1Dans la littérature [1], l’évolution de l’État-providence après la fin de la Seconde Guerre mondiale est décrite en deux phases distinctes. La première s’étend de 1945 jusqu’à la première crise pétrolière de 1973 et est souvent mentionnée comme un « âge d’or », en raison de l’accroissement sans précédent des programmes de sécurité sociale qui sont devenus une des principales caractéristiques des sociétés occidentales. D’après Asa Briggs (1961), la consolidation de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale poursuit plusieurs objectifs, comme réduire la pauvreté, assurer les citoyens face aux risques sociaux et promouvoir l’égalité des chances pour tous. Plus important encore, l’État-providence est conçu comme un effort institutionnel systématique pour contrebalancer les tendances néfastes du marché dans au moins trois domaines. Premièrement, il prévoit dans la plupart des pays un revenu minimum pour les individus et les familles, indépendamment de leurs positions sur le marché du travail et de la valeur de leurs capitaux financiers et matériels. Deuxièmement, il réduit l’effet négatif des aléas sociaux, assurant collectivement les individus lorsqu’ils sont malades, chômeurs, âgés ou pauvres. Troisièmement, l’État-providence, dans la majorité des pays, s’engage à offrir les meilleurs services possibles pour tous les citoyens, par exemple à travers la création d’un système national de santé. La couverture croissante de l’État-providence a contribué à réduire les externalités négatives du marché et a amélioré le statut de citoyen en limitant la persistance des inégalités (Marshall, 1950). En un mot, l’État-providence a été conçu comme une « politique contre les marchés » (Esping-Andersen, 1985).
2Cependant, une profonde mutation du contexte global de political economy est intervenue dans les années 1970 et, par conséquent, l’État-providence a été restructuré dans un contexte macro-économique d’« austérité permanente » (Pierson, 2001). L’extension – et, dans plusieurs cas, le maintien – de plusieurs programmes sociaux comme l’assurance-chômage, les retraites, les politiques de logement, a souvent été considérée insoutenable politiquement et économiquement. La crise de 2008 a aggravé les contraintes budgétaires appliquées aux politiques publiques (Hemerijck, 2012) et certains commentateurs sont même allés plus loin, suggérant que l’idée d’austérité était utilisée de façon instrumentale par les élites politiques afin de justifier une profonde redéfinition de la citoyenneté sociale (Blyth, 2013). Dans ce contexte, l’État-providence n’est plus considéré comme un market breaker (« modérateur du marché ») mais plutôt comme un market maker (« faiseur de marché »). Les politiques doivent essentiellement cibler l’efficacité économique et contribuer à augmenter le taux d’emploi plutôt que de protéger les citoyens contre les risques sociaux.
3Comparer le niveau de sécurité socio-économique de l’Average Production Worker (ouvrier moyen) dans l’industrie durant la période du Fordisme avec celui du travailleur actuel, doté d’un emploi peu qualifié souvent dans le secteur des services, permet de comprendre la nature profonde d’un tel changement. De la fin de la guerre jusqu’au début des années 1970, le modèle social européen était avant tout caractérisé par le plein-emploi et, même pour les travailleurs peu qualifiés, par des rémunérations au-dessus du seuil minimum de subsistance. L’emploi était stable et rarement interrompu par de courtes périodes de chômage. Cet aléa était couvert par l’expansion des indemnités et d’autres mécanismes collectifs d’assurance sociale, mis en place par un État-providence fondé sur le modèle du Male Breadwinner (« monsieur gagne-pain ») (Lewis, 1992). La stabilité du contexte de political economy, ainsi que la croissance économique ont contribué à maintenir d’importants droits sociaux pour les citoyens, surtout dans les pays ou prévalaient des régimes sociaux universels (les pays scandinaves) et bismarckiens (Allemagne, France). Cependant, dans ce contexte, les femmes ont supporté un coût important, étant pour la majorité confinées à des activités domestiques et de soins (care) non rémunérées.
4Après les années 1970, un nouveau contexte global de political economy, associé à la dérégulation du marché du travail, a entrainé un mouvement de précarisation de la population active par l’augmentation du chômage, en découplant la production de la rémunération des travailleurs et en gelant l’augmentation des salaires. Plusieurs faits structurels ont changé : les femmes sont entrées en masse sur le marché du travail et, pour la plupart, dans des emplois de service peu qualifiés ; l’économie de services a prospéré et l’Average Production Worker a perdu sa position centrale au sein du processus de production. Dans ce contexte, la politique familiale constitue une exception dans le panorama de l’État-providence, du fait de son extension considérable (Daly et Ferragina, 2017 ; Damon, 2006, 2008 ; Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2015 ; Lewis, 2009). Au premier abord, cette extension des politiques familiales semble paradoxale et en contradiction avec le mouvement général de retrait de l’État-providence. Mais en réalité, nous suggérons que ce paradoxe est seulement apparent et qu’il peut être compris en utilisant un cadre théorique emprunté à Polanyi.
5Cette position analytique ouvre plusieurs questions empiriques et théoriques. Quelles sont les caractéristiques principales de cette expansion ? A-t-elle affecté de la même façon les pays appartenant à différents régimes de protection sociale ? L’expansion des politiques familiales est-elle associée à une augmentation de l’emploi des femmes ? Comment pouvons-nous comprendre et interpréter cette expansion ?
6Tandis que plusieurs études ont analysé l’expansion des poli-tiques familiales et ses effets sur l’emploi des femmes, les interprétations globales sont encore insuffisantes dans la littérature. Les politiques familiales sont souvent étudiées individuellement et non comme un élément de l’État-providence. Nous suggérons qu’une approche comparative et holistique est la plus à même de répondre à ces questions et qu’elle peut compléter les informations accumulées dans les cas d’études nationaux [2]. En particulier, cette approche peut aider à situer le cas français – malgré les spécificités de sa culture et de ses politiques familiales – à l’intérieur des transformations globales des politiques familiales (Martin, 1999).
7Cet article comprend trois parties. D’abord, nous décrivons les relations entre évolution des politiques familiales et emploi des femmes, en situant notre contribution dans la littérature. Ensuite, nous illustrons et résumons ces résultats en utilisant des statistiques descriptives et la théorie des systèmes de protection sociale (Welfare regime theory). Enfin, nous touchons la question centrale de cet article, celle d’interpréter l’évolution des politiques familiales à la lumière de la transformation de l’État-providence en utilisant une approche théorique polanyienne fondée sur l’idée de La Grande Transformation [3].
Contexte
8La littérature fait une nette distinction entre politiques familiales « implicites [4] » et « explicites » (Kamerman et Kahn, 1978) [5]. Les politiques familiales implicites sont définies comme les mesures influençant les caractéristiques et les dynamiques familiales. Cela inclut la quasi-totalité du spectre des politiques sociales. La tendance générale dans la littérature est de se centrer sur une définition plus restrictive et cohérente des politiques familiales explicites. D’après Kamerman et Khan (1994), les politiques familiales explicites sont celles qui soutiennent les familles ayant de jeunes enfants, excluant ainsi les mesures destinées à d’autres groupes nécessitant une protection, c’est-à-dire les personnes âgées ou en situation de handicap. Ils incluent dans les politiques familiales explicites le Child income support (revenu de soutien aux familles avec enfants, au travers d’allocations et d’exonérations fiscales), les congés parentaux et les services de garde d’enfants. L’argent, le temps et les services mis en place par l’État pour supporter la prise en charge des jeunes enfants constituent une combinaison composite et cohérente de mesures, qui distingue les politiques familiales explicites des autres champs des politiques sociales.
9Les politiques familiales explicites ont plusieurs fonctions [6]. Elles sont mises en place pour acter une redistribution horizontale des ressources des foyers sans enfants vers ceux comptant des enfants (Kaufmann, 2012 ; Saraceno, 2007), pour rendre plus facile la conciliation des responsabilités familiales et professionnelles (Beck, 1992 ; Lewis, 2009) et pour diminuer le fardeau économique toujours plus important qui pèse sur les familles avec des enfants (Letablier et al., 2009). Les politiques familiales explicites peuvent aussi contribuer à réduire les inégalités entre les femmes et les hommes au travers de la prise en charge du travail domestique et de soin (care) (Mahon, 2002, p. 343). Cela peut également passer par une incitation des hommes à participer activement à ces tâches (Gornick et Meyers, 2009). Enfin, les politiques familiales explicites peuvent aussi être vues comme un outil favorisant les politiques de retour à l’emploi (activation policies) en conjonction avec les réformes du marché du travail, pour développer ce que Gilbert a défini comme un « État social actif » (Enabling State) (Gilbert et Gilbert, 1990).
10Empiriquement, différentes perspectives peuvent être employées afin de mettre en lumière l’évolution des politiques familiales et leur impact sur l’emploi des femmes [7].
11D’un point de vue macro-économique, la Welfare regime theory [8] est souvent utilisée pour comprendre comment différents ensembles de politiques familiales sont imbriqués au sein des relations entre l’État et le marché (Fraser, 1994). En ce sens, au moins cinq régimes différents de politiques familiales se distinguent au sein des pays riches (Misra et al., 2007) :
121) Le régime « Primary Caregiver » – où le modèle traditionnel du Male Breadwinner prévaut, comme en Allemagne et en Autriche – est fondé sur un ensemble d’allocations qui encouragent les mères à rester au foyer et perpétuent un mode de vie familial conservateur.
132) Le régime « Earner-Carer » – dans les pays sociaux-démocrates – vise à établir un équilibre entre la prise en charge familiale et l’emploi, encourageant l’implication des deux parents dans les deux sphères (Letablier, 2003).
143) Le régime du « Choice » – caractéristique de la Belgique et de la France (les distinguant d’autres pays conservateurs/bismarckiens) – associe les particularités des stratégies des régimes « Primary Caregiver » et « Earner-Carer ». Les femmes qui restent au foyer bénéficient d’un soutien financier tandis que celles qui continuent à travailler bénéficient de services de prise en charge des enfants.
154) Le régime « Primary Earner » – dans les pays anglo-saxons – est caractérisé par un faible soutien de l’État et repose sur l’idée que les familles passent par le marché pour accéder aux services de prise en charge.
165) Le régime « Mediterranean » est similaire au régime « Primary Caregiver », mais offre un plus maigre soutien (pour plus de détails, voir : Ferrera, 1993).
17Malgré l’existence de modèles différenciés de politiques fami-liales et une dépendance liée aux modèles en place depuis des années, les pays riches s’orientent vers une direction commune, effaçant certaines des distinctions traditionnelles (Daly et Ferragina, 2017).
18D’un point de vue micro-économique, la littérature se focalise sur la mesure de la relation entre différentes composantes des politiques familiales et l’emploi des femmes. L’offre et la demande d’emploi des femmes divergent nettement de celles des hommes, en raison du fait que les femmes suivent des trajectoires professionnelles plus irrégulières avec notamment plus d’interruptions (Ferragina, 2017). L’ossature de ce travail empirique peut être trouvée dans les hypothèses théoriques formulées par Becker (1985 ; voir pour une critique : England, 1982). D’après lui, dans les pays où le congé maternité est un droit universel et où la prise en charge des enfants est disponible à un prix raisonnable, les femmes ont plus de chances d’avoir ou de garder leur emploi. De plus, un système de taxation individualisé pour les couples – différent du système d’imposition conjointe – permet d’améliorer l’emploi maternel. En revanche, de longs congés parentaux et le Child income support universel réduisent les incitations à travailler pour les mères. Ces hypothèses ont été examinées dans des études comparatives et affinées pour prendre aussi en compte les caractéristiques socio-économiques individuelles.
19Au niveau empirique, le congé maternité est universellement reconnu comme élément stimulant le retour des mères sur le marché du travail (Waldfogel et al., 1999). Parallèlement, les congés parentaux [9] de plus de 30 semaines semblent avoir un effet préjudiciable – éloignant progressivement les femmes du marché du travail – tandis que des périodes plus courtes (entre 20 et 30 semaines) semblent avoir un effet positif [10].
20Quant au congé maternité, l’extension des services publics de garde d’enfants (ou la mise à dispositions de subventions et de services abordables dans le cas des pays anglo-saxons) stimule l’emploi des mères [11]. Ces résultats sont confirmés dans plusieurs pays ayant différents régimes de politiques familiales [12]. De plus, la garde d’enfants – en plus d’être la composante des politiques familiales connaissant le plus grand essor – semble avoir un effet plus important sur l’emploi des mères que le Child income support ou les congés (De Henau et al., 2010). Une grande accessibilité des services de garde d’enfants stimule l’emploi de toutes les mères quels que soient leur classe sociale ou leur niveau d’étude et semble particulièrement bénéfique pour les mères pauvres et ayant un faible niveau d’éducation [13]. Le cas américain a été étudié avec une attention particulière, confirmant le soutien considérable fourni par la garde d’enfants à prix abordable aux mères actives, à faible revenu et faibles qualifications, qui sont célibataires et/ou afro-américaines (Presser et Baldwin, 1980 ; Han et Waldfogel, 2002 ; Baum, 2002 ; Avellar et Smock, 2003). Un autre élément important est à souligner : l’existence de garderies proches des lieux de résidence semble aussi stimuler l’emploi maternel [14].
21En ce qui concerne le Child income support, les hypothèses de Becker sont confirmées à la fois pour les prestations monétaires et la taxation. Quand les allocations familiales sont généreuses et inconditionnelles, elles entravent l’emploi des mères (comme démontré pour les pays de l’OCDE [Jaumotte, 2003]). Cependant, il est important de souligner que ces allocations remplissent aussi d’autres fonctions sociétales, comme encourager la fécondité et atténuer le risque de pauvreté infantile. Les systèmes de taxation individualisée pour les couples semblent favoriser le travail maternel (comme montré dans le cas de l’Espagne [Gutiérrez-Domènech, 2005]). L’une des rares études comparées (bien que datée [Dingeldey, 2001]) sur les effets de différents systèmes de taxation sur l’emploi maternel est plus prudente, soutenant qu’il est impossible de dissocier les effets des régimes fiscaux séparément des autres mesures de politiques familiales [15].
22Les chercheurs ont aussi interprété l’évolution des politiques familiales et leurs relations avec l’emploi maternel dans une perspective plus large. En effet, de profonds changements sociaux, culturels et économiques ont contribué à éroder le modèle dominant du Male Breadwinner (caractéristique du Fordisme) et sont une des causes de l’émergence de l’Adult Worker Model (Annesley, 2009 ; Crompton, 2006 ; Daly, 2011 ; Dufour, 2002 ; Hantrais, 2004 ; Lewis, 2001), au sein d’une économie fondée sur les services. La littérature met en évidence la façon dont ces changements ont généré de nouvelles opportunités d’emploi pour les femmes, sans toutefois que l’expansion des politiques familiales ait réellement réduit les inégalités de genre. Les hommes n’ont pas intensifié de façon substantielle leur participation aux tâches domestiques, laissant cette charge aux femmes alors même qu’elles ont été très nombreuses à accéder au travail salarié (Daly, 2011 ; Gershuny, 2000). Goldin (2006) interprète ces mutations au travers du concept de « révolution silencieuse », définie comme une transformation progressive et radicale du rôle des femmes à l’intérieur du marché et de la famille, et Esping-Andersen (2009) – de façon plus pessimiste – souligne combien cette révolution est loin d’être achevée. Selon lui, afin d’éviter l’augmentation des inégalités, les transformations du rôle des femmes doivent être accompagnées par des politiques de redistribution.
23Malgré ces travaux fondateurs documentant les évolutions des politiques familiales et leurs impacts, les chercheurs n’ont pas encore expliqué pourquoi les politiques familiales s’étendent et convergent tandis que les autres politiques de l’État-providence tendent à reculer ou à stagner [16]. Avant d’aborder notre interprétation théorique, nous décrivons l’évolution des politiques familiales et leurs incidences sur l’emploi afin de mettre en évidence le vaste processus d’expansion et de convergence à l’œuvre durant ces trois dernières décennies.
Données et types d’analyse
24Notre analyse empirique s’appuie sur la définition des politiques familiales explicites précédemment illustrée afin d’évaluer la générosité des différentes mesures selon les régimes de protection sociale [17].
25Le Child income support est mesuré en pourcentage du revenu de l’Average Production Worker, en incluant les allocations fami-liales et les exonérations fiscales. La générosité des congés maternité, paternité et parentaux est calculée en multipliant leurs durées et les taux de remplacement. Les données liées à la garde d’enfants sont incomplètes à cause de la complexité à mesurer la qualité des services et leur diffusion au niveau infranational. Par conséquent, comme d’autres chercheurs de ce champ, nous utilisons comme proxy le pourcentage des enfants inscrits dans une garderie officielle. Ces données sont complétées par l’évolution des dépenses pour chaque segment des politiques familiales explicites. Les conséquences sur l’emploi des femmes sont traditionnellement mesurées à partir de quatre types d’indicateurs, en comparant les hommes et les femmes et/ou les femmes sans enfant et les mères : taux/écart de participation sur le marché du travail, nombre d’heures travaillées, qualité de l’activité, et niveau de revenu (Budig et al. 2012, 2016 ; Mandel et Semyonov, 2006 ; Pettit et Hook, 2005, 2009). Ici, nous nous concentrons sur les différences de salaire et de participation.
26Pour notre analyse descriptive, nous utilisons les sources suivantes :
– La Child Benefit Dataset (1980-2010)
– La Comparative Family Policy Database (Gauthier, 1980-2010)
– La Family Policy Dataset (OECD/OCDE, 1980-2015)
– La Social Expenditure Database (1980-2013)
– La Family Database (OECD 2002-2014)
– Les travaux de Gauthier et des rapports de l’OCDE (2014).
28Les données empiriques correspondent à la moyenne des scores pour les indicateurs sélectionnés de vingt-trois pays riches rattachés aux cinq régimes de politiques familiales. L’Autriche, l’Allemagne, le Japon, le Luxembourg et les Pays-Bas sont inclus dans le régime Primary Caregiver. Le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède font partie du régime Earner-Carer. La Belgique et la France appartiennent au régime Choice. L’Australie, le Canada, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande, la Suisse, le Royaume-Uni et les États-Unis font partie du régime Primary Earner. Enfin la Grèce, l’Italie, le Portugal et l’Espagne appartiennent au régime Mediterranean.
29Nos graphiques sont construits en radar pour comparer différents niveaux de générosité des politiques mises en place et les conséquences sur l’emploi des femmes selon les régimes de politiques familiales (Figures 1-5 et 7-8). La ligne noire se réfère au premier moment d’observation, tandis que la ligne grise désigne la dernière période pour laquelle les données sont disponibles. Les graphiques sont conçus de manière à exposer l’évolution des différents régimes (révélant ainsi clairement une convergence ou une divergence) et à illustrer la présence d’une augmentation ou d’une diminution entre les deux moments étudiés. Un graphique additionnel précise l’évolution globale des dépenses pour les politiques familiales et leurs composantes pour les vingt-trois pays, entre 1980 et 2013 (Figure 6).
Types de politiques familiales et conséquences sur l’emploi des femmes : expansion et convergence
30L’objectif de cette section est de décrire empiriquement l’évolution des politiques familiales (sur 30 années ou plus) et ses conséquences sur l’emploi des femmes (sur une décennie) selon les types de régimes. Les données sont simplement descriptives et ne fournissent pas d’indication sur le lien causal entre évolution des politiques familiales et emploi des femmes [18].
31La générosité du Child income support – incluant différentes mesures, comme les exonérations fiscales et les allocations fami-liales – converge pour tous les régimes de politiques familiales sur les trente dernières années (Figure 1). Malgré ce processus de convergence [19], il est important de signaler que le Child income support est distribué selon les types de politiques familiales à l’aide de différents canaux. Alors que dans les pays caractérisés par un régime Primary Earner, ce soutien prend principalement la forme de crédits d’impôt, les allocations familiales prévalent dans les quatre autres modèles. Cela implique que le Child income support, bien que progressant partout (à l’exception du régime Choice), reste résiduel et soumis à des conditions de ressources dans des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni, tandis que dans la plupart des autres cas, le soutien est plus équitablement réparti entre toutes les familles avec enfants.
Figure 1. Child Income Support (revenu de support aux familles avec enfants), 1980-2010 (mesuré en % du salaire de l’Average Production Worker)

Figure 1. Child Income Support (revenu de support aux familles avec enfants), 1980-2010 (mesuré en % du salaire de l’Average Production Worker)
32Nous discernons, pendant ces trois dernières décennies, beaucoup moins de transformations pour les congés maternité. Les distinctions selon les régimes restent inchangées : des pays traditionnellement proches du modèle du Male Breadwinner (régimes Primary Caregiver, Choice et Mediterranean) accordent des congés maternité plus longs et généreux que les pays ayant fait une transition rapide vers l’Adult Worker Model (régimes Primary Earner et Earner-Carer). Toutefois, nous notons des différences entre ces deux régimes : dans les pays ayant un modèle de type Primary Earner se dégage une tendance significative vers la refamiliarisation (« retour dans la sphère familiale ») du travail de soin et d’accompagnement (care) pour les mères à faible revenu, avec un soutien croissant de l’État. Au contraire, la générosité du régime Earner-Carer est en déclin, inscrivant ces pays dans une norme sociétale où les deux adultes sont impliqués à la fois dans les sphères professionnelle et familiale.
33Contrairement au congé maternité, la générosité vis-à-vis du congé parental est en nette hausse sur cette même période, avec les régimes Earner-Carer et Primary Caregiver toujours en tête (Figure 3). De même, la durée des congés rémunérés pour les pères – mesure incluant le nombre de semaines réservées aux pères via les congés paternité et parental – s’allonge considérablement. Curieusement, lors de ces transformations, les pays traditionnellement orientés vers un modèle familial conservateur sont ceux offrant les congés paternité les plus longs (les régimes Primary Caregiver et Choice) (Figure 4). En revanche, le recours au congé paternité est bas et reste sur une base volontaire, avec l’exception remarquable de l’Islande.
34Finalement, il y a un accroissement rapide du nombre d’inscriptions dans les services publics de garde d’enfants pour tous les régimes ; les pays pour lesquels l’augmentation s’est faite le plus tôt – les pays scandinaves, qui appartiennent au régime Earner-Carer, ainsi que la Belgique et la France, qui font partie du modèle Choice – gardent un avantage important. Étonnamment, l’expansion de la garde d’enfants concerne également assez fortement les pays traditionnellement attachés au modèle du Male Breadwinner (en particulier les régimes Primary Caregiver et Mediterranean, voir : Figure 5). Selon l’évolution historique (Bleijenbergh et al., 2006 ; Bruning et Plantenga, 1999 ; Morgan et Zippel, 2003), ces pays auraient dû connaître une expansion de leurs politiques familiales via le Child income support et les congés pour les mères plutôt qu’au travers de la garde d’enfants (l’Allemagne et l’Australie en sont des exemples frappants).
Figure 2. Générosité du congé maternité, 1980-2010 (mesurée par le nombre de semaines avec un taux plein de remplacement)

Figure 2. Générosité du congé maternité, 1980-2010 (mesurée par le nombre de semaines avec un taux plein de remplacement)
Figure 3. Générosité du congé parental, 1980-2010 (mesurée par le nombre de semaines avec un taux plein de remplacement)

Figure 3. Générosité du congé parental, 1980-2010 (mesurée par le nombre de semaines avec un taux plein de remplacement)
Figure 4. Congés uniquement destinés aux pères, 1980-2015 (mesurés par le nombre de semaines de congés payés)

Figure 4. Congés uniquement destinés aux pères, 1980-2015 (mesurés par le nombre de semaines de congés payés)
Figure 5. Inscription des enfants dans des garderies et écoles maternelles, 1988-2014 (mesurée en % d’enfants concernés sur l’ensemble des cohortes de 0 à 2 ans)

Figure 5. Inscription des enfants dans des garderies et écoles maternelles, 1988-2014 (mesurée en % d’enfants concernés sur l’ensemble des cohortes de 0 à 2 ans)
35La structure des dépenses globales permet de distinguer d’autres aspects de l’expansion des politiques familiales. Alors que plusieurs changements les affectent (comme la modification du profil du Child income support et la focalisation sur les congés parentaux et notamment paternité plutôt que maternité), l’analyse des dépenses montre que l’élément central d’expansion et de convergence des politiques familiales concerne les services de garde d’enfants (Figure 6 ; voir aussi Daly et Ferragina, 2017 ; Ferragina et Seeleib-Kaiser, 2015 ; Ferragina, 2016 ; Martin, 2010).
Figure 6. Évolutions des dépenses dédiées aux politiques familiales par type au sein de l’OCDE : allocations familiales, Éducation et soin à la petite enfance, congés et autres bénéfices monétaires (en % du PIB)

Figure 6. Évolutions des dépenses dédiées aux politiques familiales par type au sein de l’OCDE : allocations familiales, Éducation et soin à la petite enfance, congés et autres bénéfices monétaires (en % du PIB)
36Enfin, les conséquences sur l’emploi des femmes peuvent être appréhendées à la lumière des différents régimes de politiques familiales. Comme précédemment évoqué, nous nous concentrons à la fois sur la « quantité » (évaluée d’après l’écart de participation entre les sexes) et la « qualité » de l’emploi (évaluée d’après les disparités de salaire entre les sexes). Malgré la persistance de disparités considérables au niveau absolu (les modèles du Choice et Earner-Carer présentent le plus faible décalage), l’écart entre les sexes sur le revenu médian des employés à temps plein a diminué, et ce, quel que soit le modèle de politiques familiales. De plus, les taux d’emploi semblent converger, bien que les pays scandinaves restent les plus avancés dans ce domaine (Figure 8 ; voir Del Boca et al., 2009).
Figure 7. Écart moyen de salaires femmes/hommes pour les emplois à temps complet, 2002-2014

Figure 7. Écart moyen de salaires femmes/hommes pour les emplois à temps complet, 2002-2014
(l’écart de salaire n’est pas ajusté et il correspond à la différence entre les revenus médians des hommes et des femmes relativement au revenu médian des hommes) (en %)Figure 8. Écart femmes/hommes en termes de taux d’emploi en équivalent temps plein (15-64 ans), 2002-2014 (mesuré par le nombre de femmes employées divisé par le taux d’hommes employés, en équivalent temps plein)

Figure 8. Écart femmes/hommes en termes de taux d’emploi en équivalent temps plein (15-64 ans), 2002-2014 (mesuré par le nombre de femmes employées divisé par le taux d’hommes employés, en équivalent temps plein)
Pour une Political Economy des politiques familiales : une interprétation polanyienne
37La revue de la littérature et l’analyse descriptive montrent que les régimes de politiques familiales ont convergé durant les trois dernières décennies, malgré de considérables disparités liées à la trajectoire intrinsèque de chaque régime. Les pays riches semblent se rapprocher, à des rythmes différents, des pays scandinaves, où le modèle Earning-Carer est fondé sur des dépenses croissantes pour les gardes d’enfants publiques et un partage plus équitable des congés entre parents. Ce processus de convergence est particulièrement surprenant pour les sociétés traditionnellement organisées autour du modèle du Male Breadwinner. En outre, ces évolutions semblent permettre une progression de l’emploi des femmes et des mères et confirment les postulats de Becker (1985).
38Pendant les trente dernières années, les politiques familiales des pays riches se sont développées, tandis que d’autres politiques de l’État-providence – et notamment celles concernant la redistribution vers les groupes défavorisés, c’est-à-dire le chômage et le revenu minimum garanti pour les mères célibataires (Cantillon et al., 2015 ; Ferragina et al., 2013) – se sont réduites. Comment interpréter cette expansion « paradoxale » des politiques familiales dans un contexte d’« austérité permanente » et de désengagement de l’État (Pierson, 2001 ; Hay et Wincott, 2012) ?
39La littérature comparée sur l’expansion des politiques familiales n’offre que quelques explications ponctuelles : durant les années 1980 et 1990, des facteurs politiques (l’émergence de gouvernements sociaux-démocrates, la poussée de mouvements féministes et le rôle grandissant des femmes dans la vie politique) et sociodémographiques (l’emploi des femmes, le taux de dépendance élevé des personnes âgées) ont été invoqués pour justifier cette expansion ; tandis que dans les années 2000, un contexte culturel favorable à l’emploi des mères semble être le facteur le plus déterminant [20]. Bien que supportées par de nombreuses preuves empiriques, ces explications ne s’intéressent pas à la relation entre le désengagement de l’État-providence et l’expansion des politiques familiales et, plus globalement, ne rendent pas compte du contexte de political economy englobant ces évolutions.
40En s’appuyant sur la Welfare regime theory, nous pensons que l’expansion des politiques familiales et ses conséquences peuvent être mieux appréhendées en examinant la manière dont les différentes politiques sociales sont enchâssées au sein de systèmes d’État-providence, eux-mêmes tributaires d’un contexte plus général de political economy (Esping-Andersen, 1990). Les poli-tiques familiales se sont profondément transformées vers la fin des années 1970. À partir de cette période, elles se sont étendues, alors que les autres politiques de l’État-providence ont stagné, voire diminué. Pour cette raison, nous pouvons interpréter les années 1970 comme une période de basculement (tipping period, voir : Capoccia et Kelemen, 2007) durant laquelle les poli-tiques familiales passent d’un statut de politiques marginales de l’État-providence à environ 10 % du total des dépenses sociales (voir OCDE, 2017). Les années 1970 sont une longue phase de transition au cours de laquelle de nombreux changements ont eu lieu, qui n’ont conduit que quelques décennies plus tard à des remaniements significatifs du cadre institutionnel.
41Au cours des années 2000, certains chercheurs ont observé une intensification des métamorphoses de l’État-providence (Gilbert, 2002). Réciproquement, les politiques familiales ont connu une expansion encore plus prononcée. Après 2005, on peut noter que les dépenses liées aux politiques familiales se sont accrues davantage que les autres, notamment celles liées aux retraites et à la santé. Les coûts des retraites et des services de santé ont augmenté avec le vieillissement de la population, alors que les dépenses pour les politiques familiales sont à la hausse en raison de l’introduction de nouveaux services et formes d’assistance – particulièrement dans le domaine de la garde d’enfants (OCDE, 2017).
42D’un point de vue de political economy, l’expansion des politiques familiales et le recul/stagnation de l’État-providence peuvent être compris comme une réaction à une nouvelle « grande transformation » – pour employer une terminologie polanyienne (voir Ferragina, 2014) – qui s’est engagée dans les pays riches. Dans son ouvrage, Polanyi montre que l’instabilité sociale vécue en Europe avant la Seconde Guerre mondiale est le produit d’une « grande transformation », caractérisée par un changement du contexte de political economy marquant une nouvelle époque : l’établissement de l’étalon-or imposant un carcan monétaire étroit aux pays et transférant sur les épaules des travailleurs les coûts sociaux des ajustements au marché mondial. De façon similaire à l’établissement de l’étalon-or, la disparition des accords de Bretton Woods en 1971 peut être perçue comme un point de départ fondamental afin de comprendre la réorientation vers une nouvelle political economy.
43Nous étudions cette nouvelle « grande transformation » comme le résultat d’au moins trois macro-transformations entrelacées, consécutives à la disparition des accords de Bretton Woods, du Fordisme et du contrat social établi par le Keynésianisme (Aglietta, 2000 [1976] ; Amin, 1994 ; Boyer, 2000) :
441 - L’avènement du néolibéralisme, au niveau économique et culturel, qui a influencé la politique et contribué à la redéfinition de la relation à la fois entre État et marché, mais aussi entre capital et travail (Harvey, 2005 ; Saad-Filho et Johnston, 2005) ;
452 - Un processus d’intégration européenne sans mécanisme de contre-balancement fiscal suffisant, qui a créé un nouveau carcan monétaire pour le continent (Cafruny et Ryner, 2007 ; Crouch, 2000 ; Talani, 2004) ;
463 - L’incapacité de l’État-providence à couvrir les nouveaux risques sociaux, c’est-à-dire la conciliation de la vie familiale et professionnelle, le chômage grandissant pour les travailleurs faiblement qualifiés, le vieillissement de la population et la couverture sociale insuffisante pour les plus fragiles (Bonoli, 2005 ; Tayler-Gooby, 2004).
47Par ailleurs, Polanyi affirme que les origines de la désintégration sociale vécue avant la Grande Guerre sont liées à la tentative de relancer la « sombre utopie » visant à établir des marchés autorégulés. Selon lui, un monde essentiellement régi par ce principe ne peut qu’annihiler l’humanité et démolir la société dans son effort de standardiser tous les aspects de la vie sociale. Ainsi, l’établissement de marchés autorégulés est une utopie inachevable, puisque la société a tendance à riposter contre la standardisation intégrale de la vie sociale. Des facteurs de production, comme le travail, sont trop ancrés au sein de la vie sociale et des relations familiales pour être laissés à la merci exclusive d’un marché autorégulé.
48Nous soutenons que l’étude des politiques familiales est une porte d’entrée privilégiée pour observer les « mouvements » vers la libéralisation/standardisation et les « contre-mouvements » de résilience sociale. D’une part, les politiques familiales favorisent la participation au marché du travail en stimulant l’emploi des mères, notamment dans les emplois de services peu rémunérés, en contribuant à standardiser le travail et à élargir le domaine des règles du marché. D’un autre côté, cependant, l’expansion des politiques familiales constitue un moyen de répondre à la tension croissante entre l’État, le marché et la nécessité de pourvoir aux responsabilités en termes de soin (care). Par conséquent, nous suggérons que l’expansion des poli-tiques familiales orientées vers l’emploi des mères est tout à la fois un mouvement vers la libéralisation et la défamiliarisation (« rupture des liens familiaux »), et un « contre-mouvement » sociétal aidant les familles à équilibrer activité professionnelle et travail domestique et parental.
49Cette thèse de la libéralisation et de la défamiliarisation considère l’expansion et la généralisation du modèle de l’Adult Worker Model comme une tentative de la part du gouvernement d’intégrer tous les individus au marché du travail, et ceci également dans les pays où le modèle du Male Breadwinner domine. Ainsi les femmes sont particulièrement encouragées à travailler avec la mise en place de services collectifs de garde d’enfants. En revanche, ce processus d’entrée massive de femmes sur le marché du travail contribue à accroître la hausse exponentielle des emplois précaires et faiblement rémunérés, avec un potentiel effet négatif sur les salaires. Cela peut d’ailleurs participer à réduire les liens familiaux et favoriser un modèle social où les individus sont moins soudés et mutuellement dépendants les uns des autres.
50La thèse du « contre-mouvement » aborde l’expansion des services de garde d’enfants et le partage plus équitable des congés entre mères et pères comme un outil de support pour la famille et de promotion d’un modèle familial égalitaire, sur le format scandinave. De plus, la mise en commun de la garde d’enfants, au travers de services de garde collectifs s’oppose à l’ancien modèle du Male Breadwinner où la mère au foyer s’occupait seule des enfants en bas-âge.
51Plusieurs interrogations découlent de ces deux thèses. Quel est l’objectif majeur de l’expansion des politiques familiales ? Est-ce une façon réglementaire de renforcer le processus de libéralisation, permettant une standardisation continuelle du travail sans totalement perturber la vie familiale et la fécondité dans les sociétés riches ? Ou la nature du « contre-mouvement » serait-elle plus puissante, essayant résolument de compenser l’individualisme croissant dans la société en cultivant un mécanisme collectif de prise en charge ? Et d’ailleurs, ces deux explications peuvent-elles s’imbriquer et interagir conjointement pour expliquer l’expansion paradoxale des politiques familiales ?
52En suivant la première explication, le recul des mesures redistributives au sein de l’État-providence semble parfaitement cohérent avec l’expansion des politiques familiales. Ces deux phénomènes répondent à la même nécessité, à savoir la hausse du nombre de personnes disposées à accepter un salaire faible, dans une économie fondée sur les services et la réduction des coûts de protection sociale associés à l’activité professionnelle [21]. La seconde met au contraire l’accent sur le rôle libérateur des politiques familiales pour les mères, et le déplacement vers un nouveau système fondé sur le mode organisationnel de l’Adult Worker Model. La première explication privilégie l’idée que la politique familiale explicite est simplement un autre outil pour promouvoir le capitalisme néolibéral, tandis que la seconde conçoit l’expansion des politiques familiales comme un nouvel ensemble de mesures destinées à un groupe d’individus : les personnes ayant des enfants.
53Ces deux lectures ne sont pas incompatibles : ces deux phénomènes interagissent. La politique familiale apparaît effectivement comme un outil additionnel pour stimuler l’emploi maternel dans les secteurs professionnels des services peu qualifiés, fonctionnant conjointement avec les politiques de désengagement et de libéralisation de l’État-providence. Mais en parallèle, elle aide aussi en partie les familles à combiner activité professionnelle et vie familiale, limitant ainsi les effets négatifs générés par le premier phénomène. Le degré de prédominance d’un mouvement sur l’autre varie selon l’ampleur des coupes affectant les politiques sociales de redistribution et la structure intrinsèque de l’expansion de la politique familiale. Les résultats peuvent être légèrement différents selon le type de régime d’État-providence auquel les pays appartiennent. Néanmoins, les coupes budgétaires sur les politiques de redistribution sont, dans la majorité des cas, plus importantes que l’augmentation des dépenses pour les politiques familiales (OCDE, 2017). Nous pouvons conclure que, globalement, le premier mouvement est plus déterminant que le second, et ce, dans la majorité des pays riches.
Conclusion
54L’article apporte des éléments de réponse à l’apparent paradoxe de l’expansion des politiques familiales dans un contexte de désengagement de l’État-providence. En nous appuyant sur des données comparatives concernant les politiques familiales explicites, nous avons démontré comment les différents régimes de politiques familiales – sous-produits de cette expansion – tendent à converger vers le modèle Earner-Carer. Cette convergence est caractérisée par une vision de la politique familiale neutre vis-à-vis du genre, qui consiste à offrir des services de garde d’enfants plus exhaustifs et un partage plus équitable des congés entre parents, bien que l’objectif d’égaliser la durée des congés entre hommes et femmes soit loin d’être atteint. De plus, l’expansion des politiques familiales explicites semble promouvoir la participation des femmes au marché du travail. Toutefois, dans la continuité des travaux de Polanyi, nous soutenons que l’expansion des politiques familiales alimente simultanément deux mouvements globaux et contraires.
55D’une part, l’expansion des politiques familiales – en lien avec le recul de l’État-providence – semble inciter les mères à accepter des salaires bas dans une économie fondée sur les services ; et d’autre part, elle participe à émanciper les mères et favorise le passage d’un ancien État-providence – fondé sur la protection de l’Average Production Worker et le modèle du Male Breadwinner – à un nouvel Adult Worker Model. La première interprétation perçoit les politiques familiales comme un outil de plus pour encourager le capitalisme néolibéral, tandis que la seconde envisage leur expansion comme essentielle au soutien des parents avec de jeunes enfants afin de surmonter la hausse des coûts de prise en charge. Ces deux phénomènes interagissent, mais sous l’impact considérable du désengagement de l’État-providence, le premier mouvement semble plus décisif que le second.
56Nous concluons qu’étudier l’expansion des politiques familiales au sein du contexte de political economy permet de comprendre que ce phénomène n’est ni paradoxal, ni en contradiction avec le recul et la stagnation de l’État-providence. Nous espérons que cette nouvelle perspective ouvrira la voie à d’autres contributions empiriques et théoriques afin de mieux discerner la nature complexe des politiques familiales.
Notes
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[1]
Ce projet a bénéficié du soutien apporté par l’ANR et l’État au titre du Programme d’investissement d’avenir dans le cadre du labex LIEPP (ANR-11-LABX-0091, ANR11-IDEX-00502). L’auteur remercie Gaëlle Larrieu (doctorante à l’Observatoire sociologique du changement) et Bernard Corminboeuf (ingénieur de recherche à l’Observatoire sociologique du changement) pour leur aide précieuse dans l’établissement de la version française de cet article.
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[2]
Pour une discussion sur l’importance des études comparées pour comprendre correctement les dynamiques nationales, voir Verdale (de) et al. (2012).
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[3]
Polanyi K., 2001 [1944], The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Boston, Beacon Press.
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[4]
Pour des typologies fondées sur les politiques familiales implicites, voir Boissière (1995), Jeandidier (1997).
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[5]
Pour un débat sur ces définitions dans le champ des politiques familiales européennes, voir Dumon (1987).
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[6]
Pour une revue de la littérature voir : Dumont (2005).
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[7]
Il est important de noter que les politiques familiales peuvent aussi impliquer d’autres conséquences sociales mais il ne s’agit pas de l’objet du présent article. Par exemple, plusieurs études ont examiné l’impact des politiques familiales sur la fertilité et le profil démographique des pays riches de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (pour un compte rendu, voir : Gauthier, 2007), et ses implications sur les relations personnelles (pour un compte rendu, voir : Cooke et Baxter, 2010).
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[8]
Voir : Esping-Andersen (1990). Pour un compte rendu, voir : Ferragina et Seeleib-Kaiser (2011), Ferragina et al. (2015).
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[9]
L’effet du congé parental sur l’emploi des femmes a été évalué en prenant aussi en considération les différentes caractéristiques individuelles. Del Boca et al. (2009) ont montré empiriquement que les congés parentaux de plus de 30 semaines affectent négativement les mères faiblement qualifiées, tandis que Akgunduz et Plantenga (2013) ont mis en évidence l’existence d’un effet plus marqué pour celles ayant un haut niveau de compétences. De plus, l’effet des congés sur l’emploi maternel a été évalué en tenant compte de la structure de la période de congé accordée aux pères (la preuve empirique est limitée aux pays scandinaves, les premiers ayant mis en place cette politique). Des congés paternité généreux ont des conséquences positives sur l’emploi des mères (Pylkkänen et Smith, 2004 ; Kotsadam et Finseraas, 2011 ; Petersen et al., 2014). La seule réserve est qu’après l’introduction initiale de cette mesure en Suède, l’ajout d’une période de congés supplémentaire n’a pas généré d’impact mesurable (Ekberg et al., 2013).
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[10]
Voir : Akgunduz et Plantenga (2013), Boeckmann et al. (2015), Del Boca et al. (2009), Erhel et Guergoat-Lariviere (2013), Jaumotte (2003), Misra et al. (2011), Pettit et Hook (2005) et Ruhm (1998). Pour une conclusion légèrement différente, voir : Keck et Saraceno (2013).
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[11]
Voir : Boeckmann et al. (2015), Del Boca et al. (2009), Erhel et Guergoat-Lariviere (2013), Jaumotte (2003), Keck et Saraceno (2013), Misra et al. (2011), Pettit et Hook (2005), Steiber et Haas (2009), Van Ham et Mulder (2005) et OCDE (2007).
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[12]
Voir, pour l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie, le Portugal, l’Australie, le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni : Bauernschuster et Schlotter (2015), Van Ham et Mulder (2005) ; pour l’Italie : Del Boca et Vuri (2007) ; pour le Portugal : Tavora (2012), Baum (2002), Breunig et al. (2012), Chevalier et Viitanen (2002), Connelly et Kimmel (2003), Lefebvre et Merrigan (2008). Des résultats légèrement discordants ont été reportés dans les pays scandinaves, voir : Gustafsson et Stafford (1992), Andrén (2003), Lundin et al. (2008), Havnes et Mogstad (2011).
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[13]
Voir Tavora (2012) pour le cas portugais.
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[14]
Pour une analyse du cas néerlandais, voir : Van Ham et Mulder (2005).
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[15]
Cette précaution doit être étendue à toutes les analyses qui concernent les effets des politiques familiales sur l’emploi maternel.
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[16]
Pour une discussion relatant les reformes du marché du travail et des politiques familiales dans les cas belge, français, allemand et néerlandais, voir : Morel (2007).
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[17]
Pour une étude internationale des politiques familiales, voir : Ferragina et Seeleib-Kaiser (2015), Daly et Ferragina (2017) ; et pour une discussion sur les difficultés d’évaluation, voir : Lohmann et Zagel (2016) et Ferragina (2017).
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[18]
D’autres études s’intéressent à cette question, voir : Mandel et Semyonov (2006).
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[19]
Le processus de convergence est relativement récent ; au cours des décennies précédentes, ces pays ont poursuivi différentes stratégies (Gauthier, 2002).
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[20]
Pour un compte rendu et des travaux empiriques sur ces facteurs, voir : Ferragina et Seeleib-Kaiser (2015).
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[21]
Ces changements sont en phase avec le transfert progressif des indemnités chômage vers des mesures favorisant le retour à l’emploi.