georges Duveau, Pierre Francastel, André Magdelain.
  • [37]
    Également sous-directeur du musée de l’Homme.
  • [38]
    Les deux autres sont Éveline Lot-Falck, anthropologue à l’EPHE, et Françoise Grimault, professeure à l’École normale d’institutrices de la Seine.
  • [39]
    Chacun des numéros comporte un nombre de collaborateurs assez équivalent : entre 55 (t. VI) et 39 (vol. 8 et 9) (Tableau 1).
  • [40]
    La liste des collaborateurs de ce premier numéro concerne les deux tomes de 1949.
  • [41]
    T. M. Kando (1976 : 10-11) a mesuré que Durkheim était auteur de 25 % des articles de la Première série (1898-1913), Mauss de 50 % des articles de la Nouvelle série (1925-1927) et Halbwachs de 25 % des articles des Annales.
  • [42]
    Il s’agit du criminologue Denis Szabo (1929-2018), proche d’A. Davidovitch. D’origine hongroise, réfugié à Louvain, il soutint une thèse en 1956 sur les rapports entre l’urbanisation et la criminalité. Recruté en 1958 à l’université de Montréal, il ouvrit en 1961 un département de Criminologie. Il contribua fortement à construire un réseau international de criminologie avec, en 1960, la création de la Société de criminologie du Québec et, en 1969, celle du Centre international de criminologie comparée.
  • [43]
    Pour 8 d’entre eux, il n’y a même aucune mention d’appartenance institutionnelle.
  • [44]
    P. Naville, M. Rubel et A. Touraine sont les plus assidus (en contribuant à six numéros), ainsi que J. Cazeneuve, A. Davidovitch, V. Isambert-Jamati et J.-R. Tréanton (présents dans cinq numéros).
  • [45]
    À titre d’exemples, pour les plus courts : É. Benveniste, « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen » (t. III) ; J. Carbonnier, « Effectivité et ineffectivité de la règle de droit » (vol. 9) ; A.-G. Haudricourt, « Méthode scientifique et linguistique structurale » (vol. 10). Pour les plus longs : L. Gernet, « Droit et prédroit en Grèce antique » (t. III) ; P. Métais, « Une monnaie archaïque : la cordelette de coquillages » (t. IV) ; A. Davidovitch, « L’escroquerie et l’émission de chèque sans provision à Paris et dans le département de la Seine : enquête de sociologie criminelle » (vol. 8).
  • [46]
    Sur les dix premiers numéros, les Mémoires font entre 100 et 200 pages pour un volume qui fait lui-même entre 500 et 600 pages.
  • [47]
    En effet, toujours sans responsable, la section restera, sous cet intitulé, très peu alimentée (2 comptes-rendus dans le volume 11, 1 seul dans le volume 12). À partir du volume 15, elle passera sous la responsabilité de Roger Bastide et David Victoroff.
  • [48]
    La section de « Sociologie de l’éducation » à partir du volume 12 (1962) sera une autre création, sous la responsabilité de J. Carbonnier, V. Isambert-Jamati et H. Lévy-Bruhl.
  • [49]
    « Sociologie générale » restera sous la responsabilité de G. Davy, avec parfois la collaboration de F. Bourricaud (t. V) ou de M. Dufrenne (t. V, VI et vol. 7). « Morphologie sociale » sera d’abord tenue par G. Davy et M. Sorre (t. III et IV), puis seulement par M. Sorre (t. V et VI). Absente des volumes 7 et 8, elle reviendra dans les volumes 9 et 10 sous la direction d’Alain Girard.
  • [50]
    En collaboration avec J.-R. Tréanton pour le tome VI et le volume 7.
  • [51]
    Dans la Première série, ces deux domaines sont d’abord distincts puis réunis, à partir de 1900, dans une seule section, plaçant la « morale » avant le « juridique ». Mais dans les Annales, le « juridique » devance la « morale ».
  • [52]
    Absente du volume 8, elle repasse dès le volume suivant (1958) sous la direction de J. Carbonnier, G. Davy, L. Gernet et H. Lévy-Bruhl.
  • [53]
    René Bonnot, Jacques Faublée, Louis Gernet, André Schaeffner, David Victoroff, Lucien Goldmann, Hubert Damisch.
  • [54]
    Une photo du maître accompagne le texte.
  • [55]
    Ancien élève de Durkheim, il était secrétaire de la Première série dans laquelle il tenait la rubrique de « Sociologie juridique et morale ».
  • [56]
    Tous étaient des collaborateurs de la Première série à l’exception du sinologue Marcel Granet, collaborateur des Annales. La notice de M. Halbwachs, plus longue que celle des autres, fut rédigée par sa sœur, Jeanne Alexandre.
  • [57]
    Signée L. G., elle est sans doute rédigée par L. Gernet.
  • [58]
    Ancien secrétaire de la Troisième série, il venait d’être élu président de l’IFS.
  • [59]
    G. Davy (†1970) et G. Le Bras (†1976) resteront les deux derniers survivants du premier comité de la Troisième série. G. Davy prendra d’ailleurs le titre de président d’honneur de la revue après le décès de Gurvitch.
  • [60]
    L’Année sociologique référence aussi quelques revues mais à part les Archives de sociologie des religions, il y a encore peu de revues sociologiques.
  • [61]
    Pour Gurvitch (1950 : 553), Durkheim reste un philosophe qui a « voulu tirer de la sociologie une morale, fondée sur l’équation métaphysique et dogmatique ».
  • [62]
    Voir aussi Loïc Blondiaux (1991).
  • [63]
    Henri Mendras sera le traducteur de Robert Merton.
  • [64]
    Publiée en 1943, cette étude où Whyte a été un observateur participant pendant près de trois ans a fait l’objet d’un compte-rendu dans le tome IV.
  • [65]
    Le titre original de 1956 était Fads and Foibles in Modern Sociology and Related Sciences.
  • [66]
    Considéré à l’époque par G. Gurvitch comme « l’espoir de la sociologie française » (Tréanton, 1991 : 391, note).
Français

Ce texte propose de revenir sur le contexte de la reparution, en 1949, de L’Année sociologique et d’examiner à travers ses caractéristiques et ses articles le rôle qu’elle a pu jouer dans la refondation de la discipline au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. S’inscrivant dans la continuité de la revue fondée par Émile Durkheim mais aussi dans le renouvellement pour s’adapter aux évolutions de la sociologie, elle a joué un rôle patrimonial et mémoriel, en rappelant l’héritage durkheimien. Elle s’est également appuyée sur les nouveaux patrons de la discipline, dont certains prirent pourtant leur distance avec le durkheimisme, comme elle a tenu compte de l’influence de la sociologie américaine dans les années 1950 et 1960 dont elle a fait une lecture étendue. Ainsi, la revue emblématique a-t-elle atteint l’objectif initial de sa résurrection : rester fidèle à l’œuvre durkheimienne tout en s’ouvrant aux nouvelles tendances de la sociologie.

Mot-clés

  • L’Année sociologique
  • Héritage durkheimien
  • Sociologie française
  • Gurvitch
  • Paratexte
  • Anamnèse
  • Distanciation
  • Renouvellement
  • Sociologie américaine

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Patricia Vannier
Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST, UMR 5193) Université Toulouse-Jean Jaurès
Patricia Vannier est maître de conférences en sociologie à l'université Toulouse-Jean Jaurès et membre du Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST, UMR 5193). Ses travaux portent sur l'histoire de la sociologie française après la Seconde Guerre mondiale et la sociologie des savoirs. Elle a notamment publié « Mai 68 et la sociologie : une reconfiguration institutionnelle et théorique » (Revue d'histoire des sciences humaines, vol. 26, no 1, 2015) ; « “Un tout petit monde” : Le réseau international des sociologues francophones de l'AISLF » (Социо- логически проблеми [Problèmes sociologiques], vol. 49, no 3-4, 2017) ; et a dirigé La Sociologie en toutes lettres. L'histoire de la discipline à travers les correspondances (Toulouse, PUM, à paraître).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/04/2019
https://doi.org/10.3917/anso.191.0181
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