1 L’Organisation des Nations unies (ONU) écrivait en 2011 que les expulsions [2] devaient être considérées comme « une claire violation de l’un des plus élémentaires principes du droit à un logement adéquat » (UN Habitat, 2011a, p. iii). Chaque année, entre 1980 et 1994, 10 millions de personnes ont été forcées de quitter leur logement ou leur terre contre leur gré. Entre 1998 et 2008, ce nombre monte à 15 millions d’expulsés par an et ne cesse d’augmenter depuis (UN Habitat, 2011b, p. viii). Si les expulsions sont loin de constituer un phénomène récent, tout porte donc à croire qu’elles prennent aujourd’hui une ampleur inédite. Aux « Suds », développement urbain, reflux de migrants et réfugiés, catastrophes naturelles, conflits armés et crises économiques contribuent à alimenter des opérations d’expulsions qui se comptent par dizaines de milliers. Longtemps épargnés par l’ampleur du phénomène, les pays du Nord sont de plus en plus touchés. Aux États-Unis, des milliers de familles ont été expulsées de leur logement et mises à la rue sans solution de relogement à la suite de la crise des subprimes. En Espagne, la crise financière a conduit à des vagues d’expulsion de logement inédites et la question de l’expulsion fut au cœur des campagnes électorales récentes [3]. De façon générale, les mobilisations citoyennes qui dénoncent la violence et le caractère inique des expulsions sont observables dans de très nombreux pays. Ces mobilisations ont également acquis un caractère globalisé, avec la création d’organisations non gouvernementales (ONG) internationales en faveur du droit au logement, qui donnent particulièrement de la voix lors des Forums urbains mondiaux de l’ONU [4]. Mais l’expulsion est un phénomène multiforme, qui ne concerne pas seulement des situations liées au logement. Elle désigne des processus pluriels et affecte des populations aussi nombreuses qu’hétérogènes, qui peuvent être expulsées d’une terre, d’un logement ou d’un pays [5]. L’objet du présent dossier est de contribuer à la conceptualisation de la notion et à la mise en évidence des dynamiques politiques et sociales qui sont à l’œuvre dans ces différents contextes.
L’expulsion, objet des sciences sociales
2 À l’instar de F. Ocqueteau qui écrivait en 1983 à propos des pratiques discriminatoires de la justice pénale vis-à-vis des étrangers que « l’expulsion demande à être traitée en objet sociologique propre » (p. 3), nous partons du postulat qu’il est nécessaire de proposer une lecture non pas neutre mais distanciée d’un phénomène à forte charge émotionnelle d’une part, commenté par de nombreux acteurs sociaux d’autre part. Les expulsions font ainsi l’objet de nombreux rapports. En France, on pense à ceux établis par les inspecteurs généraux de l’administration qui évaluent les procédures de prévention des expulsions locatives (CNAPD, 1999 ; IGA, 2014), ainsi qu’aux rapports rédigés par les organisations non gouvernementales, qui informent sur les droits des personnes expulsées (APPEL, 2013 ; ALPIL, 2013 ; Fondation Abbé Pierre, 2017), recensent les expulsions de squats et de bidonvilles (LDH-ERRC, 2017) ou militent pour leur arrêt (Romeurope, 2017 ; DAL, 2017), ou encore qui dénoncent des expulsions de migrants hors de nos frontières (Amnesty International, 2013). Si tous ces regards ont leur intérêt propre, et peuvent d’ailleurs à divers titres être construits en objets de recherche, le projet de ce numéro est de plaider en faveur d’une approche objectivée et critique des dynamiques d’expulsions, fondée sur de solides matériaux et données de terrain et ancrée épistémologiquement dans un raisonnement propre aux sciences sociales.
3 L’enjeu est ainsi également disciplinaire : l’expulsion est d’abord saisie par le droit, les juristes analysant la définition puis l’application des normes juridiques encadrant des procédures définies par la loi (CERCID, 2003 ; Cousin, 2010). Or, les sociologues du droit l’ont bien montré, ce ne sont pas les règles qui expliquent les phénomènes sociaux mais la façon dont les acteurs politiques et sociaux s’en saisissent. Dans le cadre plus précis des expulsions locatives, certains économistes, évaluant l’efficacité des régulations des marchés du logement, prônent un allègement des droits des locataires pour « rendre plus effectives les possibilités de rupture de contrat en cas de non-paiement de loyer » (Trannoy et al., 2013, p. 23). Mais les modèles économétriques ne permettent pas de saisir la violence de l’expulsion, ni d’analyser ses effets psycho-sociaux. Ce numéro s’inscrit donc explicitement dans la lignée des travaux en sciences sociales [6], qu’il ambitionne de renouveler de trois manières : d’abord, il vise à croiser des terrains et des perspectives situés aux « Nords » et aux « Suds », là où la grande majorité des travaux est spécialisée sur ce que l’on a longtemps désigné comme une « aire culturelle ». Il comporte des articles dont les terrains sont situés en France, en Espagne, au Brésil, aux États-Unis et en Inde. Ensuite, cette livraison ouvre un dialogue entre disciplines. Les auteurs – sociologues, politistes, anthropologues et géographes – mobilisent ainsi différents corpus théoriques, techniques d’enquête et modalités de restitution, de l’ethnographie aux analyses statistiques, en passant par l’analyse d’archives et la cartographie. Enfin, il propose de réfléchir aux potentialités heuristiques permises par le rapprochement de phénomènes pluriels et épars, comme le sont les expulsions locatives, territoriales et nationales.
4 On peut reconnaître dans ce dernier point un écho à l’ambition « totalisante » portée par l’ouvrage Expulsions. Brutality and Complexity in the Global Economy publié en 2014 par Saskia Sassen (2016 pour la version française). L’auteure y privilégie en effet une acception large du terme d’expulsion, qu’elle considère être une « tendance systémique souterraine ». Selon S. Sassen, une césure transformatrice s’opère à partir des années 1980, au passage d’un modèle d’inclusion de type keynésien à un modèle d’exclusion fondé sur l’augmentation des inégalités et une logique d’hyper-profits. Cette logique généralisée de fonctionnement de nos sociétés capitalistes contribuerait à maintenir un nombre croissant d’individus dans une forme d’extranéité légale et/ou sociale, dessinant de nouvelles frontières internes et externes aux nations. La financiarisation à outrance conduirait à ce que des territoires entiers se trouvent durablement empoisonnés par les industries chimiques, minières et nucléaires, alors que des réserves d’eau sont taries et des terres agricoles accaparées pour des activités d’extraction (voir aussi Sassen, 2013), compromettant la possibilité même de la vie sur terre. Bien que l’expulsion ne soit pas en elle-même un phénomène nouveau, l’ampleur de ce processus, qui opère désormais à un niveau planétaire, est donc pour l’auteure proprement contemporaine. Pour asseoir cette thèse du développement actuel des expulsions, S. Sassen multiplie les exemples empiriques, compilant des données provenant de nombreux pays. De cette façon, elle entend rendre visibles des tendances qui transcenderaient les contextes locaux puisque, explique-t-elle, les mécanismes à l’œuvre ne tiennent pas compte des frontières nationales, de la même manière qu’ils ne peuvent être appréhendés avec les catégories d’analyse traditionnelles des sciences sociales. Cet ouvrage constitue pour nous le point de départ d’une réflexion sur les conditions d’une possible montée en généralité conceptuelle à partir de situations sociales plurielles. Il est aussi une invitation, dont nous nous sommes saisis, pour revenir à des études de cas précises et minutieuses, que les opérations de totalisation peuvent oblitérer.
5 Un autre ouvrage est à ce titre à l’origine de ce projet de numéro, dont la démarche peut apparaître comme venant en contrepoint de la précédente. Avec son livre Evicted: Poverty and Profit in the American City (2016), Matthew Desmond produit en effet un travail d’ethnographie au long cours qui lui permet de suivre les trajectoires de familles du Milwaukee expulsées de leur logement. Son ouvrage, qui fait suite à la publication de nombreux articles individuels et collectifs mobilisant des matériaux quantitatifs sur les évictions (Desmond, 2012 ; Desmond et al., 2015), est devenu une référence tant sur le plan méthodologique [7] que pour ses résultats empiriques. En documentant des situations d’expulsion du point de vue des divers acteurs en présence – habitants, agents immobiliers, police, administrations municipales –, l’auteur met en évidence les processus par lesquels des pans entiers de la population états-unienne sont fragilisés par la privation d’une ressource aussi vitale que le logement. Comme l’indique M. Desmond, si une vaste littérature s’emploie à détailler les conditions de vie des habitants les plus précaires, insistant sur le chômage, l’assistance publique ou l’incarcération de masse, beaucoup reste encore à faire pour décrire l’une des conditions les plus partagées, le mal-logement, qui constitue pourtant l’une des conséquences majeures de la pauvreté [8].
6 Ces deux ouvrages ont été largement débattus au sein des universités, dans les grandes revues de sciences sociales et les médias américains. Ils ont également impulsé un travail de recoupement systématique de travaux épars portant sur une grande diversité de situations d’expulsions et conduits au sein de la géographie critique anglo-saxone, dont certains auteurs appellent dorénavant à ouvrir une « géographie de l’expulsion » (geographies of eviction) comparative, entre le « Global North » et le « Global South ». À ce titre, K. Brickell, M. Fernández Arrigoitia et A. Vasudevan proposent d’historiciser les « nouvelles logiques de l’expulsion » de S. Sassen en les inscrivant dans une histoire longue de « l’accumulation capitaliste vue comme processus violent d’exclusion, d’expropriation et d’expulsion » (Brickell et al., 2017, p. 5). Souhaitant dépasser l’abstraction jugée trop importante de l’auteure, ils insistent sur la nécessité de penser les processus concrets de l’expulsion en articulant les échelles du global et de l’intime et en prenant en compte la dimension émotionnelle des expériences. Enfin, ils pointent la nécessité de mener une « géographie des résistances » aux expulsions, dont les victimes ne sont jamais passives : tout déplacement forcé engendre des ré-ancrages locaux et la reconstitution de communautés de solidarité.
7 Ces travaux ouvrent donc des pistes stimulantes pour penser les transformations du capitalisme, du gouvernement des territoires et des populations, et de la gestion des pauvres et des marges. Mais entre une ambition globalisante, où la notion d’expulsion renverrait à un fonctionnement général du monde (S. Sassen), et une attention très localisée à des opérations d’éviction de logement (M. Desmond), un espace reste à combler pour rendre le concept d’expulsion opérationnel et permettre des comparaisons entre les différentes formes d’expulsion. Cette livraison de L’Année sociologique tente de prendre place dans cet espace en proposant des contributions inédites, puis en ouvrant le dialogue entre Saskia Sassen et Matthew Desmond, dont on pourra lire un entretien croisé en fin de numéro.
8 Sept articles composent ce dossier. Les quatre premiers analysent l’expulsion comme un effet de politiques publiques alors que les trois derniers considèrent leurs effets sur les populations et les territoires.
9 Véronique Dupont traite de l’expulsion des slums à Dehli. En examinant les jugements emblématiques et les rapports produits par les administrations, elle montre en quoi la manière de désigner les quartiers d’habitat précaire sans statut d’occupation légale dans les métropoles indiennes influe sur le type d’intervention publique qui les vise. Reprenant les apports de la littérature sur la construction des problèmes publics, l’article démontre que l’expulsion est avant tout un enjeu de catégorisation des déviants. Paul Watt analyse ensuite les expulsions de logement qui se multiplient à Londres, en les resituant dans le contexte plus général d’un retrait de l’État central vis-à-vis des territoires et de cession progressive du parc de logements publics à des investisseurs étrangers. Thomas Aguilera interroge alors la persistance des bidonvilles à Madrid. Il établit que les politiques de résorption menées depuis les années 1960 dans cette ville ont certes produit du relogement, mais aussi de l’expulsion, contribuant ainsi à perpétuer le phénomène aux marges de la ville. Neiva Vieira da Cunha revient pour sa part sur une histoire longue des favelas brésiliennes, et plus spécifiquement de Rio de Janeiro. Fondé sur une approche socio-historique, son article identifie les différentes phases des politiques urbaines ayant conduit à l’éviction progressive des pauvres hors de la ville-centre, et en montre les transformations.
10 Quelle que soit la forme qu’elles adoptent, les expulsions ont des conséquences importantes et de long terme sur les populations concernées. L’article d’Agnès Deboulet et Claudette Lafaye porte sur les effets des opérations de rénovation urbaine sur les habitants. À partir d’une étude de cas située en Île-de-France, les auteures démontrent que les procédures de « délogement » produisent de la vulnérabilité à court et moyen termes chez les ménages « évincés » de leur logement. David Brotherton traite quant à lui de l’expulsion de migrants illégaux, en considérant le cas de migrants dominicains aux États-Unis. Son enquête ethnographique au sein des tribunaux met en évidence la violence et l’ampleur des opérations de « bannissement » de ces migrants. Enfin, Stefan Le Courant propose d’analyser les effets du durcissement de la politique migratoire française sur la vie quotidienne des étrangers. Il soutient l’idée selon laquelle les personnes visées par ces politiques répressives sont maintenues dans des situations de marginalisation. En contraignant les étrangers en situation irrégulière à vivre de manière confinée et sous la menace permanente de l’expulsion, la politique d’expulsion exerce un contrôle sur la vie des migrants, quand bien même elle ne les expulse pas.
11 Au-delà des apports empiriques de ces articles, ce numéro spécial de L’Année sociologique propose de réfléchir à la manière dont on nomme et catégorise des situations pouvant relever d’une dynamique générale d’expulsion. Il s’agira ici d’examiner comment, dans différents contextes, ces activités d’expulsion sont qualifiées. Comment situer les notions d’expulsion et d’eviction par rapport à d’autres concepts utilisés ? Que permettent-elles de comprendre de plus ou de différent, mais aussi qu’oblitèrent-t-elles ? Sans trancher sur la terminologie qu’il conviendrait d’adopter, nous avons demandé aux auteurs de préciser leur acception de la notion et la façon dont ils s’en servent, mais aussi dont les acteurs sociaux en font usage. Il s’agira ainsi de mettre à l’épreuve la notion d’expulsion, d’en discuter la portée heuristique et d’en préciser les logiques politiques ainsi que leurs effets. La suite de cette introduction vise à préciser ce projet et à situer les articles dans la littérature existante, pour en souligner à la fois les continuités et les aspects novateurs.
Travailler le concept d’expulsion
12 Matthew Desmond donne une définition très simple de l’eviction – terme souvent employé en traduction « d’expulsion » – : « An eviction is when your landlord forces you to move when you don’t want to » (Desmond et al., 2015, p. 236). Grâce à sa position d’ethnographe, l’auteur affine néanmoins cette notion et met en évidence une diversité de phénomènes : les évictions peuvent être « formelles » lorsqu’elles donnent lieu à des procédures juridiques ; « informelles » lorsque des propriétaires utilisent des moyens illégaux ou non déclarés en justice pour faire partir des locataires (contrainte physique, autres moyens de pression ou arrangements) ; liées à des saisies par des banques (foreclosures) ou à une déclaration d’insalubrité d’un logement, annonçant l’impossibilité d’y résider ou sa destruction (Desmond, 2016, p. 4). Saskia Sassen (2014) subsume pour sa part l’ensemble des phénomènes qu’elle observe sous le terme d’expulsion (en anglais dans le texte). Sans nier l’historicité d’un phénomène qui n’est pas complètement nouveau, elle suggère dans l’introduction de son ouvrage que les catégories de pensée actuelles sont « périmées » et qu’il faut, pour saisir l’extraordinaire ampleur, intensité et brutalité des logiques d’extraction et d’accumulation, procéder à un travail de re-codification. Néanmoins, à l’instar de M. Lamont (2015) qui considère que S. Sassen ne discute pas de façon suffisamment approfondie l’apport de cette notion par rapport à d’autres concepts employés depuis longtemps par les sociologues, comme ceux d’exploitation, d’expropriation, de pouvoir, on est en droit de se demander ce qu’apporte la notion d’expulsion à la compréhension de nos sociétés inégalitaires et globalisées actuelles. S’agit-il d’une nouvelle grille de lecture de phénomènes existants mais qui seraient en cours d’accentuation, ou d’une notion délibérément extensive, permettant d’embrasser des phénomènes nouveaux et d’en souligner la convergence ?
13 Les articles formant ce numéro prolongent ce débat en illustrant la diversité des termes employés pour désigner les processus de « mise à l’écart » dont il est question, et en discutant leurs implications scientifiques et politiques. Si S. Le Courant utilise le terme d’expulsion au sens de reconduite à la frontière, D. Brotherton parle quant à lui, dans le cadre américain, de banishment ou encore de deportation, en reprenant la catégorie proposée par le sociologue des migrations N. De Genova (2010) à propos des migrants dominicains arrêtés sur le sol américain puis renvoyés dans leur pays d’origine. S’agissant des expulsions urbaines, force est de constater que les termes mobilisés par les acteurs en présence sont pléthores, et lourds de sens. Dans son texte sur les opérations de relogement à Delhi en Inde, V. Dupont analyse la correspondance entre les manières de désigner les bidonvilles et leurs habitants, et les interventions qui les visent. Au terme d’« épuration » utilisé par les cours de Justice indiennes, qui cible les encroachers (« squatteurs »), les rapports de l’ONU ont substitué celui d’« éviction », alors que les ONG parlent d’« expulsions forcées ». N. Vieira da Cunha montre que les favelas de Rio de Janeiro font face depuis leur création à des politiques d’« éradication ». Dans le contexte madrilène, T. Aguilera traite des politiques de « résorption » des bidonvilles, terme qui désigne à la fois leur éradication et le relogement d’une partie des habitants, et qui cache en réalité le non-relogement d’une grande partie des individus concernés. A. Deboulet et Cl. Lafaye notent que le Programme national pour la rénovation urbaine français emploie le terme de « déconstruction » pour celui de démolition et celui de « relogement » pour parler de délogement : cette terminologie institutionnelle euphémise les processus à l’œuvre, lorsqu’une analyse en termes d’éviction permet a contrario de souligner la dimension contrainte et la dissymétrie des rapports de force, même lorsque les habitants sont in fine relogés ailleurs.
14 Face à cette polysémie, plusieurs contributeurs de ce numéro proposent de disséquer le concept d’expulsion et d’en préciser les contours. Paul Watt formalise la diversité des expulsions en construisant une typologie des « mobilités résidentielles ». Il établit une distinction entre les déplacements forcés (evictions), volontaires et réactifs (responsive), c’est-à-dire relevant d’un choix dans une situation contrainte. L’éviction impliquerait une évacuation forcée des personnes de leur domicile alors que le terme de déplacement aurait un sens plus large et correspondrait à une mobilité réactive plus ou moins choisie, mais toujours liée à des pressions extérieures au ménage. Par ailleurs, les évictions peuvent être induites par un processus formel, lors de l’application d’une décision de justice par exemple, ou plus informel, lorsqu’un locataire est contraint de quitter son lieu de résidence à la suite de pressions du propriétaire et d’éventuelles procédures, ou encore dans une situation de gentrification du quartier. Cette construction idéal-typique articule les causes du déplacement avec le degré de choix des habitants. Dans son article, T. Aguilera établit quant à lui une distinction entre expulsion (qui correspond à un phénomène général de refoulement forcé à une échelle macro), évacuation (une procédure juridique et/ou policière de destruction d’un bidonville, qu’il y ait relogement ou pas de ses habitants) et éviction (processus moins explicite et plus silencieux, par exemple à la suite de l’embourgeoisement de quartiers, ou effet pervers résultant de dispositions de relogement partiel). Cette différenciation lui permet de montrer qu’il existe des échelles, des degrés de formalisation, d’institutionnalisation et d’intentionnalité variés.
15 Les termes d’expulsion ou d’éviction sont ainsi entourés d’une constellation de mots connexes qui accompagnent ces processus ou identifient et catégorisent ceux qui en sont victimes : banishment, punishment pour les « illegal aliens » ou les « gangsters » dans le cadre des politiques de reconduite à la frontière aux États-Unis ; « élimination », « nettoyage », « épuration » pour les « squatters » ou les « déshonnêtes » dans le cadre des habitants des slums à Dehli. Des catégories culturelles et ethniques sont aussi mobilisées, comme celle de « gitanos » dans les bidonvilles madrilènes. Si la diversité de ces termes révèle des situations objectives différentes, il est intéressant de les croiser dans la perspective comparative qui anime en filigrane ce numéro. On sait que le débat terminologique revêt une importance particulière en ce que les catégories mobilisées par les sciences sociales ont des effets performatifs : leur usage dans le débat public constitue une des clés de lecture des problèmes sociaux et contribuent à façonner les choix politiques (Becker, 1963 ; Gusfield, 1981 ; Neveu, 2015). Ainsi comparer des situations d’expulsion (comme celles d’« exclusion », cf. Fassin, 1996) dans différents contextes politiques, sociaux, culturels voire temporels, et leurs modalités de désignation, c’est contribuer à la déconstruction des catégories administratives et des inflexions morales qu’elles induisent. C’est aussi identifier l’éventail des processus subsumés sous la notion d’expulsion afin d’en préciser les contours généraux, sans réduire la multiplicité du phénomène et sans procéder à la réification fréquente des phénomènes émergents. Finalement, en s’attachant à ces clarifications terminologiques, les articles du numéro montrent que la catégorie générique d’expulsion recoupe plusieurs types de phénomènes et que sa variabilité sémantique éclaire une variété de modes de gouvernement des sociétés.
Politiques de l’expulsion : acteurs, instruments et effets
16 La pluralité sémantique renvoie ici à une pluralité d’approches mais aussi de processus et d’effets. Ce qui ressort en second lieu de façon significative de plusieurs des articles de ce dossier est la diversité du phénomène des expulsions. Celle-ci porte à la fois sur l’objet des expulsions, sur leurs causes, sur les dynamiques sociales à l’œuvre, ainsi que sur les acteurs concernés.
Diversité du phénomène et des acteurs impliqués
17 En Europe, les études qui abordent la question de l’expulsion sont surtout centrées sur le domaine de l’habitat : des familles sont expulsées de leur logement parce qu’elles ne peuvent plus payer leur loyer ou leur prêt immobilier [9] (Vincent, 2014 ; François, 2016) ; des politiques de rénovation urbaine contribuent à l’expulsion de ménages hors de leur quartier de résidence (Epstein, 2013 ; François, 2014 ; Deboulet et Lelévrier, 2014 ; voir aussi les articles de P. Watt et A. Deboulet et Cl. Lafaye dans ce numéro) ; des habitants de squats et de bidonvilles sont sans cesse évacués de leur lieu de vie, mis dans l’impossibilité de se stabiliser quelque part (Bouillon, 2009 ; Bouillon et Dietrich-Ragon, 2012 ; Vitale et Legros, 2011 ; Cousin et Legros, 2014 ; Aguilera, 2017a ; voir aussi V. Dupont et T. Aguilera dans ce numéro). Dans les pays dits du Sud, on trouve également de nombreux travaux fort bien documentés sur les expulsions de favelas au Brésil (Valladares, 2006) et de slums indiens (Dupont, 2010 et dans ce numéro) [10], ainsi que sur les phénomènes de « déguerpissement », de land grabbing ou d’expropriation des terres (Agier, 2016 ; Adnan, 2013 ; Sassen, 2013 ; De Neve, 2015).
18 Mais l’expulsion peut concerner d’autres situations : des migrants sont rapatriés dans leur pays (voir D. Brotherton ou S. Le Courant dans ce numéro) car ils sont considérés comme des « charges démesurées » pour les systèmes d’aide sociale (Lecadet, 2013), tandis que le marché du travail et le système médical mettent hors-jeu des pans entiers de la population, au Nord comme au Sud (voir la contribution de N. Vieira da Cunha dans ce numéro). Les circonstances menant à l’expulsion sont diverses, qu’il s’agisse de démolitions d’immeuble ou de bidonville (A. Deboulet et C. Lafaye, puis T. Aguilera dans ce numéro), accompagnées ou non de propositions de relogement, d’accaparement de terrain pour des projets immobiliers privés (V. Dupont et P. Watt) ou encore de reconduite à la frontière dans le cas d’expulsions d’étrangers qualifiés d’illégaux ou de clandestins (S. Le Courant et D. Brotherton dans ce numéro).
19 Par ailleurs, comme l’indique P. Watt, si les situations d’expulsion sont plurielles, elles peuvent aussi être chroniques, obligeant les familles expulsées de leur logement en Angleterre à demeurer dans l’incertitude résidentielle, en attente de la prochaine expulsion. Ce résultat rejoint ceux de M. Desmond qui recensait dans le cadre de son étude sur Milwaukee les multiples cas d’éviction qui ponctuent la vie des familles pauvres, noires et blanches, habitant dans le ghetto ou les trailers parks. Un même ménage peut ainsi expérimenter en peu de temps plusieurs types de mobilités « forcées », qui conditionnent sa trajectoire résidentielle durant les années suivantes. Cette chronicité entraîne des difficultés supplémentaires pour retrouver un logement, que ce soit vis-à-vis des bailleurs sociaux, aux yeux desquels le dossier de demande perd beaucoup de sa crédibilité, ou des propriétaires privés, avec lesquels l’établissement de liens de confiance devient plus difficile. Ainsi, les familles expulsées une première fois doivent souvent se contenter de conditions de relogement de moindre qualité, dans des quartiers plus pauvres et présentant des taux de criminalité supérieurs au quartier de départ (Desmond et Shollenberger, 2015). Ces effets en chaîne ont dès lors des conséquences sur des quartiers entiers : ceux de départ se vident des habitants qui constituaient une communauté (community), alors que les quartiers d’arrivée se peuplent de ménages qui ne les ont pas choisis et qui cherchent avant tout à en partir (Desmond et al. 2015, p. 256).
20 Ce que nous proposons de nommer la « densité » de l’expulsion s’explique en partie par la multiplicité des acteurs engagés dans ces dynamiques. Si les travaux qui se situent à une échelle transnationale, comme ceux de S. Sassen, ne peuvent pas toujours cerner avec précision les acteurs à l’œuvre dans cette intrication de « manifestations », les articles réunis dans ce dossier s’attachent minutieusement à les identifier. Les expulsions peuvent impliquer plusieurs types d’acteurs : individuels ou collectifs ; publics ou privés ; élus ou services techniques ; acteurs locaux ou nationaux voire supranationaux. Tous ces acteurs, qui ont leurs intérêts propres, agissent pour diverses raisons. Ainsi, les expulsions reposent parfois sur des décisions prises par des municipalités ou des autorités régionales (à Madrid dans le texte de T. Aguilera ou en Île-de-France avec le texte de A. Deboulet et Cl. Lafaye), d’autres fois par des promoteurs ou entrepreneurs privés (P. Watt à Londres). Les tribunaux sont souvent partie prenante de ces expulsions, mais interviennent à différentes phases selon les situations [11]. Les expulsions peuvent ainsi être directement ordonnées par les Cours américaines des États (New York dans l’article de D. Brotherton), alors que d’autres dépendent de décisions municipales (exemple de la démolition des slums à Dehli dans l’article de V. Dupont). Mais les expulsions peuvent aussi être le fait de propriétaires privés, qui entament une procédure en justice ou font pression de manière informelle sur leurs locataires, devenus indésirables. Matthew Desmond montre quant à lui que le parc immobilier privé du ghetto de Milwaukee est en partie détenu par ce qu’il appelle des « inner-city entrepreneurs », qui réalisent des profits en louant des locaux en très mauvais état, à la manière des « marchands de sommeil » en France.
L’expulsion, entre inclusion et exclusion
21 À de rares exceptions près (François, 2017), la littérature récente sur l’expulsion isole le phénomène du reste de l’agenda gouvernemental en en faisant une politique en soi. Pourtant, elle nous paraît directement liée aux politiques de l’État social, à celles du logement, ou encore aux politiques migratoires. L’expulsion n’est-elle pas le pendant des politiques d’inclusion ? N’est-elle pas également un processus de mise en mouvement constant (Bernardot, 2011), entre un dedans et un dehors (Kobelinsky et Makaremi, 2009 ; Agier, 2011) ?
22 Saskia Sassen fait l’hypothèse d’un déplacement, au milieu des années 1980, d’une logique d’inclusion à une logique d’expulsion (Sassen, 2016, p. 212). Est-ce à dire alors que la notion viendrait se substituer utilement à celle d’exclusion ? Initialement énoncée dans une acception très morale (Lenoir, 1974), la notion d’exclusion a constitué dans le contexte français une catégorie d’analyse (ou de description) dominante dans les champs médiatiques et politiques, mais aussi scientifiques, durant les décennies 1990-2000. Elle entendait décrire l’éviction d’une partie croissante de la population de la sphère productive. Mais l’exclusion a été largement critiquée dans les sciences sociales parce qu’elle repose implicitement sur une conception dualisée de la société, partagée entre les in et les out (Touraine, 1991), et de ce fait, figée (Thomas, 1997) [12]. Robert Castel (1995) a tenté de dépasser cette approche binaire et statique en insistant sur la dimension processuelle des dynamiques à l’œuvre. La notion de « désaffiliation » associe ainsi dés-intégration par la perte d’un travail stable et dés-insertion par la perte de relations sociales denses. Il n’existe dès lors plus de frontière entre des inclus et des exclus, mais un vaste continuum de situations, alors que la « zone de vulnérabilité » s’étend et que le nombre des désaffiliés augmente. Plus récemment, L. Wacquant a proposé de spatialiser ces phénomènes par l’analyse de « la marginalité urbaine avancée » [13]. Le concept de séclusion entend modéliser « le processus par lequel des catégories sociales et des catégories particulières sont parcellées, refoulées et isolées dans des quadrants restreints d’espaces physiques et sociaux » (Wacquant, 2010, p. 166). Le concept a le mérite de prendre en compte une large palette de causes, de processus et d’effets socio-spatiaux [14] tout en ne se focalisant pas uniquement sur les catégories de populations défavorisées : les stratégies d’isolement des populations aisées produisent des effets sur les trajectoires résidentielles des plus pauvres [15]. Le modèle a été à son tour critiqué en ce qu’il rend invisible la capacité des groupes sociaux à se mouvoir dans l’espace social et à résister à l’oppression (Herring, 2014).
23 Les articles réunis dans ce numéro s’inscrivent dans la continuité de ces débats. Ils montrent que l’expulsion est généralement liée à des dispositifs d’inclusion différentielle et que, symétriquement, toute inclusion s’accompagne de formes d’expulsion. Dans ce numéro, rares sont les cas d’expulsions « pures », qui mettent simplement les gens dans la rue. Certes, V. Dupont, N. Vieira da Cunha et T. Aguilera évoquent des expulsions sans proposition de relogement, mais ils indiquent aussi que la tolérance envers certains bidonvilles assure au final un relogement « tacite » ou « informel » des expulsés. Agnès Deboulet et Claudette Lafaye mentionnent aussi le fait que les expulsions locatives se produisent rarement sans offre de relogement, en tout cas en France, comme dans le contexte londonien décrit par Paul Watt.
24 Cela étant, les procédures d’inclusion attenantes aux procédures d’expulsion engendrent toujours de l’instabilité et de l’incertitude. Non seulement les ménages londoniens sont expropriés et déplacés de force, explique ainsi P. Watt, mais les relogements proposés sont bien souvent temporaires. Stefan Le Courant soutient pour sa part que la politique d’expulsion des étrangers en France se traduit de deux manières : la reconduite à la frontière lorsque la procédure va à son terme ; la privation de nombreux droits et de protections pour tous ceux qui ne sont pas expulsés, mais menacés de l’être. La menace de l’expulsion produit alors des travailleurs flexibles, corvéables et dociles, tant il est difficile pour eux de faire valoir leurs droits en termes de protection du travail. L’expulsion doit donc se penser conjointement à la mise en attente ou encore au confinement, comme le stipule également le texte de D. Brotherton sur l’emprisonnement des immigrants dominicains aux États-Unis. Dans les deux cas, le dispositif d’expulsion illégalise, voire criminalise les migrants, et construit des « clandestins » auxquels un statut différentiel est assigné. Car ces politiques sont aussi sélectives et discriminantes : les instruments d’action publique filtrent les publics et réactivent en permanence un clivage entre des bénéficiaires et des laissés-pour-compte. C’est ainsi que les politiques de résorption des bidonvilles menées à Madrid depuis les années 1960 ont certes contribué à reloger des familles, mais elles ont aussi conduit à expulser sans proposition de relogement des « indésirables », qui vont alors peupler d’autres bidonvilles. La contribution de T. Aguilera permet d’alerter sur le fait que la résurgence actuelle de l’idée de « résorption des bidonvilles », constituée en nouveau leitmotiv de la gestion des marges urbaines informelles, notamment en France (Aguilera, 2017b ; Damon, 2017), signifie aussi le retour des expulsions.
25 La violence que constitue l’expulsion est donc à son tour pluri-forme. David Brotherton plaide pour que la sociologie du bannissement s’inscrive dans l’analyse des régimes de domination et d’assujettissement que subissent les migrants. Ces expulsions s’accompagnent en effet, selon l’auteur, d’une stigmatisation sociale qui perdure même après la reconduite à la frontière. La disqualification sociale qui touche les expulsés en vient à mettre en danger ceux qui ne sont pas concernés par ce phénomène, comme le rapporte M. Desmond à propos des habitants d’un mobile home menacés d’expulsion parce qu’ils hébergent une famille elle-même expulsée.
Expulsion et menace d’expulsion : produire de la vulnérabilité et de l’éloignement sur le long terme
26 Tous les travaux s’accordent sur ce point – et ceux présentés dans ce numéro ne font pas exception : toute expulsion produit des effets sociaux, sanitaires et psychologiques importants sur les populations en renforçant leur vulnérabilité et les formes de ségrégation socio-spatiales existantes. Les contributions qui suivent apportent deux types de précision : ce n’est pas seulement l’expulsion qui affecte les populations mais aussi la menace de l’expulsion ; l’expulsion perturbe les trajectoires sur le très long terme.
27 En France, la violence symbolique du délogement lors d’opérations de rénovation urbaine dans les grands ensembles provoque une insécurité « ontologique » chez les familles concernées. Agnès Deboulet et Claudette Lafaye indiquent ainsi que l’arrachement à l’espace de l’intime ainsi qu’à la communauté des locataires, porteuse d’une forme de protection contre la souffrance morale, est d’autant plus mal vécue que le délogement-relogement s’accompagne de pressions exercées par les offices chargés des opérations. Pour ces auteures, les conséquences du délogement sont intériorisées sur le temps long par les familles, même lorsqu’il y a relogement et même si cette éviction n’a lieu qu’une fois dans une vie. Les conséquences sont encore plus profondes pour les populations âgées, plus vulnérables et disposant de moins de ressources que d’autres pour dépasser cette épreuve et se projeter dans un nouveau lieu de vie. Pour P. Watt, « l’anxiété locative » est avant tout liée à la situation d’expulsion chronique, c’est-à-dire aux déplacements contraints qui se succèdent, ainsi qu’à la perspective d’être relogé à l’extérieur de Londres, alors que c’est dans la capitale que se situent à la fois le tissu social et l’emploi occupé, ou espéré. La mobilité induite par le relogement est ainsi un facteur d’anxiété pour les populations déjà précarisées sur le marché du travail, qui se retrouvent alors coupées de ressources familiales ou communautaires. Au Brésil, les politiques d’éradication des favelas ont produit des blessures, explique N. Vieira da Cunha, qui façonnent la mémoire collective des habitants des lieux, alors qu’ils font aujourd’hui l’objet d’opérations de police qui semblent, par bien des aspects, plus violentes encore.
28 Dans un autre contexte, D. Brotherton met en évidence l’insécurité dans laquelle vivent les migrants dominicains, arrêtés parfois jusque dans leur logement par la police de l’immigration (U.S. Immigration and Customs Enforcement), brutalisés et envoyés en prison en l’attente de leur jugement et, finalement, expulsés. Dans cette situation, l’insécurité est directement liée à la violence accompagnant le processus d’expulsion, qui commence bien en amont de l’action de reconduite à la frontière. Mais l’expulsion n’est pas seulement le résultat d’une décision et d’une action : elle procède également de formes « d’inaction publique » (Barthe, 2005 ; Aguilera, 2014 ; Henry, 2017) et de mises en attente (Kobelinsky, 2010). Stefan Le Courant démontre ainsi que les politiques publiques françaises créent davantage de menaces d’expulsion que d’expulsions réelles, mais que cela a des effets délétères sur les populations concernées, qui vivent quotidiennement dans la crainte d’une arrestation, d’un contrôle de papiers ou d’une rétention administrative. Ces situations participent à la politique d’expulsion, sans avoir toujours pour finalité le refoulement effectif hors du sol français. Ces pratiques et ce gouvernement par la menace provoquent des formes d’usure et de fragilisation qui portent atteinte directement à l’estime de soi et à l’équilibre psychique des personnes privées de titre de séjour.
29 Les géographes ont depuis longtemps proposé une lecture spatialisée des expulsions et de leurs conséquences (Roy, 2014 ; Cousin et Legros, 2014). Les textes de ce numéro prennent au sérieux cette hypothèse spatiale : toutes les formes d’expulsion dispersent des individus (François, 2014), et fragmentent des territoires, contribuant à renforcer les inégalités d’accès aux ressources économiques et aux services publics. Paul Watt décrit dans ce numéro des processus de relocalisation d’habitants hors de leur ville (Londres), alors que Véronique Dupont expose la façon dont les expulsions successives des habitants des slums à Dehli les repoussent toujours plus loin des centres-villes, sans leur laisser le temps de consolider leur nouvelle habitation. Thomas Aguilera avance alors l’idée selon laquelle l’expulsion produit un cercle vicieux, pour les familles qui ne peuvent effectivement plus se stabiliser, mais aussi pour les politiques publiques qui rendent toujours plus incontrôlable une situation qu’elles souhaiteraient voir disparaître. Non seulement les expulsions coûtent cher (PEROU, 2014 ; Bourgois et al., 2015), mais elles rendent les marges encore plus insaisissables : ingouvernabilité, absurdité ou stratégie ?
Une politique de l’expulsion ?
30 L’expulsion constitue-t-elle in fine une politique en soi ? Est-elle le produit d’une stratégie délibérée de refoulement des pauvres ? Constitue-t-elle un régime général de gouvernement du monde ? C’est en tout cas la thèse de S. Sassen lorsqu’elle propose de dévoiler les « tendances systémiques souterraines » qui constitueraient ce régime d’expulsion, faisant le lien entre des dynamiques à l’œuvre dans différents domaines de la société et ouvrant ainsi la piste d’une modélisation qui permettrait de dépasser la singularité des contextes et des domaines. Néanmoins, en l’état, la plupart des travaux sur l’expulsion peinent à véritablement caractériser le gouvernement de l’expulsion et à documenter les intentions des acteurs qui commanditent ou réalisent les expulsions. Certains ont pourtant tenté d’ouvrir la boîte noire de l’action publique pour penser la mise en œuvre concrète de l’expulsion (Smart, 2002 ; Chui et Smart, 2006 ; François, 2014 ; Schout et al., 2015 ; Desmond, 2016 ; Aguilera, 2017a), mais rares sont encore ceux qui confrontent les rationalités des opérateurs d’expulsion et celles de ceux qui en sont victimes. Dans quelles mesures les expulsions sont-elles le résultat de décisions délibérées de la part de responsables politiques ? Quel est le rôle joué par les agents de terrain dans la mise en œuvre des procédures d’expulsion ? Les articles du numéro apportent des éléments qui permettent de préciser ces enjeux.
31 D’un côté, l’expulsion n’est pas toujours le résultat de décisions administratives ou de politiques gouvernementales explicites. C’est ce que montre N. Vieira da Cunha qui parle d’« expulsions blanches » (expulsao branca) des habitants des favelas provoquées par l’augmentation du coût de la vie et la spéculation immobilière. C’est également ce que démontre T. Aguilera lorsqu’il explique à propos de Madrid que des dispositifs de résorption de bidonvilles comportant un volet « relogement » peuvent finalement conduire à de l’éviction : les acteurs en charge des politiques de résorption sont soumis à des contraintes institutionnelles et financières telles qu’ils doivent trier les habitants, dont une partie sera finalement – et simplement – expulsée.
32 Mais d’un autre côté, plusieurs articles de ce dossier montrent que les expulsions font bien partie de politiques courantes de gouvernement des villes. Ainsi à Madrid, les opérations de résorption s’insèrent dans une politique plus large de contrôle et de mise à distance des populations précaires et indésirables. Expulsions, mise en attente et intégration, note T. Aguilera, doivent être pensées comme trois facettes des politiques de gestion de la pauvreté urbaine. Par la comparaison et l’observation sur le temps long, les sociologues peuvent également situer des intentionnalités. Par exemple, la chronicité des expulsions dans le cadre londonien (P. Watt) conduit bien à se demander s’il ne s’agit pas d’une stratégie, explicite ou latente, d’épuisement des populations les plus pauvres afin qu’elles abandonnent finalement toute demande de relogement et soient déclarées « sans domicile fixe volontaire » (intentionally homeless). C’est aussi ce qui ressort des politiques de raccompagnement à la frontière en France. Si selon S. Le Courant on pourrait conclure, à première vue, à un échec des programmes d’expulsion aussi bien en termes d’effectivité que d’efficacité, il faut cependant appréhender ces mesures par le prisme de leurs effets sur les populations ciblées, qui se voient ainsi empêchées de s’installer durablement ou de revendiquer des droits.
Conclusion : des résistances à l’« envers » de l’expulsion
33 En dépit de la diversité des désignations, des contextes et des situations, les articles ici réunis indiquent que le phénomène de l’expulsion se caractérise par trois grands traits : (1) il s’agit toujours de mettre des individus au ban, d’un espace national (S. Le Courant ; D. Brotherton), d’un logement (A. Deboulet et Cl. Lafaye ; P. Watt), ou d’un habitat approprié (V. Dupont ; T. Aguilera). Cette action peut relever de l’application d’une décision, ou résulter de situations de mise en attente. (2) Il s’agit toujours d’un déplacement forcé, contraint. (3) Enfin, le déplacement sera toujours conjointement spatial (vers un autre pays, dans le quartier ou le bidonville voisin, dans un autre immeuble, dans la rue…) et social.
34 Saskia Sassen interpelle le lecteur dans la conclusion de son ouvrage avec une dernière question, se demandant où se situent les espaces des expulsés. Ils constituent, nous dit-elle, de potentiels nouveaux espaces du faire pour de nouvelles économies, de nouvelles histoires et de nouvelles façons d’être ensemble – ce qui n’est pas sans évoquer les hétérotopies foucaldiennes (Foucault, 1967), ces lieux qui sont à l’intérieur d’une société mais proposent un fonctionnement « autre ». Certains textes de ce numéro montrent effectivement que les expulsions produisent de nouveaux lieux d’interactions, ayant leurs dynamiques spécifiques. À Dehli, à Londres, à Paris ou à Madrid, l’expulsion locative ou la démolition des bidonvilles a eu pour conséquence la production de nouveaux espaces de relégation situés dans des périphéries encore plus lointaines. Le territoire de l’expulsion peut être celui du pays d’origine, qui n’est pas en mesure ou qui ne veut pas accueillir les déportés, comme le montre D. Brotherton, ou celui du pays d’arrivée, lorsqu’il menace et opprime. L’espace de l’expulsion apparaît au final comme double : c’est un espace vécu, attaché à des personnes menacées au quotidien et contraintes à la mobilité ; c’est également un territoire ciblé, organisé, administré, contrôlé, mais qui peut aussi devenir le support et l’objet de résistances.
35 La question des résistances, que peut occulter une lecture au seul prisme de l’expulsion, nous paraît en effet devoir faire l’objet d’un propos conclusif. Car de façon générale, les expulsions, comme toute forme d’oppression aussi violente soit-elle (Scott, 2009), ne sont jamais subies passivement. Dans toutes ces situations, des habitants s’organisent collectivement pour résister, de façon plus ou moins publicisée et politisée, à des expulsions de logement ou à la destruction de quartiers (UN Habitat, Cities Alliance, 2011 ; Casellas et Sala, 2017), pour s’opposer à des reconduites aux frontières, ou inventent des tactiques individuelles de contournement et de détournement des contraintes pour survivre. Plusieurs textes du numéro évoquent ces résistances. Agnès Deboulet et Claudette Lafaye notent comme d’autres (François, 2014) que le relogement donne lieu à des négociations, souvent individuelles, afin de bénéficier d’appartements perçus comme avantageux et de pouvoir ainsi se projeter dans une nouvelle vie. À Madrid, T. Aguilera explique comment les familles tentent de résister aux procédures de recensement préparatoires au relogement, voire les détournent en proposant leur propre cartographie des lieux ou recensements des populations. L’auteur rappelle que les familles de bidonvilles relogées, parfois, revendent ou louent l’appartement obtenu lorsque celui-ci est inadapté ou lorsqu’elles ne peuvent plus payer le loyer. Mais elles peuvent aussi se mobiliser collectivement pour résister physiquement aux interventions de police ou des opérateurs de destruction des bidonvilles. Dans le contexte indien, V. Dupont indique quant à elle que malgré la violence de certaines opérations de destruction des slums, l’organisation collective des habitants opposés aux projets est possible. Ces mobilisations aboutissent notamment à un renouvellement du vocabulaire employé pour désigner les espaces à expulser et les opérations d’éradication. Ce travail de reformulation, effectué avec le soutien d’ONG, permet de construire depuis les espaces des expulsions de nouveaux récits, et de nouvelles façons de les mettre en mots (Appadurai, 2012). Paul Watt à Londres comme Matthew Desmond à Milwaukee, établissent enfin que les personnes expulsées de leur logement (et éventuellement relogées temporairement) développent des stratégies d’ajustement afin de rendre ces situations acceptables pour un temps, et de pouvoir rebondir vers d’autres lieux [16].
36 Mais la question de la résistance ouvre à son tour sur un autre problème, qui est celui de ce qui constituerait l’envers, l’inverse de l’expulsion. C’est une question de cet ordre que posent la philosophe américaine J. Butler et l’anthropologue grecque A. Athanasiou, à propos de la dépossession (Butler et Athanasiou, 2013). Afin de mieux armer une posture critique qu’elles appellent de leurs vœux, elles pensent nécessaire de re-conceptualiser la dépossession en dehors des logiques de possessions (notamment individuelles et capitalistes). Une autre manière de poser le problème est proposée par D. T. Cochrane (2014) qui, dans son commentaire de l’ouvrage de S. Sassen, indique, de manière un peu provocatrice que l’inclusion n’est pas nécessairement une perspective définitivement souhaitable dans toutes les situations. Il donne l’exemple de la faillite, assimilable à une expulsion du système financier, mais qui permettrait de libérer les ménages des restrictions de l’endettement. Ce raisonnement, dont on peut par ailleurs contester la pertinence, réinterroge cependant lui aussi la portée critique du concept d’expulsion et pose la question de ce qui constituerait un envers souhaitable de l’expulsion : l’intégration, la sédition, l’autogestion… ? Il ne s’agit évidemment pas ici de trancher entre ces options, mais d’inviter à prolonger la réflexion et l’enquête en travaillant sur les modèles de société, les idéologies et les valeurs qui sous-tendent à la fois les oppositions aux mécanismes de mise à l’écart à l’œuvre dans les manifestations de l’expulsion et les études critiques qui s’intéressent à l’élaboration d’un tel concept.
37 La multiplicité des échelles, des formes, des causes, des effets et des acteurs des expulsions engendre de la complexité. Comme l’expose dans son livre S. Sassen et comme elle le rappelle dans l’entretien concluant ce numéro, cette complexité n’est pas étrangère à la brutalité des sociétés contemporaines. Mais on peut aussi se demander si la complexité ne produit pas de l’inertie : pour les premiers concernés, les expulsés, qui s’interrogent souvent sur le fait de savoir qui blâmer et à qui résister lorsque, in fine, on ne parvient pas à identifier le ou les véritables responsables d’une expulsion ; pour les observateurs et analystes qui peinent à rendre compte des processus, à établir des liens de causalité, tant il s’avère difficile de démêler l’écheveau que constituent ces processus déployés sur plusieurs échelles. L’enjeu n’en est que plus saillant : étudier de concert des situations aussi diverses d’expulsion, comme le propose ce numéro spécial de L’Année sociologique, doit au final contribuer à résister au brouillage des rapports de force en les rendant plus lisibles, et par conséquent à inscrire les sciences sociales dans des débats sociaux contemporains aptes à soutenir une critique sociale et politique ciblée.
Notes
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[1]
Nous remercions Pierre Lascoumes pour son invitation à proposer ce numéro spécial et pour son aide précieuse dans sa coordination. Nous remercions également les membres du comité de rédaction de la revue et les relecteurs anonymes pour leurs commentaires appliqués et enrichissants, ainsi que Delphine Renard pour son suivi.
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[2]
L’expulsion forcée (forced eviction) est définie comme « le déplacement permanent ou temporaire contre leur gré d’individus, de familles et/ou de communautés de leur maison et/ou de leur terre, sans fourniture, ni accès à une protection appropriée légale ou d’autre type » (ONU-CESCR, 1997, p. 1).
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[3]
Notamment à Barcelone où la maire Ada Colau, nouvellement élue en 2015, est une figure de la PAH (Plateforma de los afectados por las hipótecas), vaste mouvement d’opposition aux expulsions de logement.
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[4]
Voir notamment les initiatives telles que le Tribunal international des expulsions, créé en 2011, ou les Journées mondiales « Zéro expulsions » organisées par l’International Alliance of Inhabitants (cf. : http://www.habitants.org/).
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[5]
Ce numéro ne traite pas directement des expulsions de l’espace public, telles que les « déguerpissements » de petits commerces installés en bord de route qui accompagnent actuellement de manière massive les politiques de métropolisation des grandes villes de l’hémisphère sud. Voir à ce propos l’ouvrage dirigé par P. Gervais-Lambony et al. (2014).
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[6]
Beaucoup de géographes et de sociologues anglo-saxons ont travaillé sur les expulsions de logement, de terres ou de bidonvilles et sur les résistances aux expulsions, principalement en Afrique, Asie, Amérique latine (pour ne citer que quelques articles publiés dans des revues internationales au cours des années 2000 : Berner, 2000 ; Rahman, 2002 ; Bhan, 2009 ; Davis, 2011 ; Doshi, 2013 ; Springer, 2013 ; Strauss et Liebenberg, 2014 ; Schout et al., 2015 ; Stead, 2015 ; Lunstrum, 2016 ; Soederberg, 2017) donnant lieu à l’édition de numéros spéciaux (Olds et al. [eds], 2002). En langue française, plusieurs numéros spéciaux de revue ont également été publiés, sur les expulsions d’étrangers principalement : Bigo (dir.), 1996 et Kobelinsky, Makaremi (dir.), 2008 ; la revue Plein Droit : Lochak (dir.), 2004, Petit (dir.), 2006 et Lecadet, Chappart (dir.), 2015. Les historiens ont quant à eux travaillé, entre autres, sur les expulsions des populations juives (Sibon, 2016) ou tsiganes (Asséo, 1994) et des Algériens (Vermeren, 2017).
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[7]
Pour une lecture croisée de M. Desmond et d’A. Goffman en français, se référer à la note de N. Duvoux (2013).
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[8]
Le travail de M. Desmond trouve son pendant en France où des enquêtes ont été engagées sur les expulsions de logement en contexte de rénovation urbaine (Deboulet et Lelévrier, 2014), ainsi que lors des opérations de délogement-relogement (François, 2014).
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[9]
En France par exemple, le nombre annuel d’expulsions locatives est passé de 5 936 en 2000 à 15 222 en 2016 (ministère de l’Intérieur).
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[10]
Des travaux concernent également d’autres contextes, notamment hongkongais (Smart, 2002), africains (Leckie, 2003), sud-américains (Hernandez et Kellett, 2010).
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[11]
Dans certains cas, les tribunaux sont convertis en espaces de résistance : au cours des procès, les habitants peuvent effectivement contester les procédures et se défendre (voir V. Dupont dans ce numéro ; M. Desmond évoque également des ambivalences autour des procédures juridiques).
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[12]
Didier Fassin (1996) note pour sa part que l’exclusion française traduit une conception du monde social partagée entre un dedans et un dehors, alors que l’underclass nord-américaine évoque un haut et un bas, et la marginalidad sud-américaine un centre et une périphérie.
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[13]
La marginalité urbaine avancée correspond à un « régime de relégation socio-spatiale et de fermeture excluante » reposant sur la combinaison de la ségrégation sociale et raciale, et de l’abandon de l’État.
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[14]
Le modèle permet de réunir dans un même concept les processus de segmentation de populations et de territoires, de mise à distance et d’isolement spatial. La séclusion peut concerner des institutions, des populations ou des activités, en milieu rural comme urbain. Elle se définit sur un espace social à deux dimensions : elle peut se produire au sommet de la hiérarchie sociale comme au bas de l’échelle d’une part, et peut résulter d’un choix électif comme d’une contrainte. Dans le domaine urbain, L. Wacquant distingue le ghetto, le cluster ethnique et la gated community ; dans le domaine rural, on trouve le camp et la réserve.
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[15]
Sur ce point, voir aussi les travaux d’E. Préteceille (2013) : la ségrégation socio-spatiale, tout comme les phénomènes d’embourgeoisement, s’expliquent avant tout par les stratégies résidentielles des ménages les plus aisés. Si tant est que des ghettos existent en France, ils sont à chercher du côté des quartiers les plus riches et non pas dans les banlieues défavorisées.
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[16]
Ces ajustements sont parfois contre-intuitifs. Matthew Desmond montre par exemple que certaines familles expulsées de façon illégale par leur propriétaire ne font pas valoir leurs droits en justice pour éviter l’ouverture d’une procédure légale, qui s’accompagne de la création d’un dossier susceptible de les pénaliser dans leurs démarches résidentielles futures (Desmond et al., 2015, p. 255).