CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Ce livre est une contribution originale aux travaux consacrés à la sociologie du travail des enseignants du secondaire. Il tranche tant par la mobilisation de différents champs de la sociologie, que par le souci d’instaurer un dialogue entre chercheurs et professionnels de terrain. À l’heure où l’on observe un foisonnement de recherches appelant à la professionnalisation des enseignants, Anne Barrère prend d’emblée ses distances avec toute considération normative en posant que son livre constitue « un anti-manuel des bonnes pratiques » (p. 13).

2 Forte d’une double expérience, celle de professeure de français durant quelques années, et surtout de sociologue ayant à son actif plusieurs recherches autour du « travail scolaire » (celui des élèves, des enseignants et des personnels de direction), cette nouvelle publication repose moins sur une enquête empirique nouvelle et systématisée que sur l’exploration de nouvelles pistes analytiques et théoriques ouvrant la sociologie de l’école à d’autres sociologies. « Le présupposé de ce livre est bien évidemment que [les] apports [de la sociologie de l’école] peuvent être […] réels mais aussi [que d’autres] sont à chercher parfois en dehors […] » (p. 14). Si la sociologie de l’école et la sociologie du travail sont bien convoquées, ce sont surtout la sociologie interactionniste et la sociologie des organisations qui sont mobilisées tout au long de l’ouvrage. L’auteure emprunte également à la sociologie pragmatiste et à ses principes de justification.

3 Organisé en six chapitres, le livre aborde successivement les thématiques suivantes : le portrait des enseignants en tant que travailleurs, leur éventuelle contribution à la reproduction des inégalités sociales, la question de leur efficacité, les interactions et la mise en scène au sein de la classe, leur posture à l’épreuve du changement. Mais le plus original du développement se situe au chapitre 6 : il réfère au dialogue ultime que la sociologue a instauré avec une dizaine d’enseignants qui avaient préa­lablement lu le manuscrit et qui étaient invités à en évaluer l’intérêt et l’utilité, eu égard à leur expérience professionnelle. Le travail enseignant est un « travail sur autrui » qu’il s’agit de transformer en agissant dans la durée. Son efficacité dépend de l’implication de l’élève, ce qui est loin d’aller de soi. Et les épreuves mettant en jeu l’émotion et l’affectivité des enseignants sont nombreuses, notamment lorsque la qualité de la relation avec les élèves devient une préoccupation, jusqu’à occulter la question de l’efficacité de l’enseignement. Les malaises en question tiennent aux mutations affectant les conditions de travail à savoir la massification et les modes de gestion institutionnelle des ressources humaines, notamment à l’échelle des établissements scolaires. Les malaises procèdent aussi de la culture de l’évaluation qui devient envahissante, et passionnelle à mesure que sont publiés les résultats des enquêtes internationales (dont la plus emblématique est PISA, réalisée par l’OCDE). Ces malaises relèvent également d’injonctions paradoxales, comme lorsque l’institution exige des enseignants de travailler collectivement quand les conditions matérielles, mais aussi le sens et les effets attendus d’une telle injonction ne sont ni réunis, ni explicités. Anne Barrère pointe l’écart entre des injonctions appelant les enseignants à travailler en équipe et la réalité qui est faite de réels échanges informels.

4 La profession enseignante a perdu de son prestige du fait de la massification de l’enseignement et de l’augmentation parallèle du nombre d’enseignants. L’ambition des programmes scolaires conjuguée à l’élévation du niveau de recrutement renforce l’écart entre les enseignants et leurs élèves. Elle observe aussi que la « cyclothymie de la relation » constitue une autre épreuve car aux satisfactions professionnelles succèdent des contrariétés liées à la difficulté d’asseoir une autorité en classe. L’épreuve de la correction des copies devient d’autant plus envahissante que le sort des élèves se joue de plus en plus dans l’acte d’évaluation.

5 Quel regard les enseignants portent-ils sur la sociologie et plus particulièrement sur le courant de la reproduction ? Pour l’auteure, la popularité des thèses de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron chez les enseignants tient au fait qu’elles illustrent leur sentiment d’impuissance devant les difficultés scolaires des élèves de milieux populaires. Et si « la culture scolaire elle-même [...] est porteuse de domination et d’inégalités » (p. 46), c’est bien l’institution scolaire qui est au fondement de celles-ci. Pourtant, les pédagogies explicites défendues par les auteurs des Héritiers, peuvent aussi s’avérer inégalitaires car elles présupposent l’existence de compétences acquises en dehors de l’école [1]. L’efficacité des enseignants reste suspendue à plusieurs variables, telles que le contexte d’exercice du métier (l’établissement scolaire, les collectifs professionnels, le style de direction…) ou l’importance de la relation avec les élèves et de leur parcours. Mobilisant les apports de la sociologie interactionniste goffmanienne, Anne Barrère entend mettre en lumière les différentes scènes dans lesquelles se jouent les épreuves vécues par les enseignants, y compris celles qui ne sont pas visibles ou qui ne se communiquent pas, notamment quand les professeurs sont en difficulté face à des élèves. Ces épreuves apparaissent, dans de nombreux cas, dès l’entrée dans le métier, sur le mode d’un « choc » : « Venu avec le désir de transmettre, d’émanciper, de contribuer à la société future, le jeune enseignant se retrouve parfois face à la nécessité de punir, de ‘‘faire le flic’’ ou de se protéger des élèves » (p. 98). La convocation de la sociologie interactionniste, pour heuristique qu’elle puisse être, oblige à élargir le cadre d’analyse en mobilisant la sociologie des organisations. La décentralisation, et les réformes qui l’ont accompagnée, ont conféré aux établissements scolaires une autonomie et conduit à faire du « chef d’établissement […] le ‘‘premier pédagogue’’ de l’établissement » (p. 131). Pour l’auteure, les différentes réformes ont élargi le périmètre d’action des enseignants (implication dans la vie de l’établissement, dans l’orientation des élèves…), et étendu « le pouvoir donné à l’encadrement intermédiaire, et en particulier aux directions d’établissement » (p. 132). Le chapitre ponctuant l’ouvrage est, comme nous l’avons souligné, le plus original du propos. L’auteure y traite de la réception de son travail par dix enseignants, invités à le lire et à se prononcer sur son utilité et son intérêt. Certains l’ont jugé inutile pour eux mais éclairant pour les décideurs politiques. D’autres se sont retrouvés dans les expériences et les épreuves analysées. Partageant souvent le sentiment d’être peu reconnus socialement, les enseignants ont majoritairement dit leur intérêt pour les passages traitant de l’efficacité des pratiques pédagogiques et du nouveau management public. Les doutes sont bien réels et assez partagés quant à la pertinence des réformes (comme celle de la scolarité obligatoire et de la promotion de « l’école du socle »), d’autant plus qu’elles s’appuieraient sur des prescriptions qui ont rarement été expérimentées et validées empiriquement.

6 Cet ouvrage s’inscrit clairement dans le cadre d’une sociologie de l’expérience, plus attentive à traiter des épreuves subjectives aux prises avec des contextes professionnels objectifs qu’à développer une quelconque rhétorique de la professionnalisation des enseignants entendue dans un sens normatif. Il met bien en dialogue une pluralité de champs de recherche, notamment la sociologie des organisations et la sociologie interactionniste [2].

7 Mais le propos aurait pu être davantage arrimé à l’ambition affichée, à savoir situer l’activité enseignante dans le cadre des transformations sociales affectant le système éducatif. En effet, les évolutions des modes de gouvernance des établissements scolaires, la culture de l’évaluation qui privilégie les performances, et les différentes massifications s’opèrent au moment où arrivent de nouvelles générations d’enseignants, générations qui ne sont pas porteuses des mêmes idéaux éducatifs que celles qui les ont précédées. Par ailleurs, quand Anne Barrère souligne à juste titre que « les biographies sont bien souvent les résolutions de contradictions sociétales » (p. 10), ce point aurait mérité un approfondissement. En effet, l’analyse sociologique gagnerait à mettre en perspective la part qui revient au contexte d’exercice du métier et celle impartie à l’histoire biographique pour caractériser les épreuves vécues mais aussi, les manières dont elles sont plus ou moins maîtrisées. Ces remarques constituent autant de pistes de recherche que cet ouvrage éclaire de manière judicieuse, empirique et bien documentée sur la sociologie du travail enseignant et les épreuves vécues par les professeurs du secondaire. Et à un moment où les établissements scolaires sont sommés de « rendre des comptes » quant à leur efficacité, sur fond de promotion d’une nouvelle gouvernance faisant la part belle à l’autonomie et à l’évaluation des performances, cette étude sociologique enrichit heureusement le spectre analytique en effectuant des allers et retours entre le système et ses acteurs, l’institution scolaire et les enseignants en l’occurrence.

Notes

  • [1]
    Il s’agit ici d’une question dont des sociologues se sont emparés ces dernières années pour dénoncer les risques contenus dans les pédagogies dites « actives », qui présupposent que tous les élèves disposent de ressources cognitives leur permettant d’effectuer des recherches, de proposer des hypothèses en vue de s’approprier des contenus didactiques. Voir notamment les travaux de S. Bonnery (Supports pédagogiques et inégalités scolaires, Paris, La Dispute, 2015) et de J.-P. Terrail (De l’inégalité scolaire, Paris, La Dispute, 2002).
  • [2]
    L’auteure écrit : « Ainsi la sociologie, du travail dans le premier chapitre, des organisations dans le dernier, la sociologie interactionniste dans le quatrième seront également sollicitées, laissant à la sociologie de l’école les deuxième et troisième chapitres » (p. 14). Le propos peut paraître excessif car il y a bien longtemps que la sociologie interactionniste a été mobilisée pour comprendre ce qui se joue au sein de la boite noire que sont les écoles, les établissements scolaires et la classe (voir par exemple : H. Becker, « The Career of the Chicago Public School Teacher », American Journal of Sociology, n° 57 ; P. Woods, L’Ethnographie de l’école, Paris, A. Colin, 1990 ; Ph. Masson, Les Coulisses d’un lycée ordinaire, Paris, PUF, 1999).
Aziz Jellab
Centre de recherche Individus, épreuves, sociétés (CERIES -EA 3589), université Lille 3
aziz.jellab@aol.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/05/2018
https://doi.org/10.3917/anso.181.0252
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