1Un livre composé intelligemment, rédigé avec grande conviction, mais qui ne convainc pas. Un ouvrage qui nous propose l’approche psychanalytique parce qu’elle « s’avère particulièrement fructueuse pour comprendre le lien entre un auteur et son œuvre » (p. 393 sq.), alors que l’œuvre de Max Weber est la grande absente de ce livre qui s’intéresse principalement au « rapport de Weber à l’amour, à la sexualité, à l’éthique et à la mort » (p. 18). Une écriture entraînante, un ton souvent péremptoire, une argumentation qui ne connaît pas le doute, qui s’appuie sur des sources sélectionnées avec partialité, parfois tendancieusement déformées et lues à partir d’une idée préconçue. Une interprétation de la personnalité de Weber, de ses convictions, de sa pensée politique et de sa vision du monde qui nous rejette des décennies en arrière : un Weber relativiste qui se condamne au nihilisme, à la négation de la morale et qui se situe ainsi dans la ligne qui a mené au totalitarisme d’hier et au terrorisme d’aujourd’hui (p. 396 sqq.).
2Les titres des cinq parties de l’ouvrage indiquent bien sa ligne directrice : I. Vouloir sa vie (1864-1897), II. Un drame – L’effondrement psychique (1897-1902), III. Loin de la chute (1903-1914), IV. Mourir pour quelque chose (1914-1918), V. Loin de la guerre – Charisme et soumission (1918-1920). Le Weber de François Bafoil évolue entre quatre femmes : la mère, l’épouse, ses deux maîtresses. Les pivots du livre sont deux lettres, l’une que Weber adresse à sa fiancée Marianne Schnitger en 1893 pour lui faire la leçon sur le sens du mariage et la vie du couple ; l’autre est destinée à Else Jaffé, en janvier 1919, et serait la preuve de la soumission totale, de la capitulation du sociologue devant sa maîtresse et l’amour fou.
3La personnalité tendue et déchirée de Weber, sa vie non seulement privée, mais intime et surtout la maladie nerveuse (diagnostiquée habituellement comme neurasthénie, mais par Fr. Bafoil comme névrose d’angoisse au sens freudien, p. 159) qui l’a mené à se mettre en congé de l’enseignement puis, en 1903, à démissionner de son poste de professeur d’économie à l’université de Heidelberg, avaient déjà retenu l’attention de contemporains comme Karl Jaspers et ont fait depuis l’objet d’interprétations diverses. Bafoil veut démontrer que le psychisme de Weber, sa maladie, sa sexualité, ses relations au père, à la mère et à ses femmes sont des dimensions indispensables à la compréhension de son œuvre et de son action politique. Ne pas accepter pareille position témoignerait d’une singulière cécité. Ce verdict vise expressément la biographie de Weber par Jürgen Kaube [1], récemment traduite en français, dans laquelle l’auteur dénoncait le « salmigondis de psychologie infantile (« kinderpsychologischer Mischmasch ») des biographies se réclamant de la psycho-histoire et qui transforment les protagonistes dont elles prétendent sonder le subconscient en “pantins pulsionnels” » (Kaube, 2016, p. 106). Bafoil dénonce comme preuve de cécité la question posée par Kaube : « Que nous importe la vérité biographique d’un auteur dont les œuvres sont à examiner indépendamment de celle-ci ? », comme si Kaube s’arrêtait là et ne donnait pas lui-même une réponse circonstanciée à cette question (Kaube, p. 364 ; Bafoil, p. 20).
4Qui s’intéresse à la vie privée et intime de Weber trouvera dans ce livre de quoi satisfaire sa curiosité. Les principaux ouvrages ayant traité ces dimensions n’ont pas été traduits en français, à commencer par le Lebensbild, la biographie publiée par sa femme en 1926, puis la biographie intellectuelle richement documentée d’Eduard Baumgarten (1964), la volumineuse biographie de Joachim Radkau (2005) et l’étude d’Eberhard Demm sur Else Jaffé (née von Richthofen) publiée en 2014. On dispose cependant en langue française d’une fine étude de Michel Lallement sur les tensions majeures qui traversèrent la personnalité et l’œuvre de Weber, sur ses relations aux femmes et sa conception de l’érotisme et, en traduction, du livre de Martin Green sur les sœurs von Richthofen [2]. Par rapport à ces ouvrages, le présent livre n’apporte aucun fait nouveau, mais donne une vision d’ensemble, très vivante. Comparée à la grande fresque de l’époque dans laquelle Radkau, auteur d’une remarquable étude sur L’Époque de la nervosité [3], avait su insérer son analyse de la personnalité de Weber, la présentation par Bafoil est entièrement focalisée sur Weber et ses proches, sauf dans les chapitres consacrés à la mouvance de l’émancipation des femmes et au freudisme.
5Le maître mot du portrait psychologique dressé par Bafoil est « angoisse ». Une névrose d’angoisse, une angoisse enracinée dans un profond sentiment de culpabilité, envers ses proches, envers la nation, envers l’histoire, angoisse dont l’autre face est celle de la mort (p. 47). On ne rentrera pas dans le détail de l’argumentation psychanalytique de l’auteur, dans tout ce qu’il tire à longueur de pages de deux expériences traumatisantes qu’aurait vécues l’enfant Weber : une « agression sexuelle » par une bonne et un accident de chemin de fer. Deux cas types qui, par chance, figurent en bonne place dans les manuels freudiens. D’une « agression », on ne sait strictement rien, à part une allusion faite par Weber lui-même dans une critique du freudisme. Weber y cite, en utilisant la première personne, l’exemple donné par Freud de « sexueller Unfug » commis sur l’enfant par une domestique. Bafoil traduit correctement par « frasque sexuelle » (p. 256), mais la requalifie en agression et en action « horrible » (p. 161 et passim), ce qui est en contradiction avec le mot employé par Weber et avec ce que ce dernier dit d’un possible effet d’un tel fait. Mais cela ne suffit pas. Concluant au désir refoulé de Weber, Bafoil n’hésite pas à emboîter le pas à certains interprètes qui ne se contentent pas d’une domestique – c’est pourtant Freud qui a parlé de domestique ! – et la remplacent par la mère (p. 256). Quant à l’« accident de chemin de fer », un déraillement, Weber dit ne pas avoir été bouleversé par l’événement, mais par la vision d’un être aussi grandiose qu’une locomotive « couchée comme un ivrogne dans le fossé » : c’est ainsi qu’il commente l’épisode 35 ans plus tard quand il traverse la même localité belge en train, ajoutant que cela avait été sa première expérience du caractère transitoire de ce qui est grand et beau sur cette terre (« die erste Erfahrung von der Vergänglichkeit des Großen und Schönen dieser Erde », lettre du 20 août 1903 à sa femme – et non à sa mère comme l’affirme l’auteur en reproduisant une erreur de Baumgarten). Voilà les bases empiriques des supposées expériences traumatisantes invoquées à de multiples reprises dans ce livre. Arrivé à ce point, on ne s’étonnera pas de lire, par exemple, que la critique radicale des Junker par Weber révèlerait « en creux la lutte conduite par le fils contre l’autorité paternelle et la dénonciation de l’impuissance volontaire des pères » (p. 95).
6Qu’en est-il du portrait psychanalytique de Weber et de la nature de sa maladie comme clé de compréhension de son œuvre scientifique et de son action politique ? La seule partie de l’œuvre dont l’auteur rend compte de façon intéressante et informative, ce sont les enquêtes rurales que Weber a réalisées avant sa maladie nerveuse. À ceci près que l’affirmation selon laquelle « le choix » de ce terrain répondait « aux mêmes exigences que celles de sa mère quand elle se penche sur le sort des malheureux de la capitale : le soin des pauvres, le sentiment d’injustice face au capitalisme triomphant et le souci de la juste répartition des biens » (p. 68) est une pure invention permettant d’apposer des motivations psychologiques. On lira d’ailleurs à la fin du livre que les notions du juste et de l’injuste n’ont pas d’importance pour Weber (p. 399) – de telles appréciations contradictoires sont fréquentes d’un chapitre à l’autre. Quant aux travaux postérieurs à la maladie, le lecteur est prévenu qu’ils « sont à comprendre comme la sublimation de cette angoisse [angoisse de mort, angoisse “où se mêlent jouissance et effroi” illustrée par l’“agression” et la “locomotive effondrée”], ou encore la mise à distance de ce sentiment de perte » (p. 161). Il fallait s’attendre à ce que L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) occupe une place particulière dans la tentative d’éclaircir les liens entre la maladie, la psyché et l’œuvre. Tentative qui s’arrête d’ailleurs là, car l’essentiel de l’œuvre – Économie et société et L’Éthique économique des religions mondiales – n’a droit qu’à de rares allusions. Qu’apprenons-nous donc sur L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme ?
7Commençons par un aspect apparemment anodin, mais qui éclaire la façon dont l’auteur sélectionne ses sources. À plusieurs reprises (p. 77 sq., 90, 147, 157, 255), il affirme une correspondance entre, d’une part, des expressions d’irritation du jeune Weber contre des pertes de temps que constituent les bals, les bavardages en société ou encore l’inactivité comme soldat dans la caserne et, d’autre part, l’importance que le sociologue Weber accorde au calcul et à l’économie du temps dans L’Éthique protestante. Dans la liste de ces préoccupations figure même sa remarque ironique, datant de 1907, sur la durée minimale de six mois sur le canapé que Freud impose à ses patients. Passe encore que la condamnation de la perte de temps en bavardage, dans le luxe ou en dormant (p. 147) que Bafoil attribue à Weber, soit en réalité un assemblage de citations du Christian Directory de Richard Baxter. Mais, au lieu de conclure à une « névrose de contrainte » sur la question du temps, il aurait été autrement éclairant pour le lecteur d’apprendre comment le même jeune étudiant et soldat Weber gaspillait l’argent (pas le sien, mais celui qu’il réclamait sans cesse à ses parents) en dépenses souvent inutiles, voire ostentatoires : tout le contraire de ce que le sociologue illustrera une vingtaine d’années plus tard dans L’Éthique protestante en commentant les préceptes de Benjamin Franklin à son fils. Si l’auteur avait vraiment exploité les lettres du jeune Weber (entièrement publiées dans la Max Weber Gesamtausgabe), son portrait psychologique aurait été tout différent. Lecture superficielle des sources ou regard avec des œillères, pour le lecteur le résultat est le même : une déformation de la réalité. Deux autres exemples : à en croire Bafoil, Weber aurait affirmé que s’il a écrit L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, « c’est parce que “[sa] nation n’a jamais, en aucune manière, expérimenté la dure école de l’ascétisme [et que] c’est la source de tout ce [qu’il] trouve haïssable en elle (comme en [lui])” » (p. 174). Belle explication psychologique. Ce passage d’une lettre à Adolf von Harnack, qui comporte une sévère critique des effets du luthéranisme (« la plus horrible des horreurs ») sur l'Allemagne, est bien connu, mais Weber n’y dit pas du tout que c’est pour cette raison qu’il a écrit ce texte. Selon Bafoil (p. 200 sq.), Weber dévoile beaucoup de son intimité dans le portrait du piétisme qu’il fait dans L’Éthique protestante : passivité, soumission au plus fort, etc. Alors que Weber s’emploie, dans une comparaison avec le calvinisme, à analyser les vertus cultivées par le piétisme, à savoir « celles que pouvaient déployer, d’un côté, le fonctionnaire, l’employé, l’ouvrier et l’industriel à domicile, “fidèles à la tâche”, et d’un autre côté, des employeurs témoignant d’un esprit avant tout patriarcal et d’une condescendance agréable à Dieu […] », ajoutant que « le piétisme purement affectif est un pieux amusement pour leisure classes (“classes oisives”) » [4], Bafoil affirme que la présentation du piétisme par Weber nous permet de savoir où il « place la plus haute valeur : dans l’abandon à ce qui est supérieur et soumet la volonté individuelle à sa loi. » Il s’agirait là de la reformulation des notions de « chance » et de « légitimité » (sic !) que Weber assumerait seulement vers la fin de sa vie dans sa propre conduite de vie, « avec Else sa maîtresse et avec sa soumission volontaire à un protocole de servage » (p. 201). On reviendra sur le fantasme de la soumission.
8Un autre aspect de l’œuvre « post-maladie » qui intéresse Bafoil est l’épistémologie. Il donne une présentation assez claire de la méthode idéale-typique, si on laisse de côté l’assertion surprenante que « la chose militaire occupe une place notable dans [les] travaux épistémologiques [de Weber] » (p. 183). Cependant pour l’auteur, l’affirmation qu’il existe des idéaux-types de bordels aussi bien que de religions est l’occasion de constater, ici comme à d’autres endroits du livre, qu’il n’y a rien à redire pour Weber « pourvu que l’aspect formel et l’agencement des moyens répondent aux critères de l’efficacité » (p. 211) [5], que l’on ne trouve chez lui aucune considération sur l’origine de la morale comme contrainte sociale et « aucune réflexion critique sur le caractère éventuellement immoral des divers ajustements qui ont lieu dans la société », l’agencement formel des arguments scientifiques étant le seul moyen de tenir à distance l’horrible réalité (p. 212). Ce ne sont, malheureusement, pas les seules déformations de la pensée de Weber. Ainsi peut-on lire, par exemple, que « la rationalité formelle s’identifie [pour Weber] à la culture la plus élevée », mieux encore : « elle constitue la fin de la culture […] dans la mesure où elle est l’expression de la plus haute discipline dans l’histoire ». Et l’Allemagne représenterait même « l’incarnation historique de pareil achèvement culturel » (p. 208).
9Une certaine insouciance dans la lecture des sources caractérise l’ensemble du livre, et les erreurs dans les noms et mots allemands sont légion. La déformation des sources va toujours dans le même sens. On citera comme exemples les erreurs de traduction dans le passage concernant les Noirs d’Amérique du Nord dans le Lebensbild, qui font apparaître le couple Weber comme raciste (p. 111) ou l’affirmation infondée, et sans référence à l’appui, selon laquelle Marianne Weber aurait brulé des lettres de son époux hostiles aux Juifs (p. 143), contredisant d’ailleurs ce qui est écrit plus loin (p. 236, n. 44).
10Après l’œuvre, la guerre. La guerre comme moment d’unification de la nation est, dans la perspective du livre, le moment qui a pu paraître à Weber « comme le prélude à la réunification de son moi ». À la nation démembrée après la défaite correspondrait « son moi écartelé entre ses passions » (p. 269). L’enthousiasme initial de Weber – mais exclusivement dans des lettres privées ! – est interprété comme une glorification de la guerre, voire comme des appels mystiques à la guerre (p. 293), alors que ce qui le différencie de ceux qui glorifient la guerre est son silence, son abstinence absolue de toute déclaration publique jusqu’à la fin du mois de décembre 1915 où il publie dans la Frankfurter Zeitung un article sur la politique étrangère de Bismarck pour montrer comment une politique intelligente aurait pu éviter ou limiter la guerre. Pas un mot de cela chez Bafoil qui affirme au contraire que « Weber fait preuve d’un véritable enthousiasme pour l’affrontement européen » (p. 269). Le mémorandum de Weber du mois de mars 1916 contre l’intensification de la guerre sous-marine – acte comparable, pour Raymond Aron, à la mise en garde des Athéniens par Nicias contre l’expédition sicilienne – est pour Bafoil un document « pétri d’angoisse » (p. 166, et avec une appréciation différente p. 284 sq.). Les interventions politiques de Weber au cours de la guerre sont traitées assez succinctement dans le sens d’une continuité, depuis la leçon inaugurale de 1895 à l’université de Fribourg en Brisgau, de sa pensée nationaliste à laquelle serait entièrement subordonné son engagement pour la démocratisation (p. 289). Les importantes réflexions de Weber sur les qualités de l’homme politique dans une démocratie de masse, centrées sur le sens de la responsabilité [6], se lisent tout autrement chez Bafoil : les qualités des hommes politiques seraient la discipline et l’obéissance, l’ordre et la soumission, et c’est au sein de l’armée que se développeraient « les personnalités dont le politique a besoin » (p. 182). Comment interprêter correctement l’enthousiasme guerrier de Weber, ses positions nationalistes et la violence de ses réactions après la défaite et contre le traité de Versailles ? En quoi les condamnations - souvent moralisantes - des attitudes de Weber par Bafoil nous aident-elles à comprendre l’homme et son temps si l’on ne fait pas le moindre effort pour s’interroger sur la nature de son « nationalisme », pour le comparer aux attitudes d’autres intellectuels de son temps et pour le mettre en rapport avec sa vision de l’histoire de l’Allemagne, ainsi qu’avec ses analyses des sociétés modernes ?
11La prétention de l’auteur à vouloir expliquer l’action et la pensée politiques de Weber à partir de ses tensions et angoisses intérieures mène à une impasse : l’affirmation qu’une étroite corrélation, entre le sentiment intime de la faute et la conviction d’un manque dans la société, « a ouvert sur la valorisation de la volonté de puissance sous-tendant d’un côté l’éthique héroïque et de l’autre l’État-puissance » (p. 393). Au fond, le politique chez Weber est réduit à la réalisation d’une éthique de la volonté et à la glorification de la guerre (p. 22 et passim). Ni la sociologie politique de Weber ni ses interventions politiques publiques à partir de 1916-1917 pour préparer la voie à une Allemagne profondément réorganisée ne rentrent dans le schéma de ce livre qui nie par ailleurs au sociologue toute préoccupation sociale. Pour Bafoil, l’engagement politique de Weber aboutit, après la défaite, à une haine violente de la nation qu’il rejette pour mieux élire sa maîtresse « comme son substitut fantasmé » (p. 299).
12L’après-guerre est raconté comme le temps de l’abandon de l’action politique par le sociologue qui trouve enfin son « unité » dans ses rêveries et l’amour-passion, la soumission totale à sa maîtresse. Les lettres d’amour à Else Jaffé du début de l’année 1919 sont commentées longuement comme preuve de cet abandon total, notamment celle écrite (avant) le 14 janvier 1919 dans laquelle Weber formule sa reddition en termes de « ratification d’une paix de violence ». Ce que Bafoil comprend comme un protocole de servage et qu’il a tendance à prendre au pied de la lettre est une preuve que Weber n’a en rien perdu son esprit de plaisanterie dont témoignent ses lettres de jeunesse. Dans sa lettre suivante (15 janvier 1919), il revient d’ailleurs sur ces « conditions de paix » et prévient sa maîtresse qu’elle aura encore souvent à lutter avec lui : « car l’humilité n’est pas dans ma nature » (« Oh, Du wirst noch manchen Strauß mit mir haben, denn von Natur bin ich halt nicht zur “Demut” geschaffen »), passage que Bafoil ne cite pas et qui ébranlerait tout son échafaudage freudien prenant la soumission pour point culminant de la trajectoire de Weber.
13Le moment où, selon l’auteur, Weber rejette la nation « pour mieux élire Else comme son substitut fantasmé », où il abandonne sa sociologie, où la leçon de L’Éthique protestante est définitivement dépassée et l’esprit du capitalisme devenu un mortel ennui (p. 355 et 387), est, dans la réalité non fantasmée, celui où il révise ce texte pour le republier dans les Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, rédige sa « sociologie » (une partie d’Économie et société), entame ses travaux sur la sociologie de l’État, rédige son long essai Politik als Beruf sur la base du discours prononcé le 28 janvier 1919 à Munich, reprend l’enseignement à l’université de Munich et délivre son fameux cours sur l’histoire économique et sociale universelle. Cette réalité de l’œuvre n’a pas de place dans ce livre. C’est le moment aussi où Weber se dit préoccupé par l’évolution de la recherche qui a tendance à faire du spécialiste le collaborateur subalterne du « visionnaire ». Il concède, certes, que « presque toutes les sciences sont redevables aux dilettantes de quelque chose, et souvent d’aperçus précieux. » Mais, précise-t-il, en prenant soin d’exclure de ce verdict des ouvrages comme la Psychologie des conceptions du monde de Karl Jaspers et Les Principes de la caractérologie de Karl Ludwig Klages, « si la science adoptait le dilettantisme comme principe, c’en serait fini d’elle. » Et de conseiller à ceux qui aspirent à des « visions » d’aller au cinéma [7].
Notes
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[1]
Kaube J., Max Weber. Une vie entre les époques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016 (trad. de l’allemand par S. Zilberfarb).
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[2]
Baumgarten E., Max Weber. Werk und Person, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1964 ; Radkau J., Max Weber. Die Leidenschaft des Denkens, München, Carl Hanser, 2005 (trad. angl. 2010) ; Lallement M., Tensions majeures. Max Weber, l’économie, l’érotisme, Paris, Gallimard, 2013 ; Green M., Les Sœurs von Richthofen : deux ancêtres du féminisme dans l’Allemagne de Bismarck, face à Otto Gross, Max Weber et D. H. Lawrence, Paris, Le Seuil, 1979.
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[3]
Radkau J., Das Zeitalter der Nervosität. Deutschland zwischen Bismarck und Hitler, München, Carl Hanser, 1998.
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[4]
Weber M., L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, Paris, Gallimard, 2003, p. 173 (édité, traduit et présenté par J.-P. Grossein avec la collaboration de F. Cambon).
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[5]
Weber dit au contraire : « Il y a des idéaux-types de bordels aussi bien que de religions, et en ce qui concerne les premiers il y en a qui, du point de vue de l’éthique policière contemporaine, pourraient paraître comme techniquement “opportuns” au contraire d’autres qui ne le seraient point. » (Weber M., « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale », Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, « Agora Pocket », 1992, p. 183 sq. (traduit par J. Freund).
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[6]
Voir Duran P., « Max Weber et la fabrique des hommes politiques. Une sociologie de la responsabilité politique » in Bruhns H. et Duran P. (dir.), Max Weber et le politique, Paris, LGDJ, 2009, p. 73-105.
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[7]
Weber M., « Avant-Propos », Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 505 (textes réunis, traduits et présentés par J.-P. Grossein, introduits par J.-Cl. Passeron). Au sujet du livre de Jaspers, on consultera : J. Radkau, Max Weber..., op. cit., p. 842.