CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Kevin Donnelly. – Adolphe Quetelet, Social Physics and the Average Men of Science, 1796-1874, London, Pickering & Chatto Limited, coll. « Science and culture in the nineteenth century », 2015, 219 p.

1 L’astronome et « physicien social » Adolphe Quetelet (1796-1874) est un auteur qui, depuis le développement des statistiques mathématiques ou de la sociologie, est quelque peu tombé dans l’oubli. Les historiens des statistiques, depuis une trentaine d’années, lui ont redonné une certaine importance. Si Quetelet est aujourd’hui reconnu pour son rôle dans l’organisation des institutions statistiques, son œuvre est le plus souvent dissociée de cet aspect. Elle est présentée comme celle d’un savant ayant bénéficié de la nouvelle diffusion des données sociales au début du xix esiècle et ayant développé la désuète et douteuse théorie de l’homme moyen ; ce qui correspond d’ailleurs à la teneur des propos critiques de Durkheim dans Le Suicide.

2 L’ouvrage de Kevin Donnelly cherche au contraire à réunir ces deux aspects et à les relier à l’environnement et aux relations nouées par Quetelet au cours de sa carrière. L’auteur s’intéresse à la physique sociale, sans entrer dans ses détails statistiques, et tente de montrer en quoi elle forme un tout unifié avec les conceptions de Quetelet justifiant ses réalisations institutionnelles. Il décrit d’abord le contexte politique et intellectuel caractérisant la jeunesse de Quetelet, puis son activité d’entrepreneur scientifique, enfin la théorie de l’homme moyen et les controverses qu’elle a suscitées. Quetelet y est décrit comme au cœur de deux grandes évolutions : l’institutionnalisation des sciences et le développement des sciences de l’homme. Cherchant à restaurer, voire construire à nouveau, la science belge, Quetelet vise, selon Donnelly, deux objectifs : d’un côté, créer ce qu’on appellerait aujourd’hui un réseau scientifique et des institutions de collecte de données conduisant à normaliser le travail des savants et, de l’autre, étudier l’homme ou la société à partir de méthodes quantifiées.

3 Donnelly décrit un personnage à la culture hybride. Né à Gand, à mi-chemin entre la France et l’Allemagne, Quetelet est le fils d’un fonctionnaire et d’une artiste (sculpteure). Polyglotte, auteur de nombreuses œuvres littéraires dans sa jeunesse (avant tout des poésies) et mathématicien de formation, il appartient, durant son adolescence, à un cercle (littéraire) d’amis dont Donnelly décrit les centres d’intérêt. Quetelet y expérimente la vie d’artiste ou discute de « la guerre des arts et des sciences », de l’éclectisme et du positivisme. Passionné par le romantisme allemand (Schiller et Goethe), mais aussi lecteur de Laplace et Condorcet, Quetelet se forme dans une période où la spécialisation scientifique est croissante ; et les cultures littéraires et scientifiques plus difficilement conciliables. Il devient enseignant de mathématiques à Gand, puis d’astronomie à Bruxelles ; et défend une forme de progrès scientifique, respectueuse des arts et censée conduire à un progrès moral collectif. Sa carrière d’entrepreneur scientifique peut donc sembler paradoxale tant elle l’éloignera de ses penchants littéraires. Donnelly montre néanmoins que l’idéal du service de l’État et de la Science, que Quetelet ne cessera de valoriser, est sans doute hérité de ses idéaux romantiques de jeunesse et, surtout, que l’instabilité de la Belgique et les intérêts des gouvernants orienteront sa carrière, comme sa physique sociale.

4 La fin du xviii esiècle et le début du siècle suivant sont en effet des périodes troublées pour la Belgique : sous l’autorité autrichienne des Habsbourg, la principauté de Liège et les Pays-Bas autrichiens sont d’abord envahis par la République française en 1792, reconquis l’année suivante, puis annexés par la France en 1794 et intégrés à l’Empire sous Napoléon jusqu’en 1815, date à laquelle elle appartient à la Hollande. En 1830, une révolution conduit à l’indépendance de la Belgique et, l’année suivante, au royaume du premier roi des Belges, Léopold Ier. Ajoutée aux tensions entre catholiques et protestants, à celles entre le Nord et le Sud, cette instabilité est, selon Donnelly, une des préoccupations centrales des rois Guillaume et Léopold. Dans les années 1820-1830, deux projets de Quetelet y répondent : d’un côté, l’administration scientifique d’une « nouvelle classe de savants », formés à une « rigoureuse discipline d’observation » et reliés par un ensemble d’institutions nationales et de collaborations internationales et, de l’autre, la création d’une nouvelle science de l’homme, la statistique morale, susceptible de guider le législateur. La recherche d’ordre et de stabilité est aussi une des raisons de l’attrait de Quetelet pour l’idée de moyenne ou de centre, et des valeurs politiques positives qu’il leur attribue, bien que, insiste Donnelly, ce fût avant tout la distribution des données qui le conduisit à cet objet d’analyse.

5 Quetelet a le projet ambitieux de créer un observatoire belge et le défend auprès du roi Guillaume en 1823 (qui ne donnera son accord qu’en 1826) : l’observatoire serait à la fois une marque de prestige pour le pays, un symbole d’unité et de progrès et un moyen de collecte scientifique. Cette même année, pour préparer son projet, il voyage en France et, en 1829, en Allemagne pour rencontrer les scientifiques les plus fameux de son époque : Laplace, Fourier, Poisson et les directeurs de l’observatoire de Paris, Arago et Bouvard, puis Gauss, Humboldt et Goethe. Donnelly montre que Quetelet porte autant d’intérêt au contenu des travaux de ses interlocuteurs qu’à l’organisation de leur institution de recherche. Il semble particulièrement sensible aux compétences, à l’impartialité et aux sens du sacrifice des administrateurs et savants qu’il fréquente. Les liens qu’il noue durant ces rencontres sont à l’origine des réseaux qui se constitueront autour de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, que Quetelet réformera autour de 1820 ; de l’Observatoire de Bruxelles dont il sera le directeur en 1828 ; de la revue qu’il fondera en 1825 (Correspondance mathématique et physique) ; du recensement, d’une commission nationale de la statistique et des deux conférences internationales de statistique qu’il organisera (à partir de 1853). Ses compétences, notamment en mathématiques, mesures astronomiques et magnétisme, mais aussi ses talents de coordinateur et sa force de persuasion sont reconnus par ses interlocuteurs. Il devient progressivement un organisateur central et un contributeur important de la science belge, alignant ses institutions sur le modèle de celles existant en France, en Angleterre ou en Allemagne.

6 Il est notable que Sur l’homme et le développement de ses facultés, paru en 1835, puis la « théorie de l’homme moyen » (la modélisation par la courbe de Gauss), présentée dans des textes ultérieurs, qui sont ses contributions de physique sociale les plus fameuses, sont élaborées alors qu’il attend la mise en œuvre de son projet d’observatoire, entre 1823 et 1835 ; délai qu’il aurait sans doute souhaité plus court (la révolution de 1830 retarda le projet). Les données sociales qu’il emploie sont obtenues grâce à ses contacts internationaux (par exemple, avec Louis-René Villermé) et au nouvel espace qu’ouvre sa revue aux statistiques. L’utilisation de la courbe de Gauss est probable-ment une conséquence de son voyage en France et en Allemagne, et de ses rencontres avec les probabilistes. Mais l’intérêt qu’il porte lui-même à la physique sociale est comme limité par ses échéances institutionnelles : lorsque l’observatoire est construit, ce sont ensuite des données physiques qui intéresseront Quetelet (en météorologie, magnétisme et astronomie). Il semble d’ailleurs avoir admis plus tard le caractère passager de son intérêt pour la physique sociale, l’administration de l’observatoire étant devenue prioritaire.

7 Selon Donnelly, Quetelet a été le premier savant à employer les statistiques officielles avec l’objectif explicite d’y découvrir des régularités comparables à celles des astronomes. En 1825, présentant ses premiers résultats démographiques (les variations mensuelles des naissances et des décès à Bruxelles sur dix-huit années), il conclut que ces régularités, dépendantes des saisons et donc des lois physiques, ne prouvent pas l’existence de lois sociales autonomes ; en revanche, les régularités tirées du nombre de morts par catégorie d’âges sont l’exemple d’une « loi de population » : un phénomène a priori gouverné par les comportements individuels est en fait globalement prévisible. Quetelet, par l’intermédiaire de sa revue, demande alors à ses collègues de confirmer, au moyen d’autres données, son résultat. La synthèse qu’il élabore en 1827 est le fruit d’une vaste collaboration entre savants européens. On y voit ses références aux lois, modélisations et principes d’explication employés en sciences physiques ; et surtout le lien qu’établit Quetelet entre la découverte d’une loi (causale) et la possibilité ainsi créée, pour les gouvernants, de la modifier en agissant sur le mécanisme sous-jacent ; et donc le besoin pressant d’obtenir des données concernant les domaines dont le gouvernement est en charge : pauvreté, éducation, crimes, etc.

8 Quetelet est d’abord conduit à exploiter l’idée de stabilité des moyennes à partir des données de poids et de tailles, la formule reliant les deux variables étant sans doute le seul résultat exploité encore aujourd’hui (l’indice de masse corporelle). Si la répartition en cloche des données est déjà visible dans Sur l’homme, en 1835, son grand ouvrage de synthèse, ce n’est qu’en 1844 qu’il emploie la modélisation gaussienne, la transposant des données physiques aux données sociales. En 1835, apparaît la mesure du penchant de l’homme moyen qui est, selon Quetelet, une solution pratique face à l’impossibilité des gouvernants de connaître les aspects individuels du comportement. Selon Donnelly, c’est à partir de cette construction, et du constat que les penchants (au crime, au mariage, au suicide, etc.) sont étonnamment stables, que Quetelet fait de la moyenne une référence centrale de ses conceptions ; et du développe- ment des institutions statistiques une nécessité pour cette nouvelle science de l’homme.

9 Les critiques que suscite la physique sociale sont surtout dues aux prolongements qu’elle connaît ou aux questions philosophiques qu’elle soulève. Selon Donnelly, ses biographes (Naum Reichesberg, Joseph Lottin et Frank Hankins) ont en général accentué le caractère déterministe de ses conceptions ; de nombreux commentateurs également : certains pour en tirer une doctrine radicale, comme Henry Buckle en Angleterre (1857), d’autres, comme Durkheim, pour s’en démarquer (1897). Alors que Quetelet est peu intéressé par le thème du libre arbitre ou celui des forces sociales, il devient, presque malgré lui, l’incarnation du déterminisme statistique vulgaire, notamment en Allemagne où il est d’abord connu à travers l’interprétation de Buckle (le terme péjoratif Quetelismus apparaît vers 1870, pointant à la fois l’usage abusif de la courbe de Gauss et le fatalisme statistique).

10 La réception de la théorie de l’homme moyen a porté ombrage à l’entrepreneur scientifique que fut Quetelet, et l’apport de cet ouvrage est à la fois un nouvel éclairage et la mise au jour d’une cohérence entre sa carrière et une partie de son œuvre. Donnelly résume sa perspective d’analyse en reliant deux sortes d’homme moyen : le nouveau savant et l’homme moyen statistique, l’environnement spécial (normalisé et collectif) du premier permettant l’étude quantifiée du second. Le jeu de mots entre « savant moyen » et « homme moyen », souvent répété dans l’ouvrage, évoque ce lien, comme il reflète l’argumentation et les centres d’intérêt de Donnelly.

11 Ce parallèle convaincant conduit toutefois le lecteur à regretter que l’auteur n’ait pas traité des institutions statistiques ; mais peut-être ces réalisations étaient-elles moins centrales chez Quetelet ou dans les correspondances étudiées, ou trop tardives par rapport à l’élaboration de la physique sociale. Un lecteur de l’histoire des statistiques jugerait probablement que la première partie de l’ouvrage est plus originale ou informative que la seconde. L’auteur aurait aussi pu évoquer les débats, notamment chez les statisticiens allemands, autour de la stabilité des moyennes ou de l’ajustement de la courbe en cloche ; de l’homogénéité des populations ou encore des confusions entre régularité et norme. Donnelly a choisi de ne traiter que de la controverse philosophique majeure à l’époque, les autres étant certes plus techniques et marginales. En revanche, comme le souligne l’auteur, les critiques ou l’indifférence durkheimiennes, quelque peu infondées et ingrates, ont sans doute injustement conduit beaucoup de sociologues à ignorer ce pionnier de l’analyse quantifiée de la société (bien que Paul Lazarsfeld aux États-Unis puis Alain Desrosières en France lui rendront hommage).

12 Jacques Siracusa

13 Université Paris-VIII - CRESPPA-GTM

14 jacques.siracusa@gmail.com

Maurice Halbwachs . –  La Psychologie collective, présentation et notes par Thomas Hirsch, Paris, Flammarion, coll. « Champs Classiques », 2015, 374 p.

15 Maurice Halbwachs est aujourd’hui un auteur largement redécouvert et l’importance de cet ouvrage posthume se mesure au nouvel éclairage qu’il apporte sur le regard que l’auteur portait sur son œuvre. La démarche historiographique que mène Thomas Hirsch, qui a présenté et annoté le texte, nous invite à penser que des pérégrinations qui jalonnent le parcours d’Halbwachs s’opère un mûrissement intellectuel au moment de son élection au Collège de France sous la chaire précisément de « psychologie collective ». Les notes ronéotypées qui ont servi à un cours prononcé par deux fois en Sorbonne et sur lesquelles s’est appuyée la présente édition, montrent qu’il ne s’agissait pas d’une sténographie du cours mais bel et bien de textes écrits, c’est-à-dire d’articles antérieurs. De leurs apparents éclectismes, perceptibles dans le choix des thèmes abordés au cours des leçons, se dégage in fine une profonde unité qui prend sens autour de la nouvelle discipline que l’auteur entendait promouvoir et dont il s’agissait de définir l’objet. Pour y parvenir, Halbwachs part d’un double questionnement : il s’interroge, en effet, sur la position qu’occupe la psychologie collective par rapport à la psychologie individuelle et, de manière concomitante, à la place qui échoit à la psychologie collective dans l’ensemble de la sociologie. Sa réflexion repose sur un dialogue constant qu’il noue avec deux auteurs principaux, à savoir Émile Durkheim et Charles Blondel. C’est sous l’autorité du premier, dont la sociologie est, selon lui, « essentiellement psychologique » (p. 103), qu’il entend procéder dans un contexte où le père de la sociologie française remettait en cause le monopole que la psychologie, en réaction au spiritualisme cousinien, avait exercé dans le monde académique. C’est en passant en revue les thèses du second, pourtant largement acquises aux avancées durkheimiennes, qu’il discute les présupposés psychologiques qui découlent des états de conscience et de la délimitation qu’il convient d’établir entre l’individu et le collectif puisque « la grande difficulté », comme l’affirme Blondel, « est de savoir où l’individu finit, où la société commence » (Introduction à la psychologie collective, p. 8).

16 Une première partie que l’on peut regrouper autour des cinq premières leçons est toute consacrée à la définition de l’objet propre à la psychologie collective à partir des rapports que la sociologie entretient vis-à-vis de la psychologie. Après avoir montré les limites que Comte imposait à la sociologie lorsqu’il ne s’attachait qu’aux grandes lois et à la direction de l’évolution collective – lesquelles ne pouvaient être expliquées par le « facteur cérébral » – et après avoir écarté la perspective de Tarde qui, à l’inverse, ne voyait dans la sociologie qu’un prolongement de la psychologie, Halbwachs revient sur les fondements de la sociologie durkheimienne. En montrant qu’une collection d’états de conscience individuelle ne forme pas un état collectif, Durkheim, en effet, avait souligné la nature sociale des consciences particulières et ouvert la voie à l’étude des représentations collectives. Dans une telle perspective, la psychologie collective défendue par Halbwachs se voulait comme une « introduction naturelle à la psychologie individuelle » (p. 115).

17 De ces considérations d’ordre épistémologique Halbwachs entame ensuite son travail de sape de la psychologie individuelle par l’explication sociologique des fonctions intellectuelles, qui occupera les six leçons suivantes. En se focalisant sur les « formes supérieures » comme sur les formes élémentaires de la vie consciente, l’auteur cherche à montrer que les influences collectives sont prédominantes. Ainsi, que ce soit à travers les premières formes de la pensée logique ou les formes plus évoluées que sont les concepts et catégories, les classifications primitives ou savantes apparaissent comme des représentations qui s’imposent à nous du dehors. Elles ont la particularité d’être impersonnelles et générales, comme la société, d’où elles sont induites. Il en va de même lorsque l’on passe de la raison au raisonnement puisque « ce sont les autres qui débattent en nous » (p. 146) et « que nous cherchons toujours à justifier notre action vis-à-vis d’un groupe quelconque » (p. 148) comme tend à le montrer la classification de Pareto. La mémoire, qui est la condition nécessaire des facultés supérieures, constitue, quant à elle, le premier objet de la psychologie collective.

18 Dans une troisième partie qui va des leçons 12 à 15, Halbwachs cherche à montrer que les autres facultés de la vie mentale telle que les faits affectifs, la volonté, la personnalité, restent sensibles aux influences du milieu. Les faits affectifs sont plus directement liés au corps (la sensibilité étant sous la dépendance des conditions plus organiques qu’intellectuelles) mais il n’y a pas de cloisons étanches entre la raison et le sentiment. Les émotions, quant à elles, peuvent être considérées comme des états affectifs plus inconscients. Il n’en demeure pas moins que leurs expressions se plient aux coutumes et traditions et façonnent un comportement conformiste. Il en va ainsi également de l’instinct qui relève de la nature organique de l’espèce et que la société cherche à discipliner. Quant à la volonté, qui est très liée à l’individu, elle tend à s’échapper de l’objet de la psychologie sociale : elle paraît être personnelle dans sa forme mais impersonnelle dans son contenu (Blondel). Il s’agit de voir comment les impératifs sociaux, à travers les représentations collectives pénètrent en nous. Cela ne serait possible s’il n’y avait pas un homme social profondément engagé dans l’homme individuel, la volonté consistant justement à le retrouver. La volonté est donc un élément essentiel de la personnalité qui repose, selon lui, sur une distinction entre le « moi » (forme) qui comprend le corps ainsi que les états de conscience et le « je » (contenu) qui est l’unité de la conscience.

19 Halbwachs n’est pas le premier penseur à se consacrer à ces thématiques. Les philosophes qui se sont intéressés à ces questions avant lui enfermaient cependant leurs systèmes dans la conscience de l’homme en isolant celui-ci de la société. C’est au moment où il aborde les concepts et catégories dans une perspective néo-kantienne qu’Halbwachs reprend, dans le prolongement des Formes élémentaires de la vie religieuse, le problème de la connaissance qui se pose nécessairement aux états de conscience à travers la dualité de l’individu et de la société. Du constat qu’il dresse, il distingue trois types de théories susceptibles de rendre compte des états de conscience. Ceux-ci découlent soit d’un ordre de réalité supérieur, soit inférieur, soit relatifs aux faits eux-mêmes. La théorie de la connaissance de Durkheim, qui fait référence aux deux premières, dépasse l’antinomie des courants de pensée qui ont buté sur ce problème dans la mesure où il articule, à partir des représentations collectives, deux niveaux de réalité distincts que sont l’entendement logique d’un côté et la faculté sensible et empirique de l’autre. Les représentants de l’innéisme ou de l’apriorisme (Descartes, Malebranche, Leibniz et les philosophes spiritualistes) appréhendaient, en effet, d’un point de vue métaphysique et surnaturel les catégories de l’esprit et les concepts comme étant universels et nécessaires sans pouvoir appliquer à toute la nature les principes non issus de l’expérience. Ceux de l’empirisme (Hobbes, Locke, Hume, Stuart Mill) partaient du présupposé inverse, en tirant des sensations qui reflètent la nature, des principes de la pensée sans toutefois pouvoir aboutir à des principes universels et nécessaires. Le caractère de nécessité des catégories s’explique, selon Durkheim, par l’autorité de la pensée sociale et par l’universalité de la société qui sont inséparables dans leur origine, de la réalité et de l’expérience. Du fait que les représentations collectives correspondent à « la manière dont cet être spécial qui est la société pense les choses de son expérience propre » (p. 134), les concepts sont communs à tout le groupe. Ils n’opèrent pas comme des cadres vides, mais renferment à la fois le contenant et le contenu. La voie était ainsi toute tracée pour reconsidérer, à partir des cadres sociaux, les réflexions bergsoniennes sur la mémoire qui ont fait la notoriété d’Halbwachs, et de manière plus large, à une véritable sociologie de la connaissance qui n’a pas vraiment attiré l’attention des sociologues.

20 En concentrant tous ses efforts sur le troisième type de théorie – le plus rédhibitoire à la sociologie – à savoir l’observation de la conscience, il montre que la méthode de l’introspection individuelle permettant de scruter le plus intime de notre moi est impossible dans la mesure où elle ne peut traduire les états individuels en un langage collectif. Les métaphysiciens, les empiristes et les psychophysiologistes, sont donc tous placés sur le même plan car, pour eux, tout ce qui relève de la vie collective, des institutions sociales et du langage par exemple, agit en tant que cadres artificiels et inertes. C’est donc au sens plein qu’Halbwachs entend utiliser le concept de cadre social. Ce concept, qui revient abondamment sous sa plume si bien qu’on le retrouve peu ou prou dans toutes les leçons, est très élastique à un double titre. Il est très concentré, comme l’on peut s’y attendre pour les formes supérieures de l’intellect notamment lorsqu’il rend compte de la mémoire qui, rappelons-le, demande un effort de reconstruction pour établir le souvenir, ou bien encore lorsqu’il établit la distinction fondamentale entre perception et sensation ; ce système de notions et d’images tend à se diluer davantage lorsqu’il traite des « formes élémentaires de la vie consciente » parce que plus proche de l’organisme, au moment où il aborde le problème de la volonté ou de la personnalité. À cet usage du cadre social qui repose essentiellement sur le problème de la connaissance s’ajoute ce que l’on pourrait appeler des « effets de cadrage ». Le cadre social se réfracte lorsqu’il passe de la société à l’individu, de même que le maillage de la mémoire se resserre selon la taille du groupe. On retrouve ici sur le plan social, le pendant de ce qui existe sur le plan psychologique, à savoir la distinction entre conscience et organisme. La psychologie collective est donc indissociablement liée à la morphologie sociale.

21 À l’instar de Blondel, Halbwachs s’est chargé d’édifier la psychologie collective, de définir son objet, mais le statut qu’il lui accorde varie cependant d’une leçon à l’autre. Si certains des textes, rédigés à des moments différents, attestent l’évolution d’Halbwachs sur ce point, la dernière leçon qui permet de conclure l’ouvrage n’est pas exempte d’ambiguïté. La psychologie collective apparaît tantôt comme une simple branche de la sociologie, tantôt comme une discipline tellement importante qu’elle tend à subsumer la sociologie durkheimienne lorsque celle-ci se limite à étudier les institutions « comme des choses ». Cette psychologie collective est, en définitive, partout présente si bien qu’Halbwachs en vient même à interroger la pertinence qu’il y aurait à établir une distinction entre la psychologie des groupes d’un côté et celle de la sociologie des groupes de l’autre. C’est sans doute à ce niveau qu’Halbwachs innove le plus, c’est-à-dire lorsqu’il abandonne ses considérations épistémologiques au profit d’une sociologie appliquée. À ce titre, il opère une véritable révolution copernicienne au sein de la sociologie durkheimienne lorsqu’en passant de la théorie à la pratique, il prend ses distances avec la « société » pour ne s’intéresser qu’aux groupes sociaux dans leur spécificité. La place qu’Halbwachs accorde aux groupements sociaux (pp. 104-105) au sein de cet holisme revisité témoigne de son souci de réhabiliter l’individu dans son faisceau de relation.

22 Des délimitations entre l’individu et la société, qui sont au cœur du problème de la psychologie collective, Halbwachs tend, à la suite de Durkheim, à étendre l’empire de la sociologie au point de ne laisser à la psychologie que le champ de la vie organique (p. 275) après avoir retiré à l’individu, tout ce qu’il avait de collectif. S’il lui arrive parfois de nuancer le propos, de marquer la limite que se propose la psychologie collective et même dans de rares cas de rendre aux psychologues, ce qui leur revient de droit, l’analyse d’Halbwachs réduit la psychologie à une portion congrue qui relève soit de la biologie, soit d’une métaphysique. Le résultat est donc sans appel puisqu’il conduit à une remise en cause de la méthode introspective qui discrédite le statut de la psychologie dans sa prétention à être une science. On peut se demander, en outre, si les éléments qu’il porte à charge contre Blondel n’ont pas nuit en même temps à la psychologie collective sur le long terme. Quoi qu’il en soit, les deux fondateurs de la psychologie collective ne laisseront pas d’héritier et la psychologie collective restera moribonde après l’entre-deux-guerres. C’est cependant à Jean Stoetzel, « l’élève » d’Halbwachs, que revient le mérite de prêcher cette nouvelle approche intellectuelle au profit d’une autre paroisse.

23 Salih Dogan

24 salihdogan2001@hotmail.com

Salvador Juan . –  L’École française de socioanthropologie, préface de G. Balandier, Paris, Sciences Humaines Éditions, 2015, 304 p.

25 Dans ce livre, l’auteur, revendiquant une combinaison entre histoire de la pensée et sociologie de la connaissance, propose une interprétation toute personnelle comme on va voir, de la genèse, du déploiement et des prolongements de ce qu’il appelle « l’école française de socio-anthropologie » (EFSA). Il s’agit d’identifier ce qu’on pourrait appeler une tradition de pensée, dont les durkheimiens furent le moment phare, qui, en introduisant l’anthropologie dans le raisonnement socio-logique, suppose une « définition unifiée du genre humain » (p. 15) et un attachement à la cohésion sociale. Cette cohésion est pensée d’un point de vue institutionnel et symbolique pour interpréter l’action normée et la pensée collective. Partant, cette vision de la société est articulée à une doctrine altruiste et solidariste, que Salvador Juan oppose à ce qu’il identifie comme un « individualisme utilitariste » quelque peu a-historique et guère défini à vrai dire.

26 Le premier chapitre décrit les sources de l’EFSA. Juan identifie d’abord Montesquieu et Rousseau comme des « précurseurs » pour qui la question de l’intégration est centrale. Chez Montesquieu, cela se traduit par la réunion des différents segments de la société dans un seul mouvement (dont l’harmonie résulte de la répartition des rôles et de la réciprocité des services), l’utilisation de la méthode comparative, et la formulation d’un certain élan humaniste pré-républicain. La typologie des lois de Rousseau quant à elle, préfigurerait l’importance accordée aux normes juridiques, sa vision de l’action humaine comme acte conscient de volonté annoncerait la capacité d’action et l’historicité tourainiennes ! Avec Montesquieu et Rousseau, une proto-sociologie et une proto-anthropologie, toutes deux centrées sur les processus d’institutionnalisation, sont proposées. Les deux auteurs insistent sur les conditions socioculturelles de maintien d’une cohésion sociale affaiblie par le développement économique et la croissance des inégalités.

27 Dans la mesure où Durkheim voulait faire de la sociologie une science copiant le modèle de la biologie et, simultanément, ancrer les faits sociaux dans l’histoire pour consolider sa perspective institutionnaliste, on peut considérer ensuite qu’Espinas (qui considère la société comme un système de cellules en la comparant aux citoyens d’un État), mais aussi Comte (avec la loi des trois états), et Saint-Simon (qui insiste sur le rôle de la physiologie sociale et dénonce ce qu’on appellera la « technocratie »), sont aussi des inspirateurs de l’EFSA. Sur le plan doctrinal, l’individualisme de type autogestionnaire et social, qu’on retrouve dans le solidarisme de Bouglé par exemple – et qu’on peut opposer à l’ingénierie sociale contre-révolutionnaire selon le Play – serait déjà en germe chez Comte (pour qui l’altruisme et la solidarité existent déjà dans la nature), et dans la pensée mutuelliste de Proudhon (pour cette raison abondamment commenté plus tard par Bourgin, Bouglé, puis Gurvitch et Ansart).

28 Le 2e chapitre est consacré à la sociologie scientifique de Durkheim, qui marque la naissance proprement dite de l’EFSA. Suivant un plan similaire, Juan entend introduire les apports fondamentaux de Durkheim, pour montrer ensuite comment ces orientations théoriques ont alimenté certains engagements collectifs, sociaux et académiques.

29 L’apport de Durkheim est reconsidéré d’une manière qui se veut originale (parce que Les Règles ne sont pas citées). Durkheim est remarquable d’abord en ce qu’il postule l’unité du genre humain, en avançant que la pensée sauvage fonctionne de la même façon que la pensée moderne : entre les classifications des sociétés primitives, et celles considérées aujourd’hui comme scientifiques il n’y a pas de véritable rupture car elles relèvent toutes deux de systèmes hiérarchisés de notions. Ce constat renforce l’idée de l’unité du genre humain. L’homme s’appuie sur le passé sédimenté dans la mémoire collective, et est le seul capable d’imaginer un arrière monde imprimant du sens à ses actions et perspectives. C’est la voie d’accès pour l’humain au symbolique institutionnalisé. C’est aussi ce qui permet de montrer le caractère indissociable de la sociologie et de l’anthropologie chez les durkheimiens. Ensuite, le concept le plus central de Durkheim serait celui de cohésion sociale. Celle-ci se construit parce qu’existent des sédiments institutionnels, qui vont des valeurs et symboles aux objets et aux mots élémentaires, aux dispositifs d’actions plus ou moins institutionnalisés. Ceux-ci, et c’est un grand apport de Durkheim selon Juan, ne se confondent en aucun cas avec les structures sociales, qui tendent en effet à s’écarter du système institutionnel. Cette séparation est essentielle pour comprendre comment les institutions produisent des normes d’action, qui ouvrent la porte au changement social en ménageant aux individus des marges et des capacités d’action. De la sorte, l’EFSA inclut ses raisonnements dans une diachronie que ni les structuralistes, ni les fonctionnalistes, les individualistes ou les inter-actionnistes n’ont réussi à penser.

30 D’où l’importance de ce que Juan nomme la « définition durkheimaussienne » des institutions qui voit celles-ci comme la réalisation ou la matérialisation d’un ou plusieurs symboles et valeurs (ce que Durkheim nomme les « représentations collectives »). Et, réciproquement, les symboles et les valeurs se diffractent dans toutes les créations humaines. Lorsqu’on veut comprendre le mode de sédimentation des formes sociales, on doit chercher le processus d’institutionnalisation dans lequel interviennent des éléments symboliques, qui sont des formes d’action passées déjà sédimentées : c’est ce que Juan appelle « l’actionnalisme institutionnaliste ». Car les croyances et les valeurs s’incarnent aussi dans des mouvements sociaux et des innovations. Si l’on définit les institutions comme la sédimentation historique des actions et des mouvements sociaux passés, ces institutions sont aussi les conditions garantissant l’autonomie des individus. On peut dès lors penser le changement social.

31 En effet, au fur et à mesure que la société se diversifie et que les normes prolifèrent, les garants métasociaux de l’ordre social s’affai-blissent. D’autres processus doivent alors remplir cette fonction, et parmi eux, Durkheim considère comme essentiel le principe d’une morale laïque basée sur le bien commun, mais qui respecte l’autonomie des personnes. Les caractéristiques et fonctions essentielles de l’État sont alors, comme on sait, de fédérer, de rassembler des orientations nécessairement divergentes et donc d’être le garant de l’unité et de la cohésion de la collectivité. Du coup, pour Durkheim, donner plus de pouvoir à l’État ne signifie pas le centralisme absolu. Durkheim définit la démocratie comme l’extension de la conscience gouvernementale et comme une communication plus étroite entre la masse des consciences individuelles et la conscience collective. Dans ce processus, les groupes intermédiaires de représentation (associations, corporations, etc.) jouent un rôle décisif d’articulation.

32 Si bien que, derrière la méthode sociologique de Durkheim, Juan estime qu’il existe une dialectique de l’acteur et du système, que révèlent les deux principales définitions de la sociologie comme « science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement », et comme science morale traitant des représentations. Cette dualité restitue la double obligation d’investir tant les faits matériels que les faits symboliques, ce qui implique une méthode plus riche et diversifiée que ce qu’on a coutume de dire [1]. Durkheim adopterait ainsi une approche qui est à la fois institutionnaliste et actionnaliste par anticipation, en passant de l’usage anthropologique du concept d’institution à la « définition proto-actionnaliste d’un processus instituant ».

33 Suit un paragraphe qui restitue l’aventure de L’Année Sociologique, sans que l’on apprenne quelque chose de nouveau. De même, le résumé sur la vie politique et l’engagement collectif des durkheimiens compile des études bien connues en leur donnant un vernis actualisé : Mauss serait par exemple un précurseur de l’actuelle économie sociale et solidaire, ou encore des associations du mouvement pour l’agriculture de proximité

34 Le chapitre 3 se penche sur l’apport sur le fond à la socio- anthropologie des compagnons de Durkheim et Mauss de 1914 à 1945, en effectuant une partition entre ceux qui s’intéressent aux institutions et au symbolique principalement, et ceux qui traitent des structures et des morphologies.

35 Sans que le choix des auteurs ne soit justifié, il est question d’abord de Hertz, « précurseur de l’anthropologie structurale » et l’une des sources du concept de réciprocité et de « fait social total » que Mauss reprendra. Admettons.

36 Plus original est le choix de Fauconnet, souvent négligé par les historiens de la discipline, dont le travail sur La Responsabilité rappelle selon Juan que pour Durkheim les normes ont une valeur essentielle, comme vecteur de socialisation de la personne permettant « la pénétration de la société globale » dans l’être, mais aussi comme moyen de promouvoir un nécessaire facteur de cohésion sociale face aux logiques de marché : décidément l’auteur en veut à « l’individualiste utilitariste ».

37 Moins réussi est le passage sur les « sécessionnistes » : Richard et … Davy ( première nouvelle !), ce dernier étant en fait qualifié de la sorte parce qu’accusé de plagier Mauss et surtout futur président de l’IFOP de Stoetzel « notable adversaire des durkheimiens » !

38 Est-il suffisant de qualifier les membres du Collège de Sociologie de « compagnons de route » au prétexte qu’ils se réclament de Mauss et que Caillois pense que la fête donne à la vie sociale de l’énergie pour se perpétuer, parce que les institutions doivent être régénérées pour ne pas disparaître ? On pourra aussi s’étonner de voir Bouglé classé du côté de la « morphologie sociale » et des « structures sociales », quand on sait qu’il a principalement axé son travail sur la morale et les valeurs. Qu’importe, Juan identifie dans son oeuvre d’importantes articulations entre les mondes institutionnel et « morphostructurel ». Bouglé proposerait une « proto définition de l’historicité » en écrivant qu’au commencement est l’action, et que pour résister au temps et se perpétuer, une croyance crée des institutions pour la défendre. À noter que Juan souligne aussi que du point de vue de son analyse cela n’a aucun sens de dire que Bouglé a contribué même involontairement à la disparition du durkheimisme, parce que l’EFSA réapparaît après Gurvitch. Certes, mais ce n’est pas grâce à Bouglé avec qui Gurvitch n’avait aucun lien ! On comprend mal la portée de cet argument, qui n’enlève rien au fait que Bouglé n’a jamais cessé d’être lié aux philosophes spiritualistes et avec Simmel, tout en encourageant les jeunes recrues de la sociologie universitaire à développer leur allergie au durkheimisme.

39 Le passage sur Simiand n’a pas grand intérêt car il n’apporte rien, ce qui manifeste sans doute la méconnaissance d’une œuvre qu’il est très difficile de s’approprier. Celui consacré à Halbwachs donne une définition incomplète des classes moyennes selon Halbwachs et dénonce l’évolutionnisme darwinien originel du jeune Halbwachs, qui aurait quelque chose de caricatural, car les besoins sociaux se manifestent sous forme de tendances plus ou moins évoluées selon le niveau de développe- ment et l’histoire. Où est la caricature ? Par ailleurs, cet évolutionnisme n’a jamais quitté Halbwachs, mais ceci est détail.

40 Le point commun à tous les durkheimiens de l’EFSA aurait donc été de traiter du symbolique sans oublier ses conditions matérielles de possibilité, et réciproquement, de ne concevoir ce qui est matériel ou objectif que comme toujours pénétré par des représentations collectives. Bref c’est le déploiement d’une théorie des représentations collectives.

41 Le chapitre 4 est plus original, car il s’efforce d’identifier les prolonge-ments de l’EFSA de 1945 jusqu’à nos jours. Gurvitch est alors perçu comme le « véritable » passeur de l’EFSA, celui qui transmet la sociologie durkheimienne avec son épaisseur anthropologique, juridique et philosophique. Si l’on peut discuter la façon qu’a l’auteur de le qualifier, son rôle intellectuel sur la période mérite en effet d’être reconsidéré. Ce que Juan effectue en arguant que dans La Vocation actuelle de la sociologie, Gurvitch applique son analyse en profondeur à la description d’une morpho-écologie conditionnée par la temporalité de l’action humaine et donc d’origine institutionnelle : en gros, le sol et le milieu naturel sont modifiés par les techniques et la mentalité collective. Il ouvrirait un angle d’observation, qui trouve ses fondements dans la tradition post-durkheimienne, tout comme dans un actionnalisme en train de se créer dans la sociologie française. Comme l’atteste sa polémique avec Lévi-Strauss, il aurait eu à cœur d’insister sur la distinction nécessaire entre structures sociales et institutions. Mais sa plus grande vertu aurait été de critiquer les « individualistes utilitaristes » comme Stoetzel. Qui dit Gurvitch dit bien sûr Balandier, membre de l’EFSA qui s’oppose à l’anthropologie structurale pour sa quasi-absence de prise en compte de l’histoire, et pose les fondements d’une sociologie de type actionnaliste quand il essaie de défendre une « anthropologie dynamique et critique, qui se centre sur le changement », et surtout une approche dynamique qui fait une large place aux conflits. La socioanthropologie de Balandier s’appuie sur une approche durkheimaussienne (c’est donc un « socio- anthropologue actionnaliste », « disciple rebelle » de Gurvitch) qui accorde de l’importance aux symboles, et souligne la portée du politique et des ruptures introduites par les mouvements sociaux, à savoir l’historicité. D’ou aussi son intérêt pour la vie quotidienne, instituée et instituante, parce que l’accélération du changement produit des marges de jeu et des alternatives, des interstices où l’action peut s’intercaler.

42 L’investissement de l’EFSA se poursuit dans l’étude de la vie quotidienne avec les travaux de Lefebvre, qui perpétue la tradition commencée par Halbwachs dans l’étude des zones urbaines ou des genres de vie, est un des premiers à critiquer le productivisme, à dénoncer la surconsommation par l’hédonisme, et est l’un des précurseurs des théories en faveur de l’écologie et de la défense de l’environnement. Il critique l’urbanisme fonctionnaliste et est le premier à mettre en évidence des indices de « sarcellite ».

43 Au fur et à mesure que le temps va avancer, les thèmes de l’EFSA vont se diversifier et la manière de penser va passer du « figuratif » à « l’impressionnisme », dans les années 1960-1980, avec Duvignaud, qui ferait preuve de « fécondité actionnaliste » en montrant comment, au milieu de la trame institutionnelle de la vie sociale surgit et s’impose l’individuation. Celle-ci désigne la capacité personnelle ou collective à participer à la production du soi et de la société. Ce qui ferait de la sociologie de Duvignaud une sociologie de l’acteur essentiellement dans ses manifestations esthétiques, ludiques ou festives de la vie sociale. Ce qui manifesterait un « actionnalisme anthropologique » (p. 234), où l’anomie est source de créativité.

44 Du côté de « l’ethnologie » (pas un mot n’est, du reste, écrit pour définir ce terme et le mettre en perspective avec l’anthropologie, terme qui connaît du succès en France avec les travaux de Lévi-Strauss) relèveraient de l’EFSA les travaux de Leroi-Gourhan sur la technique, et les apports de Bastide sur l’origine sociale de la libido et des maladies mentales.

45 Le dernier paragraphe se propose d’identifier quelques « durkheimaussiens » contemporains, parmi lesquels on apprend qu’il faut classer Schnapper et le Breton dans ce groupe, en France, Douglas et Leach à l’étranger. Travailler sur « l’extériorité des voisinages » permet au passage de bannir du nirvana Giddens et Bourdieu. Enfin, un comptage venu d’on ne sait où permet à l’auteur d’estimer le nombre de sympathisants de l’EFSA à 500 dont 100 francophones.

46 La conclusion s’efforce de préciser ce qu’il faut entendre par EFSA. Pour les durkheimaussiens, l’action individuelle et collective dépend de cadres sociaux préalables que, de manière réflexive, elle produit historiquement par un travail permanent de sédimentation. Et c’est la norme qui contrôle les relations entre les institutions et les actions. La morpho-structure sociale détermine l’action par la relation dynamique que nous avons avec les situations, et elle change également par divers effets rétroactifs. Mais tout ceci n’empêche pas de penser un individu qui a sa propre marge d’autonomie, car nos émotions personnelles liées aux valeurs font que les faits sociaux se diffractent et s’incorporent en chacun de nous comme ressources qui sont aussi des ingrédients essentiels de la créativité individuelle et collective. « L’institutionnalisme actionnaliste durkheimaussien » serait dès lors le plus approprié pour décrire nos sociétés actuelles, de plus en plus « pleines », grosses d’action, auto-référentielles et autocréées. Plus la société se produit elle-même et plus les mouvements sociaux affirment leur historicité. C’est en ce sens que « l’institutionnalisme durkheimaussien » est fondamentalement dyna-mique, ou si l’on préfère, actionnaliste.

47 On peut parler d’une « école » parce qu’il existe une « base commune », « un bagage «génétique» » plus ou moins analogue à tous les membres. Cette base est, d’abord et avant tout, l’union de la sociologie et de l’anthropologie dans le vocable de socioanthropologie, et le poids important attribué à l’action, « qu’elle soit sédimentée par l’histoire ou plus ou moins anomique lorsque les règles sont transgressées, notamment par les mouvements sociaux revendiquant des changements collectifs » (p. 274). Ce serait par conséquent un « fort courant dans l’histoire de la pensée » (p. 279), qui aboutit à définir un « néodurkheimisme » pensé comme l’avenir de la sociologie.

48 Au total, on a un livre intéressant dans la mesure où, outre le fait qu’il défend l’idée d’une actualité de la tradition durkheimienne (décidément les temps changent !), il permet de comprendre comment certaines façons de penser le social se sont perpétuées dans le long terme, et constituent les ferments de ce qu’on pourrait appeler une « tradition française » (par ailleurs déjà bien défrichée par Johan Heilbron, qui n’est pas cité). À ce titre Juan offre une réflexion utile sur ce qu’on pourrait appeler des filiations intellectuelles. Il évoque aussi de façon opportune l’apport de certains auteurs, tels que Gurvitch, Balandier, Bastide, souvent injustement oubliés.

49 Au passif, le lien avec « l’actionnalisme », que l’auteur apprécie particulièrement et cherche à tout prix à valoriser (il reconnaît du reste dans la conclusion, l’aspect « présentiste » de son travail), au point d’en faire l’aboutissement téléologique des métamorphoses de la sociologie française, n’est toutefois pas très convaincant. Tout au plus apprend-on que Touraine, dont l’ombre plane sur le livre, rassemble Gurvitch et Aron dans une approche durkheimienne où les institutions sont le résultat des rapports sociaux, c’est-à-dire du travail de la société sur elle-même. Il aurait quand même été opportun d’examiner, dans cette perspective, ce que Touraine doit par exemple à Parsons, mais aussi à Friedmann (grand absent de ce livre ! Alors qu’il semble cumuler les critères d’excellence du « durkheimaussisme ») pour éclairer, à supposer qu’ils soient si forts, les liens entre EFSA et actionnalisme [2].

50 Sur le plan de la forme enfin, outre la profusion de néologismes pas toujours heureux, signalons la présence pas très avantageuse (qu’apporte-t-elle ?) d’entretiens fictifs avec les auteurs, à qui Juan pose des questions auxquelles il répond en prenant des extraits de leurs textes. Pour finir, notons au passage quelques coquilles et erreurs : ce n’est pas Henry mais Charles-Henry Cuin (p. 49). Les Idées égalitaires ne datent pas de 1925 mais de 1899. Le tableau pp. 138-139, est incomplet, notamment sur Hertz les sources ne sont pas citées. Pour Bouglé manque la mention de sa proximité avec Léon Bourgeois. L’Institut d’Ethnologie a été fondé en 1925 et pas en 1926 (p. 141). Ce n’est pas le Centre de Documentation Française mais le Centre de Documentation Sociale. Gurvitch est qualifié d’« étudiant de Mauss » (p. 203) : tout au plus Mauss a-t-il favorisé le démarrage de sa carrière en France en lui faisant des lettres de recommandation.

51 Jean-Christophe Marcel

52 Université de Bourgogne

53 Jean-Christophe.Marcel@u-bourgogne.fr

Notes

  • [1]
    104. Notons au passage qu’une littérature abondante – ignorée ici – existe sur cette question.
  • [2]
    105. Conscient de cette lacune l’auteur annonce : « Une des limites de l’ouvrage réside sans doute dans la part inévitable de subjectivité de son auteur » (p. 281). Notamment, il reconnaît avoir souvent souligné l’aspect actionnaliste des auteurs, et ceci de manière réitérée. « Cette proximité est peut-être moins remarquable que ce que nous avons dit ». À n’en pas douter.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2017
https://doi.org/10.3917/anso.171.0256
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