1L’ouvrage est publié dans la collection « ÉcoPolis » dédiée à « l’analyse des changements qui se produisent simultanément dans la société et dans l’environnement quand celui-ci devient une préoccupation centrale ». Comme le souligne Jean-Louis Fabiani dans sa préface (p. 13-15) : « L’affrontement des représentations de la nature et la référence à la science écologique sont devenus des caractéristiques centrales de la concurrence pour les usages du territoire » (p. 14).
2Une première originalité du livre de Ludovic Ginelli, tiré d’une thèse de sociologie soutenue en 2015 à l’université de Bordeaux, est d’analyser avec rigueur le processus d’écologisation des loisirs de nature à partir de deux sites d’exception : les Calanques de Marseille et le bassin d’Arcachon. Ces sites mettent en présence plusieurs groupes d’acteurs dont les pratiques, les discours, les formes et les niveaux de cohabitation sont loin d’engendrer le consensus. L’engouement contemporain pour les loisirs de nature est confronté à l’écologisation des sociétés, sensible à partir des années 1970, tandis que des pratiques culturelles anciennes, telle la chasse, se trouvent elles aussi contrariées dans leurs habitudes séculaires. L’idée directrice est la suivante : les normalisations écologiques qui sont à l’œuvre dans chacune des activités de loisir étudiées – l’enjeu étant de chercher à donner à sa propre activité une acceptabilité sociale élargie – créent davantage de tensions et de clivages au sein des groupes ou collectifs d’usagers qu’elles ne les fédèrent. Les pratiquants de chasses anciennes aux oiseaux migrateurs se définissent le plus souvent comme étant de vrais écologistes, par opposition aux écologistes de façade que sont certains experts, les militants de la cause animale, les associations de protection de la nature, etc., souvent désignés sous le vocable d’écolos. Ces autres usagers que sont les chasseurs à l’arc parviennent à faire rimer efficacité cynégétique avec chasse écologique. L’auteur retrouve une exemplarité écologique semblable chez les adeptes de la chasse sous-marine. Ceux du kayak de mer considèrent eux aussi leur pratique comme écologique. En se présentant comme des sentinelles de la nature indispensables à l’observation de celle-ci, ils ont tendance à sous-estimer l’effet dérangeant de leur propre activité sur les sites d’oiseaux migrateurs.
3L’autre originalité tient à l’inscription de ce travail empirique sur l’expérience des loisirs de nature – précédé d’un rapide rappel de l’ancrage historique de ces pratiques (Partie 1, p. 25-61) –, dans un cadrage théorique qui associe le pragmatisme et la sociologie des mœurs de Norbert Elias (voir « Introduction générale », p. 23-24 et chap. 2, p. 54-60). Pour appuyer sa démonstration, l’auteur opte pour une démarche prudente, constatant que le pragmatisme est aujourd’hui victime de son succès (p. 54). Il se dit inspiré par les sociologues les plus directement influencés par les pères fondateurs du pragmatisme américain auxquels se réfèrent l’interactionnisme ou l’approche écologique de l’École de Chicago et les travaux récents attentifs au rôle des facteurs matériels sur les processus sociaux (p. 55). Il fait référence à Daniel Céfaï et Danny Trom, pour l’ouvrage dirigé sur Les Formes de l’action collective [1], à Nathalie Heinich, Francis Chateauraynaud ainsi qu’à Louis Quéré avec son étude sur « Le travail des émotions dans l’expérience publique : marées vertes en Bretagne » [2]. Ludovic Ginelli entend accorder une attention toute particulière au rôle de la matérialité dans l’analyse des processus sociaux. Il s’interdit de pouvoir traiter sur le même plan, en pratique, humains et non-humains (soit les animaux dans diverses formes de chasse). Identifiée comme l’une des représentantes françaises de la sociologie pragmatiste et spécialiste d’Elias, N. Heinich ouvre une perspective : « La démarche vise bien in fine la reconstruction inductive de cadres axiologiques pertinents pour les acteurs en situation, mais qui leur préexistent » (p. 56). Face à l’écologisation incertaine des loisirs de nature, à forte composante matérielle, le pragmatisme permet d’éclairer les situations d’instabilité catégorielle et normative autant que le mouvement des normes qui résulte en partie de ces situations de déséquilibre ou affectées par des contradictions problématiques.
4Dans l’optique pragmatiste choisie et dans le prolongement de sa revue de lectures (voir la bibliographie substantielle, p. 223-235), L. Ginelli mobilise plusieurs concepts-clés : ceux d’expérience (du milieu), de trouble, d’enquête et de prises (ou appuis conventionnels). Certes, le concept d’expérience et la sociologie de l’expérience ne sont pas réductibles aux travaux d’inspiration pragmatiste [3]. Il s’agit ici de privilégier les transactions qui unissent les acteurs individuels et collectifs à un environnement physique, social et historique (p. 58). Le point de départ de la démarche n’est pas l’individu, mais bien l’expérience du milieu. Le concept de trouble désigne la situation inconfortable qui résulte d’un constat (pollution, disparition ou prolifération d’une espèce, etc.). Ce trouble peut être annonciateur ou non d’enquêtes conduites par des collectifs. « L’enquête est ce par quoi un trouble est problématisé et publicisé, par tâtonnements successifs. » (p. 59). Au point de renforcer un collectif autour d’appuis partagés ou prises communes (selon une expression empruntée à F. Chateauraynaud). Le concept de prise est pertinent, car il replace la matérialité au centre des préoccupations. Cette mise en relation entre des propriétés matérielles perçues et leur évaluation normative est parfois problématique. L’attention, le jugement et l’action s’en trouvent orientés, au point de définir des situations complexes, fluctuantes en fonction des qualifications plurielles et évolutives attachées aux pratiques qui prennent place dans une expérience du milieu naturel. Cette réalité complexe est familière à l’auteur [4].
5La thèse défendue prend le contrepied des habitudes de pensée puisqu’il s’agit de produire d’abord une analyse des loisirs de nature en tant que tels, ayant les uns et les autres leur logique propre. Ces loisirs sont confrontés à des effets de cadrage induits par des inflexions extérieures produites par la société, autrement dit des normalisations écologiques, sans oublier les effets liés concrètement aux situations de coprésence au quotidien ou encore les conflits d’usages qui opèrent sur tel ou tel lieu de pratiques de loisir plurielles. Le processus s’accompagne alors, chez les adeptes de loisirs de nature, de positionnements qui sont analysés avec minutie. Cartes, schémas, illustrations photographiques, extraits des carnets d’observation accompagnent une langue claire et précise.
6L’ouvrage est structuré en trois parties. La première traite de « L’expérience des loisirs de nature » (p. 25-61), dont nous venons de détailler la construction en tant qu’objet sociologique. La suivante restitue les « Expériences socio-environnementales du bassin d’Arcachon et des Calanques de Marseille » (p. 63-145). Sur ces deux territoires aux trajectoires comparables, il s’agit d’analyser une pluralité d’expériences qui vont des chasses anciennes (chasse à la tonne, chasse à la glu), situées entre tradition et investissement urbain de la nature (chap. 4), à des expériences qualifiées « de sportivisées » : chasse à l’arc, chasse sous-marine et kayak de mer (chap. 5). L’auteur appuie son analyse des comportements, souvent passionnels, en fonction de repères qui composent des référentiels en évolution (héritage culturel, éthique sportive, savoir sur l’environnement, réglementations, etc.). La troisième et dernière partie s’intitule « Écologisation(s). De l’exemplarité écologique à la surenchère » (p. 147-210). Le premier chapitre (chap. 6) apporte des éléments de réponse aux questions suivantes : comment les normalisations écologiques travaillent-elles différents loisirs de nature ? Quels en sont les porteurs ? Quels en sont les registres cognitifs et les modalités concrètes ? Ensuite, l’auteur envisage l’écologisation institutionnelle des loisirs de nature (chap. 7). Dans ce dernier chapitre, la question posée est plus difficile à traiter : quelles sont les conséquences, observables ou mises en avant par l’enquêteur, sur les expériences socio-environnementales et la cohésion des collectifs d’usagers ? Ici, la fréquentation de deux espaces protégés inclus dans les deux terrains d’enquête est privilégiée : le parc national des Calanques, créé en avril 2012, et la réserve naturelle nationale d’Arès et Lège-Cap Ferret située sur le bassin d’Arcachon, reprise en main à partir de 2007. Soit deux contextes d’écologisation institutionnelle dotés d’acteurs mandatés.
7Face à des lignes d’expression diverses (traditions et patrimoine culturel, expertise écologique et autres débats experts, arbitrages poli-tiques, initiatives écocitoyennes, etc.), observées, questionnées et analysées par L. Ginelli avec une rigueur quasi ethnographique, le constat est clair. L’exemplarité écologique revendiquée par chacun de ces groupes d’usagers de la nature est censée procéder d’une normalisation béné-fique, y compris sur des espaces de coprésence. Paradoxalement, elle peut conduire à une surenchère qui est au centre des disputes. Il en résulte une multitude de microcollectifs. L’autre aspect abordé porte sur des espaces protégés où, en principe, l’expertise et la science écologique sont de mise. Dans ce cas de figure, l’impératif écologique et participatif ouvre-t-il sur une écocompatibilité des usages récréatifs ? Dans les faits, ces accords gestionnaires semblent fragiles, par-delà le côté anecdotique assorti d’une touche de convivialité des visites d’installations de chasse ou de l’ouverture de quelques chantiers écocitoyens pour contenir la végétation invasive. Les entreprises d’écologisation observées sur les deux sites sont loin d’incarner les forums hybrides que certains appellent de leurs vœux [5]. Ces forums doivent permettre l’expression et la confrontation sur un pied d’égalité des diverses relations à l’environnement (p. 209). Or l’auteur constate plutôt, sur ses propres terrains d’investigation, que le jeu complexe des différents protagonistes est à même de ruiner ces fragiles compromis en se déployant sur d’autres scènes (manifestations de rue, soutiens politiques, etc.) et à différents niveaux d’échelle. À ce propos, la quasi-absence de références sur l’analyse des politiques publiques relève-t-elle d’un choix délibéré, au regard du primat accordé à une sociologie de l’expérience qui s’appuie sur la relative confidentialité des scènes observées ? Sans doute, mais dans ce cas, l’auteur se prive peut-être d’envisager la dimension régulatrice des politiques publiques locales susceptible de faire naître un consensus durable.
8L’outillage conceptuel privilégié semble adéquat et fécond pour rendre compte des multiples expériences récréatives du milieu, avec des situations d’interaction caractérisées mettant en présence des protagonistes et/ou des groupes aux intérêts spécifiques et partiellement incompatibles. Les normalisations écologiques, qui opèrent simultanément au sein de chacune des pratiques de loisir, ne produisent pas de consensus général, au mieux des formes d’évitement ou de cohabitation minimale. L’actualité de la question traitée, le positionnement de l’auteur par rapport au prisme de la sociologie pragmatiste, le déploiement des enquêtes empiriques sur les usages récréatifs de la nature sont maîtrisés. S’agissant de l’intérêt manifesté in fine par Ludovic Ginelli pour ébaucher des conditions concrètes qui pourraient permettre de dépasser des conflits récurrents et des blocages sociaux, politiques ou économiques, le lecteur reste quelque peu dubitatif. Dans cette perspective, le sociologue ne passe-t-il pas le relais à l’ingénieur en poste à l’IRSTEA (Bordeaux) qui opère au contact des milieux sensibles où se joue actuellement, au propre et au figuré, l’écologisation des sociétés ?
Notes
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[1]
Céfaï D., Trom D. (dir.), Les Formes de l’action collective. Mobilisation dans les arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques » 12, 2001.
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[2]
Quéré L., « Le travail des émotions dans l’expérience publique : marées vertes en Bretagne » in Céfaï D., Terzi C. (dir.), L’Expérience des problèmes publics. Perspectives pragmatistes, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques » 22, 2012, p. 135-162.
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[3]
Goffman E., Les Cadres de l’expérience [1974], Paris, Éditions de Minuit, 1991 ; Dubet Fr., Sociologie de l’expérience, Paris, Le Seuil, 1994.
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[4]
Candau J., Ginelli L., « L’engagement des agriculteurs dans un service environnemental. L’exemple du paysage », Revue française de sociologie, vol. 52, n° 4, 2011, p. 691-718.
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[5]
Callon M., Lascoumes P., Barthe Y., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.