1 Post-Western Revolution in Sociology: from China to Europe de Laurence Roulleau-Berger est plus qu’un diagnostic argumenté de l’état actuel de la production de savoirs sociologiques. Il s’agit d’une réflexion fine et perspicace sur les processus ayant conduit à ce que l’auteure définit comme Post-Western Sociology, à savoir des pratiques sociologiques qui, sans entrer en concurrence ou en opposition avec la tradition occidentale hégémonique, se développent dans un constant va-et-vient entre la logique argumentative de la discipline et la spécificité de la réalité à étudier.
2 Dès l’introduction du livre, la thèse, l’approche et les présupposés théoriques de l’auteure sont clairement annoncés. Malgré la persistance des dissymétries dans la production de savoirs sociologiques, la discipline s’est toujours exercée dans une diversité d’espaces conceptuels et à travers une multitude de processus de connaissance ethno-centrés. Dans le contexte d’internationalisation et de circulation des savoirs contemporains, il est temps de conceptualiser ces expériences pour ouvrir l’espace épistémique post-occidental comme « co-production et co-construction de savoirs communs » (p. 2) et pratiquer une sociologie dite post-occidentale, qui efface les frontières et les hiérarchies entre sociologies occidentales et non occidentales et appréhende le monde dans un dialogue entre diverses expériences multi-situées et différentes cultures scientifiques. Cependant, il ne s’agit pas d’une nouvelle version de Post-Colonial Studies ou de Global Studies. La sociologie post-occidentale va au-delà de leur horizon épistémologique. Celle-ci dépasse les binômes conceptuels remis en question par la théorie post-coloniale (Occident/Orient, Nord/Sud, centre/périphéries, local/global), et propose des centralités variées, des zones de rencontres réalisées ou manquées, de conflit ou de coopération entre diverses expériences de recherche. À la différence de Global Studies qui développent des comparaisons structurelles, la sociologie post-occidentale opte pour une légitimité égale de toutes les pratiques scientifiques et les examine dans la dynamique des « rapports d’équivalence ».
3 L’intention majeure de L. Roulleau-Berger est de mettre au jour la généalogie de la « révolution » post-occidentale en sociologie et d’en dégager ses principes épistémiques. Pour ce faire, elle part de la sociologie chinoise et de ses vicissitudes historiques comme terrain d’observation privilégié d’une pratique « post-occidentale » avant la lettre ; elle revient ensuite en Europe, et plus précisément en France dont la sociologie, selon l’auteure, a un rôle évident dans l’histoire des hégémonies occidentales pour juxtaposer les objets de recherche communs dans la sociologie chinoise et française ; elle termine par esquisser l’espace de savoir post-occidental et par élaborer l’appareil conceptuel de la sociologie post-occidentale.
4 L’auteure ouvre la première partie du livre – qui se déploie en trois temps – en expliquant ce qu’elle entend par « révolution post-occidentale en sociologie ». Amplifiant la thèse de révolution scientifique de T. Kuhn, elle l’envisage comme un processus de lutte contre toute forme d’« injustice épistémique », c’est-à-dire contre tout ce qui empêche de saisir un problème donné dans sa propre historicité. Ces gestes de lutte pour l’autonomie épistémique s’effectuent dans des espaces cognitifs traversés par des processus historiques et civilisationnels différenciés. C’est là où s’inventent des poches de connaissances, des transferts partiels ou des pratiques intransférables, des connexions/déconnexions/reconnexions qui bousculent l’ordre établi des hiérarchies épistémiques. Ce sont des gestes « révolutionnaires » qui construisent des espaces transnationaux de la sociologie post-occidentale où il y a aussi bien des liens entre « des points situés dans des espaces de savoirs régis par des régimes de signes très différents » que des « manque[s] de correspondance entre différents types de savoirs situés » (p. 17).
5 Dans un deuxième temps, afin de démonter différentes postures de recherche qui préparent la construction de ces espaces de savoir, L. Roulleau-Berger examine la façon dont les traditions et controverses œuvrent dans les sociologies chinoise et européenne. Grâce à sa profonde connaissance de l’évolution théorique et de la pratique sociologiques en France et en Chine, elle réussit à mettre en évidence la coexistence de « constructivismes différenciés » auxquels les sociologues des deux pays sont arrivés, pour des raisons et par des voies différentes. Si les emprunts théoriques caractérisaient la sociologie chinoise depuis sa renaissance au début des années 1980 – à cause d’une intégration rapide de la sociologie européenne et nord-américaine qui ne tenait pas compte des « controverses académiques et de conflits paradigmatiques » (p. 29) –, les sociologues français ont commencé à s’affranchir des frontières opposant différents courants au début des années 1990 et ont réussi, en une quinzaine d’années, à les faire dialoguer à travers les controverses et les synthèses qui en ont découlé.
6 La présentation de la sociologie post-occidentale se termine par un examen du travail de terrain et des méthodes de recherche utilisées en Chine et en France. La démonstration des différences et similitudes entre les pratiques sociologiques des deux pays constitue à la fois une défense du travail de terrain et un plaidoyer pour l’engagement du sociologue en tant que chercheur et citoyen. L’expérience de terrain de l’auteure en Chine nous apprend qu’il est tout autant nuisible pour la société et la discipline de cacher la vérité des réalités observées que de la révéler à tout prix, au détriment des populations étudiées ; qu’une application rigoureuse des règles de la méthode qui ne tienne pas compte du contexte dénature la vérité au même titre que l’usage d’un cadre de référence inapproprié aux faits à expliquer. « Savoir comment garder le silence fait également partie de la construction de l’engagement du chercheur » (p. 54) dont la quête scientifique de vérité est inséparable du respect de l’Autre. Avec la définition élargie du travail de terrain comme travail de « socialisation » et de « production d’économies morales », ce chapitre jette les bases de la théorie de la méthodologie post-occidentale.
7 La deuxième partie de l’ouvrage met en acte les principes épistémiques déjà formulés, parmi lesquels on trouve la mise en relation des choix conceptuels, inventions terminologiques et registres interprétatifs avec l’histoire économique, politique et intellectuelle propre à chaque pays, et le principe d’équivalence des pratiques de recherche. Pour ce faire, l’auteure examine la production sociologique dans cinq champs thématiques (frontières urbaines et ségrégation ; incertitudes et institutions économiques ; migrations et inégalités ; État, conflits sociaux et actions collectives ; risques écologiques et enjeux environnementaux) en Chine et en Europe, analyse leurs problématisations différenciées et démontre les « symétries et dissymétries » du traitement opéré selon le lieu de pratique sociologique au cours des mêmes laps de temps. En voici quelques-unes.
8 Si l’excroissance économique de la Chine contemporaine reconfigure la physionomie sociale de ses grandes villes d’une façon distincte du processus d’urbanisation occidentale, la mondialisation produit des nouvelles frontières sociales, économiques et morales communes aux métropoles chinoises et européennes, bien que les populations vulnérables soient différentes (migrants internes en Chine, migrants étrangers en Europe). Dans le domaine de l’économie, les mêmes phénomènes sont observables en Chine et en Europe (insécurité et précarité des emplois, déclin et recomposition des institutions économiques, segmentation ethnique et sociale des marchés, etc.), mais leurs causes, facettes et conséquences sont différentes, ainsi que la façon dont ils sont expliqués. Si dans ce contexte de mutations économiques, les inégalités et discriminations sont interprétées au moyen de la théorie de l’intersectionnalité en Europe occidentale, les sociologues chinois les présentent comme résultant du choc entre l’ancien système socialiste et le capitalisme émergent, sans négliger les formes traditionnelles de rapports économiques.
9 Dans la troisième partie du livre, les « intervalles, écarts et proximités » entre la sociologie chinoise et la sociologie européenne sont mis dos à dos afin de dégager un espace de savoir post-occidental. Il se dessine habité par trois formes de savoirs : a) des savoirs spécifiques à l’objet d’étude, à la saisie sociologique et aux résultats obtenus (par exemple, ceux issus de l’étude des paysans-ouvriers comme figure spécifique de « l’économie de marché socialiste ») ; b) des savoirs produits lors d’une multitude de transferts, d’emprunts et d’hybridations – porteurs à la fois de la diversité et de l’unité de la discipline sociologique à travers le monde ; et c) des savoirs ni transférables ni traduisibles car relatifs à des réalités et temporalités qui, étant historiquement et socialement construites, demandent des angles d’attaque particuliers (par exemple, les savoirs portant sur l’espace public occidental et sur la pluralisation des ordres normatifs publics en Chine décrivent apparemment le même phénomène mais révèlent des « vérités structurelles » incomparables ; si l’inégal accès à l’espace public des individus ayant des ressources différentes est le principal défi pour la sociologie occidentale, la sociologie chinoise doit expliquer la contradiction entre la diversification des critères de légitimation et la distribution du bien commun).
10 Issu de collaborations de recherche et de publications franco-chinoises [1], le livre propose un renouvellement de l’épistémologie et de la méthodologie sociologique dans trois directions au moins. 1) Reconnaissant que les pratiques de recherche sont toujours contextuellement ancrées et exercées, la sociologie post-occidentale met l’accent sur leurs rencontres, échanges, croisements, transferts. 2) La thèse des espaces de savoir transnationaux est défendue à l’aide d’une méthodologie qui consiste à examiner les sociologies de temporalités et de cadres nationaux différents à travers le prisme des « rapports d’équivalence » et non de ceux de comparaison structurelle. 3) Conçue comme « travail sur les intervalles, les écarts, les proximités » entre différentes pratiques de recherche, la sociologie post-occidentale a pour objet d’étude les trois formes de savoir décrites infra et se dote d’un appareil conceptuel approprié (« espaces intermédiaires transnationaux »/« espaces propres »/« espaces partagés » ; « continuités discontinues »/« discontinuités continues » ; « concepts communs »/« concepts singuliers »).
11 Bref, la sociologie post-occidentale vise à transcender toutes formes d’hégémonie et de dichotomie dans la production de savoirs sociologiques dans et pour un contexte particulier. Son potentiel heuristique réside dans le dépassement à la fois d’un chronotope hégémonique quelconque (qu’il soit celui d’une tradition théorique, épistémologique, civilisationnelle, etc.) et de l’éternelle dichotomie « contexte de production de savoirs/contexte de leur application ». Structurée par ce mode de production de savoirs, la sociologie post-occidentale montre que c’est au contact de mondes empiriques multiples que chaque concept produit de la connaissance spécifique, et crée ainsi un archipel de savoirs qui sont non seulement multi-situés mais aussi porteurs de sens multiples. Reste à savoir si nous sommes capables de dépasser l’isolement et le renfermement dans notre travail au quotidien. L’ouvrage ne donne pas de réponse et ne pourrait pas en offrir. Car au-delà d’être un souhait ou une pratique, la posture de recherche post-occidentale demande une profonde transformation de l’exercice de la discipline qui reste conditionné par les contextes qu’elle essaie de dépasser. Pour pouvoir se réaliser, le programme de la sociologie post-occidentale devrait chercher à résoudre des problèmes essentiels. Le changement ne devrait-il pas commencer par la remise en cause de l’hégémonie épistémique des sociologies occidentales qui, même en perte de vitesse, continue à s’exercer à travers la division du travail scientifique et la redistribution des moyens et des dispositifs de la recherche globalisée ? Comment promouvoir sur la scène internationale des pratiques de recherche ethno-centrées si elles sont déjà dévalorisées sur les scènes locales et régionales ? Comment concilier des savoirs, qui circulent et s’hybrident en l’absence d’ordre épistémologique universel, et leur usage, qui dépend d’ordres normatifs locaux et globaux ? En un mot, comment rester vigilant aussi bien quant au maintien des principes épistémologiques communs qu’à leur application dans différents contextes épistémiques ?
Notes
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[1]
Pour les plus importantes : Roulleau-Berger L., Guo Yuhua, Li Peilin, Liu Shiding (dir.), 2008, La Nouvelle Sociologie chinoise, Paris, Éditions du CNRS, 500 p. ; Roulleau-Berger L., 2011, Désoccidentaliser la sociologie. L’Europe au miroir de la Chine, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, « Monde en cours », 204 p. ; Roulleau-Berger L., Li Peilin, (eds), 2012, European and Chinese Sociologies. A New dialogue, Leiden/Boston, Brill Publishers, « International comparative social studies », 342 p. (traduit en chinois aux Presses académiques des sciences sociales [Pékin 2014]) ; Socio, 2015, n° 5, « Inventer les sciences sociales post-occidentales » (dirigé par L. Roulleau-Berger), 288 p. ; Xie Lizhang, Roulleau-Berger L. (eds.), La fabrique des savoirs sociologiques. Explorations dans la sociologie post-occidentale, Pékin, Peking University Press, 504 p.