1La sociologie de la culture appliquée aux goûts et aux pratiques culturelles s’intéresse, d’une part, à montrer la structuration de ces goûts et pratiques et, d’autre part, à expliquer leurs déterminants. Elle recourt pour cela de façon privilégiée à une méthode statistique, l’analyse multivariée, notamment l’analyse factorielle des correspondances et sa représentation géométrique des données. Un des résultats qui a été tiré de son usage est la thèse d’une « homologie structurale » entre goûts et « position sociale » par Pierre Bourdieu (1979), voire d’une « homologie » entre valeur sociale des biens pratiqués (i.e. légitimité) et « position sociale ». « L’homologie » des variables actives et illustratives du plan factoriel serait la manifestation de « l’espace social des goûts », voire de l’Espace social, bien qu’un plan factoriel ne soit pas un « espace social », mais simplement une représentation géométrique des données (Benzécri, 1973).
2Il est vrai que l’interprétation que donne P. Bourdieu des deux analyses factorielles présentes dans La Distinction (Bourdieu, 1979, p. 299, 393) [1] a la particularité de substituer à l’âge, pourtant présent, l’origine parentale. Sans doute cette lecture, sur laquelle il convient de revenir, joue-t-elle un rôle décisif dans la prorogation contemporaine de « l’homologie structurale » qui sert autant à expliquer la structuration des préférences que leur valeur sociale (i.e. la « légitimité culturelle », mesurée elle-même aux préférences ou aux pratiques culturelles déclarées). Depuis les années 1990, plusieurs auteurs ont adossé leur usage de l’analyse factorielle à la théorie de l’homologie afin d’établir statistiquement la hiérarchie des pratiques culturelles (Peterson et Simkus, 1992 ; Van Eijck, 2001 ; Prieur et al., 2008 ; Warde et Gayo-Cal, 2009 ; Robette et Roueff, 2014). Ainsi, examinant les quatre domaines de pratiques que sont la télévision, la musique, le cinéma et le livre en 2008, N. Robette et O. Roueff (2017, p. 375), après avoir indiqué cependant que l’axe 1 est corrélé au niveau de diplôme et l’axe 2 à l’âge, considèrent-ils que s’observe une « homologie globale établie à vue d’œil » entre goûts et position sociale qui « reste néanmoins imparfaite ». Pour cela, la « classe sociale » (« bourgeois », « intermédiaire » et « populaire »), à savoir la catégorie socioprofessionnelle utilisée pour la construire, est privilégiée par rapport au niveau de diplôme et à l’âge, et l’interprétation sociologique est celle du « volume des capitaux économique et culturel » : « si l’axe 1 [des goûts] est donc lié au volume global des capitaux, la structure du capital est également présente et le capital culturel y joue un rôle prépondérant. Le deuxième axe est corrélé essentiellement à l’âge, secondairement au sexe » (Ibidem) [2]. On le voit, « l’homologie structurale » se substitue à une lecture minimale et descriptive de l’axe 1 comme une « homologie » (si l’on veut) selon le niveau de diplôme.
3À la différence des études précitées, plusieurs analyses récentes ont eu recours aux méthodes multivariées en y incluant l’âge, la génération et le sexe. La thèse de l’éclectisme musical, en montrant que les formes contemporaines du goût manifesteraient un certain pluralisme des genres, combine une théorisation homologique et une différenciation selon les variables secondaires de « l’âge, du genre, de la race, de la région, de la religion et du style de vie » (Peterson, 1992, p. 254 ; Peterson et Kern, 1996). L’analyse récente des pratiques et goûts culturels des Anglais par T. Bennett et al. (2009) indique, elle, un premier principe de structuration, issu de l’analyse des correspondances multiples, par le degré d’engagement dans la culture. Les axes suivants mettent en avant la distinction entre pratiques culturelles contemporaines ou commerciales et pratiques classiques liées à l’âge, pratiques d’intérieur et pratiques d’extérieur et enfin entre pratiques intenses versus pratiques modérées. H. Roose et al. (2012) montrent que les deux premiers axes de leur analyse sont très similaires à ceux indiqués par T. Bennett et al. (2009) grâce à leur association du niveau de diplôme et du revenu (axe 1) avec l’âge (axe 2). A. Prieur et M. Savage (2013) notent, pour le Danemark et le Royaume-Uni, que « l’âge, le sexe et/ou l’appartenance ethnique peut discriminer davantage en matière culturelle que la classe » (p. 252). Cette affirmation est soutenue dans les études danoises de A. Prieur et al. (2008) et finlandaises de S. Purhonen et al. (2011). H. Ganzeboom (1990) montrait déjà en 1990 la « structuration du mode de vie selon une dimension culturelle, économique et liée à l’âge » (p. 29). Aussi, plusieurs auteurs insistent-ils en particulier sur le rôle de l’âge et de la génération dans un processus de « différenciation horizontale » (Lizardo et Skiles, 2015, p. 10). G. Bellavance (2008), M. Berghman et K. Van Eijck (2009), ou S. Purhonen et al. (2009) montrent que la distinction classique entre « haut » et « bas » est traversée par une différenciation entre genres classiques et genres contemporains. Âge et genre apparaissent comme variables structurantes des pratiques des Néerlandais (Van Eijck et Knulst, 2005) et des Anglais (Gayo-Cal et al., 2006). Les analyses sur la télévision, la musique, la lecture, les arts ou le sport (Bennett, 2006 ; Savage, 2006 ; Silva, 2006 ; Warde, 2006 ; Wright, 2006) montrent, elles, des différences entre la participation culturelle highbrow des générations âgées et la participation populaire des jeunes générations.
4Pour la France, H. Glevarec et M. Pinet (2013) montrent, à partir des données sur l’ensemble des pratiques culturelles des Français de 2008, que l’axe de la stratification sociale des pratiques culturelles demeure premier dans la structuration des pratiques culturelles, tandis que l’âge structure la seconde dimension. P. Coulangeon (2013) indique de son côté, à propos de la structuration sociale de treize pratiques culturelles choisies en 1981 que : « l’axe horizontal [axe 1] [...] est nettement prédominant et peut être interprété comme un “facteur taille” ; de droite à gauche, il oppose ceux qui ont un haut niveau d’engagement dans presque toutes les pratiques à ceux qui ont un faible niveau d’engagement dans presque toutes » (p. 188). Il ajoute : « le niveau d’éducation est plus exclusivement lié au premier axe [...] dont cette variable apparaît sans aucun doute comme le principal facteur structuration. [...] Le premier et le second axes sont aussi structurés par un facteur d’âge. Ce pouvoir structurant de l’âge est néanmoins un peu plus prononcé sur l’axe 2 » (p. 191). On peut noter que le « facteur de taille » du premier axe est bien un axe de l’engagement et non un « axe de la distinction ». Cette opposition des pratiquants culturels et des « exclus », présente aussi dans les analyses d’O. Donnat (1994), tient à la prise en compte des fréquences de pratiques culturelles et non pas seulement des goûts comme c’est le cas dans les analyses de P. Bourdieu. Eu égard à cette différence entre pratiques et goûts [3], nous retiendrons, plus loin, comme variables actives des variables spécifiques de goût, et mettrons les variables de fréquence de la pratique en illustratives. La variable de l’âge s’interprète comme « génération culturelle » pour O. Donnat (2011). Ainsi, « dans le domaine musical, les habitudes et les goûts forgés au cours de la jeunesse perdurent souvent à l’âge adulte » (Donnat, 2009, p. 122-123).
5Dans cet article, nous nous proposons de revenir dans un premier temps sur la méthodologique de l’analyse factorielle et sur les usages qui en sont faits en sociologie de la culture, notamment ses usages unidimensionnels (réduction à un seul axe) et positionnels (exclusion de la variable de l’âge). Dans un second temps, nous montrons, à partir des données issues de l’enquête « Pratiques culturelles des Français » de 2008 sur les goûts musicaux et cinématographiques, qu’une analyse factorielle qui introduit l’âge dessine une structuration générationnelle et historique des goûts qui appelle alors une interprétation sociologique. Nous reviendrons sur les analyses menées par P. Bourdieu sur les goûts culturels et leur extrapolation théorique, ainsi que sur la signification structurale qu’il donne à l’âge dans sa théorisation. Ainsi verrons-nous qu’il y a deux façons d’occulter l’effet de l’âge, soit en en minorant l’effet, soit en l’excluant a priori. Nous soutiendrons un modèle d’interprétation des goûts qui n’est plus celui de la structure des capitaux culturels et économiques, mais celui de l’histoire culturelle et de la compétence spécifique des individus.
L’analyse factorielle en sociologie de la culture
Une méthode descriptive
6Créée en 1904 par le psychologue anglais C. Spearman, dans le but de mesurer l’intelligence, l’analyse factorielle est devenue l’analyse factorielle des correspondances en France dans les années 1960 sous l’impulsion du mathématicien J.-P. Benzécri (Cibois, 1981). Elle se répand dans la recherche appliquée (au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie [CREDOC] notamment), dans les milieux traitant de données économiques et sociales (à l’Institut national de la statistique et des études économiques [INSEE]), ainsi que dans la recherche en sociologie et en géographie. J.-P. Benzécri était très polémique vis-à-vis des sciences humaines. Rattaché à un courant du catholicisme qui prônait activement le thomisme comme philosophie réaliste, il utilisait l’analyse factorielle des correspondances « dans l’espoir de découvrir les axes propres à un équilibre existant réellement dans la nature [...] les propriétés cachées qui, situées plus haut dans la hiérarchie naturelle des causes que celles qui tombent sous le sens, régissent celles-ci » (Benzécri, 1973, p. 48). On le voit, ce n’est pas sans paradoxe idéologique que P. Bourdieu utilise, dans les années 1970, l’analyse factorielle pour expliquer les pratiques culturelles puisqu’il était aux antipodes poli-tiques de J.-P. Benzécri [4], paradoxe qui se comprend mieux si on note que P. Bourdieu (1979, p. 298, note 8) aussi pense que « l’espace social » est structuré par des « dimensions » qu’il découvre dans les facteurs de l’analyse, cette dernière ayant pour fonction de représenter les niveaux d’attraction ou d’indépendance entre les modalités des variables.
7Dans son Analyse des données, J.-P. Benzécri formule un principe épistémologique à propos de l’analyse des données, à laquelle appartient l’analyse factorielle : « le modèle doit suivre les données, non l’inverse. Autre trait fâcheux des mathématiques appliquées aux sciences humaines : l’abondance de modèles forgés a priori puis confrontés aux données par ce qu’on appelle des “tests”. Et tantôt le “test” sert à justifier un modèle où il y a plus de paramètres à ajuster que l’on n’a déterminé de données. Tantôt au contraire, il sert à rejeter sévèrement comme invalides les plus judicieuses remarques de l’expérimentateur. Mais ce dont nous avons besoin, c’est d’une méthode rigoureuse qui extraie des structures à partir des données » (Benzécri, 1973, p. 6). J.-P. Benzécri rappelle, là, la dimension descriptive et analytique de l’analyse factorielle. Appliquée au dépouillement d’enquêtes sous la forme de l’analyse des correspondances multiples (ACM), l’analyse factorielle est particulièrement bien adaptée à la recherche non de facteurs prétendus préexistants, mais de différences sociales que l’on observe (Cibois, 1983 ; 2007). Tout premier « facteur » n’est que la première approximation des données et nécessite les corrections apportées par le ou les facteurs suivants. En se servant des modalités explicatives (mises en éléments supplémentaires), on peut dégager une interprétation du plan factoriel et éventuellement des axes qui le constituent et s’en servir, à titre de résumé, comme une dimension du social : cela a d’ailleurs été la pratique concrète de P. Bourdieu. À partir d’un plan factoriel, il est également possible de montrer que des points proches peuvent être interprétés comme manifestant l’appartenance d’un groupe d’individus à un type social qu’il conviendra de préciser par des méthodes post-factorielles.
8Avant d’utiliser cette méthode, nous allons examiner un certain nombre d’usages de diverses techniques factorielles ou apparentées, soit du point de vue technique, soit du point de vue méthodologique.
Méthodes factorielles, théorie de « l’homologie structurale » et choix des variables
9Il convient de noter tout d’abord que la méthode factorielle adossée à la théorie de l’homologie structurale est avancée comme la méthode adéquate pour établir la hiérarchie des pratiques et des goûts culturels. « La construction “empirique” des échelles de légitimité culturelle, écrivent les sociologues O. Roueff et N. Robette dans un article consacré à l’établissement du degré de légitimité des genres musicaux en France et à un examen de la validité de l’éclectisme musical, repose donc toujours [...] sur l’hypothèse d’une homologie entre la répartition des goûts culturels et celle des positions sociales : les goûts sont ordonnés selon la position dans l’espace social des individus qui les expriment » (2014, p. 7) [5]. Or, entendre « homologie » comme proximité des préférences et des positions sociales sur un axe factoriel d’une analyse multivariée n’est pas tout à fait l’entendre comme le faisait P. Bourdieu, dans les années 1970, à partir de la distribution sociale des pratiques et selon le mode statistique (Bourdieu, 1979, p. 13) [6] :
Plus on va vers les domaines les plus légitimes, comme la musique et la peinture, et, à l’intérieur de ces univers, hiérarchisés selon leur degré modal de légitimité, vers certains genres ou certaines œuvres, plus les différences de capital scolaire sont associées à des différences importantes tant dans les connaissances que dans les préférences : les différences entre la musique classique et la chanson se doublent de différences qui, produites selon les mêmes principes, séparent à l’intérieur de chacune d’elles, des genres, comme l’opéra et l’opérette, le quatuor et la symphonie, des époques, comme la musique contemporaine et la musique ancienne, des auteurs et enfin des œuvres. (Bourdieu, 1979, p. 13) [7].
11Une telle appréhension modale de la légitimité culturelle peut se justifier du fait que la signification sociale d’un bien s’appréhenderait, d’un point de vue sociologique, à partir d’une distribution sociale : les individus perçoivent des dominantes de groupe, à partir des pratiques les plus représentatives des différents groupes sociaux, et non des pratiques minoritaires, par exemple élitistes. Ainsi, il apparaît, en 2008, que les cadres et professions libérales sont 35,7 % à déclarer écouter le plus souvent du rock et 18 % de l’opéra (voir Tableau 3 en annexe). Une telle répa-rtition absolue et relative des taux pour ces deux genres musicaux requiert de considérer ce qui est sociologiquement et historiquement pertinent : est-ce, que 18 % des cadres déclarent écouter le plus souvent de l’opéra ou qu’ils déclarent écouter davantage la musique rock ? Le goût pour l’opéra de quelques catégories supérieures est-il plus significatif, et socialement normatif, que leur goût beaucoup plus partagé pour le rock ? De considérer la légitimité à partir du taux le plus bas (« rare ») de participants issus des catégories supérieures met devant un paradoxe conséquent : la pratique la plus légitime d’un domaine serait la pratique la moins pratiquée des classes supérieures. N’y aurait-il pas là deux types de valeurs sociales décrivant une pratique ? Une valeur élitiste et une valeur de normalité. La question se pose de savoir si les méthodes factorielles ont davantage de validité que la valeur modale de la distribution sociale des taux d’une pratique dans l’établissement des valeurs sociales de la culture. Une réponse positive suppose de justifier que l’information pertinente sur la légitimité se déduit des écarts à l’indépendance mis en valeur dans un plan factoriel plutôt que des taux absolus et relatifs des pratiques ou des préférences.
12C’est une de variantes de l’analyse factorielle que R. Peterson et A. Simkus (1992) mobilisent dans l’article qui introduisit l’idée d’éclectisme. L’établissement d’une échelle sociale des goûts musicaux se fait à partir d’un modèle dit « d’association log-multiplificatif [8] » issu d’un tableau croisant, dans un premier temps, les genres musicaux préférés (choix multiples autorisés) des Américains en 1982 et les « groupes de statut professionnel » (échelle 1) et, dans un second temps, les genres musicaux toujours croisés avec la profession, mais enrichis par l’ensemble des variables sociodémographiques (échelle 2) [9] (Peterson et Simkus, 1992, p. 155-159, 167). Cette technique statistique permet d’ordonner simultanément les deux variables analysées, en calculant un score pour chacune de leurs modalités selon une méthode inspirée de Goodman (1985) et Becker et Clogg (1989). La hiérarchie musicale produite par le modèle log-multiplicatif est pour l’échelle 1, par ordre décroissant de valeur : Classical, Folk, Musicals, Jazz, Mood/MOR (middle-of-the-road), Big band, Rock, Hymns/gospel, Soul/blues/R’n’B (Rhythm & Blues), Country music ; et pour l’échelle 2 : Soul/blues/R’n’B, Classical, Jazz, Musicals, Rock, Folk, Hymns/gospel, Big band, Mood/MOR, Country music. Le classement selon les groupes socioprofessionnels (échelle 1) est similaire à un classement qui serait produit à partir d’une hypothèse de légitimité homologue de la hiérarchie des positions socioprofessionnelles. L’échelle 2 provoque, elle, un classement différent qui révèle « la seconde dimension du goût et des groupes professionnels – race et genre ». « L’ordre des professions est radicalement différent de celui de la première dimension, et cinq des six formes musicales les moins bien classées sur la première dimension sont aux extrémités de la deuxième dimension, mais avec des signes différents » (Peterson et Simkus, 1992, p. 167). C’est cette seconde échelle qui va appeler ensuite une révision du modèle de la « colonne » et de l’opposition « snob » versus « slob », et l’introduction de l’idée d’omnivorisme.
13De fait, L. Goodman fait une comparaison explicite entre les « modèles de corrélation », qui font eux-mêmes partie desdits modèles log-multiplicatif (model II), et les résultats d’une analyse des correspondances (Goodman, 1985, p. 42). Aussi avons-nous effectué les deux méthodes sur les données musicales de 2008 : un modèle d’association type II de L. Goodman et une analyse factorielle des correspondances. Les données ordonnées par le modèle II et par le premier facteur de l’analyse factorielle des correspondances (AFC) débouchent strictement sur le même ordre des genres musicaux écoutés le plus souvent (le signe de l’AFC étant ici aléatoire) (voir Tableau 1).
Tableau 1. – Comparaisons du modèle II de L. Goodman et des coordonnées factorielles du premier facteur de l’analyse factorielle des correspondances
Model II de Goodman | Genres musicaux écoutés le plus souvent | AFC : Premier facteur |
-0,5512 | Opéra | 0,397 |
-0,3465 | Classique | 0,294 |
-0,2445 | Jazz | 0,213 |
-0,1156 | Chanson française | 0,151 |
-0,1115 | Autres genres | 0,14 |
-0,0542 | World | 0,082 |
0,1319 | Chanson internationale | -0,123 |
0,1341 | Rock | -0,147 |
0,3247 | Hard Rock | -0,419 |
0,4131 | Electro | -0,559 |
0,4196 | Rap | -0,567 |
Tableau 1. – Comparaisons du modèle II de L. Goodman et des coordonnées factorielles du premier facteur de l’analyse factorielle des correspondances
14R. Peterson et A. Simkus indiquent avoir voulu éviter un classement a priori des mérites esthétiques des genres musicaux, mais ils ont retenu délibérément le statut professionnel des individus comme indicateur de distinction culturelle des goûts musicaux sur la base d’une analyse parente de l’analyse factorielle. Autrement dit, leur choix de méthode demeure strictement appuyé sur une hypothèse a priori de classement de la valeur des genres à partir de la profession, seule ou enrichie des autres variables.
15La méthode factorielle utilisée par K. Van Eijck (2001, p. 1182) repose, elle, sur l’établissement d’une classification ascendante hiérarchique à partir d’un tableau croisant genres musicaux et niveaux de diplôme. Les variables indépendantes suivantes ont été utilisées dans l’analyse : genre, niveau d’éducation et statut professionnel [10]. Comme nous pouvons le noter, si le sexe est inclus, l’âge ne l’est pas. De leur côté, A. Warde et M. Gayo-Cal (2009) établissent, pour chaque genre musical, le rapport entre les individus sans diplôme et les diplômés parmi les personnes déclarant aimer le genre musical, et répartissent les genres en trois classes selon que ce taux est compris entre 0 et 1 (lowbrow), 1 et 2 (middlebrow) ou 2 et plus (highbrow). Seule la variable de diplôme est là encore retenue.
16O. Roueff et N. Robette justifient ainsi, pour leur part, le recours à l’analyse des correspondances pour établir une hiérarchie des valeurs culturelles : « il suffit pour cela, par exemple, de construire une analyse des correspondances multiples à partir de plusieurs variables de position retenues comme actives, et de conserver au final comme indicateur “synthétique” de position les coordonnées des individus sur l’axe qui peut être interprété comme correspondant au volume global de capital (probablement le premier axe) » (Robette et Roueff, 2014, p. 30). Retenir le critère du « volume du capital » (économique et culturel), adossé à la théorie structurale de P. Bourdieu, est un choix intellectuel a priori d’établissement d’une échelle des valeurs culturelles [11] supposée exister et isolable nécessairement dans une analyse factorielle. Or, c’est l’outil qui doit permettre de désigner l’axe de structuration et non un a priori, fût-il théorique. Un « axe de la distinction », s’il existe, ce dont nous discuterons, doit être élaboré à partir de l’ensemble des données sociodémographiques et, en premier lieu, en examinant deux facteurs de structuration, ce qui représente un minimum.
17De même, la méthode « bivariée », qui croise les genres musicaux et les indicateurs de position que sont le diplôme ou la profession, tout comme l’analyse en composantes multiples qui indique que « le premier axe de l’espace des goûts musicaux est presque strictement aligné avec le diplôme et la catégorie socioprofessionnelle (projetés en variables supplémentaires) et leurs coordonnées sur cet axe interprétées comme “score de légitimité” (Robette et Roueff, 2014, p. 31) sont appuyées sur une décision a priori quant au critère de lecture des valeurs sociales de la musique. Une variante de la méthode factorielle, l’analyse discriminante, qui réduit un plan factoriel à un seul vecteur afin de classer des individus, est aussi avancée comme méthode de classement idoine des valeurs culturelles (Robette et Roueff, 2014, fig. 1). Il s’avère que cette variante produit des rapprochements révolutionnaires dans le cadre d’une théorie de la légitimité, puisque la musique métal et l’opéra se retrouvent côte à côte sur les « échelles de légitimité » selon la profession aussi bien que selon le niveau de diplôme [12], ce qui devrait déboucher soit sur une révision de l’échelle antérieure, soit signaler une déficience manifeste de l’outil. Ce type d’analyse, comme en témoigne la valeur prise par la musique métal, représente une simplification des données. Vouloir chercher un seul ordre par une méthode statistique ne représente pas un choix scientifique judicieux. Il est certes possible de construire un ordre, mais il paraît illusoire de le trouver tout construit par une méthode quelconque. L’analyse factorielle discriminante est utile pour prendre une décision, par exemple dans le domaine médical où elle est relativement courante, mais guère pour décrire une réalité sociale. Nos résultats divergent des résultats mêmes de « l’analyse discriminante » qui est dite inclure pourtant « d’autres variables de position », donc a priori l’âge. « Cette méthode [l’analyse discriminante] permet, à partir des résultats d’une analyse en composantes principales sur les genres musicaux, de repérer dans l’espace multidimensionnel des goûts la direction qui disperse le mieux les modalités d’une variable supplémentaire, ici le niveau de diplôme. On retient alors, comme score de légitimité, les coordonnées des genres musicaux projetés sur ce nouvel axe » (Robette et Roueff, 2014, p. 31). Il s’avère que les analyses factorielles sur les goûts musicaux et cinématographiques que nous mènerons plus loin, qui retiennent l’âge parmi les variables à tester, indiquent que c’est cette dernière qui disperse le mieux les goûts, à quoi il faut ajouter l’association diplôme-âge.
18Enfin, l’analyse des correspondances multiples menée par A. Prieur et al. (2008) paraît, elle, problématique d’un point de vue sociologique et épistémologique puisqu’elle consiste à mettre les variables sociodémographiques (dix dans le cas présent) en variables actives et à projeter les pratiques comme variables illustratives. Elle prend le risque de froisser fermement le principe défendu par J.-P. Benzécri que « le modèle doit suivre les données, non l’inverse ». Le premier axe de l’analyse en composantes principales est interprété comme exprimant le volume des capitaux et retenu comme indicateur de légitimité culturelle. Les genres musicaux sont ensuite projetés en variables supplémentaires sur cet axe et leurs coordonnées sont considérées comme des scores de légitimité. Cette façon de procéder construit de manière délibérée un espace social à partir d’une sélection de variables sociologiques regroupées en deux types de capitaux (économique et culturel). P. Bourdieu n’a pas mené dans La Distinction d’analyses de correspondances en mettant les variables sociodémographiques en variables actives : ce sont les pratiques qui sont actives et les variables sociodémographiques sont illustratives (elles sont initialement imprimées sur un calque dans le cas de l’espace social global et des deux analyses factorielles [Bourdieu et Saint-Martin, 1976]) et c’est leur superposition qui autorise à soutenir l’interprétation homologique. Il y a de bonnes raisons scientifiques à ce que les sociologues ne supposent pas a priori, y compris à partir d’une théorie, inscrite de surcroît dans une époque historique, qu’une société est structurée de telle ou telle manière, mais établissent à partir des pratiques comment ces dernières sont structurées. De surcroît, on ne peut trouver un axe de l’âge ou du sexe, ou d’autre chose, si – par décision initiale – ces variables ont été exclues de l’analyse, ce qui est le cas des analyses examinées.
Les variables structurantes des pratiques au regard d’une analyse multivariée incluant l’âge
19Nous considèrerons ici deux exemples, les goûts en matière de musique et ceux en matière de cinéma à partir des données de l’enquête Pratiques culturelles des Français de 2008. Nous avons effectué deux analyses des correspondances multiples sur les 5 004 individus de l’enquête.
Les goûts musicaux
20Les questions suivantes ont été utilisées en modalités actives : les genres de « musique écoutés le plus souvent », les genres de musique « jamais écoutés parce qu’ils ne plaisent pas », le fait d’être « allé au cours des douze derniers mois à des concerts de musique » (rock, jazz, musique classique et autre). En modalités supplémentaires sont utilisés le sexe, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle individuelle et celle du père de l’enquêté, le diplôme et la fréquence d’écoute de la musique. Nous retenons le plan des deux premiers facteurs dont les deux premières valeurs propres (VP) sont supérieures à 0,2 (VP1=0,38 ; VP2=0,31), ce qui signifie que le facteur est « intéressant » (Benzécri, 1973, p. 43). Pour étudier le premier plan factoriel, nous avons retenu, parmi les 36 modalités actives celles dont la contribution à l’un ou l’autre des deux premiers facteurs est supérieure à la moyenne (égale à 1 000/36, soit 27,8).
21La figure 1 donne à voir, du côté négatif du premier facteur, des individus qui écoutent souvent de la musique classique ainsi que de l’opéra et du jazz, rejettent hip-hop et musiques électroniques et sont allés à un concert de musique classique. Les modalités des variables supplémentaires, considérées avec le même seuil, sont les catégories d’âge les plus élevées : 50-64 ans, 65 ans et plus, et retraités. Il s’agit donc des préférences et des rejets de gens âgés. Du côté positif du premier axe nous retrouvons le symétrique ; ce qui était rejeté est accepté et vice-versa. À ce pôle se trouvent le goût pour le hip-hop, les musiques électroniques, les variétés internationales, le rythm & blues (R’n’B) et un rejet du jazz, de l’opéra et de la musique classique. Les variables supplémentaires en lien sont les suivantes : 15-17 ans, 18-24 et étudiants-élèves. Les pratiques de ce pôle sont liées à des catégories jeunes. Globalement, le premier facteur oppose le pôle des goûts et des rejets de gens âgés à ceux des gens jeunes.
22Le deuxième facteur étant une correction du premier, il est plus facile de l’étudier sur le plan factoriel où l’on n’a porté que les modalités actives de contribution au facteur (CPF) supérieures ou égales à la moyenne de 28, et les modalités supplémentaires (illustratives) de CPF supérieures ou égales à 13. Ces modalités sont soulignées horizontalement pour le premier facteur, verticalement pour le deuxième.
Figure 1. – L’espace des genres musicaux écoutés et rejetés. Plan factoriel des axes 1 et 2

Figure 1. – L’espace des genres musicaux écoutés et rejetés. Plan factoriel des axes 1 et 2
23Le pôle lié aux choix et aux rejets des personnes âgées (en bas à gauche) est le seul qui soit contributif aux deux facteurs, c’est un pôle de rejet des musiques jeunes avec une écoute éventuelle de chansons et variétés françaises. Ce pôle est aussi celui de l’écoute rare. Inversement, en haut à droite, se trouve, contribuant également aux deux axes, la plus forte fréquence d’écoute (« tous les jours ou presque »), avec les contributions des catégories d’âges jeunes (15 à 34 ans) et les musiques associées. L’autre diagonale manifeste une opposition entre concerts classique et jazz, contributifs aux deux axes (en haut à gauche), et symétriquement le rejet du jazz en bas à droite. Cette seconde diagonale est liée aux diplômes, élevés en haut à gauche, absents en bas à droite.
24La figure 2 simplifiée a été produite pour représenter l’ensemble des variables supplémentaires sociodémographiques, ainsi que les liens entre les modalités d’âge et celles du niveau d’études (en excluant le certificat d’études lié à une génération ancienne). Cette figure montre l’orthogonalité des deux dimensions d’âge et de niveau d’études, la première liée à l’axe 1 et la deuxième à l’axe 2, mais se positionnant sur les diagonales du graphique.
Figure 2. – L’espace des variables sociodémographiques illustratives. Plan factoriel simplifié des axes 1 et 2

Figure 2. – L’espace des variables sociodémographiques illustratives. Plan factoriel simplifié des axes 1 et 2
25Afin de voir comment s’articulent ces deux variables, une solution est de constituer une nouvelle variable supplémentaire qui distingue les âges en fonction du diplôme – le sexe ne jouant aucun rôle sur les deux premiers facteurs. Pour chaque catégorie d’âge, nous avons construit trois nouvelles modalités de diplôme : élevée (au-dessus du bac), moyenne (CAP/BEP/BAC/BP/BT) ou inférieure (CEP/BEPC ou aucun diplôme). De façon à visualiser l’effet de cette nouvelle variable, nous prenons en compte l’univers des individus en projetant sur l’espace factoriel une ellipse qui englobe une proportion donnée d’individus (Figure 3). Une ellipse de concentration médiane qui regroupe 50 % de la population a été retenue [13].
Figure 3. – Goûts musicaux. Plan factoriel des axes 1 et 2. Ellipses médianes

Figure 3. – Goûts musicaux. Plan factoriel des axes 1 et 2. Ellipses médianes
26Seules les ellipses pour les trois niveaux d’études des 65 ans et plus et des 18-24 ans (les plus jeunes n’ont pas encore de diplômes supérieurs) ont été dessinées. On voit que les goûts ne sont pas liés à l’âge ou au niveau d’éducation, mais à leur croisement. Les deux dimensions interviennent : toutes les classes d’âge de niveau élevé de diplôme tendent vers le haut à gauche. À ce niveau élevé de diplôme, dans une culture de concert, on passe de gauche à droite (des âges élevés aux jeunes) dans l’ordre suivant : musique classique, jazz, rock, blues, métal, reggae. Inversement, les niveaux inférieurs de diplôme rejettent, pour les plus jeunes, les goûts précédents et, pour les plus âgés, les remplacent par une écoute faible ou nulle. En conclusion, les goûts en matière de musique dépendent d’abord de l’âge, mais aussi du niveau d’études.
Les univers normatifs des goûts musicaux
27Afin d’appréhender le profil des répondants, nous allons utiliser la technique post-factorielle du graphe des attractions (Cibois, 1993). Pour bien comprendre la méthode, considérons la présence en proximité sur la figure précédente de la pratique du concert classique et du goût pour le jazz (Tableau 2).
Tableau 2. – Effectifs de pratiquants du concert classique et des amateurs de jazz
Aime le jazz Oui | Aime le jazz Non | Total | |
Concert classique oui | 150 | 226 | 376 |
Concert classique non | 643 | 3985 | 4628 |
Total | 793 | 4211 | 5004 |
Tableau 2. – Effectifs de pratiquants du concert classique et des amateurs de jazz
28On observe que 150 individus partagent le goût du jazz et la pratique du concert classique. S’il y avait indépendance, l’effectif théorique serait de 376 x 793 / 5004 = 59,6 individus. L’écart à l’indépendance est de 150 - 59,6 = 90,4. Si la liaison était maximum et si les 376 pratiquants du concert classique aimaient le jazz, l’écart à l’indépendance serait dans ce cas de 376 - 59,6 = 316,4. L’écart observé représente une proportion de 90,4 / 316,4 = 0,286 par rapport au cas du maximum (28,6 %). Ce pourcentage de l’écart maximum (PEM) peut être calculé pour toutes les modalités et visualisé sur le plan factoriel qui a été conservé. La figure 4 représente les attractions entre modalités actives à partir du seuil de 25 %.
Figure 4. – Attractions du pourcentage de l’écart maximum (PEM) de niveau 25 %

Figure 4. – Attractions du pourcentage de l’écart maximum (PEM) de niveau 25 %
29De la gauche à la droite, en suivant le sens des aiguilles d’une montre, on repère : le goût classique (musique classique, opéra et concert classique) ; le goût jazz, blues ; le goût pop-rock, métal ; le goût rap, variétés internationales, R’n’B ; le refus du goût classique ; enfin, un groupe de refus du hip-hop, du métal, du pop-rock, de l’électro, du rap, du R’n’B, mais du goût pour la chanson, les variétés françaises, l’accordéon, la musique d’ambiance, la musique religieuse, mais aussi la country et la soul, ensemble que l’on regroupe sous l’expression « musiques douces ».
30Afin de classer les individus, les six types repérés plus haut selon la technique des variables idéales-typiques (Cibois, 2007) servent à construire l’ellipse médiane centrée sur le point moyen de chaque variable idéale-typique (Figure 5). Les ellipses des deux types « rap, variétés internationales, R’n’B » et « refus du goût classique » étant superposées, elles ont été fondues en un seul « Rap, R’n’B, refus du goût classique ».
Figure 5. – Ellipses médianes des variables idéales-typiques du goût musical

Figure 5. – Ellipses médianes des variables idéales-typiques du goût musical
31À l’instar de la figure des attractions du PEM de niveau 25 %, un continuum d’attractions se dessine, notamment sur la gauche du graphique. Ainsi l’ellipse du « goût classique » recoupe-t-elle largement les deux goûts voisins, « musiques douces » et « jazz blues ». Ces types de goûts sont socialement différenciés par les modalités explicatives qui leur sont significativement liées (au sens du khi-deux) :
32– Goût classique : diplômes supérieurs de 35 ans et plus, diplômes moyens de 50 ans et plus,
33– Jazz, blues : diplômes supérieurs de 18 à 64 ans, diplômes moyens de 18 à 24 ans,
34– Pop, rock, métal : diplômes supérieurs de 18 à 44 ans, diplômes moyens de 18 à 34 ans, diplômes inférieurs pour 15 à 24 ans,
35– Rap, R’n’B, refus du goût classique : sexe masculin, diplôme moyen de 15 à 34 ans, diplômes inférieurs de 15 à 49 ans,
36– Musiques douces : refus du rap, du rock, du R’n’B et du métal : sexe féminin, 50 ans et plus, quel que soit le niveau de diplôme.
37Les ellipses médianes permettent ainsi de donner forme et consistance à la dimension de « norme de groupe » des goûts culturels. Ces ellipses dessinent des univers normatifs faits de « goûts pour », « d’inappétences pour » ou « de goûts pour et d’inappétences pour » simultanés, selon une organisation dont on a vu qu’elle était structurée par l’âge et le niveau de diplôme.
Goûts en matière de cinéma
38Afin d’appréhender la structuration des goûts en matière de cinéma, nous utilisons les questions suivantes en modalités actives : « genres de films préférés », « genres de films qui ne sont pas vus parce qu’ils ne plaisent pas », films « privilégiés » (films américains, films français, absence de préférences ou autres cas), films « particulièrement aimés » ou films « qui ne plaisent pas » (sur une liste de quatorze films). En modalités supplémentaires ont été utilisées : « nombre de films vus dans l’année » ainsi que les variables sociodémographiques suivantes : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle individuelle et du père, niveau de diplôme.
39Le plan des deux premiers facteurs forme le meilleur résumé possible des données. Les deux premières valeurs propres (vp1=0,31 ; vp2=0,24) sont supérieures à 0,2, ce qui signifie que la liaison est interprétable (Figure 7). Les modalités de contribution au premier facteur supérieures à la moyenne du côté négatif (1 000/62 modalités actives, soit 16,1 pour mille) sont : « préfère les films français », « n’aime pas les films d’horreur ou d’épouvante », ni ceux de « science-fiction » mais « aime les films d’amour ou sentimentaux », les « documentaires » ou aucun genre particulier, Le Titanic comme film particulièrement aimé, Star Wars et Le Seigneur des anneaux comme films qu’on n’a pas envie de voir et la modalité supplémentaire « n’est pas allé au cinéma dans les douze derniers mois ».
40Les modalités supplémentaires sociodémographiques (avec un seuil plus bas de moitié : 8 pour mille) sont : « retraités », « 65 ans et plus de niveau de diplôme inférieur ou moyen [14] », « 50 à 64 ans de diplôme inférieur », « femmes » et « femmes au foyer », « père agriculteur ». Le côté négatif du premier facteur est donc lié aux âges les plus élevés et aux niveaux de diplômes inférieurs ou moyens, cependant âge, diplôme et sexe peuvent interagir. Pour l’âge et le niveau de diplôme, comme dans l’analyse précédente, on opère un pré-croisement qui permet de mieux interpréter le plan factoriel.
41Pour le côté positif du premier facteur, les modalités de contribution au facteur supérieures à la moyenne sont : « préfère les films américains », n’aime pas les « comédies musicales », ni les films « d’amour ou sentimentaux », ni les « films d’auteurs », aime la « science-fiction », « aime les films d’horreur ou d’épouvante » ou les films « d’action » ; les films particulièrement aimés ont été Star Wars, Matrix, Le Seigneur des anneaux, Pirates et Shrek. Les modalités supplémentaires (seuil de 8 pour mille) sont : « étudiants-élèves », « 18-24 ans de niveau de diplôme moyen », « 15-17 ans de niveau de diplôme inférieur », « ouvriers », « masculin ». Le premier facteur oppose donc, dans les niveaux de diplômes moyens ou inférieurs, les jeunes aux plus âgés.
42Il faut voir cependant ce qu’il en est de l’opposition des sexes : à cette fin nous construisons une variable qui prend en compte le sexe, l’âge et le niveau de diplôme soit 36 - 3 = 33 modalités [15] (les modalités de sexe multipliées par six niveaux d’âge multipliés par trois niveaux de diplôme). Le graphique triangulaire ci-dessous (Figure 6) permet de visualiser, pour les hommes et pour les femmes, les différentes positions en matière de nombre de films vus dans l’année précédente. En haut, se situe le pôle de la plus forte consommation de films, en bas à droite, la consommation moyenne, et en bas à gauche l’absence de consommation.
Figure 6. – Fréquence de fréquentation du cinéma selon le sexe, l’âge et le niveau de diplôme

Figure 6. – Fréquence de fréquentation du cinéma selon le sexe, l’âge et le niveau de diplôme
43Comme l’indique l’espace factoriel (Figure 7), les faiblement diplômés (et ceci vaut pour les hommes et les femmes) consomment peu dès qu’ils ont au-delà de 25 ans. Tous ces groupes sont dans le coin gauche de la figure qui correspond à des pourcentages élevés de « jamais » et des pourcentages faibles de « 1 à 4 fois par mois » et de « 5 fois et plus ». Les catégories jeunes de ce groupe (diplôme inférieur) se situent plus haut dans la figure, avec les autres catégories jeunes plus consommatrices de films et l’ensemble des catégories de niveau de diplôme supérieur, toutes consommatrices de films. La seule différence, faible, entre hommes et femmes réside dans le fait que les femmes consomment un peu moins de films que les hommes (5,6 films en moyenne par an contre 6,1). Inversement, tant pour les hommes que pour les femmes, toutes les catégories d’âge de niveau de diplôme élevé se situent à un niveau fort de consommation (la différence portant cette fois sur les 65 ans et plus où les femmes sont plus consommatrices que les hommes).
44Le deuxième facteur, du côté négatif (en bas sur le plan factoriel) correspond, pour les modalités les plus fortes des modalités actives à : préfère les films « comiques », a particulièrement aimé Les Bronzés, Camping, Les Visiteurs, Astérix, n’aime pas Le Seigneur des anneaux. Il n’y a pas de modalités supplémentaires contributives au-dessus du seuil. Du côté positif se trouvent les modalités actives suivantes (même seuil de contribution) : préfère les « films d’auteur », les « comédies dramatiques », aime particulièrement La Vie des autres, Le Secret de Brokeback Mountain, n’a pas envie de voir Camping, Les Bronzés. Les variables supplémentaires associées sont : « va plus d’une fois par mois au cinéma », « 2e et 3e cycle », « licence », « 34-49 » et « 50-64 ans de niveau de diplôme supérieur », et catégorie socioprofessionnelle individuelle « cadres, professions intellectuelles supérieures, chefs d’entreprise », « père chefs d’entreprise et cadres ».
45La figure 7 permet de voir une structure triangulaire qui distingue l’opposition des âges du premier facteur au pôle cultivé cinématographique en haut, et ce résultat est précisé par l’examen des ellipses médianes. En prenant les âges extrêmes disponibles sur les trois niveaux de diplôme, on voit que les trois ellipses de chaque niveau d’âge se trouvent bien à gauche pour les plus âgés et à droite pour les plus jeunes (opposition d’âge du premier facteur), mais qu’elles se recouvrent davantage vers le pôle cultivé du deuxième facteur au fur et à mesure que le niveau de diplôme augmente.
Figure 7. – Goûts en matière de films. Plan factoriel des axes 1 et 2. Ellipses médianes

Figure 7. – Goûts en matière de films. Plan factoriel des axes 1 et 2. Ellipses médianes
46À l’instar des goûts musicaux, les individus ont été classés en quatre types idéaux avec les liens significatifs suivants (Figure 8) : cinéma d’auteurs : 25-64 ans de niveau de diplôme supérieur ; cinéma familial : sexe féminin, 50-65 ans et plus, de niveau de diplômes moyens et inférieurs ; films comiques : sexe masculin, 15-49 ans de niveau de diplôme inférieur, 25-34 ans de niveau de diplôme moyen ; films d’action : sexe masculin, 15-17 ans de niveau de diplôme inférieur ou moyen, 18-34 ans quel que soit le niveau de diplôme, 35-49 ans de niveau intermédiaire.
Figure 8. – Ellipses médianes des variables idéales-typiques du goût en matière de films

Figure 8. – Ellipses médianes des variables idéales-typiques du goût en matière de films
47Tant les goûts musicaux que les goûts en matière de cinéma révèlent la structure d’âge qui apparait en premier. Mais elle ne peut être examinée seule, car la structure des diplômes la complète. Au niveau d’une prise en compte de l’ensemble des pratiques culturelles des Français, H. Glevarec et M. Pinet (2013) ont montré que c’est le niveau de diplôme qui constituait la variable sociodémographique la plus contributive à l’axe 1 de l’espace des pratiques culturelles, et l’âge celle de l’axe 2. Dans les domaines des goûts musicaux ou cinématographiques, l’examen montre que se produit une inversion de la priorité de ces variables, l’âge étant devant le niveau de diplôme.
Retour sur l’interprétation des espaces factoriels de La Distinction
48Ce lien entre structure d’âge et structure des diplômes était déjà présent dans La Distinction, à travers les deux analyses factorielles « Variantes du goût dominant » (Figure 9) et « Variantes du goût petit-bourgeois » (Figure 10) (Bourdieu, 1979, p. 296, 392), mais sans sa prise en compte analytique et a fortiori théorique par P. Bourdieu [16]. Dans la première analyse « Variantes du goût dominant », un « axe » de l’âge relie la modalité 18-30, en bas à gauche, à la modalité « plus de 60 ans » en haut à droite ; un « axe » du diplôme lui est en partie perpendiculaire, qui va de « [diplômes] supérieurs à la licence » en haut à gauche à « CEP-CAP, sans diplôme » en bas à droite. La présentation est la même que celle que nous avons repérée plus haut dans les goûts musicaux. Une disposition proche des modalités d’âge et de diplôme se retrouve dans les « Variantes du goût petit-bourgeois » (p. 392).
49La qualification par P. Bourdieu des axes 1 et 2 ne tient pas compte de l’âge alors qu’on y repère un effet de générations très net. L’âge indique graphiquement, par sa dispersion, sa très forte, sinon la plus forte liaison à l’axe 1 (nonobstant la position des différentes catégories socioprofessionnelles individuelles) et aussi à l’axe 2 dans le cas du goût dominant. C’est la qualification même du second axe comme un axe de la « trajectoire sociale » par P. Bourdieu qui fait difficulté. L’âge, en tant que corrélé au second facteur des deux espaces factoriels, est identifié par P. Bourdieu, mais traité d’une façon particulière, effacé au profit d’une opposition selon l’origine sociale, soit l’ancienneté dans la classe.
Figure 9. – Variantes du goût dominant d’après La Distinction –ACM – Plan des 1er et 2d axes d’inertie

Figure 9. – Variantes du goût dominant d’après La Distinction –ACM – Plan des 1er et 2d axes d’inertie
Figure 10. – Variantes du goût petit-bourgeois d’après La Distinction – ACM – Plan des 1er et 2d axes d’inertie

Figure 10. – Variantes du goût petit-bourgeois d’après La Distinction – ACM – Plan des 1er et 2d axes d’inertie
50« La projection en variables illustratives des caractéristiques “objectives” fait apparaître, écrit P. Bourdieu, que, comme dans le cas du goût dominant, le deuxième facteur exprime une opposition selon l’âge (les plus âgés se trouvant au sommet du second axe et du côté du pôle économique et les plus jeunes au bas de cet axe et du côté du pôle culturel) et, inséparablement, une opposition selon l’origine sociale, les fils de patrons, petits ou grands, et de cadres supérieurs ou de membres des professions libérales se situant du côté des valeurs positives de l’axe tandis que les fils d’ouvriers, d’employés ou de cadres moyens se rangent du côté des valeurs négatives » (Bourdieu, 1979, p. 393, c’est nous qui soulignons). Tout se passe comme si, dans La Distinction, les vieux étaient des héritiers et les jeunes des enfants des classes populaires (Bourdieu, 1979, 299). En résumé, P. Bourdieu a effacé la variable de l’âge de l’analyse pour lui substituer celle de l’origine parentale qui sert à qualifier l’axe 2 (« ancienneté dans la bourgeoisie »).
51La variable âge manifeste sa dimension de génération de façon assez nette pour les choix de chanteurs préférés. Sur la figure « Les variantes du goût petit-bourgeois » (p. 392), on note, près des tranches d’âge élevées (entre 60 ans et plus et 46-60), Louis Mariano (né en 1914), Georges Guétary (né en 1915) ; entre 46-60 ans et 30-45, Édith Piaf (née en 1915) ; proches des 30-45 ans, Georges Brassens (né en 1921), Jacques Brel (né en 1929) ; et, enfin, proche des moins de 20 ans, Françoise Hardy (née en 1964). Une structure similaire est visible près des modalités d’âge du « goût dominant », de Françoise Hardy en bas à gauche à Georges Guétary à droite et Louis Mariano en haut.
52Deux remarques critiques complémentaires peuvent être faites sur l’interprétation de P. Bourdieu : la première porte sur la signification de la variable de catégorie socioprofessionnelle du père et la qualification par P. Bourdieu de l’axe 2 de l’espace factoriel du goût dominant en termes « d’ancienneté dans la bourgeoisie » (forte en haut, faible en bas). Ce second facteur oppose « ceux qui ont accédé depuis longtemps à la bourgeoisie et ceux qui viennent d’y parvenir », écrit P. Bourdieu (1979, p. 298). L’axe 2 est dit correspondre à la « trajectoire sociale » via les indicateurs des dispositions associées à l’ancienneté plus ou moins grande dans la bourgeoisie qui apportent les plus fortes contributions absolues au deuxième facteur (p. 298). Quant au goût petit-bourgeois, le deuxième axe est qualifié par la trajectoire sociale « en déclin », en haut du côté des âges élevés ou « en ascension », en bas, du côté des plus jeunes. Or, « tout aussi légitime, du point de vue statistique, que le commentaire synthétique, écrit N. Herpin, l’analyse des covariations dans le plan factoriel peut conduire à formuler des interprétations alternatives » (Herpin, 1980, p. 445). Eu égard à la position du point « père ouvrier » entre « père cadre moyen » et « père employé » en bas et « père cadre sup », « père profession libérale », « père patron » et « père artisan » en haut, qui forme avec eux un triangle et non un « axe » hiérarchisé, on peut douter d’une qualification par trop affirmative par l’origine sociale, en des termes linéaires, des deux espaces factoriels. Par contre, le niveau de diplôme apparaît décisif pour définir l’axe 1.
53La seconde remarque porte sur la qualification par le capital économique, « plus » à droite et « moins » à gauche, du goût petit-bourgeois qui pose problème puisqu’à droite de l’espace factoriel se trouvent les revenus annuels les plus faibles et à gauche les revenus les plus élevés ! Il n’y a pas non plus de variable de patrimoine économique qui autoriserait une telle qualification. C’est la qualification de cet espace par la logique d’opposition inverse entre « capital économique » et « capital culturel » du modèle théorique général de La Distinction qui paraît erronée.
54N. Herpin (1980) avait relevé, à propos des goûts culinaires « dominants », « qu’à l’intérieur de la classe bourgeoise, les opinions sur la cuisine, contrairement à ce que dit l’auteur, sont fort peu discriminantes. S’il existe des différences en ce domaine, elles ne sont pas dues à la position dans la structure de classe, mais sont des effets de l’âge » [17]. Il ajoutait : « pour d’autres indicateurs comme ceux relatifs à la peinture ou à la musique, rien n’interdit de penser, en effet, qu’en ces domaines, l’analyse de Bourdieu soit convaincante et que fréquentation et goûts affichés suivent la logique du patrimoine. Mais là aussi, il eût été utile de pouvoir distinguer dans la diversité des éléments constitutifs des styles de vie, ce qui relève plutôt du sexe, plutôt de l’âge, plutôt du revenu, ou encore de déterminations moins routinières que le chercheur a l’idée d’envisager ou de construire » (p. 445).
Discussion : valeur et signification générationnelle de l’âge
55Les analyses que nous avons menées ici sur les deux domaines de la musique et des films et notre retour critique sur les interprétations de P. Bourdieu des goûts « dominant » et « petit-bourgeois » mettent à jour de façon nette les deux axes de la « structure » (du diplôme) et de « l’histoire » (l’âge et sa valeur générationnelle en matière culturelle). Relativement au modèle de lecture des pratiques et des goûts culturels en termes de volume et de structure des capitaux économique et culturel que P. Bourdieu a soutenu, il s’agit d’une réévaluation sociologique et critique de leur valeur première de structuration. Chez P. Bourdieu, l’âge est structural ; il est certes la manifestation du temps, qui passe, et du vieillissement des personnes, mais tous deux retraduits par le champ social des positions dans lequel l’âge et la temporalité prennent sens, champ qui définit à la fois des tempos dans l’ordre des successions entre jeunes et moins jeunes, mais aussi les contenus culturels à travers lesquels ils se manifestent et qui sont relatifs aux positions en présence dans le champ en question. Pour le dire autrement, l’âge conceptualisé par P. Bourdieu n’est pas un âge de l’histoire culturelle contextualisée, mais un âge de l’histoire propre au champ des positions culturelles considérées. L’âge est positionnel parce que structural. C’est pourquoi une signification historique et culturelle de l’âge, manifestée comme génération culturelle parce que produit d’un univers culturel d’acquisition des goûts, diffère d’une signification structurale de l’âge comme manifestation de la succession des générations et de leur lutte pour le maintien ou le remplacement des « positions ».
56La structuration par le niveau de diplôme est conservée. Elle renvoie, pour partie, à la maîtrise différentielle de la compétence spécifique en art. La structuration par le niveau de diplôme et par l’âge indique une différenciation sociale et culturelle qui articule des ressemblances entre goûts de personnes nées dans un même contexte historique et culturel, déterminant une dimension d’identité culturelle, et la maîtrise de savoirs spécifiques articulés au diplôme. S. Dorin (2016) le montre dans le cas de la musique contemporaine dont le public possède un savoir issu de la fréquentation des cours de musique et de la pratique instrumentale. La dimension de savoir spécifique s’appréhende pour les goûts musicaux avec la musique classique et pour les goûts cinématographiques avec le film d’auteur [18]. Les genres culturels, historiquement marqués, passés et à venir, doivent-ils être pour autant qualifiés de genres « établis » et « émergents » (Robette et Roueff, 2017) ? La justification d’une qualification des genres culturels par leur degré d’institutionnalisation, voire de légitimation, suppose une explication des goûts par leur valeur d’établi-ssement (la distinction sociale qu’ils permettent de manifester) plutôt que par leur valeur cognitive (le savoir qu’ils requièrent pour être pratiqués). L’interprétation sociologique des goûts par le degré d’établissement des genres culturels n’est fondée que si les goûts selon l’âge s’expliquent significativement par l’institutionnalisation croissante du goût avec l’âge. Or, comme on l’a vu, les goûts des individus se déplacent moins vers des genres de plus en plus établis qu’ils ne demeurent associés avec les genres fréquentés dans le passé. Les figures 11 et 12 qualifient les goûts musicaux et cinématographiques à partir d’une structuration qui n’est plus une structuration de positions sociales, mais d’histoire culturelle.
57Le premier axe de structuration des goûts musicaux et cinématographiques est articulé à l’âge, les jeunes à droite et les plus âgés à gauche du schéma interprétatif. Le second axe de structuration est articulé au niveau d’études dont nous faisons ici l’hypothèse qu’il indique des savoirs et des compétences acquis durant le cursus scolaire et permettant la pratique de certains genres qui les requièrent plus que d’autres.
58Les deux figures reflètent le processus d’avancée en âge que suivent les individus, tout autant que les genres qu’ils pratiquaient jeunes. Elles représentent aussi le temps de l’histoire culturelle, caractérisée par la succession historique des genres et de leurs œuvres et sa centralité, on l’a vue, dans la détermination du goût des Français. Enfin, elles dessinent les « générations culturelles » comme des générations marquées par la dimension culturelle et historique de leur appartenance (dont il reste à montrer les formes de l’acquisition et ses agents).
Figure 11. – Histoire et structure des goûts musicaux

Figure 11. – Histoire et structure des goûts musicaux
Figure 12. – Histoire et structure des goûts cinématographiques

Figure 12. – Histoire et structure des goûts cinématographiques
Conclusion : histoire et structure des goûts
59Le risque pris par certaines analyses des pratiques culturelles est de faire suivre l’interprétation d’un modèle a priori. Il apparaît que, pour sauver la légitimité, une partie des sociologues sont amenés à choisir des variables (le revenu, le niveau de diplôme et/ou de la catégorie socioprofessionnelle), et des méthodes (les analyses factorielles), qui permettent de conserver un seul axe de description des goûts culturels à partir d’un a priori de corrélation en lieu et place de l’observation de la distribution. Une telle méthodologie fonctionne comme une règle académique qui produit le réel plutôt qu’elle ne le restitue. Il s’avère que ce sont la variable de l’âge et ses effets croisés avec le diplôme qui permettent de décrire de façon juste l’espace des goûts musicaux et cinématographiques.
60Notre conclusion théorique est la suivante : les goûts culturels ne sont pas, n’étaient sans doute déjà pas dans les années 1970 [19], structurés, en première instance, par le volume du capital (économique et culturel) et, en seconde instance, par la composition de ces deux sortes de « capital », mais par le niveau de diplôme d’une part et par l’âge d’autre part (en 2008, pour la musique et les films de cinéma, l’âge est premier). Nous soutiendrons que les deux véritables plans factoriels de La Distinction, « goût dominant » et « goût petit-bourgeois » ne représentent pas les second et troisième facteurs, comme le dit P. Bourdieu, de « l’espace social » (qui n’est pas un plan factoriel), mais bien la structuration des pratiques culturelles. Cet espace n’est pas structuré par un facteur horizontal lié au niveau d’études et aux ressources économiques et par un facteur vertical lié à une évolution, mais par l’âge qui intervient sur les deux facteurs, en plus du niveau d’études et des ressources économiques. Dit plus justement, les goûts culturels sont liés à la formation culturelle et à l’histoire culturelle des individus, ils sont le produit de la compétence possédée et de la génération culturelle d’appartenance. Ils sont cognitifs et culturels. On s’est proposé d’entendre ici par niveau de diplôme le savoir culturel et par âge la génération culturelle. Une telle conceptualisation requiert sa mise à l’épreuve par de nouvelles enquêtes plus qualitatives sur les goûts et les pratiques.
61Le parcours critique effectué ici montre enfin que, de la légitimité à l’effacement de la variable de l’âge, c’est toute une épistémé qui structure le regard sociologique (Glevarec, 2016). Nous avons, à l’inverse, mis en évidence la norme culturelle du groupe, son articulation à l’âge, c’est-à-dire en réalité à l’histoire culturelle qui donne aux individus leurs goûts et la valeur décisive de la différenciation culturelle (en genres musicaux et cinématographiques).
62Tableau 3. – Musiques écoutées le plus souvent selon les variables sociodémographiques en 2008
Ensemble | 64,9 | 36,1 | 26,3 | 14,2 | 13,1 | 7,2 | 27,7 | 16,6 | 25,8 | 8,3 | 3,6 |
Sexe | |||||||||||
Hommes | 60,0 | 34,6 | 25,6 | 18,0 | 16,2 | 10,9 | 32,2 | 8,1 | 24,3 | 6,7 | 3,2 |
Femmes | 69,5 | 37,5 | 26,9 | 10,8 | 10,2 | 3,7 | 23,6 | 15,2 | 27,2 | 9,7 | 3,9 |
Âge | |||||||||||
De 15 à 19 ans | 36,1 | 54,8 | 18,4 | 41,4 | 41,9 | 17,1 | 39,8 | 7,3 | 9,0 | 1,3 | n.s. |
De 20 à 24 ans | 49,2 | 54,3 | 30,9 | 32,9 | 41,9 | 14,4 | 40,6 | 16,8 | 13,4 | 2,1 | 3,6 |
De 25 à 29 ans | 56,1 | 54,9 | 28,9 | 25,4 | 28,0 | 10,9 | 45,6 | 15,2 | 12,0 | 2,1 | 2,1 |
De 30 à 39 ans | 66,6 | 51,9 | 28,3 | 17,8 | 13,1 | 10,6 | 41,1 | 16,0 | 17,5 | 4,8 | 3,1 |
De 40 à 49 ans | 74,0 | 43,6 | 30,9 | 11,1 | 7,9 | 7,9 | 34,3 | 18,8 | 23,3 | 6,0 | 3,1 |
De 50 à 54 ans | 73,1 | 29,4 | 28,5 | 5,5 | 3,2 | 3,7 | 27,3 | 18,5 | 31,0 | 9,3 | 4,4 |
De 55 à 59 ans | 74,4 | 22,2 | 25,7 | 3,6 | 1,4 | 1,2 | 14,0 | 20,9 | 35,5 | 10,3 | 4,4 |
De 60 à 64 ans | 74,7 | 13,7 | 29,7 | 2,6 | 1,9 | 1,6 | 12,8 | 23,5 | 43,4 | 14,7 | 2,9 |
De 65 à 69 ans | 72,3 | 12,1 | 23,9 | 2,8 | n.s. | 0,4 | 3,8 | 18,0 | 41,4 | 17,4 | 4,8 |
70 ans et plus | 65,5 | 5,8 | 17,9 | 1,2 | n.s. | 0,1 | 1,7 | 13,9 | 42,3 | 19,0 | 6,3 |
PCS de l’enquêté | |||||||||||
Agriculteurs (y. c. retraités) | 74,1 | 21,7 | 21,5 | 6,8 | n.s. | 0,4 | 7,2 | 4,5 | 21,8 | 5,6 | 2,2 |
Artisans com., chefs d’entr. (y. c. rertraités) | 71,5 | 25,4 | 24,6 | 10,2 | 5,5 | 6,9 | 22,1 | 21,2 | 30,9 | 9,9 | 3,6 |
Cadres et prof. lib. (y. c. retraités) | 60,0 | 29,4 | 29,6 | 9,4 | 7,5 | 6,2 | 35,7 | 33,4 | 47,5 | 18,0 | 4,3 |
Prof. intermédiaires (y.c. retraités) | 66,6 | 39,4 | 31,8 | 9,6 | 8,4 | 7,6 | 37,5 | 22,1 | 33,1 | 10,2 | 2,6 |
Employés (y. c. retraités) | 73,7 | 37,6 | 26,5 | 10,2 | 10,7 | 3,6 | 20,1 | 13,9 | 24,4 | 7,5 | 3,9 |
Ouvriers (y. c. retraités) | 66,7 | 33,6 | 23,3 | 15,1 | 13,8 | 7,8 | 23,1 | 10,1 | 18,4 | 5,6 | 4,3 |
Lycéens, étudiants | 39,8 | 53,3 | 24,4 | 39,9 | 36,4 | 17,0 | 47,2 | 13,8 | 12,7 | 1,8 | 2,1 |
Inactifs sans ancienne PCS | 60,5 | 23,8 | 21,1 | 8,8 | 12,2 | 4,9 | 10,1 | 10,7 | 17,8 | 10,4 | 4,3 |
Diplôme le plus élevé | |||||||||||
Aucun diplôme | 60,2 | 34,2 | 24,7 | 15,8 | 16,9 | 4,1 | 15,0 | 9,3 | 17,6 | 6,1 | 5,0 |
CEP | 75,9 | 13,0 | 21,7 | 3,9 | 3,0 | 2,1 | 7,7 | 12,9 | 34,3 | 13,0 | 5,9 |
BEPC | 56,9 | 45,9 | 24,5 | 27,0 | 20,4 | 12,5 | 35,4 | 12,7 | 17,0 | 5,7 | 3,1 |
CAP-BEP | 69,1 | 41,7 | 26,4 | 12,8 | 14,0 | 8,5 | 29,7 | 15,2 | 20,4 | 5,6 | 1,9 |
BAC, BP-BT-BS | 61,5 | 42,1 | 30,1 | 17,1 | 15,4 | 9,2 | 35,7 | 19,0 | 29,3 | 8,4 | 3,0 |
DEUG, BTS, DUT | 69,7 | 47,4 | 26,9 | 15,6 | 9,8 | 9,2 | 48,4 | 24,5 | 31,1 | 8,9 | 2,4 |
Licence | 59,3 | 42,3 | 41,8 | 15,6 | 18,9 | 8,6 | 50,8 | 31,9 | 39,7 | 11,7 | n.s. |
2d cycle universitaire et plus | 55,0 | 35,1 | 30,2 | 13,2 | 9,6 | 8,2 | 43,1 | 33,7 | 42,0 | 14,0 | 3,6 |
63Source : EPCF 2008.
Notes
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[1]
Il s’agit des « variantes du goût dominant » et des « variantes du goût petit-bourgeois ». Lesdits « espace des positions sociales » et « espace des styles de vie » (Bourdieu, 1979, p. 140-141) ne sont pas, eux, le produit d’une analyse factorielle mais une représentation manuelle. Pour autant, P. Bourdieu et M. de Saint-Martin mettent en relation les deux espaces factoriels avec le schéma de l’espace social théorique : « cela signifie que le premier facteur de l’analyse factorielle [des espaces factoriels] correspond à la deuxième dimension de l’espace social et le second à la troisième » (Bourdieu et Saint-Martin, 1976, p. 45). Il n’est pourtant pas fondé de mettre en relation statistique les « espaces factoriels » avec « l’espace social » (qui n’est pas un plan factoriel).
-
[2]
On doit se demander comment « volume global » du capital et « structure » du capital peuvent être présents simultanément sur l’axe 1. Il est affirmé que, pour « les classes bourgeoises », « le revenu et le patrimoine sont négligeables » (Robette et Roueff, 2017, p. 385) sur cet axe. Autrement dit, le « capital économique » n’explique pas la variance à l’intérieur de ces classes, donc la classe dominante n’est pas structurée a fortiori par la « structure » des capitaux de ses membres, ce qui est la thèse de P. Bourdieu. Quant à l’axe 2, c’est la variable de l’âge qui est structurante. Le terme ancien « bourgeois » et le libellé « beurk » pour désigner sur l’espace factoriel les modalités de « film(s) que vous n’aimez pas du tout ou que vous n’avez pas du tout envie de voir » sont surprenants.
-
[3]
La notion de « goût » est abusive chaque fois qu’elle inclut aussi des taux de pratique géneraux, nombres de livres, quotidiens ou magazines lus, et des fréquences de pratique, d’écoute de la musique par exemple (Robette et Roueff, 2017).
-
[4]
Sur ce point, voir P. Cibois (1981, p. 333-334).
-
[5]
« Espace social » signifie, dans le cadre de la sociologie de P. Bourdieu, la carte des coordonnées desdits « volume » et « structure » des « capital culturel » et « capital économique » des individus (Bourdieu, 1979).
-
[6]
En statistique, le mode désigne la valeur la plus forte d’une variable dans une population, ici le taux de pratiques ou de préférences.
-
[7]
Souligné par les auteurs.
-
[8]
« Pour résoudre ces problèmes, nous avons utilisé une technique statistique [i.e. le log-multiplicatif] à partir de laquelle nous pouvons dériver un ensemble d’échelles de valeurs à la fois pour les goûts musicaux et pour les groupes socioprofessionnels qui prédisent le mieux le type d’association entre les deux variables » (Peterson et Simkus, 1992, p. 154).
-
[9]
« Pour la deuxième dimension, le modèle log-multiplicatif considère les relations entre les professions et les genres musicaux avec toutes les relations qui étaient retirées [var. sociodémographiques] dans la première dimension. En effet, le modèle teste, la première dimension [étant] exclue, s’il existe une relation statistiquement significative entre les professions et les genres musicaux appréciés » (Peterson et Simkus, 1992, p. 167).
-
[10]
Les genres sont classés en trois catégories : « highbrow » (musique de chambre, musique classique, opéra et jazz), « middlebrow » (blues/dixieland, pop/rock, top 40/disco, chanson/chanson sentimentale) et « lowbrow » (folk, gospel/spiritual, accordéon/guitare/mandoline, opérette, brass band) (Van Eijck, 2001, p. 1173).
-
[11]
De surcroît, rien n’impose de prendre en compte le capital économique. On sait que P. Bourdieu (1971, p. 87) fonde la légitimité culturelle sur le capital culturel à l’exclusion d’autres critères.
-
[12]
On connait la signification repoussoir qu’incarne justement le genre métal dans la formule « tout sauf le métal » (Bryson, 1996) comme synonyme du genre illégitime. On ne peut que noter la radicale divergence avec ce que produit ladite « analyse discriminante », dont la conservation est alors d’autant plus surprenante. De la diversité des « types d’indicateurs disponibles » pour caractériser le goût musical (préférences, inappétences, pratiques, etc.), c’est le genre musical déclaré être écouté par les enquêtés qui est retenu (voir Figures 9 et 10) sans justification particulière.
-
[13]
Une ellipse de paramètre kappa=2 contient 86 % de la population, une ellipse indicatrice (kappa=1) en contient 39 %. Nous prendrons une valeur intermédiaire (kappa=1,177) qui, de ce fait, sera nommée ellipse médiane. Pour une proportion p quelconque, kappa = √(-2 ln(1-p)).
-
[14]
On a adopté ici le même pré-croisement de l’âge et du diplôme que pour l’analyse des goûts musicaux.
-
[15]
Les deux modalités « masc » (hommes) et « fémi (femmes) 15-17 de diplôme de niveau supérieur » n’existent pas et la modalité « fémi 15-17 niveau moyen », réduite à un seul individu, a été éliminée.
-
[16]
Les effectifs pour ces deux analyses factorielles sont de N=467 et N=583. L’espace factoriel des variables illustratives de nature sociodémographique ne renseigne pas sur leur poids (leur contribution) et la catégorie socioprofessionnelle n’est pas représentée par un point unique mais par un rectangle de dispersion des individus (Saint-Martin, 2013).
-
[17]
« Pour un même indicateur, par exemple les opinions sur la cuisine convenable quand sont reçus des invités (question n° 10, p. 601), nous avons repéré la répartition des diverses modalités. Les jugements, pour la plupart d’entre eux, se disposent selon la diagonale SO-NE, parallèlement à la distribution uniformément croissante des âges. Dans la figure Variantes du goût dominant, “bonne franquette” et “simple et joliment présentée” s’associent aux moins de trente ans, “soigné” et “cuisine de tradition” aux plus de quarante-six ans, “copieux et bon” aux âges intermédiaires. Seules deux modalités, “original et exotique” et “fin et recherché”, sont plus excentrées. La concentration des jugements sur la cuisine autour de la diagonale des âges est encore davantage marquée dans la figure Variantes du goût petit-bourgeois. Comme dans le plan précédent, ‘la bonne franquette’ est associée aux jeunes de moins de trente ans et la cuisine ‘soignée’ ou ‘de tradition’ à la tranche d’âge 46-65 ans. ‘Original et exotique’ se rapproche des jeunes, ‘fin et recherché’ et ‘simple et joliment présenté’ des âges moyens. Une seule modalité, ‘copieux et bon’, est légèrement excentrée. Une disposition identique de l’âge dans les deux plans factoriels, le parallélisme avec les opinions sur la cuisine, la même opposition dominante entre les modalités de l’indicateur contribuant le plus fortement aux axes (‘la cuisine de tradition’ contre la ‘bonne franquette’) : n’y a-t-il pas là des éléments qui tendraient à montrer qu’à l’intérieur de la classe bourgeoise les opinions sur la cuisine, contrairement à ce que dit l’auteur, sont fort peu discriminantes. S’il existe des différences en ce domaine, elles ne sont pas dues à la position dans la structure de classe mais sont des effets de l’âge » (Herpin, 1980, p. 445).
-
[18]
Fondée sur l’idée que « l’ancienneté [des œuvres] semble appeler un certain apprentissage lettré » pour paraphraser W. Weber (2010, p. 19).
-
[19]
L’analyse factorielle menée sur les données de la première enquête de 1973 (« vingtaine de pratiques particulièrement significatives ») indique clairement, d’une part, un axe de la catégorie socioprofessionnelle, du milieu d’habitat et du niveau d’études qui « jouent tous trois globalement à la fois parallèlement et dans le même sens » et l’âge qui « joue transversalement (perpendiculairement) » par rapport à l’axe du « social » (sic) (Pratiques culturelles des Français en 1974, Données quantitatives, 1974, p. 164).