CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les comparaisons internationales consacrées à l’alimentation des Français ne manquent jamais de souligner à quel point les repas structurent leur journée et sont pris à des heures régulières (Szalai, 1973 ; Warde, Cheng et al., 2007). En France le rythme alimentaire [1] est en effet marqué par une forte synchronie des repas (Saint Pol, Ricroch, 2012). Le nombre de repas et la régularité de leurs horaires font l’objet de prescriptions normatives, qui ont été en partie élaborées par la bourgeoisie au xix esiècle puis largement diffusées vers les classes populaires au début du xx esiècle (Marenco, 1992 ; Aymard, Grignon et al., 1993).

2 La norme relativement consensuelle que représente le rythme des trois repas apparaît comme un support d’intégration sociale. Ce sont les individus dans une situation économique ou familiale précaire qui y dérogent le plus (Herpin, 1988 ; Lhuissier, Tichit et al., 2013). Mais les pratiques alimentaires sont aussi, à l’instar des pra- tiques culturelles, de bons révélateurs de la position sociale (Grignon, Grignon, 1980). En partant du repas le moins solidement ancré dans les habitudes alimentaires, le petit-déjeuner [2] (Lafay, Volatier, 2009 ; Saint Pol, Ricroch, 2012), nous poursuivons l’analyse des enjeux d’intégration et de distinction sociale que recèlent les pratiques alimentaires.

3 Il s’agit d’étudier le processus par lequel le rythme alimentaire est incorporé, c’est-à-dire appris « par corps » (Bourdieu, 1997). Dans les travaux sur l’alimentation, la question de l’incorporation a surtout été étudiée dans une perspective anthropologique et réduite à l’assimilation des aliments (Fischler, 1990). Notre perspective est ici différente. Comment concrètement ce modèle alimentaire se transmet-il de génération en génération ? De quelle façon les individus l’entretiennent-ils et le reproduisent-ils quotidiennement, sans même y penser et malgré les innombrables ajustements qu’ils y apportent ? Pour fonder notre analyse, nous avons travaillé sur une population spécifique qui entretient un rapport ambivalent aux normes alimentaires, à savoir les couches supérieures des classes populaires (Gojard, 2000 ; Régnier, Massulo, 2009). La littérature sur la stratification sociale, et plus particulièrement sur les milieux populaires (Siblot, Cartier et al., 2015), les désigne également comme « les classes populaires intégrées ». Il s’agit généralement d’ouvriers qualifiés ou d’employés qualifiés en emploi stable, qui se dis- tinguent des strates populaires les moins favorisées par des conditions d’existence moins précaires.

4 Après avoir rappelé les enjeux théoriques et le dispositif méthodo- logique mis en place, nous montrerons comment l’injonction sociale à petit-déjeuner est négociée puis appropriée au point de devenir évidente dans l’éducation des enfants. Puis, nous examinerons ce qui reste de cet apprentissage chez les adultes et comment le rythme alimentaire inculqué pendant l’enfance évolue en fonction de la trajectoire sociale, familiale et professionnelle des individus.

1. Incorporation et stratification sociale

1.1. Enjeux théoriques

5 Traditionnellement, le rythme alimentaire est étudié au prisme du respect ou de la déviance des normes sociales, qui dictent à l’individu le moment et la façon dont il doit manger (Poulain, 2005 ; Régnier, Lhuissier et al., 2006). Ces enquêtes négligent toutefois un angle important d’analyse : celui du corps et des sensations phy- siques (faim, satiété…) qui jouent le rôle d’horloge sociale, rappelant à l’individu qu’il est l’heure de manger. Pour penser comment l’injonction à petit-déjeuner est incorporée au point d’être perçue comme naturelle, nous sommes revenues à l’analyse de Marcel Mauss et de ses « techniques du corps » pour nous intéresser ensuite à des perspectives plus contemporaines, comme celles développées par Pierre Bourdieu ou Muriel Darmon.

6 Marcel Mauss a décrit les « techniques du corps » (1936) comme englobant une grande variété de pratiques, telles que l’apprentissage de la marche, les postures ou les manières de manger. Il les définit comme un acte « traditionnel et efficace [...] senti par l’auteur comme un acte d’ordre mécanique, physique ou physico-chimique et […] poursuivi dans ce but » (Mauss, 1936, p. 10). Pour Marcel Mauss, les techniques du corps résultent d’un apprentissage social :

7

Dans tous ces éléments de l’art d’utiliser le corps humain les faits d’éducation dominent. [...] L’enfant, l’adulte, imite des actes qui ont réussi et qu’il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du dehors, d’en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps.
(Mauss 1936, p. 8).

8 En ce sens, la maîtrise et la transmission des techniques du corps propres à une société, voire à une position sociale, contribuent à l’intégration sociale. De ce point de vue la technique du corps ne relève pas simplement d’une « règle technique », c’est aussi une « règle morale » pour reprendre la distinction durkheimienne (Durkheim, 1924) [3]. Son respect conduit certes à satisfaire un besoin du corps (dans le cas de l’alimentation), mais aussi à manifester l’appartenance et la position sociale :

9

Cet acte est poursuivi dans une série d’actes montés chez l’individu non pas simplement par lui-même, mais par toute son éducation, par toute la société dont il fait partie, à la place qu’il y occupe.
(Mauss, 1936, p. 10).

10 Près de cinquante ans plus tard, Pierre Bourdieu accentue le lien entre incorporation et stratification sociale en soulignant que l’habitus s’inscrit dans les corps et devient un puissant marqueur de la position sociale :

11

Nous apprenons par corps. L’ordre social s’inscrit dans les corps à travers cette confrontation permanente [...]. II faut se garder de sous-estimer la pression ou l’oppression, continues et souvent inaperçues, de l’ordre ordinaire des choses, les conditionnements imposés par les conditions matérielles d’existence, par les sourdes injonctions et la « violence inerte » (comme dit Sartre) des structures économiques et sociales et des mécanismes à travers lesquels elles se reproduisent. Les injonctions sociales les plus sérieuses s’adressent non à l’intellect mais au corps, traité comme un pense-bête.
(Bourdieu, 1997, p. 204)

12 Pierre Bourdieu fait notamment référence à l’alimentation, quand il insiste sur le fait que le corps « habitué » est avant tout « temporellement structuré » en transmuant par exemple « la faim en appétit » (Bourdieu, 2000, p. 297). S’il s’intéresse surtout à la façon dont le corps devient dépositaire de la position et de la trajectoire sociales, il semble également souscrire à l’idée de Marcel Mauss que les pratiques, une fois incorporées, deviennent une « seconde nature » difficile à modifier.

13 C’est cette idée que Muriel Darmon discute dans son enquête prenant pour objet les anorexiques. Elle montre que, dans leur cas, des pratiques alimentaires incorporées sont désapprises par un « travail de soi sur soi », qu’elle lie à des visées d’ascension sociale :

14

Lors de l’examen des pratiques corporelles et culturelles, on a fait apparaître l’orientation vers l’excellence sociale du travail anorexique de transformation de soi.
(Darmon, 2008, p. 283).

15 Ce travail sur le corps, qui vise à se distinguer, n’est pas spéci- fique aux anorexiques. Elle retrouve le même travail chez des personnages historiques ou littéraires qui ont acquis leur réussite sociale grâce à un intense travail sur leur façon de se vêtir, de se tenir, de parler (Darmon, 2001). Dans cette perspective, le travail de soi serait en quelque sorte un cas particulier d’incorporation d’une technique du corps, quand l’acteur mène lui-même le travail d’incorporation et vise, au-delà de l’objectif technique retenu par Marcel Mauss, à adopter des techniques du corps des dominants, plus légitimes.

16 Ainsi, des « techniques du corps » au « travail de soi », plusieurs concepts sociologiques permettent de penser le processus d’incorporation. Cependant, la conception de la stratification sociale sous-jacente aux analyses des « techniques du corps » et du « travail de soi » diffère. Dans la tradition durkheimienne, Marcel Mauss s’inscrit dans une conception relativement pacifiée de la société où l’inégalité des conditions ne génère pas de conflit. Chez Pierre Bourdieu et chez Muriel Darmon, la réflexion sur l’incorporation s’inscrit dans une vision plus conflictuelle de la structure sociale. Pour Pierre Bourdieu notamment, cette conception de la stratification sociale s’incarne dans le concept wébérien de domination, en lien avec la notion de distinction. Celle-ci regroupe toutes les manières de marquer des différences, d’établir des « barrières » qui excluent les subalternes et qui signifient la hiérarchie des positions sociales, même à petite distance.

17 Mais, alors que Max Weber soulignait que les plus modestes se soucient tout autant que les élites de maintenir leur statut social (Weber, 1968, p. 393), la distinction est souvent conçue, implicitement, comme l’apanage des classes supérieures. Les exemples de distinction sont ainsi souvent réduits aux pratiques des classes sociales dominantes (Grignon, Passeron, 1989).

18 Ce raccourci, qui traverse une partie de la littérature socio- logique, est cependant réducteur : les classes populaires n’ont-elles pas aussi des stratégies de distinction ? Au-delà des efforts d’ascension sociale de quelques-uns, les classes populaires n’ont-elles pas aussi un statut à maintenir ? C’est ce qu’avait suggéré Norbert Elias en montrant les manœuvres « d’exclusion » dont sont capables les classes populaires à l’encontre d’autres groupes, perçus et désignés comme inférieurs (Elias, Scotson et al., 1997).

19 La distinction propre aux classes populaires intégrées pourrait notamment résider dans le souci d’être « respectables ». Dans une enquête récente, Beverley Skeggs (2014) montre, par exemple, que le souci de « respectabilité » que manifestent ses enquêtées blanches de milieu populaire renvoie au désir d’être considérées comme un membre à part entière de la société. Il ne se double pas nécessairement du désir de rejoindre les classes supérieures. Il s’agit d’abord d’échapper au mépris des dominants en respectant des règles perçues comme communes à toute la société (s’habiller correctement, travailler). Cette quête de respectabilité, pourrait se jouer en particulier dans l’espace domestique et notamment au moment des repas. Cette « respectabilité alimentaire », c’est-à-dire le fait de se conformer aux normes sociales dominantes, est notée par Claudine Marenco, qui montre comment la régularité des repas est censée faire écho à la bonne tenue du foyer :

20

Valeur suprême, vertu cardinale, l’ordre confère à la famille dignité et considération. [...] Au niveau domestique, l’ordre s’exprime aussi dans la régularité [...] : régularité des horaires du lever, des repas, du coucher.
(Marenco, 1992, p. 125).

21 En partant de l’enjeu accordé par les enquêtés au fait de petit-déjeuner ou non, nous avons souhaité poursuivre cette analyse des éventuelles stratégies de distinction dans les milieux populaires et étudier comment cette quête de respectabilité était l’objet d’un travail quotidien des enquêtés visant l’incorporation de techniques du corps perçues comme légitimes.

1.2. Dispositif empirique : les couches supérieures des classes populaires et le petit-déjeuner

22 Le petit-déjeuner constitue le repas qui a été le moins investi par la sociologie de l’alimentation. L’objectif est ici de comprendre comment cette prise alimentaire, qui fait l’objet de prescriptions moins évidentes que les autres repas, est néanmoins fortement codifiée puis comment cette norme est transmise, négociée, appropriée par une population spécifique, dont les conditions d’emploi en particulier rendent difficiles l’application des recommandations nutritionnelles en vigueur.

23 Comme le montre son analyse socio-historique (Aymard, Grignon, Sabban, 1993), le petit-déjeuner est l’élément du rythme des repas qui s’est mis en place le plus tard. Les repas se sont en effet fixés dans la journée par un effet de cascade : le décalage du dîner vers le soir a entraîné la fixation du « déjeuner » vers midi et enfin, l’apparition ou la stabilisation d’un « premier déjeuner » le matin (Aymard, Grignon et al. 1993). Dans les manuels de savoir-vivre passés en revue par Claudine Marenco (1992), le « premier déjeuner », est très rarement évoqué par les prescripteurs. Cela ne signifie pas qu’on ne mange rien le matin, mais que cette prise alimentaire est peu codifiée par les classes supérieures productrices d’écrits normatifs. Par ailleurs, les statistiques montrent que s’il est presque toujours pris au domicile, le petit-déjeuner est plus souvent sauté, mais aussi plus souvent pris seul et moins synchronisé que les autres repas (Lafay, Volatier, 2009 ; Saint Pol, Ricroch, 2012).

24 En s’intéressant à une catégorie spécifique, les « petits-moyens » (Cartier, Coutant et al., 2008), peu qualifiés sans être démunis, modestes sans être pauvres, on a pris le parti de regarder comment une partie de la population, occupant des emplois subalternes qui laissent peu de latitude horaire (Lesnard, 2009), parviennent à négocier au quotidien avec des principes qui semblent partagés par l’ensemble de la société mais dont la mise en pratique peut buter sur des contraintes professionnelles.

25 L’entrée par les petits-déjeuners se révèle alors particu- lièrement pertinente car elle permet d’analyser plus généralement comment se coordonnent les temps du matin et comment les individus tentent de concilier leurs difficultés quotidiennes avec l’injonction dominante de manger quelque chose le matin, tout particulièrement pour les enfants. Nous sommes parties des gestes les plus familiers, les plus ordinaires, qui n’attirent guère l’attention du fait de leur caractère quotidien et routinier, dans la perspective de rendre visibles des modes de vie socialement marqués. En ce sens, cette recherche s’inscrit dans un renouveau des enquêtes sur les milieux populaires qui tentent de « tenir ensemble » l’analyse des situations professionnelles et des conditions d’existence (Siblot, Cartier et al., 2015).

26 La méthodologie utilisée repose principalement sur un travail qualitatif d’entretiens, complété par une analyse statistique personnelle de l’enquête INCA 2, une enquête nutritionnelle en population générale réalisée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses, anciennement AFSSA) en 2006.

27 Pour mener le terrain [4], nous sommes entrées en contact, directe- ment ou par interconnaissance, avec des personnes qui avaient au moins un enfant de moins de 10 ans et que leur profession situait dans les couches supérieures des classes populaires : plusieurs coiffeuses, une factrice, des ouvriers qualifiés, un agent de la sécurité sociale, mais aussi de petits indépendants de villes de province (buralistes, boulangers), etc. Nous avons cherché des enquêtés dont le niveau de diplôme n’excédait pas le bac + 2. Chaque fois que c’était possible nous avons aussi mené des entretiens avec le conjoint de l’enquêté, un ou plusieurs de ses parents et des frères ou sœurs, dans l’esprit des monographies de familles (Weber, Gojard et al., 2003). Nous avons mené nos entretiens dans trois zones géographiques : la petite couronne parisienne (4 familles), une ville moyenne de Bourgogne (7 familles) et une zone rurale du Sud-Ouest de la France (4 familles) [5]. Ces quinze monographies nous ont permis de réaliser 43 entretiens [6].

28 Le guide d’entretien abordait l’organisation du matin, du lever au départ du domicile ; l’organisation domestique autour de l’alimentation (répartition des tâches, approvisionnement, préparation des repas et règles autour de la prise des repas) ; un volet biographique sur les petits-déjeuners depuis l’enfance ; un graphe de parenté.

2. Inculquer une technique du corps aux enfants : enjeux d’intégration sociale

29 Les parents interrogés souscrivent tous à l’idée qu’il faut que les enfants prennent un petit-déjeuner le matin. Dans cette partie, nous rendons compte des petits-déjeuners des enfants en montrant que faire déjeuner les enfants met en jeu la respectabilité, et donc la distinction dans sa forme populaire, des parents enquêtés. Nous montrons tout d’abord l’ensemble des instances qui contribuent à la légitimité de cette technique du corps. Mais les efforts des parents pour faire petit-déjeuner les enfants montrent qu’il ne s’agit pas seulement d’atteindre un objectif technique (répondre à un besoin physiologique) : il s’agit bien de respecter une norme sociale qui porte aussi sur le contexte du repas (régularité, présence d’un membre de la famille). Enfin, les rapports entre les parents et les institutions qui ont en charge les enfants montrent que les enquêtés sont attentifs au regard que portent l’école ou la crèche, notamment quand elles mettent en cause la façon dont leurs enfants sont nourris le matin.

2.1. Petit-déjeuner : la seule technique du corps légitime pour les enfants

30 Comme les techniques du corps évoquées par Marcel Mauss, le fait que les enfants doivent déjeuner le matin s’impose comme une évidence aux parents enquêtés. Toutefois, en examinant quelles institutions portent cette norme et parviennent à en faire la seule légitime (pour les enfants), on constate que l’objectif technique (qui serait la satisfaction d’un besoin physiologique) ne suffit pas à rendre compte de la forte légitimité de cette norme.

31 Aujourd’hui en France, les acteurs les plus impliqués dans la diffusion de la norme du petit-déjeuner sont d’une part, l’État dans le cadre de campagnes d’information nutritionnelle et d’autre part, les industries agroalimentaires. Le Programme national nutrition santé, initié en 2001, encourage les Français à respecter le rythme français des repas (petit-déjeuner, déjeuner, dîner), en présentant ses recommandations comme des normes techniques (« Après avoir dormi une nuit entière, le corps a jeûné pendant au moins 8 heures. Un petit-déjeuner complet et bien adapté à toute la famille devrait comprendre…  [7]»). Toutefois, les bénéfices nutritionnels du petit-déjeuner en lui-même sont débattus par les nutritionnistes (voir par exemple Dhurandhar, Dawson et al., 2014). L’intervention de l’État en matière d’alimentation matinale des enfants ne répond donc sans doute pas qu’à des objectifs nutritionnels. Ainsi le « verre de lait », instauré dans les écoles par Pierre Mendès France en 1954, poursuivait plusieurs objectifs : à la nutrition des enfants (le lait apporte du calcium pour la croissance), s’ajoutaient la lutte contre l’alcoolisme (en proposant une autre boisson) et l’écoulement d’une production laitière importante. L’exploitation de l’enquête INCA 2 montre que la norme du « produit laitier », diffusée par les prescriptions nutritionnelles, est d’ailleurs largement partagée quand il s’agit des enfants. Près des deux tiers (63%) des 10 000 matinées de mineurs observées incluent un produit laitier contre 36% parmi les enquêtés majeurs. Certaines mères, interrogées dans l’enquête qualitative, ont donné un biberon de lait à leur enfant jusqu’à un âge avancé : il leur permet une mesure quasi-scientifique de la quantité ingérée, le « plein » du biberon (300 ml) symbolisant le « plein » de l’estomac :

32

– Donc Killian boit un biberon de lait avec du chocolat, Manon, elle a huit ans donc c’est un bol de lait avec du chocolat, mais elle a été jusqu’à l’année dernière au biberon. Et puis on s’est dit il faut arrêter (rires)… et Killian c’est systématiquement un biberon de 300 ml lait chocolat. C’est vrai que c’est pratique le matin, t’es sûre qu’ils ont eu leur dose, qu’ils ont plus faim et ils n’en mettent pas partout.
(Carole, assistante maternelle, 2 enfants de 3 et 8 ans, conjoint en reconversion professionnelle).

33 Mais l’État n’a pas le monopole de l’action publique et de la diffusion des normes. Le petit-déjeuner est en outre plébiscité par de grands groupes industriels qui proposent un nombre croissant de produits destinés précisément à ce repas. Ainsi Nestlé avait créé en 1995 un Observatoire du petit-déjeuner. La revue de la Société française de nutrition, Cahiers de nutrition et de diététique, a publié deux numéros spéciaux financés par des industriels portant sur le petit-déjeuner (Nestlé en 1997 et Kellogg’s en 2012). Enfin, les rapports de l’Observatoire de la qualité de l’alimentation (OQALI) montrent que les « recommandations de consommation » sont particulièrement présentes sur les emballages des céréales pour petit-déjeuner (37% des références comportent une recommandation de consommation « pour un petit-déjeuner équilibré ») ce qui est moins fréquent par exemple pour les gâteaux (20% des références) [8]. Politiques publiques et entreprises privées s’entendent donc sur le message (le petit-déjeuner est important pour la santé) même s’ils le diffusent pour des raisons différentes.

34 Ce message est sans doute particulièrement accepté comme légitime par les familles des couches supérieures des classes popu- laires. Les travaux existants suggèrent que cette couche de population se situe dans une position intermédiaire, entre les classes supérieures qui s’autorisent parfois à se distancier des recommandations nutritionnelles et les populations les plus précaires qui les rejettent au nom des difficultés matérielles et sociales qu’elles affrontent. Les couches supérieures des classes populaires pourraient être particulièrement réceptives aux injonctions des politiques nutritionnelles (Régnier, Masullo, 2009) comme elles le sont aux normes de parentalité (Le Pape, 2009) et aux modèles d’enfance portés par l’école et les professionnels (Gojard, 2012).

35 En outre, cette injonction à faire manger les enfants le matin fait probablement écho à la représentation sociale du corps de l’enfant dans les milieux populaires. En effet, les normes de corpulence enfantine varient fortement d’un milieu social à l’autre. Dans les classes sociales supérieures, le corps idéal enfantin est svelte, tonique, conforme à « l’apparence d’excellence », qui caractérise également la corpulence idéale des adultes (Court et al., 2014). Dans nos entretiens, les enfants minces et graciles ne sont pas perçus de cette manière et peuvent être, au contraire, source de préoccupation. Les enquêtés font référence à des normes de corpulence qui sont plutôt celles des classes populaires, valorisant les « rondeurs de l’enfance comme signe de bonne santé » (Régnier, Masullo, 2009, p. 765). Les « petits mangeurs » sont davantage source de préoccupation, comme on l’analysera plus tard, tandis que les « bons mangeurs », joufflus, sont perçus comme de « bonnes natures ». Dès lors, leur souci pour l’appétit matinal de leurs enfants rend sans doute d’autant plus légitime à leurs yeux la norme du petit-déjeuner :

36

– Sarah, elle est toute menue. C’est une petite puce et moi j’ai toujours peur, quand vous avez une petite fille qui est comme ça une petite mangeuse, on a toujours peur qu’elle soit en manque de quelque chose… et c’est vrai que c’est une grande angoisse pour moi de laisser ma fille partir à l’école le ventre vide.
(Christine, secrétaire, 2 enfants de 8 et 13 ans, conjoint employé viticole).

37 Mais la norme du petit-déjeuner des enfants n’est pas diffusée que par les politiques publiques et les techniques de marketing. Les parents l’ont aussi reçue, dans leur enfance, de leurs propres parents. Cette transmission des normes alimentaires est particulièrement efficace dans les milieux populaires, l’expérience familiale constituant une source de référence aussi importante que le savoir porté par les professionnels (Gojard, 2000). Ainsi, les enquêtés aujourd’hui parents se souviennent des injonctions parentales répétées jour après jour :

38

– Ils insistaient un peu pour que je déjeune en disant « tu vas voir, tu vas avoir faim ». Je me rappelle maman elle nous houspillait : « allez déjeune, allez dépêche-toi, dépêche-toi ». Et moi je fais la même chose : « dépêche-toi, dépêche-toi ».
(Stéphanie, secrétaire, divorcée, 1 enfant de 4 ans).

39 Nos entretiens avec les ascendants des enquêtés montrent que cette génération a effectivement essayé d’inculquer la technique du corps du petit-déjeuner, même si les enfants en grandissant ont pu échapper à leur contrôle :

40

– Petits je les obligeais, donc ils mangeaient, ils ont toujours mangé leur petit-déjeuner avec moi et tout ! Après, quand ils ont grandi, ils ont arrêté de déjeuner. J’ai eu beau gueuler mais…
(Augusta, agent de sécurité sociale retraitée, mère d’Eva également interrogée dans cette monographie (et de 2 autres enfants), conjoint ouvrier imprimeur retraité).

41 Diffusée aussi bien par des campagnes d’éducation nutritionnelle que par les emballages des produits alimentaires, ancrée dans la mémoire familiale des enquêtés, faisant écho à la norme populaire de l’enfant « bien nourri », la technique du corps qui consiste à prendre un petit-déjeuner le matin est considérée par les enquêtés comme la seule légitime pour leurs enfants. L’importance des arguments nutritionnels, parés de la légitimité de la science, ne doit pas pour autant nous laisser croire qu’en inculquant cette norme les enquêtés poursuivent simplement un but technique (couvrir des besoins physiologiques).

2.2. Inculquer une technique du corps : des besoins physiologiques au contexte du repas

42 Les parents, et en particulier les mères, ne traitent pas le petit-déjeuner comme une simple norme technique en cela qu’elles ne se contentent pas de faire manger l’enfant, elles essaient de faire en sorte que cette prise alimentaire se fasse dans un certain contexte, défini par sa temporalité et sa commensalité (avec qui manger).

43 Certes, le besoin physiologique est le premier registre mobilisé par les parents enquêtés. D’emblée, c’est le vocabulaire du corps qui est mobilisé, pères et mères insistant à l’unisson sur le fait qu’un enfant « ne doit pas partir à l’école le ventre vide » :

44

– Il faut que je la pousse à petit-déjeuner, à manger un peu plus vite pour qu’elle puisse avoir quelque chose dans le ventre quoi, parce que sinon, si on la laisse petit-déjeuner, vu qu’elle cause plus qu’elle mange, donc il faut lui dire de se taire, de manger.
(Nicolas, gardien de la paix, 2 enfants de 6 et 13 ans, conjointe coiffeuse).

45 Mais au-delà de la satisfaction de besoins physiologiques, les entretiens avec les parents révèlent deux autres objectifs, qui font de l’inculcation du petit-déjeuner un enjeu d’intégration sociale. Le premier, c’est d’inculquer un rythme quotidien aux enfants, souci qui s’exprime particulièrement quand les parents ont des horaires de travail atypiques. Il ne s’agit pas seulement de manger pour répondre à un besoin physiologique mais également pour s’inscrire dans un temps collectif dont on partage les règles. Anne, boulangère, qui ne mange rien le matin, veille cependant à ce que ses enfants déjeunent à l’heure convenue :

46

– Anne : Je mange pas. J’ai pas envie de manger, alors il faut que je me force un peu.
– Enquêtrice : Vous vous forcez…
– Anne : Oui, donc je mange un petit quelque chose, mais presque rien. Parce que sinon… ça va pas, ça dérègle tout. Et pour les enfants, c’est pareil. Il faut qu’ils déjeunent. C’est dur pour nous parce que le matin, je sers à la boutique. Donc moi je suis pas là, il n’y a que mon mari. Mais j’appelle. Je suis obligée de dire « voilà, à telle heure on se réveille, à telle heure on mange », sinon après c’est l’anarchie... c’est vrai que, des fois, j’en ai marre... c’est l’heure de manger on mange, c’est pas l’heure on attend encore un peu, voilà…c’est pénible quoi.
– Enquêtrice : Oui, c’est pas facile.
– Anne : Oui, mais c’est bien d’être réglé… nous, on a une vie irrégulière, alors c’est vrai que c’est pas facile.
(Anne, boulangère, 2 enfants de 8 et 17 ans, conjoint boulanger).

47 Le second souci des parents est la commensalité. Le petit-déjeuner idéal – celui du week-end ou des vacances – est ainsi décrit comme un moment familial où tout le ménage s’attablerait en même temps [9]. Mais au quotidien, ne pas laisser son enfant manger seul (surtout pendant la petite enfance), lui permettre de prendre son repas dans le cadre familial, est une revendication maternelle particulièrement prégnante dans nos entretiens [10] :

48

– Moi, je suis là, et quelque part ça me paraît normal. Y a beaucoup de familles où les enfants doivent se débrouiller seuls le matin. C’est dur pour eux. Il ne faut pas s’étonner ensuite qu’ils ne mangent rien le matin [...] nous, on a fait des choix pour que je puisse être là pour les enfants. Et c’est vrai que c’est un moment sympa où on parle de ce qu’on va faire la journée, où je suis là pour les enfants.
(Carole, assistante maternelle, 2 enfants de 3 et 8 ans, conjoint en reconversion professionnelle).

49 Peu de pères insistent autant sur l’importance de cette disponibilité parentale auprès des enfants. Si les mères prennent effectivement davantage en charge l’organisation du petit-déjeuner des enfants, les horaires atypiques de nombreux emplois occupés par les classes populaires (Siblot, Cartier et al., 2015) font qu’elles ne sont pas tou- jours présentes physiquement le matin. On ne développera pas ici les différentes stratégies utilisées par les mères pour anticiper ce qui se passe quand elles ont quitté le domicile familial. Des produits préalablement disposés sur la table du petit-déjeuner au coup d’œil ultérieur sur ce qui a été mangé, l’organisation quotidienne montre qu’elles ont largement intériorisé la norme de la disponibilité maternelle [11] (Garcia, 2011) et tentent de contrôler à distance ce temps où elles ne sont pas présentes (voir également les appels téléphoniques d’Anne, page précédente). Les pères prennent alors le relais auprès des enfants, comme chez Romain et Carine, qui gèrent ensemble un bureau de tabac. Les matins où Carine tient le commerce, Romain supervise les petits-déjeuners de leurs deux enfants. Quand il s’occupe d’eux, son souci est la technique du corps dans son aspect le plus « technique » (que les enfants prennent l’habitude de manger le matin). Ce qui justifie le relâchement de sa surveillance pour Jules (l’aîné), c’est que le processus d’incorporation est réussi (« ça passe facile »), tandis qu’il est en cours d’acquisition pour le second (Matthias). Romain semble, en revanche, moins enclin que sa femme à établir des routines matinales:

50

– Jules, il commence à manger plus le matin que ce qu’il mangeait avant. Avant c’était une tartine, il finissait pas spécialement. Maintenant il peut me demander 3-4 tartines quoi, ça passe facile. Jules ça descend alors que Matthias il est plus lent dans le fait de manger. […] Encore pour le moment je suis sur le dos de Matthias, mais Jules non, c’est bon [...] C’est important de bien manger, ça peut être avant la douche, après la douche, je suis moins strict sur ça que Carine [...] Je préfère être en retard à l’école et qu’ils aient petit-déjeuner que d’être à l’heure à l’école. Je préfère à la limite sauter le brossage de dents pour qu’ils puissent prendre le temps de petit-déjeuner, tant pis si on a 5 minutes de retard.
(Romain, buraliste et auto-entrepreneur (bricolage, jardinage), 2 enfants de 6 et 10 ans, conjointe buraliste).

51 Quand aucun parent n’est disponible le matin, les enquêtés ont recours, autant que possible, à leur « parenté pratique » (Weber, Gojard, Gramain, 2003), afin que leurs enfants déjeunent dans la famille élargie à défaut de pouvoir le faire. Florence est surveillante en collège, son conjoint travaille de nuit. Tous les matins elle habille ses filles, les conduit en voiture chez sa mère et apporte les produits du petit-déjeuner (yaourt à boire en flacons individuels et gâteaux au yaourt qu’elle a confectionnés). Cet approvisionnement quotidien répond sans doute à la volonté de ne pas peser économiquement sur sa mère dont les revenus sont modestes, mais il est également possible de le lire comme une ultime tentative pour garder le contrôle sur l’alimentation de ses enfants et se conforter dans l’image qu’elle n’est pas « une mère défaillante » :

52

– En fait, elles ont quand même le même petit-déjeuner qu’elles soient ici ou chez ma mère. Donc c’est sûr que c’est pas le top mais c’est déjà mieux que rien. On ne peut pas me reprocher qu’elles ne mangent rien le matin.
(Florence, surveillante contractuelle en collège, 2 enfants de 5 et 9 ans, conjoint technicien dans une laiterie industrielle).

53 L’analyse en creux des propos de Florence montre le modèle normatif dominant, à savoir un petit-déjeuner au domicile familial, en présence des parents. Le « fait-maison », plutôt inhabituel pour les produits du petit-déjeuner, peut se lire comme une appropriation personnelle de l’injonction à être une mère « respectable ». L’idée de « faire soi-même » renvoie à l’imaginaire collectif de la bonne ménagère et de l’alimentation familiale (Charles, Kerr, 1988) ; pouvoir s’y rattacher permet à Florence de compenser symboliquement son absence lors du premier repas de ses enfants.

54 Les efforts déployés par les parents pour se conformer à ce modèle normatif (donner aux enfants un cadre familial le matin) sont donc conséquents. Les situations familiales ou professionnelles difficiles le montrent. Parmi les monographies réalisées, deux enquêtées élèvent seules leurs enfants. Dans le cas de Sandrine, vie familiale/vie professionnelle est rendue possible grâce à l’aide apportée par ses parents, chez lesquels petit-déjeune son fils tous les matins. Dorothée en revanche, dont la famille habite dans une autre région, a changé d’employeur suite aux contraintes matinales qui lui étaient imposées :

55

– J’étais fleuriste à Carrefour, mais par contre là les horaires n’allaient plus du tout. Au début ça allait parce qu’on avait convenu que je faisais du 8 heures 17 heures tous les jours. Et à la fin, on m’a dit « ben non, en fin de compte il faut que tu commences à 6 heures du matin. - OK. Et je fais comment moi? - Eh ouais mais c’est comme ça ». Bon alors mes enfants, ils devaient partir chez une nourrice... Non c’était vraiment plus... Et puis la nourrice le matin tôt, la nourrice la journée... Je me suis dit « c’est bon, j’arrête là ! Je peux plus ! » Et puis j’ai fait un abandon de poste.
(Dorothée, fleuriste salariée, divorcée, 2 enfants de 6 et 7 ans).

56 L’importance accordée au contexte de ce premier repas de la journée n’est probablement pas spécifique et les principes éducatifs relatifs à la temporalité et à la commensalité sont sans doute largement partagés dans les classes moyennes et supérieures. Les contraintes professionnelles qui caractérisent notre population font que l’application de ces principes est plus difficile et rendent leurs enjeux plus perceptibles pour l’analyse sociologique. Pour nos enquêtés dont les revenus ne permettent pas de recourir à une aide rémunérée pour les enfants en dehors des horaires standard de travail, l’organisation domestique et le soutien de la parenté sont des ressources nécessaires pour permettre aux enfants de manger dans le cadre social que les normes sociales prescrivent.

57 Cet attachement au contexte du repas n’est toutefois pas antagoniste avec un autre principe éducatif, déjà souligné dans les travaux sur l’alimentation des enfants en milieux populaires (Régnier, Massulo, 2009), à savoir la satisfaction des goûts enfantins. Outre le produit laitier, certaines femmes interrogées proposent plusieurs alternatives, soucieuses de voir leur enfant prendre du plaisir à manger le matin [12]. Parmi ces possibilités figurent les « classiques » du petit-déjeuner (tartines, céréales) mais aussi parfois des aliments qui s’éloignent des recommandations nutritionnelles des produits à consommer le matin (gâteaux pour le goûter, par exemple) :

58

– Laurine, elle a des Miel Pops et sa sœur elle a des céréales au chocolat, des Chocapic. Moi j’ai acheté des Chocapic parce que Laurine elle a vu la pub, parce que sa copine mangeait cela, donc pourquoi pas, tant que ça la fait manger. Et en fait elle va en manger 4, 5 fois et après elle en veut plus, elle passe à autre chose. Après, c’est peut-être le fait que j’accepte qu’elles varient leur petit-déjeuner après le lait, tu vois, j’aurais imposé dès le départ le lait et céréales, mais comme je leur impose rien le matin et qu’elles choisissent. Ca peut être des gâteaux, des Kinder Bueno, c’est elles qui choisissent.
(Fabienne, coiffeuse, 2 enfants de 6 et 13 ans, conjoint gardien de la paix).

59 La proposition occasionnelle ou régulière de ce type de produits, non conformes à la liste de ceux classiquement préconisés pour le petit-déjeuner, pourrait bien distinguer certains de nos enquêtés de parents appartenant à des strates sociales plus aisées et plus éduquées [13]. Soulignons que les classes supérieures ont été jusqu’ici surtout distinguées des classes populaires par « l’inculcation d’un goût aux aliments, conforme aux recommandations nutritionnelles en vigueur » (Régnier, Masullo, 2009), qui leur serait propre. En se focalisant sur les aliments consommés, c’est l’attention pour le plaisir des enfants qui est généralement retenue comme caractéristique de l’alimentation des enfants dans les milieux populaires, par contraste avec une « éducation alimentaire », spécifique aux classes supérieures (Régnier, Masullo, 2009). Or, notre recherche, qui s’intéresse également aux circonstances dans lesquelles les aliments sont consommés, amène à nuancer cette opposition : dans le groupe social étudié, il existe indéniablement une éducation alimentaire qui passe par le rythme et le contexte des repas. L’incorporation du petit-déjeuner aux routines du matin traduit la bonne intégration aux rythmes sociaux du matin et marque, par là, la respectabilité éducative des parents qui s’efforcent d’assurer ce cadre.

2.3. Le rapport aux institutions éducatives autour du petit-déjeuner des enfants : l’enjeu de la respectabilité populaire

60 Les rapports entre les mères et les institutions qui ont en charge les enfants (crèches et écoles) sont une occasion de plus d’observer à quel point le petit-déjeuner des enfants est chargé d’enjeux qui ne se limitent pas à la physiologie enfantine. Nous ne détaillerons pas comment ces institutions contribuent à l’inculcation de la technique du corps « de l’extérieur et d’en haut » (pour reprendre les termes de Marcel Mauss) [14]. Nous examinerons plutôt des cas où les enquêtés ont été interpellés par ces institutions à propos de ce qui a été traité comme des déviances dans l’alimentation de leurs enfants. Ces interactions et la façon dont les parents (de fait, surtout les mères) y réagissent montrent qu’aux yeux des parents, l’enjeu n’est pas seulement la santé de leur enfant, mais bien un jugement moral sur leur capacité à être de bons parents et par-delà une appréciation de leur statut social.

61 Christine relate ainsi une discussion avec l’institutrice de sa fille Sarah. Si Christine oriente la discussion sur l’alimentation de sa fille, la réponse de l’enseignante renvoie au rôle de mère :

62

– Elle m’avait dit : « Sarah est souvent fatiguée le matin en ce moment ». Je lui ai dit « oui, je sais, elle ne mange pas beaucoup le matin ». Elle m’a dit « oui, mais, il faut la forcer un peu, je sais que c’est compliqué, mais est-ce que vous prenez parfois le temps de petit-déjeuner avec elle ? ». Je lui ai dit « écoutez, Madame, je suis sur son dos tous les matins… Je ne vois pas ce que je peux faire de mieux ».
(Christine, secrétaire, 2 enfants de 8 et 13 ans, conjoint employé viticole).

63 On voit bien que le rappel institutionnel à la disponibilité maternelle vexe Christine. Tandis que l’institutrice rappelle la norme du repas comme temps familial partagé, Christine le prend comme un reproche personnel puisqu’elle y répond en mettant en exergue son investissement quotidien. C’est son identité de mère qui est ici blessée. Or, comme le suggèrent plusieurs recherches sur la parentalité en milieux populaires, le fait d’être perçu, par les tiers et par l’entourage proche, comme un « bon » parent constitue pour les mères un capital symbolique qui vient compenser une plus faible estime de soi sur le plan professionnel et plus généralement social (Samuel, 2008, Le Pape, 2009).

64 Être identifié comme bon parent par les institutions, notamment par l’école, est une source de respectabilité essentielle pour ces mères. Elles peuvent faire des compromis sur le respect d’autres normes pour se conformer au rythme alimentaire prescrit. Christine laisse, par exemple, manger ses enfants devant des dessins animés dans l’espoir que sa fille, absorbée par le petit écran, déjeune malgré tout. Devant l’échec de techniques mobilisant la volonté de l’enfant, c’est une incorporation presque mécanique qui est sollicitée :

65

– Quand elle a décidé de ne pas manger ses céréales le matin ou alors elle va manger deux cuillères à café, vous avez beau vous fâcher, si elle a décidé, si elle n’a pas faim, elle ne mangera pas. Du coup, on ouvre la télé, ça fait partie du truc pour qu’elle déjeune, pour que ça descende. En général ils regardent Piwi, c’est la chaîne des…voilà, on regarde pas les clips, on regarde pas les infos, vraiment du dessin animé.
(Christine, secrétaire, 2 enfants de 8 et 13 ans, conjoint employé viticole).

66 Consciente que cette pratique pourrait être critiquée par certains [15], Christine précise qu’elle allume la télévision pour une « bonne » raison, pour « que ça descende ».Elle ajoute également qu’elle choisit les émissions regardées, se prémunissant par avance contre le préjugé de la « mauvaise mère » qui laisse ses enfants regarder des émissions inadaptées.

67 Augusta et sa fille Eva ont toutes les deux pris des mesures pour modeler le petit appétit de leurs enfants et le rendre conforme aux attentes des institutions. Ainsi, Augusta se souvient d’avoir demandé à son médecin de famille de prescrire un sirop pour sa fille cadette, désormais adulte, afin de « lui ouvrir l’appétit » parce qu’elle ne mangeait rien et pleurait tous les midis à la cantine, où l’on forçait les enfants à finir leur assiette. Eva qui est la fille aînée d’Augusta a été « convoquée » par la psychologue de la crèche pour des raisons très proches :

68

– Elle mangeait rien à la crèche et j’avais été convoquée par la psy de la crèche pour voir le souci. Elle mangeait que le pain à la crèche, que le pain [...la psy] m’avait dit « ne vous inquiétez pas, il ne faut pas rentrer dans le jeu de la confrontation à l’alimentation. Ça viendra ». Elle me disait « elle est en bonne santé, il ne faut pas se prendre la tête ». J’ai essayé d’étaler un petit peu ses pâtes sur une petite table, elle venait en manger des froides, c’était là, elle venait, elle mangeait, elle repartait. Et c’est vrai que maintenant, elle commence un peu à goûter à tout.
(Eva, agent de la sécurité sociale, 3 enfants de 4, 10 et 12 ans, conjoint technicien de maintenance RATP).

69 La psychologue affirme que la santé de l’enfant n’est pas menacée mais le « ça viendra » dit bien que les habitudes alimentaires dominantes devront prévaloir au final. De même, si Eva semble rassurée sur le plan technique (pour la santé de sa fille), elle tente malgré tout de stimuler l’appétit et d’élargir le répertoire alimentaire de sa fille, en s’appropriant à sa façon le conseil médical. Les stratégies adoptées par Christine (faire manger l’enfant devant la télévision pour qu’il s’alimente sans y penser) et Eva (proposer une prise alimentaire continue) consistent au final à s’affranchir de certaines normes diététiques dominantes [16] pour mieux respecter une autre norme (faire manger son enfant), qui elle, met en jeu leur statut de mère respectable dans des interactions sociales, au sein des institutions qui accueillent leurs enfants.

70 Ainsi, les parents sont interpellés et jugés à travers le rythme alimentaire incorporé par leur enfant, même s’ils sont également capables de négocier les injonctions normatives qui leur sont adressées. Les techniques du corps inculquées relèvent donc d’un registre à la fois technique et moral, car elles renvoient aux responsabilités éducatives des parents, qui sont une source importante de légitimité sociale pour les classes populaires (Schwartz, 2012 ; Siblot, Cartier, Coutant, Masclet et al., 2015). Légitimées par les différentes instances (publiques, commerciales et familiales) qui les diffusent, ces tech- niques du corps deviennent un lieu où s’évaluent la respectabilité et donc le statut social des couches supérieures des classes populaires. Cet enjeu identitaire et statutaire concerne plus les femmes, en tant que mères, que les hommes. Mais si l’alimentation des enfants revêt des enjeux identitaires forts, d’autres stratégies de distinction, dont l’analyse du petit-déjeuner est encore révélatrice, se jouent également à l’âge adulte.

3. Techniques du corps, statut social et trajectoire des adultes

71 Les adultes enquêtés petit-déjeunent moins que leurs enfants. Cette section analyse d’abord un paradoxe : les enquêtés relient leurs habitudes matinales à des sensations corporelles, à des impératifs physiologiques. Pourtant l’enquête statistique INCA 2 montre que la probabilité de manger le matin est socialement différenciée. Penser le petit-déjeuner comme une technique du corps permet de rendre compte de ce paradoxe, en concevant le fait de ne pas manger le matin comme une technique du corps alternative, moins légitime mais objectivement adaptée aux conditions de vie des couches populaires. Les enquêtes statistiques récentes montrent en effet que la coordination des emplois du temps au sein du couple y est plus complexe que dans d’autres groupes sociaux (Lesnard, 2009). L’acquisition de techniques du corps n’est cependant pas irréversible, comme l’illustrent des situations où des enquêtés ont modifié un rythme alimentaire pourtant ancré dans leurs habitudes du matin

3.1. Les techniques du corps à la jointure du social et du biologique

72 Si les enquêtés adultes s’accordent unanimement sur l’importance du petit-déjeuner pour les enfants, beaucoup ne petit-déjeunent pas eux-mêmes. Tout comme ils font la distinction entre « petits mangeurs » et « gros mangeurs » quand ils parlent de leurs enfants, la plupart d’entre eux relient leur besoin (ou au contraire leur absence d’envie) de manger le matin à un besoin physiologique. Ce besoin naturel se manifesterait par des sensations corporelles que certains ont constatées depuis leur enfance. Les deux citations suivantes illustrent bien les convictions des enquêtés à ce sujet :

73

– Je peux pas sortir de chez moi sans déjeuner, c’est pas possible, je peux pas faire un pas devant l’autre sans déjeuner.
(Lucie, coiffeuse, 3 enfants de 10, 13 et 14 ans, conjoint formateur en informatique).
– Alors sincèrement pour moi, [m’attabler le matin] je le fais par rapport à mes enfants parce que je conçois très bien qu’elles doivent déjeuner. Mais moi personnellement mes habitudes d’avant sont restées les mêmes. C’est bizarre, mais si je mange au réveil je vais vomir. Ça veut pas passer. Je déjeune jamais. Ça a toujours été ça, depuis l’enfance ! En étant plus jeune, maman elle donnait les BN ou des choses comme ça mais non.
(Dorothée, fleuriste salariée, divorcée, 2 enfants de 6 et 7 ans).

74 Pourtant, l’exploitation de l’enquête statistique INCA 2 est loin de confirmer cette perception qu’ont les enquêtés du petit-déjeuner comme un besoin strictement naturel (c’est-à-dire lié à la nature de chacun). En effet, la prise de ce repas est sociale- ment différenciée parmi les adultes. Certes, le fait de manger au moins un aliment solide le matin est l’habitude la plus partagée : 77,5 % des journées alimentaires renseignées dans l’enquête INCA 2 comportent un petit-déjeuner. Cependant, des différences appa- raissent très nettement quand sont observées les caractéristiques sociales de ceux qui petit-déjeunent le matin. Par exemple, l’odds-ratio de petit-déjeuner est plus élevé parmi les personnes de plus de 60 ans et les femmes. Résultat plus remarquable encore dans le cadre de notre enquête, on observe que les cadres supérieurs ont un odds-ratio significativement plus élevé que les ouvriers et employés, où se situent la plupart des répondants de notre corpus d’entretiens (tableau 1).

Tableau 1 : Manger au petit-déjeuner parmi les adultes de l’enquête INCA 2, odds-ratio

Tableau 1 : Manger au petit-déjeuner parmi les adultes de l’enquête INCA 2, odds-ratio

Tableau 1 : Manger au petit-déjeuner parmi les adultes de l’enquête INCA 2, odds-ratio

* p<0.05, ** p<0.01, *** p<0.001
Régression logistique tenant compte du plan de sondage (Stata 13, commande svyset).
Données : Enquête INCA 2 (2006) échantillon des adultes. L’enquête INCA 2 de l’ANSES repose sur un carnet alimentaire que les enquêtés tiennent pendant 7 jours consécutifs. Pour chaque journée ils disposent de 6 pages (petit-déjeuner, collation, déjeuner, collation, dîner, collation) dans lesquelles ils doivent noter ce qu’ils ont mangé et bu.

75 Ainsi, ce que les enquêtés ressentent comme relevant de leur nature corporelle (appétit ou dégoût matinal) est en fait socialement distribué. C’est précisément à cela que renvoient les techniques du corps, telles que Marcel Mauss les définit.

76 Le caractère socialement construit de ces faims et dégoûts matinaux s’accentue encore quand on constate que certains enquêtés juxtaposent deux rythmes alimentaires insérés dans des rythmes sociaux distincts. C’est le cas d’Antoine qui décrit l’impossibilité physique d’avaler autre chose qu’un café noir les jours de semaine, mais apprécie un petit-déjeuner copieux pendant le week-end ou les vacances :

77

– Antoine : Donc je m’occupe de mes médicaments d’abord, et tout de suite dans la foulée, café. On a une machine Senseo, t’appuies sur la petite tasse, mais moi je remets de l’eau froide parce que je déteste le café chaud. Mon café il faut que je le boive tout de suite. Dans la foulée je reprends un deuxième, voilà.
– Enquêtrice : tu manges quelque chose ?
– Antoine : Rien. C’est une habitude, bon j’ai pas faim, je peux rien manger, ça m’écœure et puis j’ai pris cette habitude de pas manger. Il y a qu’en vacances que je mange. Je ne sais pas pourquoi… c’est le fait de se dire on a le temps et puis… voilà on est en vacances, on sort le pain de mie, on prend le beurre, voilà… ça me donne faim, et puis en semaine bon ben non.
(Antoine, en reconversion professionnelle après avoir occupé divers postes dans la restauration, 2 enfants de 3 et 8 ans, conjointe assistante maternelle).

3.2. Ne pas manger le matin : une technique du corps objectivement adaptée aux conditions d’existence des classes populaires 

78 Ce dernier exemple montre combien le rythme alimentaire est pris dans des temporalités et des contraintes plus fortes. De ce point de vue, ne pas manger le matin peut être considéré comme une technique du corps alternative, qui permet de faire face à des injonctions sociales ou à des contraintes temporelles jugées plus impérieuses. C’est une technique moins légitime que celle qui consiste à prendre un petit-déjeuner. D’une part, elle est minoritaire dans la population française. D’autre part, elle est en rupture avec les prescriptions nutritionnelles dominantes. Cependant, ne pas manger le matin suppose aussi l’incorporation (l’apprentissage par le corps) d’un rythme alimentaire. Les impératifs qui sont associés à l’habitude de ne pas petit-déjeuner sont révélateurs des préoccupations de nos enquêtés issus des couches intégrées des classes populaires.

79 Ainsi Virginie, qui travaille en horaires décalés, fait son ménage tous les matins à cinq heures et demie avant le réveil de ses enfants :

80

– Virginie : C’est moi qui me lève à partir de cinq heures et demie. Moi je fais 7 heures-15 heures ou alors 13 heures-21 heures, alors ça veut dire que …. Je me suis levée, habillée, j’ai fait le ménage, je déjeune pas, je m’en vais à 6 heures et demie.
– Enquêtrice : Donc tu fais du ménage le matin ?
– Virginie : Oui. Ça doit être fait. Je ne supporterais pas, voilà je ne supporterais pas que ma maison soit pas propre, non, c’est hors de question.
– Enquêtrice : D’accord, quand tu dis le ménage qu’est-ce que tu veux dire concrètement ?
– Virginie : Poussière, balayer, la serpillière, j’étends le linge, machin et tout ça et après je réveille les enfants.
(Virginie, aide-soignante en maison de retraite, 2 enfants 13 et 17 ans, conjoint ouvrier menuisier).

81 Partir au travail en laissant un chez-soi propre et rangé, même à une heure où la plupart des Français qui prennent un petit-déjeuner n’ont pas commencé à manger (Saint Pol, Ricroch, 2012) traduit la force de cette règle morale aux yeux de Virginie (« ça doit être fait »). L’ordre matériel est ici une métaphore de l’ordre domestique. On retrouve cette quête de respectabilité qu’évoque Beverly Skeggs (2014) et qui sonne comme une injonction supérieure à celle de prendre un petit-déjeuner solide. On peut émettre l’hypothèse que, pour Virginie, l’habitude de ne pas prendre de petit-déjeuner permet de faire face plus facilement à de fortes contraintes familiales et/ou professionnelles que les ressources pécuniaires d’un ménage des classes populaires ne permettent pas toujours de contourner (par exemple, le recours à une femme de ménage serait trop onéreux).

82 Pour les hommes, les conditions d’emploi sont un impératif incontournable car c’est l’espace central où se jouent leur identité sociale et leur respectabilité. Antoine, cité plus haut, a cessé de prendre un « vrai petit-déjeuner » suite à un changement radical de mode de vie. Il débute sa carrière professionnelle lorsque ses parents achètent un restaurant en région parisienne, et que toute la maisonnée (Antoine, sa mère) se mobilise autour de cette nouvelle entreprise familiale :

83

– Chez mes parents, il y avait tartine, pain, beurre, confiture… bon on est originaire de la Franche-Comté donc on prenait de la cancoillotte le matin en plus. C’était un vrai petit-déjeuner, vraiment… table de la cuisine obligatoire. J’avais 14 ans à peu près quand on est monté à Paris. On a pris peut-être le rythme parisien, je ne sais pas. Et moi, c’est là où j’ai commencé à travailler : j’aidais au restaurant. Et puis, bon je pense que c’est à partir de ce moment-là qu’on a peut-être été plus laxiste sur le petit-déjeuner. On passait chacun notre tour, en vrac. Un bol de café, debout, et puis c’est tout, on prenait même du Nescafé, donc c’était le truc qui était déjà pressé.
(Antoine, en reconversion professionnelle, 2 enfants de 3 et 8 ans, conjointe assistante maternelle).

84 Toutefois il serait caricatural d’opposer les soucis domestiques et familiaux des femmes aux impératifs professionnels des hommes. C’est ce que montre le cas de Bruno qui travaille de nuit à la RATP. Sa promotion au poste de chef d’équipe l’a contraint à allonger ses heures de travail, ce qui l’amène à sauter de plus en plus fréquemment son premier repas de la journée. Mais c’est afin de pouvoir continuer à remplir ses obligations familiales :

85

– Bruno : Avant je finissais à 6 heures. A 6 heures et demie, j’étais à la maison. Maintenant je suis responsable d’équipe, du coup je pars plutôt à 7 heures et demie le matin, donc j’arrive ici il est 8 heures. Là ils m’ont mis en poste sur un poste de manager, je suis pas validé en tant que manager mais j’ai toutes les fonctions du manager, donc ça a un peu changé ma façon de manger et tout ça. Avant j’arrivais là, j’étais douché, je me couchais et je me relevais à 13 heures pour manger. Pour petit-déjeuner on va dire. Après avoir mangé ma banane, je bois un café noir sans rien du tout.
– Enquêtrice : Et la banane c’est venu comment?
– Bruno : Je sais pas, j’aime bien. J’aime bien le matin, c’est une habitude et tu vois (en désignant les bananes sur la table) on voit bien que je ne mange plus de bananes parce qu’elles sont noires! D’habitude elles sont toutes jaunes ou il y en a plus. Donc non là tu vois, en ce moment je prends que le café. Je sais même pas pourquoi. Je pense que le stress doit y jouer. Avant j’avais le temps de plus déjeuner parce que je me levais à 13 heures, que là c’est vrai que là j’ai pas le temps. Je me lève beaucoup plus tard, je me lève il est 15 heures, des fois à 16  eures. Et là, c’est le speed, je dois aller chercher les enfants à l’école.
(Bruno, technicien de maintenance à la RATP (en train de devenir chef d’équipe), 3 enfants de 4, 10 et 12 ans, conjointe agent de la sécurité sociale).

86 Ce qui conduit Bruno à abandonner son petit-déjeuner composé d’un café et d’une banane vers 13h (un horaire décalé par rapport aux horaires de la plupart des Français, mais d’une grande stabilité dans son propre emploi du temps), ce n’est pas seulement qu’il termine plus tard et décale de ce fait l’heure de son réveil. L’extension de son temps de travail lui laisse désormais peu de temps entre son réveil et ses contraintes paternelles, auxquelles il accorde une grande importance.

87 Ainsi, ne rien manger de solide le matin est une technique du corps bien ancrée dans la culture alimentaire des « classes laborieuses », parce que particulièrement adaptée aux modes de vie de populations qui ne maîtrisent pas leurs horaires de travail. Les horaires contraints, décalés ou simplement matinaux sont, en effet, un élément récurrent des emplois subalternes (Lesnard, 2009 ; Siblot, Cartier et al., 2015). Pouvoir se contenter d’un café, ou être capable de partir le matin à jeun, peut dès lors être vu comme une compétence. Il s’agit d’habituer son corps à « tenir le coup » (Antoine) afin de pouvoir prendre en charge d’autres activités, qui permettent de se maintenir intégré dans le tissu social. Car il s’agit avant toute chose de maintenir son statut social que ce soit par un intérieur jugé digne, par des enfants « bien élevés », ou par le travail rémunéré même dans des conditions très contraignantes.

3.2. Des techniques incorporées et réactivées selon les trajectoires sociales

88 Parmi les enquêtés adultes il y a donc non pas une mais deux techniques du corps : prendre un petit-déjeuner, tech- nique conforme aux recommandations nutritionnelles, et ne pas en prendre, technique plus répandue dans les classes populaires. Comment comprendre la coexistence de ces deux techniques ? Comment rendre compte du fait que, manifestement, les enquêtés ont su changer de technique du corps ? Et comment expliquer qu’ils ont appris les deux techniques alors même que, nous l’avons montré, leurs parents se sont efforcés de leur inculquer la technique légitime ?

89 Le fait de ne pas manger le matin n’est pas spécifique à la génération des individus enquêtés. Comme nous l’avons constaté dans nos monographies familiales, ce rythme alimentaire était déjà perceptible dans les générations précédentes. Il est également attesté de longue date dans la littérature sur l’alimentation des milieux popu- laires urbains (Aymard, Grignon, Sabban, 1993). Cette technique a donc fait l’objet d’une transmission par imitation, les enfants ayant inconsciemment mémorisé les pratiques de leurs parents. Certains enquêtés s’étonnent d’ailleurs au moment de l’entretien, du parallèle entre leurs pratiques d’adultes et le souvenir qu’ils ont de leurs ascendants :

90

– C’est marrant, c’est vrai que je prends le café comme mon père quoi, exactement pareil. Je ne sais pas si c’est copié, c’est-à-dire que lui il fallait qu’il mette de l’eau froide dans son café, moi je fais pareil et on le prend debout tous les deux.
(Antoine, en reconversion professionnelle, 2 enfants de 3 et 8 ans, conjointe assistante maternelle).

91 Ce n’est pas seulement le même goût (mêmes aliments, même mode de préparation) qui est incorporé. La posture du corps est également identique. Debout devant le plan de travail de la cuisine, les individus prennent une pause éphémère avant de faire face aux injonctions de la vie quotidienne :

92

– Je fais comme ma maman, quand j’y pense, en fait. Levée six heures, je descends, je bois mon café vite fait. Je le prends debout. Je suis toute seule… le moins de lumière possible, j’allume ma petite lumière au-dessus de la hotte et vraiment le moins de lumière possible et mon café, c’est tout. Je sais que ma maman, être toute seule, avoir la paix, elle aimait bien ça aussi.
(Sandrine, femme de ménage dans un hôtel, 2 enfants de 7 et 14 ans, conjoint employé viticole).

93 De ce point de vue, plutôt que de voir l’échec des parents à inculquer durablement le rythme alimentaire légitime, il faudrait souligner l’intériorisation par les enfants d’autres techniques, plus adaptées aux circonstances de leur vie d’adulte : ces techniques peu légitimes ont été apprises sans être enseignées, incorporées sans être mises en œuvre dans l’enfance, mais peuvent être réactivées bien plus tard.

94 En outre, le rythme alimentaire incorporé n’est pas figé. Le corps peut désapprendre et réapprendre une technique du corps. La trajectoire d’Eva, dont le mari Bruno espère bientôt être nommé chef d’équipe à la RATP, montre bien comment elle s’est peu à peu approprié la norme légitime du petit-déjeuner « complet », dans le cadre d’un régime amincissant. Elle oppose son rythme alimentaire « d’avant », sans unité de temps ni de lieu, au plaisir qu’elle prend désormais à manger le matin, suivant les prescriptions de son régime :

95

– Avant je partais, je mangeais des gâteaux dans la voiture, ou je déjeunais pas le matin. Et depuis trois ans que j’ai fait Weight Watchers, il fallait manger le matin. Et un coup salé, un coup sucré. Donc salé j’ai jamais réussi le matin mais par contre il fallait déjeuner, ils préféraient des tartines qu’autre chose, des tartines avec de la confiture, un petit peu de beurre. Et un jus de fruit, et du lait avec même une boisson chocolatée mais voilà, il fallait prendre un petit-déjeuner. Et il y a trois ans je m’y suis mise, et maintenant, voilà : je peux plus partir sans avoir mangé - ben disons que si je suis pressée ou si je pars plus tôt parce qu’on a rendez-vous je vais pas déjeuner à ce moment-là - mais voilà : maintenant j’aime bien déjeuner.
(Eva, agent de la sécurité sociale, 3 enfants de 4, 10 et 12 ans, conjoint technicien de la RATP en train de devenir chef d’équipe).

96 Le fait qu’Eva continue parfois de sauter le petit-déjeuner montre qu’elle est cependant capable d’activer l’une ou l’autre des techniques du corps selon les circonstances.

97 Certains hommes disent également s’être remis à manger le matin, sous la pression de leurs épouses. Ainsi Angélique a poussé son mari Boris, maçon, à manger un « vrai » petit-déjeuner le matin. Elle a intégré les messages nutritionnels sur l’énergie qu’apporte ce repas. Mais elle se situe également dans une perspective d’ascension sociale qui passe par son mari. Factrice, elle pense devoir attendre longtemps une promotion au sein de La Poste tandis que Boris est salarié dans l’entreprise de maçonnerie de son père, qu’il pourrait reprendre avec elle dans quelques années :

98

– Boris : Au début, j’en prenais pas vraiment, c’est venu après, en 2003/2004.
– Angélique : C’est moi qui lui ai fait la guerre pour qu’il prenne un petit-déjeuner, parce qu’il a un travail physique et qu’on a pas mal de boulot en perspective pour les années à venir.
(Angélique, 32 ans, factrice et Boris, 32 ans, maçon, un enfant de 16 mois).

99 Certains enquêtés ont donc appris ou réappris une technique du corps au gré de leur trajectoire sociale. Ceux qui ont adopté le petit-déjeuner se situent sur une trajectoire sociale ascendante, suggérant qu’ils adoptent une technique du corps plus en accord avec leur statut social atteint ou visé. À ce stade de l’analyse, la différence entre technique du corps et « travail de soi sur soi » s’atténue tant l’incorporation d’un nouveau rythme alimentaire, qu’il soit plus ou moins légitime, s’apparente à un effort. Toutefois, contraire- ment à l’anorexique qui se fait violence pour adopter un rythme alimentaire inédit (Darmon, 2008), nos enquêtés ont été socialisés aux deux techniques du corps, l’une transmise de façon explicite, par l’éducation parentale et scolaire, l’autre transmise silencieusement, par l’observation « des actes qui ont réussi et [que l’enfant] a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui » (Mauss 1936, p. 8).

Conclusion

100 La thèse défendue dans cet article est qu’inculquer un rythme alimentaire à ses enfants et le respecter révèle des enjeux de classe, que le caractère journalier et répétitif des gestes du matin ne rend pas d’emblée visibles. C’est cependant dans cette gestuelle matinale qu’on parvient à observer les conditions d’existence des classes populaires, leurs croyances et représentations sociales, leurs efforts pour affirmer leur position dans la société française, modeste mais intégrée. Ces efforts, que nous avons désignés comme la recherche de respectabilité, sont selon nous une forme de distinction propre au bas de l’échelle sociale.

101 Les parents que nous avons interrogés travaillent activement à ce que leurs enfants acquièrent une technique du corps légitime – conforme aux prescriptions diététiques et aux pratiques des adultes des classes supérieures – qui consiste à manger le matin. Leur attention est cependant davantage portée sur le contexte de ce premier repas que sur la valeur nutritionnelle des aliments consommés. Si le message porté par les politiques publiques et les techniques de marketing est si bien reçu, ce n’est pas seulement parce que les enquêtés adhèrent à la vision du petit-déjeuner comme un besoin physio-logique, tel qu’il est valorisé par les campagnes d’éducation nutritionnelle et les emballages des produits alimentaires. C’est également parce qu’il fait sens par rapport à un système de croyances, notamment celle de l’enfant « bien nourri » dont l’appétit matinal traduit « une bonne nature ». C’est également parce qu’ils ont eux-mêmes connu cette inculcation dans leur enfance et que l’expérience familiale est tout autant valorisée par ces parents que le savoir professionnel (Gojard, 2006). L’enjeu de faire petit-déjeuner les enfants le matin traduit enfin une quête de respectabilité et de distinction pour les mères des classes populaires, qui montrent ainsi leur disponibilité maternelle ou tout du moins leurs efforts pour donner un cadre familial à ce premier repas du matin. Pour des personnes aux horaires de travail souvent contraints, cet objectif éducatif suppose néanmoins une coordination des temps matinaux et une mobilisation de l’entourage familial qui permet de déléguer ce que les mères ne peuvent prendre en charge elles-mêmes. L’implication maternelle est donc un enjeu fort de définition de soi, comme en témoignent les efforts et la créativité (parfois à rebours des messages nutritionnels dominants) dont font preuve certaines enquêtées pour que la faim devienne une « seconde nature », un besoin physique chez leur(s) enfant(s). On comprend donc pourquoi le regard porté par les institutions (école, crèche) sur ce travail parental est aussi important à leurs yeux, notamment pour celles qui se sont fortement investies dans l’éducation alimentaire de leurs enfants.

102 Mais arrivés à l’âge adulte, bon nombre des parents interrogés ont, eux, abandonné le petit-déjeuner. Comme le confirme l’exploitation statistique de l’enquête INCA 2, la pratique qui consiste à ne rien manger le matin est plus fréquente dans les milieux populaires que dans les autres milieux sociaux. Est-ce que l’incorporation aurait échoué ? Nous soutenons qu’il n’en est rien. Les enquêtés ont probablement appris, en même temps que la technique du corps explicitement inculquée aux enfants, la technique du corps silen- cieusement pratiquée par leurs propres parents, leurs proches, leur classe sociale ; une technique du corps qui leur permet de s’ajuster à leurs conditions d’existence. Cette technique du corps en rupture avec les normes dominantes devient, paradoxalement, à l’âge adulte, une ressource possible pour maintenir son propre statut social, en rendant le rythme alimentaire compatible avec les contraintes professionnelles et familiales qui sont les leurs. Toutefois, ce n’est pas uniquement sous la contrainte de leurs conditions de vie et d’emploi que nos enquêtés de classe populaire ont modifié leur rythme alimentaire comme on l’a constaté chez ceux et celles qui se mobilisent dans un projet d’ascension sociale et modifient profondément leur rythme alimentaire pour (ré)-adopter des pratiques conformes aux recommandations nutritionnelles en vigueur.

103 En conclusion de Devenir anorexique, Muriel Darmon (2008) soulignait que Marcel Mauss avait surtout vu la profonde inertie des techniques du corps, mais qu’il était également nécessaire d’étudier dans quelles conditions les acteurs pouvaient apprendre ou désapprendre des techniques du corps. Notre examen du petit-déjeuner dans les classes populaires nous a permis de progresser sur ce point : le « travail de soi sur soi » n’est pas réservé à des cas extrêmes (que sont les ascensions sociales spectaculaires ou les anorexiques) mais est aussi visible dans les « petites mobilités », typiques des populations que nous avons étudiées.

104 Dans cet article, nous nous sommes intéressées au rythme alimentaire plutôt qu’aux aliments, nous avons étudié ce que font les parents quand ils essaient de transmettre une technique du corps tout autant qu’au résultat de cette transmission à l’âge adulte. Cette stratégie rend visibles d’autres aspects des pratiques alimentaires populaires que le souci de faire plaisir aux enfants ou les écarts entre les goûts des adultes et les prescriptions nutritionnelles, autant d’éléments qui ouvrent la voie à une vision misérabiliste de ce groupe social. De fait, l’importance que les parents enquêtés accordent au cadre du petit-déjeuner montre qu’ils voient l’éducation alimentaire comme l’inculcation de règles sociales, qu’ils s’efforcent de transmettre à leurs enfants malgré des contraintes objectives indéniables. De même, le rythme alimentaire – y compris lorsqu’il repose sur deux repas par jour – mobilise des techniques du corps qui permettent aux adultes interrogés de conserver les acquis de leur position sociale, qui les distinguent, selon eux, des catégories sociales les plus précaires. De ce point de vue l’un des apports de cet article est de montrer que les milieux populaires aussi mènent un travail sur le corps, travail qui n’est généralement analysé que dans les classes sociales supérieures, et que ce travail sert le même enjeu dans les deux cas : maintenir son statut social.

Notes

  • [1]
    Le rythme alimentaire est défini comme l’alternance, au fil d’une journée, de temps où l’on mange et de temps où l’on ne mange pas.
  • [2]
    L’orthographe du syntagme petit-déjeuner est mouvante. Le Petit Robert 2016 y met un tiret tandis que le Petit Larousse illustré de la même année écrit le substantif sans tiret et le verbe avec tiret – comme le faisait le Petit Robert dans des éditions plus anciennes. Le Dictionnaire de l’Académie française (9e édition http://atilf.atilf.fr/academie9.htm consultée le 12/01/2016) ne mentionne que le substantif « petit déjeuner ». Pour des questions de commodité de lecture, nous avons écrit toutes les occurrences avec tiret. Par ailleurs l’apparition du trait d’union dans les dernières éditions du Petit Robert suggère la stabilisation de ce moment alimentaire désigné par un nom composé et non plus simplement par un substantif qualifié par un adjectif.
  • [3]
    La distinction entre « règle technique » et « règle morale » est particulièrement pertinente pour penser le rapport de l’individu à l’alimentation. C’est pourquoi elle est souvent utilisée, notamment dans les travaux sur la réception des normes nutritionnelles (Gojard, 2006 ; Grignon, 2015). Nous montrerons, dans la suite de l’article, en quoi elle est utile dans le cas de notre propre analyse.
  • [4]
    Cette recherche a été financée par le département SAE2 de l’INRA. Les auteurs remercient les enquêtés et leurs familles pour leur disponibilité. Ce texte a bénéficié des commentaires des membres de l’équipe SOLAL, en particulier Anne Lhuissier, et de ceux de Diane Rodet.
  • [5]
    La comparaison entre ces trois lieux d’enquête, qui n’est pas exploitée dans cet article, nous a permis par ailleurs de réfléchir aux stratégies différenciées d’approvisionnement en fonction du lieu d’habitation.
  • [6]
    Dans certaines familles nous n’avons pas pu interroger la parenté (refus, décès). Ces monographies, forcément limitées (un ou deux enquêtés), ont été malgré tout retenues pour l’analyse car de fortes différences sont apparues entre la famille de ces enquêtés « isolés » et celle de ceux qui pouvaient compter sur leur famille élargie.
  • [7]
    http://www.mangerbouger.fr/Manger-Mieux/Que-veut-dire-bien-manger/Se-reunir-autour-de-repas-reguliers, consulté le 04/02/2016.
  • [8]
    Nous avons consulté les rapports sectoriels de l’Oqali (Observatoire de la qualité de l’alimentation, créé par les ministères en charge de la santé, de l’alimentation et de la consommation et mis en œuvre par l’INRA et l’ANSES) : rapports « Céréales pour petit-déjeuner 2008 » et « Biscuits et gâteaux industriels 2008 » (https://www.oqali.fr/Publications-Oqali/Etudes-sectorielles) consultés le 12/01/2016).
  • [9]
    Une enquêtée, qui pense s’éloigner de ce modèle, cite ainsi les publicités pour la marque Ricoré, où le caractère convivial et familial du petit-déjeuner est valorisé pour inciter les clients à acheter le produit.
  • [10]
    L’exploitation de l’enquête INCA 2 confirme d’ailleurs que les enfants, quelle que soit leur origine sociale, petit-déjeunent rarement seuls. 17,5 % des enfants de 3 à 7 ans prennent le petit-déjeuner seuls. Ce pourcentage augmente avec l’âge : 25 % pour les 8-12 ans, 53 % pour les 13-17 ans et 56 % au-delà de 18 ans.
  • [11]
    L’intériorisation de la norme de la disponibilité maternelle, qui suppose d’être là physiquement pour répondre aux besoins des enfants, est souvent évoquée dans la littérature sociologique lorsqu’il s’agit d’analyser les tensions que peuvent ressentir des femmes exercant de hautes responsabilités et qui passent peu de temps à la maison. On voit ici que ces tensions ne sont pas spécifiques aux mères des classes supérieures mais que les moyens utilisés pour palier ou compenser l’absence diffèrent fortement d’un milieu social à l’autre.
  • [12]
    Ce constat ne signifie pas pour autant que les mères ne contrôlent pas les produits proposés ni qu’elles n’en surveillent pas les quantités consommées.
  • [13]
    Comme le rappelle Claude Grignon au sujet des normes diététiques, “ce qui est interdit à tel moment en tel lieu peut être autorisé à d’autres” (Grignon, 2015). S’affranchir des règles (sociales autant que nutritionnelles) prescrivant ou proscrivant certains aliments en certaines occasions ne peut cependant être réduit à une opposition binaire entre classes sociales. Dans la population étudiée, des positionnements différents apparaissent sur ce sujet et d’autres parents, particulièrement réceptifs à l’argument de la santé, respectent scrupuleusement les recommandations qu’ils ont pu entendre sur les produits à consommer au petit-déjeuner. Ces parents sont cependant ceux qui (par leur niveau de scolarité ou par les caractéristiques de leur emploi) côtoient le plus les professions intermédiaires et supérieures.
  • [14]
    Sur ce sujet, se référer par exemple à la thèse d’Aurélie Maurice (2014).
  • [15]
    Plus tard dans l’entretien, elle fera à l’enquêtrice un commentaire en ce sens précisant que sa belle-sœur, professeur des écoles, regardait d’un mauvais œil cette habitude matinale. Enfin, conclura-telle, « les miens ne sont pas comme eux (ses neveux), qui se lèvent tout le temps de table, sans avoir rien mangé ».
  • [16]
    Les normes diététiques actuelles valorisent, en effet, le contrôle de soi (à travers son alimentation), de son corps, de ses sensations physiques.
Français

Le rythme alimentaire très structuré des Français a été amplement commenté, mais comment s’acquiert-il, comment se transmet-il ? L’article analyse le rythme des repas comme une technique du corps. Il s’appuie sur une enquête qualitative sur le petit-déjeuner dans les familles des couches supérieures des classes populaires ainsi que sur l’exploitation de l’enquête statistique INCA 2 (2006). Les parents enquêtés déploient d’importants efforts pour faire manger leurs enfants tous les matins dans un cadre familial. Toutefois ne pas prendre de petit-déjeuner renvoie à un rythme alimentaire alternatif, que les adultes de classes populaires ont adopté plus souvent que les membres des classes moyennes et supérieures. Nous montrons qu’inculquer le rythme alimentaire légitime est source de respectabilité pour les parents, confirmant leur statut social modeste mais intégré ; mais que ne pas déjeuner le matin peut être vu comme une technique du corps objectivement adaptée aux conditions d’existence des classes populaires. Certains enquêtés, sur des trajectoires sociales ascendantes, modifient leurs habitudes matinales, conduisant à analyser la plasticité des techniques du corps et le « travail de soi sur soi » en lien avec les petites mobilités sociales dans les classes populaires.

Mots-clés

  • Classes populaires 
  • Incorporation 
  • Rythme alimentaire 
  • Stratification sociale 
  • Technique du corps

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Marie-Clémence Le Pape
est maître de conférences à l’université Lumière Lyon-II et cher-cheuse au centre Max Weber. Elle est sociologue de la famille et s’intéresse plus particulièrement à la question de la parentalité en milieux populaires et aux transformations de la vie familiale. Elle collabore avec la Direction de la Recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et a participé à l’Insee Références sur le couple et la famille, publié en 2015.
Centre Max Weber, UMR 5283, université Lyon-II/CNRS, France.
marie-clemence.lepape@univ-lyon2.fr
Marie Plessz
est chargée de recherche à l’Institut national de recherche agronomique (INRA. Elle s’intéresse aux liens entre stratification sociale, parcours de vie et changement social. Pour aborder ces thématiques elle a d’abord étudié le marché du travail durant la transformation postcommuniste en Europe centrale, avant de se pencher sur les pratiques alimentaires quotidiennes. Elle a publié dans Revue française de sociologie ; Sociology ; Journal of consumer culture.
Centre Maurice Halbwachs, UMR 8097
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2017
https://doi.org/10.3917/anso.171.0073
Pour citer cet article
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