CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Adolphe Quetelet (1796-1874) est un astronome belge, poète et mathématicien, qui a été particulièrement entreprenant dans la mise en place des institutions scientifiques de son pays dans les années 1820-1830 (Donnelly, 2015, pp. 65-86), et des premières conférences internationales de statistiques à partir de 1853 (Brian, 1989 ; Descrosières, 2002). Il est aussi un savant, fameux à l’époque pour sa théorie probabiliste de l’homme moyen, étudiée un siècle plus tard par les historiens de la statis- tique (Lazarsfeld, 1961a ; Stigler, 1986, pp. 139-220 ; Porter, 1986, pp. 40-55 ; Gingerezer et al., 1989, pp. 37-53 ; Hacking, 1990, pp. 95-114 ; Desrosières, 1997). Sans doute victime des prolongements caricaturaux de sa théorie (le quetelismus), Quetelet est aujourd’hui, en sociologie, moins reconnu comme savant que comme entrepreneur scientifique. Mettre en lumière le savant est un des objectifs de ce texte.

2 Quelques analystes ont relié Le Suicide aux travaux de Quetelet (Douglas, 1967, pp. 11-13 ; Porter, 1995 ; Turner, 1996 ; Borlandi, 2008). Mais, en général, ils ne traitent que de la théorie probabiliste de l’homme moyen ou bien examinent peu l’argumentation quantifiée de Durkheim. Cette étude distingue, au contraire, deux moments dans les travaux de Quetelet, notamment parce que le premier des deux (la construction du penchant), le moins fameux, est paradoxalement celui dont s’est le plus inspiré Durkheim. Il s’agit de partir des apports de Quetelet afin d’adopter un autre regard sur ceux de Durkheim, et de préciser ses innovations dans l’interprétation des statistiques comme ses emprunts et ses ambiguïtés. Cette étude est donc une relecture du Suicide à la lumière des textes associés à la « physique sociale ». Elle s’appuie avant tout sur les ressources que fournissent les travaux des historiens de la statistique et analyse l’argumentation quantifiée des auteurs.

3 Si les sciences sociales ont joué un rôle déterminant dans le développement initial des statistiques (Porter, 1986), celles-ci ont en retour joué un rôle central dans la définition des objets étudiés par les sciences sociales (Stigler, 1992). Vers 1830, prend fin la période dite des probabilités classiques, centrées sur la rationalité des choix individuels (Gigerenzer, 1989, pp. 1-36), et débute un siècle de statistiques morales étudiant la société à partir d’agrégats et de leurs régularités statistiques. Quetelet en est un des pionniers et principaux promoteurs en Europe. Les interprétations qui prévalent sont alors en terme de fréquence ; et les plus fameuses tenteront de découvrir les causes (non directement observables) dont ces régularités sont les effets. Un point commun de ces recherches est une sorte de négligence assumée des actions, situations ou considérations individuelles à l’origine des données analysées, comme si la nouvelle méthode statistique était ainsi plus efficacement promue (Gigerenzer, 1989, p. 39). Mais l’interprétation des résultats, notamment la recherche des causes, fait en général réapparaître des considérations psychologiques. Cette étude présentera certaines ambiguïtés ou confusions introduites par ces interprétations pionnières.

4 L’intérêt de Quetelet pour les sciences de l’homme débute vers 1823. En 1835, paraît Sur l’homme et le développement de ses facultés ou Essai de physique sociale (Quetelet, 1835, abrégé ici par l’Essai). Cet ouvrage est la synthèse de travaux qu’il mène en attendant la construction de l’observatoire belge (entre 1823 et 1835) dont il devient le directeur en 1828. Son contenu reflète l’attention que portent, dans ces premières années du siècle, de nombreux savants qui prolongent les projets de Laplace et Condorcet : appliquer une méthode scientifique aux faits politiques et moraux ; et en tirer des conclusions utiles à l’administration (Perrot, 1977). Ces travaux sont censés avoir un intérêt pratique, en guidant le législateur : « Les statistiques, je le répète, offrent un des moyens les plus sûrs d’apprécier l’efficacité des lois. » (Quetelet, 1846, p. 360). Ils doivent aussi conduire à voir le développement des institutions statistiques comme une nécessité pour les gouvernants et pour la science de l’homme (Donnelly, 2015, pp. 159-166).

5 L’expression « statistique morale » n’est pas inventée par Quetelet, André-Michel Guerry l’employait peu avant (Perrot, 1977) ; « phy- sique sociale » non plus : en 1831, Quetelet employait l’expression « mécanique sociale » et c’est à Auguste Comte, qui l’utilisait dans ses cours en 1830, qu’il emprunte « physique sociale », le contraignant, semble-t-il, à inventer ensuite le terme « sociologie » en 1839 (Halbwachs, 2010 [1913], citant Lottin, p. 43). En revanche, ce que ces termes recouvriront dans l’Essai est original à l’époque.

6 L’Essai est constitué de deux parties distinctes : une (trois livres) « ne renferme que des faits » ; l’autre « contient [ses] idées sur la théorie de l’homme moyen et sur l’organisation du système social ». Cette dernière partie présente une explication générale des multiples régularités mises au jour. Ce qui correspond ici au premier moment de Quetelet est la démarche inaugurale, au cœur du troisième livre sur les sciences morales, présentant la construction du penchant, sa manipulation et la signification des résultats. Le second moment correspond à la théorie probabiliste de l’homme moyen. Quetelet est un auteur prolixe et redondant, traitant de thèmes variés et, en matière de physique sociale, peu systématique : il reprend souvent, dans différents textes, des idées voisines en en modifiant quelque peu le registre d’exposition. Distinguer deux moments est un artifice, non sans fondement me semble-t-il, pour déterminer des points de comparaison.

La découverte de Quetelet

7 Si l’on nomme « mesure sociale » la fréquence ou l’effectif d’une caractéristique individuelle dans une population, alors Quetelet décide d’adopter ce postulat interprétatif : une mesure sociale est une propriété collective du groupe observé. Il choisit aussi d’employer l’expression « homme moyen » plutôt que « groupe » et s’intéresse surtout au groupe que forme une nation. Il nomme « penchant » l’agrégat de mesures sociales relevant de comportements moraux, ce penchant décrivant toujours un objet collectif.

8 Quetelet cherche à montrer l’existence de « lois sociales autonomes », c’est-à-dire ne dépendant, en dernière analyse, que de l’organisation de la société (et non du climat, des saisons, de la nature, bref, des sciences physiques). C’est d’abord en 1825, à propos de la natalité et de la mortalité, qu’il pense en découvrir ; mais les régularités des statistiques dites morales, présentées dans l’Essai, sont à ses yeux l’exemple type de lois sociales (Donnelly, 2015, pp. 111-134). S’il emploie parfois la modélisation mathématique dans les parties consacrées aux données physiologiques (aboutissant, par exemple, à l’indice de masse corporelle), les données morales sont étudiées par la méthode tabulaire, en usage depuis le xvii esiècle (Turner, 1996).

9 Il met en évidence la surprenante stabilité des penchants de l’homme moyen d’une année sur l’autre. Des événements individuels relevant du « libre arbitre » ou de la morale individuelle, donc imprévisibles, présentent une régularité lorsqu’ils sont considérés collectivement (« en masse »). Pour un pays donné, les taux de crime, de mariage ou de suicide varient en effet peu d’une année sur l’autre. Par ailleurs, à l’intérieur d’un groupe d’âge ou de sexe donné, ces taux sont aussi stables. L’existence de ce genre de régularités est un argument central de Quetelet (répété dans tous ses textes ultérieurs relatifs à la statistique morale, par exemple, Quetelet, 1984 [1848]). À propos du suicide, il pointe, par exemple, « l’effrayante concordance entre les résultats des diverses années qui se suivent » ou la « régularité dans un acte qui paraît si intimement lié à la volonté de l’homme » (Quetelet, 1835, t. 2, p. 150). Il souligne aussi les différences entre ville et campagne, selon la saison, l’heure du jour, selon l’âge, le sexe, l’état matrimonial, suppose que la baisse des suicides est liée à la présence d’enfants en bas âge, et montre la stabilité des modes opératoires (Quetelet, 1835, t. 2, pp. 145-155).

10 L’expression « l’homme moyen » a parfois été interprétée comme un simple procédé d’exposition permettant de parler au singulier de la pluralité des données (par exemple, Lazarsfeld, 1961 et Stigler, 1999, pp. 59-62). Ce genre d’interprétation « individualiste » peut être dû aux ambiguïtés apparaissant dans le second moment probabiliste de Quetelet. Mais le premier laisse peu de doute quant au caractère « holiste » de ses conceptions en matière de sciences morales. « La loi déterminée pour l’homme moyen [...] sera celle qui exprimera le mieux ce qui a eu lieu dans la société » (Quetelet, 1835, t. 2, p. 108). La personnification exprime un aspect important de la nouvelle perspective d’abord associée à l’idée de prototype en biologie, mais aussi à celle traditionnelle de caractère national.

11 À la fin du xviii esiècle, de nouveaux centres d’intérêt et questionnements apparaissent dans le domaine de l’histoire naturelle. Des types idéaux et des lois de développement à partir de ces types expliqueraient la variété et l’évolution des êtres vivants. Diverses conceptions « transcendantales » ont connu un grand succès au cours des années 1820-1850, en France et en Allemagne (Jardine, 1991, pp. 11-55). Quetelet, poète romantique dans sa jeunesse, rencontre d’ailleurs Johann Goethe entre 1929 et 1832 et semble avoir été influencé par sa Morphologie selon laquelle « toute les choses concrètes, individuelles, ne sont que l’image d’un prototype, d’un type original » (Collard, 1934). À la fin de l’Essai (le quatrième livre), Quetelet développe ce genre de considérations (sans citer Goethe). L’homme moyen, qu’il appelle parfois le « type humain », le « type d’un peuple » ou le « type commun » est présenté comme le centre de gravité du corps social. Il posséderait les traits caractéristiques de l’époque, du peuple ou de la nation, ces traits étant variables dans les différents peuples et au cours du temps.

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[…] on peut conclure qu’il existe une corrélation entre les sciences qui s’occupent de l’homme et celles qui concernent le corps social. Les analogies vont même plus loin qu’on ne le croirait au premier abord : ainsi, tout ce qu’on peut considérer comme un être organisé, tout ce qui est doué de la vie, se compose de différentes parties essentielles, dont l’étude constitue une science à part que l’on nomme anatomie. On dit ensuite anatomie végétale, animale ou humaine, selon qu’elle se rapporte aux plantes, aux animaux ou à l’homme. Le corps social a son anatomie aussi, qu’on a désigné improprement sous le nom de statistique.
(Quetelet, 1835, t. 2, p. 234).

13 Il s’agit aussi d’analyser un peuple comme on analyse un individu isolé (Quetelet, 1848, p. 143), et la manière d’interpréter les fluctuations d’un penchant en découle. Par exemple, le penchant au crime de l’homme moyen français (entre 1826 et 1829) varie selon diverses caractéristiques (âge, force physique, instruction, profession, richesse, sexe, saison, climat, zone géographique, procédures légales). Le compte rendu final est hiérarchisé en fonction de l’intensité de la force qui « perturbe » le penchant. La personnification unifie et articule les résultats quantifiés. Bien qu’il manipule des groupes, l’objectif de l’auteur est la description des fluctuations d’un trait biologique ou moral de l’homme générique. Il est notable que les seules comparaisons suggérant des effets dus au mode de fonctionnement d’un groupe sont celles portant sur différents pays (caractérisés par leurs échanges ou leur système judiciaire). Dans un ouvrage ultérieur, il précisera :

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Je ne m’arrêterai pas à rechercher quels sont les différents genres d’agrégation qui peuvent réunir les hommes entre eux, ni les causes qui les font naître. Je me bornerai à parler de la combinaison la plus importante pour le genre d’études qui nous occupe, de celle que présente un peuple ou plutôt une nation.
(Quetelet, 1848, p. 144).

15 La personnification de l’agrégat conduit en retour à concevoir les individus comme des êtres interchangeables, des « véhicules », des « fractions de l’espèce », des instruments de causes générales, des membres d’un même genre dont le développement est socialement conditionné.

16 Quetelet a créé une entité qui reflète sa démarche et ses postulats interprétatifs. L’homme moyen est un prototype ou un symbole de l’unité nationale, mais aussi une construction du statisticien, dont il décrit les modalités, et l’instrument (pédagogique) permettant d’adopter son nouveau point de vue sur la société, et à partir duquel on peut évaluer ses analogies et la signification qu’il attribue aux résultats. Deux ensembles successifs d’analogies, correspondant aux deux moments, sont centraux dans son œuvre et compréhensibles dans ces termes.

Le penchant comme mesure morale collective

17 Le penchant est un ancêtre de ce qu’on nomme désormais un indicateur. Il est ici défini par deux analogies (Quetelet, 1835, t. 2, pp. 99-103) : d’un côté, la fréquence d’occurrences est au groupe ce qu’une mesure physique est à un individu ; de l’autre, cette fréquence est au groupe ce qu’un trait de caractère est à un individu.

18 Qu’est-ce qui ressemble à la mesure d’une grandeur physique mais porte sur des qualités morales ? Quetelet rapproche d’abord le mesurage indirect en physique (l’emploi du dynamomètre étant présenté comme un cas exemplaire) et l’appréciation des qualités morales par leurs effets observables. Ensuite, il se réfère à ce que j’appelle « l’expérimentation morale individuelle » qui est d’abord présentée par analogie avec l’expérimentation physique individuelle : placer deux individus dans des conditions semblables pour que la « facilité » de manifester l’effet soit la même pour chacun et pour que le rapport entre les résultats de chacun ait un sens. Cette expérience est matériellement irréalisable pour une qualité morale : on ne peut pas à la fois placer chacun des deux hommes dans des conditions fixées, observer chacun de leurs actes et obtenir un grand nombre d’observations. En revanche, si on définit l’étude comme portant non plus sur deux individus mais sur deux groupes d’individus d’une société donnée et si, par ailleurs, certains effets de la qualité morale sont des comportements sanctionnés par une institution de la société, alors les trois sortes de difficultés disparaissent et l’analogie avec l’expérience du dynamomètre est justifiée. On peut alors voir la nouvelle expérience statistique comme la comparaison de deux groupes placés, dans un pays donné et pour une année, « à peu près exactement dans les mêmes circonstances ».

19 Dans cette première étape, Quetelet a développé une analogie scientifique : la quantité d’effets observables d’une qualité morale est une sorte de mesure pour un groupe. Mais une mesure de quoi ? Quelle signification sociale attribuer à ces quantités ? Dans une seconde étape, il fait une analogie avec la psychologie ordinaire. Quetelet précise que, pour un individu, l’évaluation d’une qualité morale n’aurait de sens que si l’expérience était réalisée dans des circonstances naturelles et variées. L’expérimentation morale individuelle, telle qu’elle était précédemment conçue, est trop artificielle et ne peut pas conduire à ce qu’on entend ordinairement par « qualité morale ». Idéalement, il ne faudrait pas seulement placer un individu dans une même situation (et répéter l’expérience), mais le placer dans une multitude de situations sociales au sein desquelles l’effet pourrait se manifester et ses occurrences être dénombrées. Mais, l’expérience serait-elle réalisable, le choix des circonstances ne pourrait être qu’arbitraire à l’échelle d’un individu. Pour deux individus, par exemple, comment rendre comparables les résultats et obtenir des observations systématiques et nombreuses ? L’expérience statistique résout la difficulté : les membres d’un groupe sont dans des situations variées et naturelles ; quant aux groupes, ils sont dans des circonstances similaires.

20 En terme rhétorique, le thème (ce que la fréquence est au groupe) est éclairé par deux phores (la mesure physique et le trait de caractère individuels) qui sont à l’origine de la double dimension, objective et subjective, de la grandeur sociale. Attribuer cette grandeur à un personnage fictif (l’homme moyen) est une métaphore qui condense chacune des deux analogies. Cette personnification permet d’expliquer ce qu’entreprend Quetelet. Il présente d’ailleurs parfois sa démonstration de manière inversée. Il demande à son lecteur d’adopter le nouveau point de vue et d’imaginer que l’homme moyen est comme placé dans une multitude de circonstances qui sont autant d’« occasions » de tester sa moralité. Pour cet homme, « on peut en effet obtenir un grand nombre d’observations dans un temps très limité » (Quetelet, 1835, t. 2, p. 107).

21 Ces images ingénieusement élaborées ne doivent pas faire oublier le sens pratique et critique de Quetelet. L’attention qu’il porte à la fabrication des statistiques est probablement comparable à celle qu’il porte aux données astronomiques. Il s’intéresse à des grandeurs construites à partir d’actes individuels socialement sanctionnés (des statistiques administratives exhaustives). Par exemple, les données lui permettant de mesurer le penchant au crime d’un groupe sont à la fois naturellement et obscurément produites par « l’organisation sociale ». La construction ou les comparaisons de penchants reposent sur une hypothèse : la manière d’identifier les cas est à peu près stable dans l’environnement considéré (Quetelet, 1835, t.  2, pp. 162-164) ; hypothèse qu’il tentera de vérifier ou lèvera parfois. Il fait explicitement une hypothèse que beaucoup de ses continuateurs négligeront de formuler ou de vérifier (Aubusson, 1996). En matière de crime ou de suicide, Quetelet est plus prudent que ne le sera Durkheim : il reconnaît que la stabilité des taux est aussi le résultat de l’activité de la justice et de ses relations avec les individus, et donc de la stabilité de celles-ci. Il juge d’ailleurs les données des mariages plus fiables que celles des crimes et suicides (Quetelet, 1848, p. 81), et les comparaisons internationales de ces dernières hasardeuses.

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Les statistiques devraient faire connaître soigneusement les moyens qui ont été employés pour recueillir les documents numériques, et les précautions qui ont été prises pour les rendre comparables.
(Quetelet, 1846, p. 333, voir aussi, pp. 298-306)
Il faut donc même législation, même répression et même activité de la justice pour découvrir les coupables.
(Quetelet, 1846, p. 335)
[Si l’activité de la justice est la même,] il s’établit alors des rapports constants entre ces trois choses : le nombre général des crimes commis, le nombre des crimes connus et le nombre des crimes poursuivis. En sorte que, sans connaître le nombre total des crimes commis, on peut cependant juger des états relatifs de la criminalité.
(Quetelet, 1846, p. 335).

23 Ce premier moment débouche donc sur un nouvel objet, d’ordre collectif et moral, dont la principale particularité est la stabilité de ses mesures d’une année sur l’autre. Dans l’Essai, la cause de cette stabilité est, de manière quelque peu triviale, la stabilité de l’organisation sociale elle-même. Ce n’est que dans un second temps, et par la modélisation mathématique, que l’astronome identifiera une cause profonde d’une autre nature.

Le penchant comme propriété probabiliste idéale

24 Le second moment de Quetelet est sa théorie de l’homme moyen, introduite de manière littéraire à la fin de l’Essai, et élaborée mathématiquement ensuite. C’est sa contribution la plus connue, je ne l’évoquerai donc que brièvement. Quetelet s’appuie sur un nouveau procédé statistique pour identifier les caractéristiques objectives de son type idéal : l’ajustement de la loi des erreurs est en effet censé prouver la stabilité des penchants et l’existence de leur vraie valeur ; celle-ci correspondant, comme dans le cas d’une distribution aléatoire des erreurs de mesure, à la plus probable des valeurs. Dans l’Essai, le graphique de cette répartition est déjà visible à propos des données de tailles et de poids. Mais ce n’est qu’à partir de 1844 qu’il l’associe à la distribution gaussienne et l’applique aux mesures sociales (Donnelly, 2015, pp. 11-134).

25 Considérant que les distributions de mesures sociales avaient une allure semblable à celle d’une distribution binomiale (voir Stigler, 1986, pp. 203-220), il transpose à ces mesures la théorie des erreurs de mesure développée en astronomie. L’analogie centrale est celle du mécanisme aléatoire. Une loi de probabilité (« la loi des causes accidentelles », Quetelet, 1848, p. 16) décrit une loi de développement de l’homme : elle permet de voir un type dans la série des cas individuels et de voir ceux-ci comme dérivés de celui-là. L’image de la statue grecque (le Gladiateur, symbolisant la perfection esthétique, Quetelet, 1846, p. 133), à partir de laquelle de multiples copies sont réalisées, est sans doute encore une référence à Goethe.

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Parmi les admirables lois que la nature attache à la conservation de l’espèce, je crois pouvoir mettre en première ligne celle de la conservation du type. Dans mon travail sur la physique sociale, j’avais déjà cherché à déterminer ce type, par la connaissance de l’homme moyen. Mais, si je ne me fais illusion, ce que l’expérience et le raisonnement m’avaient fait reconnaître, prend ici le caractère d’une vérité mathématique.
(Quetelet, 1846, p. 138).

27 Dans l’Essai, le lecteur devait imaginer que l’homme moyen a expérimenté une multitude d’expériences ; la nouvelle image employée par Quetelet consiste désormais à dire que « tout se passe comme si », dans chaque circonstance, une propriété idéale (de l’homme moyen) se manifeste à une erreur aléatoire près. Dans l’Essai, la généralité était le résultat de la stabilité de l’organisation sociale et apparaissait parce que le grand nombre effaçait les particularités. Désormais, les particularités suivent un ordre qui a une forme mathématique similaire à celle représentant les résultats d’un mécanisme connu (modélisé par la loi binomiale). Auparavant, par définition, l’expérience statistique permettait de révéler la propriété du groupe. Désormais, cette expérience et l’ajustement prouvent l’existence de la propriété et un mécanisme explique la manière dont un groupe homogène est généré (pour une critique de cet argument, voir Stigler 1986, p. 290).

28 Le penchant, dont une valeur est estimée par la fréquence calculée, est la « cause constante » du phénomène en question. Quetelet pense donc avoir établi, par des moyens scientifiques, l’origine de la stabilité des taux. La théorie de l’homme moyen se diffuse alors largement, notamment par l’interprétation qu’en fait l’anglais Henry Buckle, vers 1860, qui en radicalise le déterminisme et soulève la controverse du fatalisme statistique (Hacking 1990, pp. 114-131). Quetelet a peu participé aux débats sur le « libre arbitre », sans doute parce qu’il est avant tout préoccupé par d’autres sujets (notamment l’administration de son observatoire) et peu enclin aux débats philosophiques. Ses considérations sont avant tout celles d’un inventeur d’une méthode d’analyse.

29

Les faits moraux diffèrent essentiellement des faits physiques par l’intervention d’une cause spéciale qui semble, au premier abord, devoir déjouer toutes nos prévisions, c’est-à-dire par l’intervention du libre arbitre de l’homme. Toutefois, l’expérience nous apprend que ce libre arbitre n’exerce son action que dans une sphère restreinte, et que, très sensible pour les individus, il n’a pas d’action appréciable sur le corps social, où toutes les particularités individuelles viennent, en quelque sorte se neutraliser. Quand on considère les hommes d’une manière générale, les faits moraux et physiques sont tous sous l’influence des mêmes causes et doivent être soumis aux mêmes principes d’observation.
(Quetelet, 1984 [1848])

30 Il n’a pas non plus légué d’argumentation sociologique élaborée. Il évoque toutefois ponctuellement l’idée de forces morales analysables comme le sont les forces physiques (Quetelet, 1848, p. 104). D’autres remarques, répétées dans son œuvre, auront aussi une certaine postérité : d’un côté, « plus le nombre d’individus que l’on observe est grand, plus les particularités individuelles, soit physiques, soit morales, s’effacent et laissent prédominer la série des faits généraux en vertu desquels la société existe et se conserve » (Quetelet, 1835, t. 1, p. 12) ; de l’autre, l’homme a une double dimension : il est égoïste mais « éminemment sociable » (Quetelet, 1848, p. 71) et sacrifie une part de son individualité à sa nation (Quetelet, 1848, p. 144). Cette part régule les événements sociaux (Quetelet, 1848, p. 71).

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L’homme se trouve presque constamment sous l’empire de deux sentiments opposés : le besoin d’affection et d’appui qui le rapproche des autres hommes, et l’égoïsme qui tend sans cesse à l’isoler. Dans cet état d’antagonisme, les forces attractives qui portent les individus à s’unir entre eux, finissent généralement par exercer une prépondérance qui détermine différentes espèces de combinaisons. La plus simple et la plus naturelle est sans contredit celle de la famille.
(Quetelet, 1848, p. 143).

32 Dans la seconde moitié du xix esiècle, en Europe, ces idées, la stabilité des penchants et sa théorie probabiliste sont probablement connues d’une grande part des savants qui analysent les statistiques du suicide.

La loi sociologique du Suicide

33 Je ne cherche pas ici à situer Le Suicide dans le contexte que forme l’œuvre de Durkheim (voir, par exemple, Chamboredon, 1984), mais à présenter son argumentation quantifiée à la lumière des deux moments de Quetelet. De ce point de vue, Quetelet est à l’origine de la tradition sur laquelle se repose Durkheim, bien que celui-ci préférât en attribuer la paternité à Johan Süssmilch (Durkheim, 1981 [1897], p. 338). Les travaux quantifiés des contemporains de Durkheim forment, quant à eux, un autre contexte de référence.

34 Durkheim analyse, comme son prédécesseur dans l’Essai, les fluctuations d’un penchant : il conserve sa nature collective et ambivalente (à la fois objective et morale) et l’idée selon laquelle les régularités en masse permettent de neutraliser « la multitude des causes accidentelles » (Durkheim, 1888). Tous deux (comme les contemporains de Durkheim) considèrent que la stabilité des taux, d’une année sur l’autre, est un argument central. Quetelet évoquait le « budget annuel des crimes » ; Durkheim décrit « le montant de l’impôt qu’elle [la population] doit payer au suicide » et mobilise le « penchant collectif » ou la « tendance collective », permettant de connaître le « tempérament national ». Le taux moyen était un centre idéalisé chez Quetelet ; il est une norme sociale chez Durkheim.

35 Les promoteurs de l’analyse causale, au siècle suivant, ont vu l’élaboration statistique de Durkheim comme le principal apport du Suicide. Durkheim fait sans doute plus de contrôles croisés que n’en faisait Quetelet, pour isoler un effet et pouvoir dire, par exemple : quels que soient le sexe, l’âge et le lieu de résidence le taux de suicide est moins fort pour les mariés que pour les célibataires et les veufs. Mais des prédécesseurs de Durkheim, comme Enrico Morselli, utilisaient déjà la technique du croisement multiple (Turner, 1997). Selon Raymond Boudon, c’est sa conception de l’inférence causale qui est différente de celles de ces prédécesseurs (Boudon, 1967, pp. 32-42), et qui inaugure des pratiques (construction d’indice et contrôles statistiques) que Paul Lazarsfeld formalisera plus tard. Stephen Turner souligne, au contraire, l’anachronisme que constituera, plus d’un demi-siècle après sa parution, l’établissement du Suicide comme exemple méthodologique (Turner, 1996). Selon lui, la méthode de Durkheim (et/ou de ses assistants) est peu formalisable et attachée à la tradition tabulaire du xix esiècle (donc différente des méthodes reposant sur les techniques du siècle suivant : corrélation, régression, etc.). Elle a probablement consisté à rassembler, parmi la multitude des statistiques déjà publiées, des mesures sociales qui variaient parallèlement (souvent après regroupement) ; et qui seraient la manifestation d’une même cause. L’innovation résidait avant tout dans l’interprétation synthétique de régularités connues (Turner, 1996). J’insisterai donc davantage sur ce point.

36 L’étude du suicide par Durkheim se déroule en effet après la parution, notamment en réaction à la théorie de l’homme moyen, d’études sensibles aux variations statistiques du suicide : par Adolph Wagner (1864), Alexander Von Oettingen (1881), Thomas Masaryk (1881) ou Enrico Morselli (1881). Ces études, comme le faisait déjà Quetelet dans l’Essai, font un usage factuel des données : le terme « cause » est appliqué à chaque facteur semblant créer une variation, et des « catalogues » de causes sont ainsi proposés (Porter, 1995). Morselli et Durkheim, qui ont accès à des données semblables, posent une même question : comment le phénomène du suicide, qui a des causes individuelles instables, peut-il produire des taux globaux stables ? Mais ils n’ont pas la même manière d’y répondre : le premier propose des causes de natures variées ; le second cherche, au contraire, une explication causale, sociale, abstraite et unifiée (Porter, 1995 ; Turner, 1996). Durkheim souligne d’ailleurs que Quetelet est le seul à avoir proposé une « explication systématique » de ce phénomène (Durkheim, 1981 [1897], p. 338) et, selon Turner, il emprunte à son prédécesseur l’idée de « cause constante », c’est-à-dire l’existence d’une cause profonde de la stabilité des taux (Turner, 1996).

37 En 1888, Durkheim publie un article qui contient déjà l’explication générale relative à la famille : après avoir résumé les principales régularités statistiques entre état civil et suicide, établies à l’époque, Durkheim identifie la cause sociale des liens entre suicide et natalité : c’est « l’affaiblissement de l’esprit domestique », c’est-à-dire des « sentiments sociaux » (Durkheim, 1888). Dans sa communauté familiale, « l’individu fait partie d’une masse compacte dont il est solidaire, et qui multiplie ses forces : son pouvoir de résistance est ainsi augmenté. Il est d’autant plus fort pour la lutte qu’il est moins isolé. » L’idée est, on le voit, voisine des remarques de Quetelet présentées plus haut ; elle est aussi peu originale à l’époque (Douglas, 1967, pp. 3-16 ; Atkinson, 1982, pp. 18-19), Morselli l’invoquait aussi (Turner, 1996). Mais, dans Le Suicide, Durkheim généralise l’application de cette idée et unifie ainsi l’interprétation d’un complexe système de covariations statistiques.

38 Faire intervenir des groupes sociaux possédant, à des degrés différents, une même propriété est un apport évident de Durkheim. Au lieu d’interpréter, comme Quetelet dans l’Essai, des caractéristiques d’état civil, par exemple, comme de simples « causes perturbatrices » ou « causes variables » du penchant national, Durkheim définit ces caractéristiques comme des indicateurs d’un état du groupe familial, à l’origine des variations statistiques. Il unifie ainsi la nature de différentes causes. Autrement dit, il interprète certaines « causes variables » de son prédécesseur (ou certaines variables employées par ses contemporains) comme indicateurs d’une nouvelle « cause constante » : les forces d’intégration.

39 L’explication reposant sur un défaut d’intégration concerne les suicides dits égoïstes qui semblent, aux yeux de Durkheim, typiques des sociétés modernes. C’est cette théorie que j’évoque, bien que son identification précise soit source de controverses (Merllié, 1987). Dans la perspective comparative adoptée ici, l’originalité de l’explication réside dans l’argumentation suivante : interpréter des mesures sociales comme des symptômes de propriétés sociologiques (relatives à la cohésion) du groupe d’appartenance ; définir ces propriétés en les insérant dans un modèle abstrait du fonctionnement de la société au sein duquel elles ont un rapport évident avec le phénomène étudié (un rôle de protection contre l’inclination au suicide) ; et montrer qu’une explication simple du phénomène en découle (plus le groupe est intégré moins ses membres se suicident).

40 Le groupe idéal est celui qui remplit sa fonction protectrice en maintenant son unité et en imposant ses normes : « groupe intégré » a le sens de « groupe qui remplit ses fonctions ». Un principe de l’explication du Suicide peut se formuler ainsi : « le degré de malaise d’un groupe varie en raison inverse du degré auquel le groupe remplit ses fonctions ». Cet énoncé, tautologique ou formel, constitue le modèle explicatif. Quetelet avait fait de l’homme moyen « un principe de conservation et de stabilité du corps social » (Bouveresse, 2004, p. 176). Durkheim fait de l’intégration des groupes sociaux un principe équivalent (face à l’affaiblissement, inéluctable à ses yeux, du groupe familial, il défend le renforcement des groupes professionnels). Une formulation de la loi du Suicide rend plus explicite la nouveauté de l’approche : « le suicide varie selon la nature ou les fonctions que le sociologue a attribuées au groupe auquel il a affecté les individus ». En changeant son mode grammatical, en passant de l’indicatif à l’impératif, on obtient un slogan sociologique typiquement durkheimien : « il faut expliquer les variations statistiques (du suicide) en affectant les individus à des groupes sociaux dont on définit la nature ou les fonctions ! » Ce mot d’ordre est un apport de Durkheim.

Du penchant à la psychologie collective

41 Selon Theodore Porter, Durkheim a mal compris Quetelet, notamment lorsqu’il critique sa théorie de l’homme moyen et lui attribue une conception racialiste ou individualiste (Porter, 1995 ; voir aussi Borlandi, 2008 et Donnelly, 2015, pp. 135-154). Les commentateurs se sont reposés sur le premier chapitre du troisième livre (L’élément social du suicide). Quelques nuances peuvent toutefois être apportées en référence aux deux moments de Quetelet. La critique de Durkheim prend en effet implicitement appui sur des arguments de l’Essai dont il change souvent la destination. Un point central, absent des préoccupations de son prédécesseur, est à l’origine de ces emprunts peu charitables. Quetelet, notamment dans son premier moment, prenait quelques précautions quant à l’application aux individus des régularités traitant du « corps social » : les particularités individuelles ou « le libre arbitre » ayant été écartés par la méthode, il s’agissait de ne plus y revenir (Quetelet, 1835, t. 1, pp. 13-15 ; Quetelet, 1848, p. 73). Mais Durkheim y revient parce que ses questions (comme celles de Morselli) portent précisément sur les relations entre régularités statistiques et individus particuliers.

42 Pour critiquer la théorie de l’homme moyen, il pose une série d’énigmes insolubles dans la logique de Quetelet mais admettant ses propres solutions (voir Siracusa, 2014a, pp. 292-295). Durkheim exclut l’hypothèse que le type moyen soit d’ordre ethnique ou racial, puis réduit le rapport calculé par Quetelet à une simple probabilité (qui n’explique rien), et demande : comment les individus peuvent-ils produire une telle régularité alors qu’ils ne se communiquent pas ce nombre, qu’ils n’en ont pas même conscience, que les suicidés ne communiquent pas entre eux et que la population totale se renouvelle sans cesse ? (Durkheim, 1981 [1897], pp. 336-347). Pour répondre à ces énigmes, il affirme l’existence de forces morales extérieures aux individus et s’imposant à eux.

43 Lorsqu’il reprend l’argument central de la stabilité des taux, il est peu sensible aux critiques qui, depuis les travaux de Quetelet, ont porté sur la méthode statistique, les déductions tirées de cette surprenante stabilité ou le caractère douteux de cette stabilité même (Gigerenzer, 1989, pp. 45-53 ; Turner, 1996). Au moins, il n’y répond pas. Il se réfère principalement aux arguments inauguraux de Quetelet : par exemple, la stabilité des statistiques morales est plus grande que celle de la mortalité ; or celle-ci est expliquée par des causes constantes d’ordre matériel ; en matière morale, il faut donc invoquer une cause constante d’ordre social (Durkheim, 1981 [1897], p. 349). Dans l’Essai, l’argument sert à identifier le nouvel objet d’étude (l’organisation sociale et sa stabilité) et conduit à voir « se rétrécir de nouveau le champ dans lequel s’exerce [l’] activité individuelle » de l’homme (Quetelet, 1835, t. 1, pp. 10-11). Pour Durkheim, c’est un argument contre les approches individualistes et une preuve de l’existence des ten- dances collectives (« d’un ensemble d’énergies qui nous déterminent à agir du dehors »).

44 Peut-être parce que l’un est astronome et l’autre philosophe, le premier n’identifiera une cause réelle et cachée qu’en raison de la modélisation mathématique, le second parce qu’il est parvenu à une interprétation unifiée. Les tendances collectives ne sont donc pas « des métaphores et des manières de parler qui ne désignent rien de réel sauf une sorte de moyenne entre un certain nombre d’états individuels », il faut « les regarder comme des choses, comme des forces sui generis qui dominent les consciences particulières ». Durkheim a substitué à la transcendance du type moyen celle des phénomènes sociaux. Il a toutefois besoin de relier ses nouvelles entités aux individus eux-mêmes, et réinterprète alors le premier moment de Quetelet et sa dimension psychologique.

45 Il est notable que Quetelet n’emploie pas l’expression « penchant individuel » : un penchant est collectif par définition ou construction. Mais Durkheim veut relier ces deux aspects :

46

Chaque groupe social a réellement pour cet acte [le suicide] un penchant collectif qui lui est propre et dont les penchants individuels dérivent, loin qu’il procède de ces derniers. […] Ce sont ces tendances collectives qui, en pénétrant les individus, les déterminent à se tuer.
(Durkheim, 1981 [1897], p. 336)

47 Les penchants individuels sont donc le véhicule des représentations collectives : des faits généraux, « prédominants » par construction chez Quetelet, en viennent à dominer les consciences individuelles chez Durkheim.

48 L’intérêt de Durkheim pour le problème des relations entre individus et société le conduit finalement à accorder une grande importance à la psychologie. C’est d’abord parce qu’il reconnaît l’autonomie de la discipline psychologique qu’il défend celle de la sociologie. L’article paru l’année suivante (Durkheim, 1898) repose en effet sur la démonstration analogique suivante : les représentations individuelles ont pour substrat physiologique les éléments nerveux, mais ne sont pas inhérentes à ceux-ci ; la société a pour substrat les individus associés, mais ne se réduit pas à eux. Les représentations collectives « débordent » les représentations individuelles. Puis il en déduit que « la psychologie collective c’est la sociologie tout entière » (Durkheim, 1898, note p. 302).

49 Maurice Halbwachs, qui a prolongé cette idée et employé la méthode statistique au cours de sa carrière, intitule « psychologie collective » sa chaire au Collège de France (il y est élu en 1944, peu avant sa mort) et accentue la conception de Durkheim :

50

La sociologie de Durkheim est essentiellement psychologique, en ce sens que la matière même dont est faite la vie sociale, d’après lui, ce sont des représentations et états de pensée collectifs. Or une telle position n’était possible en sciences sociales qu’à partir du moment où il a été nettement établi que les représentations collectives sont irréductibles à des états de conscience individuels. 
(Halbwachs, 2015, p. 103).

51 Les leçons de Halbwachs visent à établir ce point et débouchent sur une position plus radicale : les représentations individuelles dépendent de celles collectives : « La psychologie serait donc ou collective, ou spécifique (dans le sens de psychophysiologique), et tout ce qui est dans notre esprit s’expliquerait soit par le groupe, soit par l’espèce » (Halbwachs, 2015, p. 266), la mémoire collective étant au fondement de cette psychologie collective (voir Marcel, 2004).

52 En somme chez Quetelet comme chez Durkheim, puis Halbwachs, les relations sociales entre individus et les idées (qualités morales, représentations, etc.) qu’ils mobilisent sont deux aspects dont il s’agit de montrer les liens. Ces liens sont difficiles à établir à partir des données statistiques disponibles. Quetelet, enclin par formation à la modélisation, aurait sans doute jugé ad hoc, métaphysiques ou redondantes ces entités psychologiques explicatives. Si, dans Le Suicide, Durkheim avait procédé à la manière de l’Essai, il aurait défini un individu abstrait, fictif, déterminé seulement par les informations qu’il manipulait ; et qui aurait guidé la compréhension de son point de vue original : un être social mû par une psychologie essentiellement collective, dont l’individualité est neutralisée par construction, et appartenant à des groupes dont une propriété explique sa conduite suicidaire. Sa théorie aurait alors décrit les comportements statistiques de ces individus idéalisés, prolongements ingénieux et explicites de l’homme moyen, sans l’intervention d’entité spéciale dont la principale utilité était d’écarter la psychologie individuelle, c’est-à-dire l’ancien problème du libre arbitre ou diverses formes d’individualisme. Mais c’était admettre une simplification peu compatible avec les revendications disciplinaires de l’auteur.

Conclusion : La postérité de deux ambiguïtés

53 À partir des années 1920, les débats à propos des relations entre sociologie et psychologie sont nombreux. Je relèverai deux types d’ambiguïté de la démonstration de Durkheim, qui ont connu une postérité comparable à celle de ses innovations, mais peut-être sont-ils considérés aussi comme des innovations. Ils concernent, d’un côté, la construction de la propriété sociologique explicative, celle qui permet d’unifier l’interprétation, et, de l’autre, la nature analogique des concepts relevant de la psychologie collective (je néglige ici la critique des données statistiques, souvent traitée, résumée dans Siracusa 2014a, pp. 15-180).

54 La théorie de l’intégration fournit une signification globale et univoque à des informations partielles et hétérogènes. La mesure du degré d’intégration dépend donc de certaines extrapolations. Un demi-siècle plus tard, Lazarsfeld et Menzel soulignent que, en sociologie, les déductions tirées des indicateurs sont ambiguës et qu’il s’agirait de rendre explicites des distinctions opérationnelles (Lazarsfeld, Menzel, 1961). En employant ces distinctions, on peut reformuler la loi du Suicide pour expliciter ce point délicat : « une propriété collective et analytique du groupe (son taux de suicide) varie selon une propriété collective structurelle de ce groupe (son degré d’intégration) ». L’intégration porte sur les interrelations entre membres (celles censées assurer la cohésion du groupe). Or, selon ces auteurs, les indicateurs les plus naturels, ou ceux engageant le moins d’hypothèses, devraient être du même type que la grandeur en question (à leur époque, la sociométrie est la principale tradition de recherche produisant des indicateurs de ce type). Pour la famille, une propriété analytique (nombre d’enfants ou état civil) est interprétée comme une propriété structurelle ; pour les autres groupes (militaire, religieux, etc.), une propriété globale postulée fait office de propriété structurelle. Le procédé ambigu de Durkheim est donc le suivant : une propriété analytique du groupe (le taux de suicide) est l’effet d’une pro- priété structurelle (l’intégration) que le sociologue déduit d’une propriété globale postulée ou d’une propriété analytique observée. La limitation de l’information statistique disponible et la tolérance à l’égard de sa redéfinition par l’analyste ont rendu ce procédé très courant (Abbott, 1997 ; Siracusa, 2014b).

55 Dès les années 1920, les social psychologists américains reprochent à la sociologie durkheimienne son « holisme » et le déterminisme qui en découle. L’éclaircissement proposé par Lazarsfeld et Menzel ne prend pas parti, quoiqu’il soit sans doute implicitement critique. Une critique plus directe du holisme est le fait d’un autre promoteur de la social psychology, Floyd Allport, et vise la personnification des groupes : c’est la critique dite de la group fallacy (Allport, 1962). Si les formulations sociologiques renvoient à des actions concertées engendrées par les interrelations entre membres, il est légitime de faire du groupe une entité agissante (qui s’organise, légifère, contrôle ses membres, etc.), mais pour mesurer ces interrelations on est confronté aux difficultés soulevées plus haut. Si, en revanche, au lieu de s’en tenir à un usage figuratif, on emploie « penchant », « tendance » ou « tempérament » selon le modèle d’usage de l’expression « le penchant d’Untel », ou bien lorsqu’on attribue une sorte de conscience collective à un groupe, on personnifie à tort ce groupe et on commet une erreur de catégorie, puisque les termes psychologiques (« individuellement orientés ») n’ont aucun sens déterminé à propos de collectifs. La démonstration de Allport vise surtout à promouvoir un individualisme méthodologique. Il reste que les concepts analogiques, dont les oxymores « tempérament d’un peuple », « penchant collectif », « psychologie collective », « représentation collective » ou « mémoire collective » sont des expressions typiques, sont aujourd’hui encore source de perplexités, la question suivante étant toujours délicate : Quels sont les standards de correction de ces concepts décrivant des phénomènes mentaux collectif ?

56 La création d’une sorte de «double social » d’un phénomène défini ordinairement comme individuel et privé est une des origines du problème. Mais une raison plus profonde est celle-ci : lorsqu’on cherche à traiter les affaires de l’esprit, ou de l’intime, selon le modèle de traitement des choses physiques, publiquement accessibles, on confond deux ordres distincts de phénomènes. « L’erreur de catégorie » est une expression que le philosophe Gilbert Ryle employait dès 1949 pour pointer ce genre de confusion en philosophie de l’esprit (Ryle, 2005 [1949]). En 1958, Peter Winch, s’appuyant sur le « second » Wittgenstein, dénonçait des problèmes analogues en sciences sociales (Winch, 1990 [1958], pp. 121-136). Autrement dit, la morphologie ou la dynamique du corps social, décrite par la représentation statistique, est agrémentée d’un complément mental (« un fantôme dans la machine » dirait Ryle). Le trouble qu’engendre cette entité ne relève pas, à proprement parler, des débats autour de l’individualisme et du holisme, mais de la transposition analogique de raisonnements d’un ordre de phénomènes, où ils sont précisément compréhensibles, vers un autre ordre, où ils ne le sont plus, transposition que Quetelet comme Durkheim prônaient, et que les méthodes statistiques semblaient justifier. La tradition psychométrique et la psychologie sociale, avec leurs multiples entités mentales statistiquement construites (par échelonnement, analyse factorielle, etc.) ne seront évidemment pas en reste ; l’article inaugural de Louis Thurstone est, de ce point de vue, évocateur (Thurstone, 1928).

57 Plus simplement, si la société ou un groupe pensent, peuvent-ils se tromper, oublier, etc. ? Comment employer un concept individuel sans employer tous ceux qui lui sont associés ordinairement ? Les travaux de Durkheim ont légué à la sociologie contemporaine l’idée qu’une manière de pensée, une classification ou une catégorie ont un caractère social, c’est-à-dire dépendent des relations entre les individus (même si l’auteur ne l’a pas appliquée à ses propres données du suicide, Desrosières, 1993, pp. 297-301). L’idée est plus élaborée et étayée qu’elle ne l’était chez Quetelet. Mais, d’un côté, on peut douter de l’analogie physique employée pour la démonstration. De l’autre, si la psychologie a une dimension collective, il ne suffit pas d’accoler l’adjectif « collectif » à un terme psychologique ordinaire pour qu’on saisisse la nature du phénomène en question, son critère d’identité, l’usage correct de l’expression ou les déductions qu’il est justifié d’en tirer.

Français

L’œuvre d’Adolphe Quetelet a été presque exclusivement étudiée par les historiens des statistiques. L’étude présente ici les innovations de Quetelet en matière d’analyse empirique de la société, puis celles de Durkheim, dans Le Suicide, à la lumière des précédentes ; et précise ce qui peut être aisément interprété comme des emprunts. À cette fin, l’examen distingue deux démarches de Quetelet : la première correspondant à la construction du penchant de l’homme moyen, la seconde à sa théorie probabiliste. La première, la moins connue des deux, est celle dont l’ouvrage de Durkheim et sa psychologie collective s’inspirent le plus, au point d’en reproduire quelques analogies et ambiguïtés originelles.

Mots-clés

  • Durkheim 
  • Histoire de la sociologie 
  • Quetelet 
  • Sociologie quantitative 
  • Statistique morale

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Jacques Siracusa
est maître de conférences HDR en sociologie à l’université Paris-VIII, membre du laboratoire CRESPPA–GTM. Ingénieur de formation, puis docteur en sociologie, il a consacré ses recherches aux médias (Le JT, machine à décrire. Sociologie du travail des reporters de télévision, De Boeck, 2001), à l’enseignement de la sociologie (Vacances sociologiques. Enseigner la sociologie à l’université, PUV, 2008) et à la quantification en sociologie (Rendre comptes. Un examen critique des usages de quantification en sociologie, Hermann, 2014).
Université Paris-VIII - CRESPPA-GTM
jacques.siracusa@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2017
https://doi.org/10.3917/anso.171.0255
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