1 Après une carrière académique bien remplie, l’heure des bilans est venue pour Jacques Coenen-Huther, qui considère cet opus comme le prolongement de son « essai autobiographique sur l’état de la sociologie » [1] datant de 2013. Un troisième opus, Le Regard du sociologue, est sorti en février 2017, et l’on peut sans doute le relier aux deux précédents. Quel avenir pour la théorie sociologique ? se présente comme une tentative de dépasser les faux problèmes, afin de sortir la sociologie de l’ornière dans laquelle elle se trouve. Il s’agit de réorganiser l’analyse autour de la notion de relation, afin de permettre la cumulativité des résultats, d’examiner les rapports entre individus et d’éviter, soit de décortiquer le fonctionnement de l’esprit en dehors de toute détermination (individualisme méthodologique), soit d’imaginer des conglomérats sans contingence (holisme).
2 Dans une introduction, intitulée « Vers un progrès de l’analyse sociologique ? », Jacques Coenen-Huther retrace l’évolution historique qui, depuis les années 1950, a selon lui conduit la discipline à se fourvoyer – c’est-à-dire depuis la période où Gurvitch et Parsons ambitionnaient encore de construire une théorie générale et jusqu’à ce que l’effervescence des années 1960 entraîne une remise en question de la vocation de la sociologie à faire œuvre de science. Une « sociologie de la sociologie » a retourné contre elle le regard relativisant qu’elle jetait sur les autres objets, sapant ainsi sa légitimité à construire un savoir dépourvu de présupposés idéologiques. Sur cette base, les années 1970 auraient consacré l’abandon de toute ambition scientifique en instaurant une compétition des paradigmes, conséquence désastreuse de l’utilisation non contrôlée par les sociologues du livre de T. Kuhn [2]. Il en a résulté selon l’auteur « une désagrégation théorique et méthodologique de la discipline » (p. 26), désormais définie à partir de techniques de récolte des données et non à partir du raisonnement. Cette pauvreté conceptuelle a son pendant au niveau institutionnel, puisque la corporation sociologique se trouve désormais éclatée en une variété de chapelles, investies autour d’un objet particulier, et animées par un esprit scolastique conduit à porter au pinacle des innovations terminologiques (« l’habitus » par exemple), qui créent un sentiment peu justifié de nouveauté, et dont la principale fonction est de servir le prestige de leur auteur. Cette stagnation de l’entreprise sociologique se répercuterait enfin dans la formation des jeunes, pour lesquels la virtuosité technique est privilégiée au détriment d’une réflexion sur la conceptualisation. En un mot, la sociologie serait dans une situation où elle a renoncé à toute scientificité, devenue un champ hétéronome largement ouvert à des normes exogènes, journalistiques par exemple. Mais, le temps de l’espoir est venu, car, annonce J. Coenen-Huther, on peut reconstruire sur ce champ de ruines, à condition de reformuler l’objet et la démarche de la sociologie.
3 La première partie intitulée « Des concepts restés prometteurs » entend montrer que, dans la vieille boîte à outils, on trouve tout pour faire de la bonne sociologie, à condition qu’on garde en tête qu’une étude systématique de la vie sociale doit être fondée sur l’interpénétration de l’individuel et du collectif. Ceci implique d’abord de considérer le social comme un processus (chap. I). En effet, les relations entre individus sont faites d’influences réciproques. On prend conscience de soi selon un mécanisme psychosocial de dynamique et d’attentes de rôles. Par exemple, d’après T. Parsons [3], on attend du malade qu’il définisse sa situation comme non désirable, recherche l’appui de quelqu’un de compétent pour sortir de ladite situation, respecte certains codes concernant les manifestations de la douleur et de l’inconfort. Les attentes de rôle permettent de comprendre que les normes de comportement qui sont le mieux respectées sont celles qui sont intériorisées, auxquelles on se conforme machinalement sans songer à les enfreindre. Or, attentes et réactions aux attentes dont dérivent les rôles évoluent dans le temps et l’espace, si bien que la formation de la personnalité est un processus jamais achevé d’ajustements cognitifs incessants au sein de multiples situations d’interaction. J. Coenen-Huther tire de G. H. Mead [4] l’idée que l’individu se construit dans ses contacts avec les autres, que son esprit s’adapte aux pressions de son entourage, mais qu’il y réagit par une prise de conscience délibérative. Comme toute action reproduite et imitée débouche sur une routine stabilisatrice, on peut admettre que l’institution est un conglomérat d’interactions sédimentées présentant trois aspects distincts, mais indissociables : routinisation, régulation, protection. Les institutions aident ainsi l’individu à accomplir de nombreuses actions sans trop y penser, de façon quasi automatique, car les rôles associés correspondent à des attentes prévisibles de longue date, transmises d’une génération à l’autre. L’adhésion à un principe moral, par exemple, est d’autant plus ferme qu’elle est une attitude qui s’impose parce qu’elle a été intériorisée dès l’enfance. Si bien que, derrière les « raisons » des individus, il y a les « raisons des raisons ». Dans ces conditions, la société n’existe que comme système (chap. II), c’est-à-dire un ensemble organisé autour de relations d’interdépendance soumises à certaines règles. La notion de système est prise ici dans un sens minimaliste, associé aux notions d’interdépendance et de complémentarité. Enserré dans des relations d’interdépendance, l’individu y réagit, et en y réagissant il les transforme en se transformant lui-même. Ce sont ensuite des règles de compatibilité et d’incompatibilité qui sont l’entrée analytique pour mettre en évidence le caractère systémique d’un ensemble social. Par exemple, notre société repose sur une distinction entre la sphère privée et la sphère publique, systèmes de sociabilité révélant une incompatibilité entre des systèmes de rôles aux exigences contradictoires. Cette posture permet de penser le changement social, car les sociétés évoluent selon des caractéristiques culturelles et structurelles qui orientent les transformations selon des paramètres qui leur sont propres : en France, il y a eu une révolution violente parce que les intellectuels étaient complètement coupés des affaires de la vie publique. On peut évoquer des intentions que le phénomène de frustration relative résume bien, mais le changement s’explique aussi par des tendances lourdes qui encadrent ces actions : centralisation politique et solidité de l’appareil administratif. Dans cette optique, ce qui distingue les systèmes, c’est la manière dont ils font face aux tensions. On peut néanmoins dégager quelques grandes régularités, car le temps et la taille provoquent des effets de système qui réapparaissent toujours sous les mêmes formes : différenciation progressive, spécialisation fonctionnelle, asymétrie de pouvoir ou d’influence. La notion de structure englobe alors les éléments les plus stables d’un système, une caractéristique structurelle constante qui permet d’identifier ce dernier, et suggère des variables à prendre en considération pour l’analyse. Les patterns-variables sont de ce point de vue les plus fécondes car elles définissent rôles et attentes de rôles. Au moyen de cet outillage conceptuel, il convient, en dernière analyse, de trouver des invariants, sous réserve de faire une distinction entre contenu et forme des relations sociales (chap. III). Des phénomènes sociaux très divers présentent en effet parfois les mêmes aspects formels, et peuvent être traités comme des formes sociales, séparables analytiquement de leur contenu. Par exemple, on peut établir qu’en l’absence de mécanismes correcteurs ou de ruptures abruptes, l’asymétrie (des ressources financières, cognitives, etc.) tend à s’installer dans la durée. Les formes sociales créent des configurations, car elles canalisent les interactions en leur assignant des orientations et des limites. Entre l’universalisme de C. Lévi-Strauss et un constructivisme qu’il juge très répandu et trop dogmatique, J. Coenen-Huther déclare adopter une « voie médiane » qui postule l’idée de mécanismes universels de la pensée humaine, sans que soient sacrifiées l’autonomie et la marge de liberté que confèrent à l’homme les éléments formels des rapports sociaux. Quand des relations à caractère répétitif acquièrent une certaine régularité, elles donnent lieu à des réseaux de relations plus ou moins stables qui sont à l’origine de processus sociaux se déroulant au niveau des sociétés globales. On peut dès lors se risquer à établir des « lois sociologiques » pourvu qu’on raisonne en termes de tendances sur le mode probabiliste. J. Coenen-Huther évoque ainsi ses études sur les kibboutz où les normes particularistes apprises durant l’enfance entrent en contradiction avec les normes universalistes ayant cours dans la vie d’adulte, situation de tensions normatives applicable à d’autres cadres tels qu’un hôpital par exemple, où la visite matinale du « patron » avec ses étudiants est fonctionnelle du point de vue des carrières médicales, mais ne l’est pas pour les relations avec le patient. La montée en généralité se fait donc au moyen d’une analyse comparative d’agglomérats de relations, sur le critère d’éléments formels. Ce travail n’est heuristique que si l’on le replace dans la totalité : par exemple, étudier la résurgence de la foi religieuse en Russie n’a de sens que si celle-ci est replacée dans la totalité de l’histoire russe.
4 Dans la deuxième partie, intitulée « Des méthodes d’efficacité variable », l’auteur montre les insuffisances des méthodes individualiste et holiste, la première subissant la plus grosse charge en réalité. En effet, la méthodologie individualiste semble appropriée dans un milieu relativement homogène, pas dans un environnement socialement et culturellement diversifié (chap. IV). Car, elle travaille sur un individu banalisé, à la socialisation achevée, aux intentions claires, dont les « bonnes raisons » sont objet d’une délibération rationnelle en présence d’un auditoire universel. Cette posture rend difficilement compte des réactions collectives (d’indignation par exemple) qui illustrent le pouvoir explicatif des stratégies éducatives ; ou encore d’attitudes mobilisant le sens de l’honneur, le respect de la parole donnée, etc. Par conséquent, plus une société est culturellement hétérogène, moins on peut s’attendre à y trouver un consensus sur les critères du comportement rationnel. Il faut donc substituer à la notion de rationalité celle de cohérence, qui permet de chercher des régularités dans un contexte hypothétique de trans-subjectivité plongée dans un environnement social diversifié. La cohérence s’évalue alors par rapport aux raisons d’agir, mais aussi aux émotions et aux influences socialisatrices. Le cadre conceptuel approprié est l’influence des autres significatifs à la G. H. Mead, laquelle construit une forme de contrôle social intériorisé ; mais aussi la composante réflexive du « soi ». En raisonnant ainsi, on évite d’attribuer une validité générale à des réflexions liées à un milieu social particulier. Le chapitre V intitulé « Le holisme comme méthode » est un contrepoint au précédent. Un mode de raisonnement holiste apporte des lumières lorsqu’on a affaire à une entité surplombante qui ne peut être ramenée à l’agrégation des comportements individuels. Par exemple, l’incapacité du peuple russe à prendre en mains son destin renvoie à des habitudes très anciennes marquées par le caractère particulier d’un État ne cessant pas de viser au « contrôle total de ses administrés », contexte dans lequel l’autorité est considérée comme arbitraire par nature. Le chapitre VI : « Au-delà de l’individualisme et du holisme », incite à dépasser cette opposition méthodologique, qui ne cesse de marquer la sociologie française, déplore J. Coenen-Huther, et a pris la forme à partir des années 1980 d’une rivalité entre une sociologie dite durkheimienne et une sociologie d’inspiration webérienne. Une combinaison des deux approches révèle que, par exemple, l’analyse des files d’attente en Russie mobilise la signification d’une interaction élémentaire dans une file, mais se comprend aussi comme substitut fonctionnel d’une organisation officielle défaillante pour approvisionner les gens. Sortir du dilemme suppose mobiliser la notion d’intersubjectivité, qui résulte d’ajustements cognitifs lors des interactions. Dans la lignée de J.-Cl. Passeron [5], qui présente l’entreprise sociologique comme le résultat d’un compromis épistémologique entre le modèle des disciplines historiques et celui des sciences de la nature, l’auteur incite à accepter la sociologie comme discipline hybride, tiraillée entre des styles cognitifs aux exigences opposées, des objectifs difficilement compatibles, des orientations théoriques disparates. Ce qui suppose un continuum entre description et explication : l’utilisation de la notion de pattern-variable pour expliquer le conflit des attentes de rôle que connaît un jeune adulte ayant grandi dans un kibboutz, en est un bon exemple. Force est alors d’avoir recours à une notion de causalité prise dans un sens élargi : comme un élément dans un cadre de probabilité. Le processus de socialisation conduit à créer de systèmes de dispositions relativement stables, et la réussite de ce processus n’est que probable.
5 La conclusion : « Pour une sociologie relationnelle » rappelle que l’ère des théories à visée unificatrice est révolue, mais qu’il reste permis d’entretenir l’espoir d’une symbiose entre l’élaboration théorique et la recherche empirique. Il ne s’agit donc pas de plaider pour une autre « nouvelle sociologie », mais de revenir aux notions de base et aux recettes éprouvées : le social comme raison d’être de la sociologie, la société comme ensemble aux propriétés systémiques, les formes comme pari sur la possibilité de dégager des constantes de la vie sociale. La mise en rapport devient essentielle pour comprendre le social, dans la suite des travaux de C. Bouglé [6], G. Simmel [7] et E. Dupréel [8] : il y a rapport entre deux individus lorsque l’existence ou l’activité de l’un influe sur les actes ou les états psychologiques de l’autre ; la relation suppose que la personnalité individuelle se façonne et se refaçonne dans les contacts avec d’autres personnes ; elle constitue l’atome à partir duquel se construit tout système social. Pour la sociologie, le défi devient de produire des théories d’ensemble, passant de l’interaction élémentaire à la société globale, comprise comme réseau. Afin d’assurer un avenir réconfortant à la théorie sociologique, il importe de revenir à cette conception relationnelle ancienne, mais fructueuse, pour combler le vide entre élaboration théorique et travail de terrain.
6 Finalement, J. Coenen-Huther nous offre ici un livre qui est un exercice périlleux conduisant souvent ceux qui s’y risquent à adopter un ton de donneurs de leçons pas toujours de bon aloi. Ce texte évite assez bien cet écueil, et incite à réfléchir, nourri d’une expérience de plusieurs décennies d’enquêtes et de réflexion. Il a surtout le mérite de pointer du doigt quelques scories dans lesquelles la discipline s’empêtre : l’empirisme mal compris et le rejet de la théorie de toute une génération (dont l’auteur de ce compte rendu a aussi dû subir jadis les leçons lénifiantes) ; la plongée de beaucoup d’entre nous dans un champ de recherche étroit dont on décortique tous les aspects, au détriment d’un minimum de hauteur, que seule peut apporter une solide culture sociologique ; ou encore la tendance à vouloir inventer la poudre en faisant passer pour neuves des vieilles recettes redécorées de nouveaux mots. Un autre mérite du livre est aussi, et c’est la marque de l’auteur, de montrer de façon magistrale comment on peut utiliser des concepts de façon performante en les appliquant à ses objets d’enquête. Enfin, on lui saura gré aussi de prouver que les auteurs classiques peuvent encore nous servir à expliquer notre monde, tant est tenace une mode qui consiste à les ravaler au rang de curiosités historiques. Au passif, on mettrait plutôt les choix de forme. Le texte comprend des ruptures de ton qui font passer de discussions théoriques pointues, à des digressions mobilisant des exemples un peu triviaux qui se veulent sans doute pédagogiques, mais qui nuisent un peu au suivi du propos : par exemple p. 186 et sq., les considérations sur « l’aquabonisme » des individus vieillissants. On trouve aussi quelques répétitions (critique de l’individualisme méthodologique) qui rendent la lecture plus ardue. Ces réserves étant faites, voici un livre intéressant pour qui veut réfléchir sur ce qu’est notre discipline, et sur la richesse de son patrimoine conceptuel, libre au lecteur de suivre ou pas ce que J. Coenen-Huther propose.
Notes
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[1]
J. Coenen-Huther, 2012, Les Paradoxes de la sociologie, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales ».
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[2]
T. Kuhn, 1972 [1962], La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion (pour la traduction française).
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[3]
T. Parsons, 1937, The Structure of Social Action, New York, McGraw Hill.
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[4]
G. H. Mead, 1963 [1934], L’Esprit, le soi et la société, Paris, PUF (pour la traduction française).
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[5]
J.-Cl. Passeron, 1991, Le raisonnement sociologique. L’espace non popperien du raisonnement naturel, Paris, Nathan.
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[6]
C. Bouglé, 1922, Leçons de sociologie sur l’évolution des valeurs, Paris, Armand Colin.
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[7]
G. Simmel, « Comment les formes sociales se maintiennent », L’Année sociologique, Première Année (1896-1897), 1898, p. 71-107.
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[8]
E. Dupréel, 1912, Le Rapport social : Essai sur l’objet et la méthode de la sociologie, Paris, F. Alcan.