1 Au cours des trois dernières décennies, nous avons assisté dans le monde au développement de nouvelles dynamiques économiques qui ont beaucoup intensifié les effets les plus pervers et délétères des processus de mondialisation. L’économie globale produit de jour en jour plus de vulnérabilisation sociale et a pour conséquence directe l’expulsion d’un grand nombre de personnes du centre de l’ordre économique et social. Ce modèle économique répond à une logique de financiarisation de tous les domaines de la vie sociale, imposée par différents choix et décisions politiques qui, à terme, dégradent les conditions de travail et augmentent la précarité comme l’insécurité à travers le monde (Sassen, 2016). Ces conséquences ne sont pas nouvelles et ont déjà été décrites et analysées par d’autres auteurs (Paugam, 1991 ; Castel, 1995, et Fassin, 1996, entre autres). Pourtant, telle que l’a appréhendée Saskia Sassen dans un sens plus large, cette nouvelle logique d’expulsion qui a cours dans le monde contemporain peut être considérée comme une « tendance systématique souterraine » plus profonde, qui articule des réalités à priori déconnectées que l’on peut caractériser par la complexité de leurs modes d’action — ces derniers peuvent inclure différentes dynamiques et conditions et même coexister avec la croissance économique. Ces dynamiques peuvent, par exemple, être produites par de nouvelles technologies ou des dispositifs techniques, ainsi que par des connaissances spécialisées, qui suscitent des accélérations et des ruptures d’un nouvel ordre dans le processus de mondialisation.
2 Les États sont directement impliqués dans ces processus et, dans la plupart des cas, ce sont eux qui sont à l’origine des nouvelles dynamiques d’expulsion. En ce sens, on peut parler d’un nouveau mode de gouvernement des populations. Au cours des dernières décennies, le développement de l’économie globale et sa capacité à créer du capital auraient pu servir à intégrer les groupes sociaux les plus vulnérables et à accroître le bien-être des sociétés. Au contraire, dans la mesure où les politiques publiques en sont venues à être orientées par les impératifs du système financier, l’action des États a plutôt abouti à déchirer le tissu social, par la production d’inégalités extrêmes et de formes d’expulsion à chaque fois plus complexes. Un des domaines qui donne à voir la variété de ces dynamiques d’expulsion dans divers contextes nationaux tient aux politiques publiques de rénovation urbaine et de logement.
3 De ce point de vue, l’analyse de la production de l’espace (Lefebvre, 1974) des villes contemporaines met en évidence les connexions entre ce processus de financiarisation et la propagation d’un urbanisme d’orientation néolibérale, à travers l’entrée du capital international dans le marché immobilier, la privatisation des services publics et l’augmentation des partenariats public-privé en matière de politiques de rénovation urbaine. Les effets de la participation du capital financier à la production des villes ont déjà été largement soulignés (Harvey, 1985 et 2003 ; Brenner et Theodore, 2002, entre autres). Néanmoins, surtout à partir de la fin des années 1970, la financiarisation ici comprise comme « l’influence croissante des marchés financiers sur le développement de l’économie, de la politique et de la société » (French et al. 2011, p. 798), a participé activement à la transformation des modalités de production de l’espace urbain dans la mesure où elle prend pour principe « la création de richesses sur la valorisation des actifs financiers » (Halbert, 2013, p. 1).
4 Dans cette perspective, Rio de Janeiro apparaît comme un cas emblématique pour penser les rapports qui peuvent exister entre la production de l’espace, les politiques publiques et les dynamiques d’expulsion. Son développement urbain dans la longue durée peut ainsi révéler quelques particularités des modes de gouvernement des populations pauvres ainsi que des inégalités socio-spatiales au Brésil et en Amérique latine, dans la mesure où la production de l’espace urbain y a toujours réaffirmé l’idée d’une ville tournée vers le marché au détriment des droits des citoyens. Tout au long de l’histoire urbaine de Rio de Janeiro, plusieurs expériences en matière de politiques de logement et de rénovation urbaine ont contribué à évincer les pauvres du centre-ville : ce fut une sorte de bannissement de cette population de la civitas, la ville politique. Parmi les politiques publiques mises en œuvre, celles appelées « politiques de relogement des favelas » ou « politiques d’éradication des favelas » sont celles qui ont eu les conséquences les plus dramatiques sur la vie de ces habitants et, à long terme, sur la définition de la morphologie urbaine de la ville et de sa région métropolitaine. Leurs multiples effets ont laissé des traces profondes dans la mémoire collective et ont profondément marqué la trajectoire des groupes sociaux, soumis à des « relogements forcés » (Cunha et Mello, 2012).
5 Cet article vise à analyser, à travers une ethnographie rétrospective (Burke, 1987 ; Cunha, 2005), les processus de mise en œuvre de ces politiques, dans leurs différentes formes et contextes, ainsi que leurs conséquences, en termes de production de l’espace urbain de Rio de Janeiro et de dynamiques d’expulsion. L’analyse ici présentée a été construite à partir d’une recherche ethnographique menée dans les favelas de Rio de Janeiro, en particulier les favelas Santa Marta et Chapéu Mangueira-Babilônia, où je réalisais un travail de terrain au moment de la mise en place des « politiques de pacification », en 2008. Mais, pour comprendre la densité de la signification de ce qu’il se passait sur le terrain à partir des récits des habitants et de catégories qu’ils utilisaient, à ce moment-là, pour parler de leur expérience en termes de politiques publiques, il fallait se tourner vers des personnages, événements et scénarios passés. Comprenant l’ethnographie comme un travail de construction textuelle complexe, cette perspective rétablit le dialogue entre l’anthropologie et l’histoire en inscrivant la diachronie et la synchronie comme des dimensions complémentaires de l’entreprise socio-anthropologique.
6 Je présenterai d’abord la reconstitution socio-historique du processus de mise en place de ces politiques. Cette reconstitution a été guidée par l’écoute attentive des récits d’expériences vécues et de la mémoire des habitants des favelas de Rio. Ensuite, je présenterai le contexte du déploiement des politiques publiques récentes dans les favelas. Cette partie s’appuiera sur l’observation directe des effets de ces politiques sur la vie quotidienne des résidents des favelas. Enfin, je chercherai à mettre en évidence les relations entre, d’une part, le processus de construction des représentations et des formes de classifications sociales des favelas et, d’autre part, le processus plus large de production de l’espace urbain à Rio de Janeiro par la mise en place des politiques publiques de rénovation urbaine et de logement. Mon but sera ainsi d’analyser les effets, en termes de dynamiques d’expulsion, de ces politiques publiques sur la restructuration de l’espace urbain, ainsi que les formes de résistance et de mobilisations collectives qu’elles ont suscitées.
Les politiques de rénovation urbaine au début du xx e siècle
7 Avant la fin du xix e siècle et l’avènement des favelas, existaient les cortiços (« taudis ») qui étaient la forme d’habitation dominante des classes populaires. Il s’agissait de vieux immeubles du centre-ville que leurs propriétaires transformaient en plusieurs logements d’une seule pièce, loués aux plus pauvres. Cette forme précaire de logements collectifs s’est développée dans le centre-ville de Rio dès la seconde moitié du xix e siècle. Ces immeubles étaient identifiés par les pouvoirs publics comme des endroits insalubres, sources de maladies et de vices, refuges de l’escroquerie et du crime et étaient fondamentalement perçus comme une menace constante pour l’ordre social (Chalhoub, 1996). Cette situation s’est renforcée à la fin du xix e siècle avec le développement des favelas où s’installaient des travailleurs pauvres et des esclaves affranchis [2]. Cette population était considérée comme une classe dangereuse [3] et devait, à ce titre, rester éloignée des zones centrales et plus nobles de la ville. Du point de vue de l’État, cette forme de classification se rapportait non seulement aux menaces sanitaires, mais, surtout, aux dangers que cette population faisait courir à l’ordre public. Les favelas représentaient, à la fois, un risque de contagion physique par la prolifération de maladies et d’épidémies dues aux conditions insalubres d’habitation, et un risque de contagion morale (mauvaise vie, délinquance, prostitution, etc.). Les mesures adoptées par le pouvoir public durant cette période reposaient ainsi sur une idéologie hygiéniste et visaient à contrôler l’espace central de la ville en en bannissant les classes populaires et en libérant des terrains pour le marché immobilier (Carvalho, 1986 ; Benchimol, 1990 ; Chalhoub, 1996 ; Cunha, 2005).
8 Dans ce contexte, au début du xx e siècle un grand projet de rénovation urbaine fut mis en œuvre à Rio de Janeiro. Les politiques dites de rénovation urbaine sont caractérisées par la « démolition-reconstruction » de logements dans des quartiers populaires et ont été mises en œuvre dans différents contextes nationaux à différentes périodes de l’histoire (Deboulet et Lelévrier, 2014). Dans le cas de la ville de Rio, le maire Francisco Pereira Passos, ingénieur formé à l’École des mines de Paris, mit en place en 1902 un vaste programme de travaux publics qui se concentrait sur la rénovation urbaine et l’assainissement de la ville, alors capitale de la République du Brésil [4]. Ainsi, F. Pereira Passos, surnommé le « Haussmann tropical », s’attacha avec vigueur à la disparition des « habitations insalubres » que constituaient les cortiços. Il lança une campagne agressive nommée « bota-abaixo » (« faites-les démolir »), dont l’objectif était « d’assainir » et de « civiliser » la ville, en éradiquant ces types d’habitations précaires et tout ce qu’elles représentaient. Au-delà des questions sanitaires, cet ensemble de politiques publiques cherchait à légitimer l’ensemble des décisions très autoritaires visant la restructuration socio-spatiale de Rio de Janeiro. Cette première grande réforme urbaine conduisit à la destruction de 1 681 immeubles et à l’expulsion d’environ 20 000 personnes, et suscita une dynamique de démolition-construction à l’origine du développement du marché immobilier (Vaz, 1988 ; Rocha et Carvalho, 1995).
9 Par contrecoup, l’occupation des collines et l’expansion des favelas devint un problème public, notamment sous l’influence de l’élite carioca qui joua le rôle d’entrepreneur de morale hygiéniste (Becker, 1985). Le diagnostic formulé initialement sur les cortiços fut ainsi étendu aux favelas et les formes de classification de ces dernières reprirent les thèmes de « mal contagieux » et de « pathologie sociale » à combattre (Valladares, 2005). Ce système de classification prenait pour présupposé fondamental l’idée qu’elles constituaient une forme d’occupation de l’espace urbain contraire aux principes d’organisation rationalistes et de développement de la ville revendiqués et mis en place par les pouvoirs publics. Les favelas étaient toujours caractérisées par l’idée de « manque », tant du point de vue des infrastructures urbaines (eau, électricité, égouts, collectes d’ordures, asphalte, équipements et services), que d’un point de vue moral (les pouvoirs publics les percevant comme des « territoires sans ordre, sans règles et pleins de promiscuité » [Chalhoub, 1996]). Ainsi, dès les premières décennies du xx e siècle, des propositions d’éradication des favelas ont été régulièrement formulées.
10 Pendant les années 1920, l’expansion des favelas s’accentua considérablement et une nouvelle conception de l’urbanisme commença à prendre forme, au-delà des politiques inspirées par l’idéologie hygiéniste. De ce point de vue, les favelas constituaient un espace déviant contredisant les notions de modernité, d’efficacité et d’esthétique qui devaient, selon ces acteurs publics, prévaloir dans les villes. Orienté par ce nouveau paradigme aménageur et modernisateur de l’espace urbain, le Plan d’extension, de rénovation et d’embellissement de la ville de Rio de Janeiro, conçu par l’architecte-urbaniste français Alfred Agache sous l’administration du maire Antonio Prado Júnior, visa à réorganiser la ville à partir de critères fonctionnels et de la hiérarchisation de l’espace urbain (Agache, 1930). Si, d’une part, ce plan préconisait, pour la première fois, la construction de logements populaires dans les marges de la ville, il envisageait toujours d’autre part l’éradication des favelas qu’il justifiait non seulement sous l’angle de l’hygiène générale de la ville, mais surtout, sous ceux de l’ordre, de la sécurité et de l’esthétique [5].
11 En 1937, la municipalité approuva le nouveau Code de la construction (Codigo de obras), qui resta en vigueur jusqu’aux années 1970. Ce texte accordait une attention particulière au phénomène des favelas et, selon Gonçalves (2010), il s’agissait du premier document juridique à introduire la catégorie « favela ». Mais il le faisait sous forme d’interdiction et cela de deux façons : il interdisait la création de nouvelles favelas et, en même temps, faisait obstacle à tous les travaux d’amélioration des habitations existantes. Le Code reprenait ainsi la même stratégie que celle utilisée auparavant envers les cortiços : empêcher tout aménagement de sorte que les bâtiments atteignent un tel degré de délabrement que leur destruction soit la seule solution envisageable. Mais, parallèlement, il autorisait la construction de nouveaux « barracos » (« baraques ») sur les collines, en dehors de la région centrale de la ville. Ainsi, la législation limitait la création de nouvelles favelas sans les interdire complètement. Cette forme de « reconnaissance par la tolérance » amorça un processus de consolidation de ce type d’habitation populaire et entraîna nombre de propriétaires fonciers à engager des procès pour libérer les terrains occupés par les favelas.
Les politiques d’éradication des favelas et la résistance des favelados
12 Pourtant, si les politiques publiques d’éradication des favelas trouvaient leur origine au début du siècle, dans la réforme urbaine de F. Pereira Passos, elles ne commencèrent à être effectivement mises en œuvre de manière plus systématique qu’à partir des années 1940. Elles débutèrent sur le modèle de ce qu’on appela « Parcs prolétaires », puis elles se poursuivent à travers la construction de Centres d’habitation provisoire (Centro de habitaçao provisoria, CHP) et, finalement, à travers l’édification de grands ensembles en banlieue, où furent envoyés les habitants des principales favelas situées dans les beaux quartiers de Rio [6]. À la suite du code de 1937 et des premiers rapports officiels concernant les favelas, la municipalité lança un projet de construction de parcs prolétaires, une forme d’habitat provisoire dont le but était de reloger temporairement la population expulsée des favelas devant être réhabilitées. Ainsi, entre 1942 et 1944, quatre favelas furent détruites et 8 000 personnes relogées dans trois parcs prolétaires. Cependant, la réhabilitation promise n’arriva jamais et ces parcs devinrent, à leur tour, de nouvelles favelas [7]. Cette politique publique avait une visée civilisatrice et disciplinaire et envisageait de convertir les favelados à un nouveau mode de vie susceptible de les intégrer postérieurement à la « ville formelle ». Elle exerçait un contrôle social très autoritaire sur cette population, soumise à des règles strictes d’entretien de leurs maisons et d’accueil de personnes non recensées par la municipalité, ainsi que de contrôle des formes de sociabilités locales. En outre, leur circulation était contrôlée et les favelados étaient aussi encadrés politiquement en vue d’assurer le soutien au gouvernement. Ces politiques anticipaient les scénarios urbains qui allaient se concrétiser par la suite. Mais, le caractère contraignant de cette politique provoqua une forte réaction des habitants qui commencèrent à s’organiser en commissions de résidents (associação de moradores), en particulier quand furent annoncées de nouvelles expulsions (Leeds et Leeds, 1978 ; Valladares, 2005).
13 À la fin des années 1940 et au début des années 1950, les entrepreneurs de morale (Becker, 1985) intensifièrent la campagne publique contre les favelas [8]. Cette campagne fut nommée « A batalha do Rio » (« La bataille de Rio ») et préconisa la mise en œuvre d’un partenariat entre des institutions publiques et privées afin de résoudre définitivement le « problème des favelas ». Dans ce cadre, une conjonction s’opéra entre les intérêts économiques des promoteurs immobiliers et des acteurs politiques pour organiser une réappropriation de l’espace urbain de Rio. En 1948, la mairie réalisa le premier recensement des favelas qui montra que les favelados représentaient 7 % de la population totale de la ville. Ces données légitimèrent encore une fois la proposition de politiques publiques visant à « éliminer les favelas » ou pour le moins « arrêter leur développement » (Prefeitura do Distrito Federal, 1949). C’est dans ce contexte que les résidents de la favela du Borel, associés à l’avocat Antoine de Margarino Torres, créèrent en 1954 l’Union des travailleurs des favelas (Uniao de trabalhadores favelados, UFT) pour résister aux expulsions [9]. Outre la défense des habitants des favelas contre les expulsions, cette association se concentra sur la question foncière et joua un rôle important dans les formes d’association et de résistance des favelados.
14 Enfin, entre 1962 et 1974, furent mises en place les « politiques de relogement » (politicas de remoçao) des favelas. Au cours des administrations successives des gouverneurs Carlos Lacerda, Negrão de Lima et Chagas Freitas, l’État supprima 80 favelas et 140 000 habitants furent déplacés et relogés dans les cités. Ces favelas disparurent définitivement de la cartographie de Rio et ce fut, sans aucun doute, « l’intervention publique la plus importante contre les favelas que Rio n’ait jamais connue » (Valladares, 2005, p. 133). C’était le début du régime militaire [10] et un accord entre l’État brésilien et l’Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development, USAID) permit l’obtention des ressources nécessaires au financement de cette politique d’éradication par la construction des « grands ensembles » (conjuntos habitacionais) à la périphérie de la ville. Les secteurs de la construction et de l’immobilier tirèrent le meilleur parti de ces mesures.
15 Les bouleversements imposés par une planification rationaliste et de caractère autoritaire, soutenue par les actions violentes de l’appareil d’État, marquèrent profondément les conditions de vie d’une grande partie de la population de Rio de Janeiro. Ces politiques imposèrent une mobilité résidentielle contrainte aux habitants d’une ville déjà marquée par d’importantes inégalités (Cunha et Mello, 2012). Leur postulat permanent était que la place des pauvres devait se trouver à la périphérie de la ville. Peu importait qu’il s’agisse de zones où les infrastructures en matière de services urbains et de transports en commun étaient presque inexistantes. Ainsi, ces politiques publiques n’avaient pas pour but d’améliorer les conditions de vie de cette population ni de concevoir un espace urbain moins inégalitaire et injuste. Au contraire, elles se constituèrent comme des politiques de ségrégation ayant pour conséquence l’expulsion des habitants. Toutes ces opérations provoquèrent la résistance des favelados, qui s’organisèrent pour s’opposer à ces politiques de relogements forcés. Dans ce cadre, les commissions de résidents de nombreuses favelas se réunirent en 1963 et créèrent la Fédération des associations des favelas de l’État de Guanabara [11] (Federação das associações de favelas do Estado da Guanabara, FAFEG). Celle-ci revendiqua principalement la reconnaissance légale des espaces d’habitation populaire ainsi que la mise en place de services publics dans ces espaces. Pendant les années 1960-1970, la FAFEG organisa trois congrès durant lesquels elle aborda le problème des relogements ainsi que les stratégies de résistance, avec le but de proposer de nouvelles modalités d’aménagement des favelas. Ses propositions visèrent à maintenir les habitants en place et recherchèrent leur participation active à la réalisation des travaux de réaménagement et d’infrastructures. Mais la réponse du régime militaire à ces tentatives de résistance et aux propositions d’urbanisation des favelas fut immédiate. Le gouvernement fédéral reprit les politiques d’éradication et décida de coordonner directement ces actions. À cette fin, il créa la Coordination du logement d’intérêt social de l’aire métropolitaine (Coordinaçao de habitaçao de interesse social da área metropolitana do Rio de Janeiro, CHISAM), qui prit en charge l’élaboration du programme d’éradication définitive des favelas de Rio, en vue de la libération de terrains de plus en plus valorisés sur le marché immobilier. Dans ce contexte, les mouvements sociaux des favelados furent fortement criminalisés et leurs principaux représentants mis en prison par le régime militaire. Cette action provoqua un recul de ces mouvements par la menace d’autres actions encore plus violentes de la part de l’État.
La favela Praia do Pinto : le paradigme de l’expulsion
16 Parmi les favelas qui furent éradiquées à cette époque-là, le cas de la favela Praia do Pinto est emblématique. Située dans le quartier Lagoa Rodrigo de Freitas, l’un des plus valorisés de la zone sud de Rio, cette favela fut la cible prioritaire du programme d’éradication du gouvernement militaire. En 1969, un incendie dont les causes ne seront jamais identifiées la détruit totalement et ses 105 000 m² sont réduits en cendres. L’incendie a lieu dans une période de grande tension entre, d’un côté, les résidents des favelas qui se mobilisent et, de l’autre, la répression gouvernementale qui emprisonne les dirigeants communautaires de plusieurs favelas de la ville. L’incendie oblige les habitants de la favela Praia do Pinto à quitter le terrain où, quelques années plus tard, sont construits des bâtiments résidentiels pour les classes moyennes. Une partie de ces habitants est relogée dans des grands ensembles de la Cidade Alta et de la Vila Paciência, toutes deux situées dans la périphérie de la ville (Brum, 2012). Une autre partie est transférée au CHP construit dans le quartier de Bonsucesso, également situé en banlieue. Ce CHP donne lieu, quelques années plus tard, à la Favela da Maré, qui est aujourd’hui une des plus grandes favelas de Rio avec environ 140 000 habitants. Enfin, une dernière partie des habitants est relogée dans la Cidade de Deus (« Cité de Dieu »), située dans la zone ouest de Rio, qui est aussi devenue une favela, et dont la population actuelle est d’environ 50 000 personnes.
17 Les opérations d’expulsion des habitants de favelas étaient opérées par des agents de la CHISAM. Ceux-ci entraient en contact avec les commissions de résidents pour les avertir que tous les barracos seraient détruits et leurs habitants obligés de partir. Aucun recours n’était possible. Le jour de l’expulsion, les familles devaient attendre avec leurs affaires personnelles rangées. Les agents de la CHISAM arrivaient accompagnés par des assistants du ministère des Services sociaux, de l’Armée et de la Police militaire (PM). Une présence policière importante prévenait les possibles manifestations de résistance et les tentatives de réoccupation des barracos, dont l’électricité et l’eau étaient immédiatement coupées. Ensuite, le Service public de gestion de déchets et de nettoyage urbain (Departamento de limpeza urbana) s’occupait de déménager les habitations et laissait les terrains libres pour de nouvelles utilisations. Toutes ces opérations de nettoyage provoquèrent un afflux de population vers d’autres favelas non encore détruites. La plupart des nouveaux logements se situaient à environ 50 kilomètres des domiciles d’origine. En effet, une partie des habitants expulsés renonça à habiter dans les grands ensembles, car ils ne voulaient pas s’éloigner de l’endroit où ils avaient vécu presque toute leur vie ni de leurs lieux de travail. En conséquence, beaucoup de personnes revendirent les logements qui leur avaient été attribués et retournèrent vivre dans les favelas [12]. Ainsi, en dépit de nombreuses formes de résistance, le plus souvent les habitants des favelas ne parvenaient pas à faire obstacle à la pression conjuguée des enjeux économiques et politiques ni à la violence des méthodes employées par les autorités politiques.
L’accroissement de la violence dans les favelas et les politiques de « pacification »
18 À partir des années 1980, après l’arrêt des « relogements forcés » des années 1960-1970, on remarque une diminution des interventions des pouvoirs publics dans les favelas. Dans ce cadre, l’expansion du trafic de drogue rendit encore plus complexe la mise en œuvre des politiques publiques dans les favelas, qui devinrent l’espace par excellence de la violence et de la criminalité [13]. Surtout à la fin des années 1980, la politique de « guerre aux drogues » qui guida l’action de l’État dans les favelas intensifia la violence dans ces espaces. Loin d’offrir une réponse au problème, ce modèle répressif finit, au contraire, par susciter des réactions à chaque fois plus fortes de la part des gangs de trafiquants, ce qui eut des conséquences désastreuses pour les résidents. Un climat de soupçon et de peur se généralisa dans les favelas et atteignit progressivement la ville tout entière. C’est dans ce cadre que, en 1993, le programme Favela-Quartier (Favela-Bairro) fut mis en œuvre. Il marqua un changement de perspective en ce qui concerne les politiques publiques dans les favelas et eut pour but de fournir à ces espaces une infrastructure urbaine sous forme d’assainissement, d’accès à des équipements et des services urbains, en vue de leur intégration dans la ville (Freire, 2005). L’idée du relogement des populations des favelas fut exclue et le programme eut l’ambition de traiter ces espaces d’habitation populaire comme des quartiers ordinaires de la ville au moyen de la réduction de la distance sociale entre la favela et la « ville formelle », même s’il imposa un modèle en matière de modes d’habitat aux favelados. Cependant, l’accroissement de la violence dû à l’intensification du trafic de drogue dans ces territoires devint l’un des plus grands obstacles à la réussite de ses objectifs d’intégration.
19 Plus récemment, le choix de la ville de Rio de Janeiro pour la finale de la Coupe du monde de football (2014) et pour les Jeux olympiques (2016) a produit une série de propositions politiques visant à préparer la ville à ces événements. De manière générale, les projets de la municipalité privilégiaient les zones urbaines estimées stratégiques en raison de leur potentiel économique et touristique. La plupart de ces interventions furent concentrées sur des espaces d’habitation populaire, particulièrement les favelas. Dans ce contexte, la question de la sécurité publique est devenue l’enjeu fondamental lors des négociations complexes menées par les pouvoirs publics avec le secteur privé afin que soient garantis les investissements nécessaires aux projets de « rénovation » de la ville. Les indices d’une violence croissante enregistrés au cours des dernières décennies (considérés comme les plus élevés au monde) ont donné à cet enjeu un caractère absolument prioritaire. La sécurité est devenue le préalable à la transformation des zones concernées.
20 Ainsi, en décembre 2008, le secrétariat à la Sécurité publique de l’État de Rio de Janeiro a mis en place dans plusieurs favelas des Unités de police pacificatrice (Unidades de policía pacificadora, UPP). Il s’agit d’une forme d’occupation de ces espaces par un contingent policier permanent qui, selon le secrétariat à la Sécurité publique de Rio, avait pour but d’endiguer la criminalité violente liée au trafic de drogue et de « récupérer des territoires paupérisés et dominés par des trafiquants et des milices armées depuis des décennies » [14]. L’implantation des UPP a eu un impact immédiat dans la presse, qui se dépêcha d’en étaler les premiers résultats, en en faisant un éloge euphorique. Les médias attirèrent surtout l’attention sur la supposée ambiance de « sécurité » et de « tranquillité » qui régnait désormais dans des favelas « pacifiées » (Cunha et Mello, 2012).
21 Mais, en pratique, ce modèle d’action de la police fut rapidement remis en cause par les habitants et les observateurs, dans la mesure où il recourait lui-même à la violence et aux abus d’autorité. Plus globalement, c’est le manque total de respect envers les habitants qui fut critiqué. La violation de domicile sans mandat de perquisition devint une pratique courante et les habitants ne furent pas traités comme des citoyens disposant de droits, mais toujours comme des supposés « bandits ». En outre, la population qui subit le plus cette forme de discrimination sociale fut les plus jeunes et les noirs, stigmatisés comme « délinquants potentiels ». Ces pratiques policières violentes ne suscitent aucune réaction des autorités et se banalisent. À cela s’ajoute la corruption pratiquée par les agents de police, ainsi que les relations d’extorsion et de « vente de protection » avec les trafiquants. Tous ces comportements ne font que renforcer les sentiments de méfiance et de peur de la part de la population à l’égard de cette politique publique et de cette forme de présence policière (Silva, 1998 ; Oliveira et Carvalho, 1993 ; Misse, 2002 ; Cunha, 2004).
22 La favela Santa Marta a été choisie pour l’implantation du projet pilote des UPP [15]. Elle est située sur une colline entre le quartier de Botafogo et celui de Laranjeiras, au cœur de la zone sud de la ville [16]. Le processus d’implantation des UPP a fait suite à l’occupation de la favela par le Bataillon d’opérations spéciales de la police (BOPE) [17]. La stratégie adoptée surprend les habitants qui, en se réveillant le 20 novembre 2008, se trouvent face à une présence ostensible de policiers, sans aucun motif particulier. D’abord, les habitants croient qu’il s’agit de l’une des fréquentes actions de la PM, même s’ils trouvent étrange l’importance des effectifs engagés dans l’action. Mais la présence policière s’intensifie, et la population se rend compte que les forces policières s’installent définitivement dans la favela. Ce n’est que le 19 décembre 2008, un mois après le début de l’occupation, qu’est officialisée la première UPP de la ville, avec 125 policiers sous le commandement de la capitaine Priscila Azevedo [18].
23 Depuis l’installation de l’UPP, la favela Santa Marta est devenue un modèle et un laboratoire en matière de politique de sécurité publique. Cette politique est accompagnée de diverses actions de réglementation urbanistique et de substitution graduelle des pratiques « informelles » d’accès aux services urbains. Ces pratiques d’accès à l’énergie électrique et à l’eau, qui existaient depuis toujours dans les favelas, ont été régularisées, affectant sensiblement le système des installations clandestines (gatos). La société Light [19], entreprise privée de production, distribution et vente d’électricité à Rio, assure ainsi désormais l’approvisionnement payant en énergie électrique de 90 % des foyers de la favela (près de 2 000). Ces foyers utilisaient précédemment les gatos pour partager collectivement leurs consommations ou ne pas la payer. Cette pratique, très répandue dans les favelas de Rio, peut être considérée comme une forme de résistance infrapolitique (Scott, 2009). Par cette notion, J. Scott désigne l’ensemble des pratiques qui ne sont pas partagées ouvertement sur la scène publique, car elles seraient symboliquement ou légalement réprimées, mais qui s’y insinuent discrètement sans pouvoir être totalement identifiées.
24 Au début du processus de régularisation était prévue la création d’une taxe sociale qui permettrait d’accorder un abattement aux habitants titulaires d’un numéro d’inscription sociale (NIS), en tant que bénéficiaires de programmes sociaux, tels que le programme d’allocations familiales (Bolsa-familia). Mais à partir de 2011, les tarifs ont été uniformisés et tous les habitants de la favela ont commencé à payer le même montant que celui fixé pour le reste de la ville. Finalement, une fois réalisée la cartographie de la favela, la Light a fait accrocher des plaques portant le nom des ruelles et a également procédé à la numérotation des immeubles, conférant aux habitants, pour la première fois, une adresse en ville [20]. Néanmoins, jusqu’à présent, la facture expédiée par la compagnie d’électricité constitue le seul courrier que les habitants reçoivent directement chez eux. Certains habitants affirment recevoir des factures d’eau sans qu’en réalité ce service soit rendu.
25 À ce sujet, il faut observer qu’en mars 2011 a été approuvée une loi complémentaire imposant que les compteurs d’eau soient individuels dans tous les futurs immeubles collectifs, commerciaux et mixtes, conditionnant la délivrance du « permis d’habiter » au respect de la loi. L’inspection des travaux d’aménagement des habitations et la nécessité de les mettre en conformité avec les normes ont eu pour conséquence d’augmenter considérablement les coûts de construction, au point de les rendre souvent hors de prix pour les favelados. En outre, l’aménagement d’un logement et son éventuelle extension en fonction des besoins de la famille – les agrandissements d’une ou deux pièces (puxadinhos) et l’habitude d’utiliser socialement et de construire sur le toit d’un immeuble (« culture de la laje »), importantes stratégies d’expansion de la maison et de reproduction du groupe familial dans ces espaces de logement populaire –, ne sont désormais plus possibles [21].
26 Cette tentative de contrôle plus systématique des stratégies informelles d’accès aux logements et aux services urbains a suscité beaucoup de conflits entre les favelados et les pouvoirs publics. D’après les habitants, elle a eu pour conséquence l’augmentation sensible du coût de la vie dans la favela. Ils reconnaissent qu’il est important de payer pour les services urbains, mais se plaignent, affirmant que les critères de tarification manquent de clarté et surtout ne sont pas justes. Ils allèguent que les habitants d’une favela, qui continuent de souffrir de carences en matière d’infrastructures de base, avec par exemple des égouts à ciel ouvert et des rues mal éclairées, n’ont pas à payer les mêmes montants que ceux en vigueur dans les beaux quartiers de la ville, vu que la qualité des services y est fort différente. De plus, la création de l’UPP a entraîné une valorisation allant jusqu’à 400 % des prix des terrains et des immeubles de la favela et de ses alentours, aussi bien pour le loyer que pour l’achat et la vente. Enfin, les habitants parlent d’une sorte d’« expulsion blanche » (expulsao branca) en raison de l’augmentation du coût de la vie et de la spéculation immobilière (Cunha et Mello, 2012).
27 Si les politiques de rénovation urbaine mises en place à Rio de Janeiro, en particulier les politiques « de relogements » ou « d’éradication des favelas » instaurées dans les années 1960 et 1970, ont laissé des traces profondes dans la mémoire urbaine de la ville, ainsi qu’un bilan très lourd en termes de nombre d’expulsions d’habitants de favelas, les conséquences des « politiques de pacification » déployées dans le contexte de préparation de la ville de Rio pour la Coupe du monde en 2014 et les Jeux olympiques en 2016 sont encore plus dramatiques [22]. Alors que 20 000 personnes avaient été déplacées pendant la gestion de Pereira Passos et 30 000 pendant la gestion de C. Lacerda, tous les deux rentrés dans l’histoire comme des maires ayant « rasé » la ville, la politique de « relogements forcés » mise en œuvre par Eduardo Paes a expulsé 67 000 personnes, dans la plupart des cas vers une banlieue distante d’environ 70 km de leur espace d’habitation initial (Faulhaber et Azevedo, 2016).
Conclusion
28 Au cours de l’histoire urbaine de la ville de Rio de Janeiro, le processus de production de l’espace urbain à travers la mise en place des politiques publiques de rénovation urbaine et de logements dans les favelas a toujours eu comme conséquence l’expulsion des groupes sociaux les plus vulnérables de la civitas. Ces politiques publiques auraient pu constituer une opportunité pour les pouvoirs publics de traiter les inégalités urbaines chroniques de cette ville. Pourtant, elles ont eu pour conséquence des inégalités vis-à-vis du droit à la ville (Lefebvre, 1968) qui demeurent déterminantes dans les diverses manières de vivre et d’habiter à Rio de Janeiro.
29 L’analyse rétrospective de ces politiques montre que les logiques qui ont motivé ces expulsions se sont transformées au cours du temps. Initialement, elles étaient orientées par l’idéologie hygiéniste et visaient à contrôler l’espace central de la ville en bannissant les classes populaires et en libérant des terrains pour le marché immobilier. Ces mesures visaient principalement à débarrasser la ville de sa mauvaise réputation de « port sale » ou « port de la mort » et à faire face aux fréquentes épidémies de fièvre jaune qui ravageaient la ville et désorganisaient l’économie, empêchant les projets de développement envisagés par les élites gouvernementales de l’époque (Chalhoub, 1996 ; Cunha, 2005). Puis, elles se sont fondées sur l’argument de la nécessité, pour réorganiser la ville à partir de critères fonctionnels et d’une stratification de l’espace, désormais perçus à l’aune d’une nouvelle conception de l’urbanisme et de son développement. Cette nouvelle conception, influencée par la consolidation du marché immobilier, induisait une division spatiale hiérarchisée susceptible de contribuer davantage à l’accumulation du capital. Enfin, dans l’actuel contexte socio-historique de la ville de Rio de Janeiro, où les favelas sont vues comme une forte menace pour la sécurité et de l’image de la ville, les « politiques de pacification » ont permis, dans le cadre des villes conçues comme des commodities, de mettre en œuvre de nouveaux projets de régularisation foncière et urbaine. Dans ce sens, cette politique a intensifié les conditions de mise sur le marché des espaces des favelas.
30 Ces différentes formes d’intervention mises en place à Rio peuvent être classifiées en trois types qui correspondent à trois modèles de politiques publiques liés à différentes formes de représentation et de classification des favelas : le modèle hygiéniste qui se transforme en modèle modernisateur et, finalement en modèle sécuritaire. Ces modèles relèvent de logiques distinctes. Si dans un premier moment d’appropriation de l’espace urbain de Rio de Janeiro par le capital, les expulsions avaient pour but la promotion du marché immobilier et la marchandisation de la ville, elles sont ensuite plutôt la conséquence de cette marchandisation rendue possible par la pacification et la commodification de la ville. Cette distinction est importante, car il ne s’agit pas seulement d’un changement quantitatif. Dans un contexte de financiarisation de l’économie globale, les expulsions, en plus d’augmenter en nombre, sont devenues beaucoup plus complexes, en raison du développement des partenariats public-privé et d’un marché immobilier-financier. Il est important de souligner que l’accession au foncier en zone urbaine et le choix du lieu de résidence demeurent les principaux problèmes rencontrés par les populations pauvres des grandes métropoles au Brésil et en Amérique latine. Cette population a toujours été contrainte de vivre dans des espaces précaires et l’accession au foncier n’était souvent possible que par l’achat de terrains dans la périphérie ou par le biais de ce qu’on appelle les « procédures d’occupation », qui concernent les favelas cariocas. Mais, dans le cadre actuel de mondialisation de l’économie, il s’agit d’une nouvelle forme de dépossession urbaine dans la mesure où la valeur de la terre est devenue un élément fondamental du processus de financiarisation de la ville.
31 Ainsi, on voit que par le passé comme au présent, les politiques publiques destinées aux favelas de Rio s’inscrivent dans une logique d’expulsion des plus pauvres de territoires qui ont été valorisés par l’action conjuguée de l’État et du capital. Les effets de ces politiques deviennent à chaque fois plus violents dans la mesure où les politiques publiques sont de plus en plus soumises à rentabilisation financière. Ainsi, on peut considérer, comme Saskia Sassen (2016), qu’il existe une « tendance systématique souterraine » qui fait que l’économie globale nous confronte à l’émergence d’une nouvelle logique d’expulsion encore plus intense et, surtout, à une nouvelle forme de gouvernement des populations. Cette nouvelle logique correspond à un nouveau cycle de l’économie globale en matière d’accumulation du capital dont font partie les processus de financiarisation urbaine. Et, malgré la résistance des habitants de certaines favelas qui luttent encore pour demeurer dans des zones à chaque fois plus favorisées de la ville de Rio de Janeiro, l’expulsion continue d’être un spectre qui les hante.
Notes
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[1]
Cet article a été rédigé pendant mon séjour en tant que chercheuse invitée au LAVUE (UMR 7218 CNRS). Je remercie ma collègue Agnès Deboulet pour son invitation.
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[2]
Avec la fin de l’esclavage, en 1888, outre la prolifération des favelas, l’usage des anciens cortiços a considérablement augmenté. D’après les chiffres officiels, en 1869, la population qui vivait dans des cortiços était de 21 929 personnes et, en 1888, de 46 680 personnes (Lobo et Stanley, 1989 ; Gonçalves, 2010).
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[3]
Expression consacrée par Louis Chevalier dans son livre Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xix e siècle (Plon, Paris, 1958).
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[4]
Afin de réaliser la réforme sanitaire, il choisit un médecin bactériologiste et épidémiologiste, Oswaldo Cruz, lui aussi formé à Paris, à l’Institut Pasteur.
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[5]
Le plan Agache n’a pas pu être mis en place dans son ensemble à cause d’importants changements politiques intervenus au début des années 1930, mais ses propositions ont été reprises postérieurement (Pereira,1996 ; Valladares, 2005).
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[6]
Les habitants expulsés de favelas telles que Ilha das Dragas, Morro do Pasmado, Praia do Pinto, Morro da Catacumba, Favela do Esqueleto, parmi d’autres, furent envoyés dans les cités comme Cidade de Deus, Cidade Alta, Vila Paciência, Vila Aliança, Vila Esperança et Vila Kennedy, entre autres.
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[7]
Ces nouvelles favelas ont été finalement éradiquées dans les années 1960.
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[8]
Cette campagne a été lancée par le journaliste C. Lacerda à travers une série d’articles sur les favelas de Rio publiés en 1948 par le journal Correio da Manha. Pour en savoir plus, voir M.L. Silva (2005).
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[9]
Selon Gonçalves (2010), l’UFT associait la condition de favelados à la condition de travailleurs envisageant l’émergence d’une conscience de classe.
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[10]
En 1960, la ville de Rio de Janeiro subit d’importants changements institutionnels à la suite du transfert de la capitale à Brasilia. Et en 1964, le Brésil subit un coup d’État militaire qui instaura une dictature pendant 20 ans.
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[11]
En 1974, avec l’incorporation de l’État de Guanabara à l’État de Rio de Janeiro, la FAFEG devint FAFERJ.
-
[12]
Il s’agissait d’une politique d’accession à la propriété et non de logement social locatif.
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[13]
À la fin des années 1970 a été formé le Commando rouge (ComandoVermelho), le premier grand gang de Rio de Janeiro. Au cours des années 1990, il se scinde en deux groupes dissidents : Les amis des amis (Amigos dos Amigos) et le Troisième commando (Terceiro Comando). Ces gangs vont contrôler le trafic de drogue à Rio et se disputer entre eux, contribuant fortement à la montée de la violence dans les favelas. Pour en savoir plus, voir Souza (1996).
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[14]
Données issues du projet original des UPP [en ligne : http://www.upprj.com].
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[15]
Entre 2008 et 2014, de nouvelles UPP ont été mises en place dans des favelas telles que Cidade de Deus, Batam, Chapéu Mangueira/Babilônia, Pavão-Pavãozinho, Cantagalo, Tabajaras, Cabritos, Providência, Borel, Formiga, Andaraí, Turano, Macacos, entre autres. Au total, 38 unités ont été installées jusqu’en 2014.
-
[16]
D’après les données du secrétariat de Sécurite publique, cette favela comptait à ce moment-là 6 000 habitants, repartis dans un espace de 54 692 m². Pour avoir des données mises à jour par le secrétariat de Sécurité publique sur les favelas possédant des UPP, consulter le site des UPP de Rio de Janeiro. On remarque toutefois qu’il y a des divergences entre les organismes publics quant aux données sur les populations et zones des favelas.
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[17]
Le BOPE est directement rattaché au commandement des Opérations spéciales de la Police militaire de Rio de Janeiro (PMERJ), qui opère dans les favelas de Rio.
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[18]
Il faut souligner la présence de la capitaine P. Avezedo à la 121e Séance du comité olympique international qui s’est tenue à Copenhague (Danemark) en octobre 2009, et qui a choisi Rio pour hôte des Jeux olympiques 2016, comme si cela garantissait une « pacification » de la ville.
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[19]
La Light s’est installée à Rio de Janeiro en 1904 sous le nom Rio de Janeiro Tramway, Light and Power Co. Ltd.
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[20]
Ce sujet a été analysé dans le projet « Une adresse dans la ville : l’expérience urbaine dans la conformation de sentiments sociaux et de sensibilités juridiques » (CNPq nº 309193/2008-7), développé au sein de LeMetro/IFCS-UFRJ.
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[21]
Comme en général la taille du logement est réduite, la laje constitue un important espace de sociabilité où de multiples activités se déroulent, comme des fêtes, des bains de soleil, le lavage du linge… Cette sorte de terrasse fait office de jardin.
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[22]
Outre la « politique de pacification » dans les favelas, les interventions urbaines qui ont été mises en place pour la transformation de Rio en ville olympique se concentraient sur la rénovation de la zone portuaire, l’installation et la requalification des équipements sportifs, la mobilité urbaine à travers la construction de Bus Rapid Transit (BRTs) ainsi que par les travaux conduits sous l’égide du « Programme d’accélération de la croissance » (PAC) et par la politique de logements « Ma maison, ma vie » (« Minha Casa, Minha Vida »).