Comment faire de l’un à partir du multiple ? Comment défaire cette unité pour refaire de la diversité ? Pour quoi faire ? Ces trois questions sont différentes, mais inséparables. Elles parcourent la lente élaboration des outils statistiques d’objectivation du monde social.
1 Si les sciences sociales américaines et européennes ont développé de nombreuses enquêtes internationales sur les valeurs et les opinions politiques, des méthodologies variées et des modèles statistiques parmi les plus perfectionnés pour les traiter, leurs utilisations dans la sociologie et la science politique françaises restent très marginales. Les économistes, pourtant encore souvent brocardés pour l’étroitesse de leur théorie de l’acteur rationnel, se sont eux au contraire très largement saisis de ces données pour travailler sur des questions comme le bonheur, les valeurs ou même l’identité, empiétant d’autant plus facilement sur le terrain des sociologues que ceux-ci le leur laissent en affichant un certain dédain pour ces données. Les enquêtes d’opinion ne sont ainsi pas toujours plus en faveur chez les « quantitativistes » que chez les « qualitativistes » tant elles semblent rendre compte d’une réalité subjective, et donc amoindrie ou inatteignable, qui ne saurait trouver sa place dans une compréhension scientifique du monde.
2 Je propose tout d’abord de distinguer quatre approches qui sous-tendent la critique des données d’opinion. La première résulte d’un objectivisme que l’on pourrait appeler un « matérialisme statistique » qui refuse de faire des opinions ou des représentations subjectives des « objets » réellement dignes d’une investigation scientifique et de mesures comme le seraient des « comportements » comme, par exemple, les votes ou des activités économiques. À l’inverse, une approche subjectiviste peut voir dans la production de chiffres à partir de questions fermées une méthode réductrice, incapable de rendre compte de la richesse de la subjectivité humaine. La critique des données d’opinion relève d’une approche nominaliste quand elle affirme que ces enquêtes portent sur ou construisent des objets qui n’existent pas comme l’opinion publique. Enfin, cette critique devient politique quand elle désigne les sondages comme des faiseurs d’opinion généralement favorables au néolibéralisme (Champagne, 1990). Dans ce dernier cas, elle a aussi tendance à se transformer en une lutte professionnelle puisqu’il s’agit souvent d’affirmer la supériorité des politistes ou sociologues académiques sur les politologues travaillant dans les instituts d’étude d’opinion, ne partageant pas les mêmes conceptions politiques et coupables d’un « exercice illégal de la science ». Ces différentes critiques – objectiviste, subjectiviste, nominaliste et politique –, sont présentes dans la célèbre conférence de Pierre Bourdieu « L’opinion publique n’existe pas ». On peut aussi en retrouver des éléments fondamentaux dans La Distinction ou dans ses Méditations Pascaliennes. Elles sont reprises dans des ouvrages devenus des classiques de la critique des sondages comme celui de Patrick Champagne (1990) ou plus récemment la critique adressée par Daniel Gaxie aux Eurobaromètres (2011).
3 On ne s’intéresse pas ici à la critique politique qui ne relève pas véritablement d’une réflexion méthodologique, mais plutôt d’une sociologie des médias qui évaluerait si les enquêtes d’opinion permettent réellement de « faire l’opinion ». Ce qui nous importe ici n’est donc pas la critique politique des sondeurs ou même de la mauvaise utilisation des données d’opinion, mais la critique épistémo- logique de leur fondement et de leur scientificité.
4 La critique de Bourdieu contre les données d’opinion s’appuie principalement sur l’argument de l’imposition de problématique et celui de la construction d’artefact :
L’effet d’imposition de problématique, effet exercé par toute enquête d’opinion et par toute interrogation politique (à commencer par l’électorale), résulte du fait que les questions posées dans une enquête d’opinion ne sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes interrogées et que les réponses ne sont pas interprétées en fonction de la problématique par rapport à laquelle les différentes catégories de répondants ont effectivement répondu.
(Bourdieu, 1984, p. 230)
6 Les sondages d’opinion imposeraient ainsi une formulation des questions à l’enquêté comme de ses réponses, leurs statistiques seraient alors artefactuelles à deux titres : elles agrègent des réponses qui ne sont pas vraiment celles de l’enquêté (elles lui ont été imposées) et leur donnent une signification différente de celle qu’il lui donnait. Cette approche critique est devenue un lieu commun de la science politique en rassemblant les différentes approches critiques que nous avons distinguées : objectivisme, subjectivisme et nominalisme. Chez des auteurs comme Daniel Gaxie et Philippe Aldrin, les arguments de Bourdieu sont devenus des armes pour défendre l’utilisation des enquêtes qualitatives contre les sondages quantitatifs réalisés par la Commission européenne, les Eurobaromètres, accusées aussi bien de vacuité épistémologique que de partis-pris politiques (Aldrin, 2010 ; Gaxie et al., 2011).
7 Il ne s’agit donc pas ici d’examiner l’histoire des sondages, de leur utilisation ou la difficulté à définir la notion d’opinion publique [2], mais plutôt de s’interroger à la lumière de ces critiques sur certains arguments ainsi que sur beaucoup d’idées que l’on retrouve ici ou là dans les manuels de méthodologie sans qu’elles fassent l’objet de théorisation explicite comme c’est le cas de la critique de Pierre Bourdieu. Comme on le verra, la critique des données d’opinion ou plus souvent simplement la réticence à leur égard pose des questions fondamentales qui relèvent du problème de la description des représentations subjectives dans les sciences sociales et de leur quantification, de la question de l’agrégation des données statistiques pour construire des indicateurs macrosociaux et enfin d’un thème cher à Pierre Bourdieu, celui de la construction de l’objet et plus précisément de ce qu’est un objet scientifique dans les sciences sociales. J’essaierai donc d’identifier les faiblesses de cette critique en traitant successivement des trois approches qui la sous-tendent : l’objectivisme, le subjectivisme et le nominalisme. Cela me permettra d’expliciter les principes épistémologiques et méthodologiques qui justifient l’utilisation de ces données et plus généralement de reposer certains problèmes épistémologiques classiques des sciences sociales.
La critique objectiviste : comportements et opinions
8 Les données sur le bonheur, les opinions ou l’identité sont souvent rejetées au motif que les pratiques ou les comportements seraient des indicateurs plus objectifs. Les statistiques ne sont ainsi pas refusées par principe, mais elles doivent porter sur des pratiques pensées comme « réelles » comme le sont les actions économiques, les votes ou encore les pratiques culturelles. Par ce point de vue, la statistique et les sciences sociales adoptent une forme de béhaviorisme, courant influant de la psychologie qui a fait du comportement observable le seul objet ayant une dignité scientifique. Il y a cependant longtemps que la psychologie scientifique a abandonné cette idée qui revient néanmoins régulièrement à travers des références théoriques ou philosophiques souvent plus élaborées et plus acceptables dans le champ sociologique que la psychologie béhavioriste réduisant l’étude scientifique de l’homme à la relation entre des stimuli et des réponses. L’intention sous-jacente n’en est pas moins la même : il s’agit toujours de se débarrasser de ces étranges objets que sont les pensées, les sentiments et les intentions, ceux-ci ne semblant pas avoir leur place dans une véritable compréhension scientifique du monde et encore moins dans une compréhension chiffrée.
9 Afin de simplifier la démonstration, on ne distingue pas ici des concepts comme l’intentionnalité, l’opinion, la croyance ou la représentation, mais on les regroupe pour en faire la manifestation de l’utilisation d’un langage subjectif, par opposition à matériel, pour décrire l’activité humaine. Ce regroupement se justifie dans le cadre d’une démarche particulière : montrer que les données statistiques doivent tenir compte de cette façon de décrire les actions individuelles et qu’on ne peut en aucun cas se débarrasser de ces descriptions perçues comme subjectives pour donner un primat au comportement ou à la pratique.
La subjectivité des comportements
10 Je soutiendrai d’abord qu’il faut très largement relativiser cette distinction entre des données objectives mesurant les comportements comme les phénomènes économiques et des données subjectives portant sur les opinions, les croyances, les intentions ou le bonheur. Les comportements ne peuvent en effet être mesurés uniquement comme des faits objectifs et matériels dénués de toute interprétation subjective. Dans les statistiques considérées comme les plus objectives on distingue bien les comportements selon le sens que les acteurs leur donnent, imprégnant ces données objectives d’une forte subjectivité. C’est ce que l’on peut montrer en examinant n’importe quelle donnée quantitative relevant des sciences sociales.
11 Pour commencer par rester dans un domaine de la science poli-tique, on peut prendre l’exemple du vote qui est souvent présenté comme une donnée plus objective que celles issues des sondages d’opinion au motif que ce serait un véritable comportement. Il semble symboliser pour certain le véritable choix de l’individu, ce qui en ferait un objet scientifique beaucoup plus légitime [3]. Le vote n’a pourtant rien d’un phénomène que l’on pourrait se contenter d’observer en se passant de toute description de la subjectivité qui lui est propre. En cela, son étude ne diffère pas fondamentalement des réponses à un sondage d’opinion.
12 On ne peut en effet facilement assimiler deux mêmes votes comme étant deux mêmes actions. On peut voter pour le même candidat pour des raisons extrêmement différentes, par adhésion ou au contraire pour faire barrage à un autre candidat ou encore parce que l’on ne s’intéresse pas aux mêmes propositions de ce candidat. Si l’on songe à un vote comme celui sur le traité constitutionnel européen en 2005, on ne peut comprendre la victoire du « non » en ne s’intéressant qu’à la proportion d’individus ayant voté « oui » ou « non » et pas aux différentes catégories d’électeurs ayant formé une majorité à partir d’intentions sans doute divergentes. Il faut au contraire essayer de reconstruire les raisons de ce vote et ainsi distinguer, par exemple, parmi les votes « non », ceux qui sont en faveur de la construction européenne et d’un autre traité de ceux qui s’opposent plus frontalement à toute idée de fédéralisme européen. Or, pour comprendre la part des différentes raisons dans l’explication de ce vote, il faut bien interroger les individus sur leurs préférences politiques, ce qui implique d’employer des sondages d’opinion. Si les données de la statistique électorale ont l’avantage de paraître plus objectives, elles ont certainement le défaut d’être sommaires et ainsi de ne pas permettre de situer ce vote dans un système plus large de préférences et de croyances politiques. Se refuser à utiliser la moindre donnée sur les raisons des votes et sur les préférences ou opinions politiques des votants revient à amputer largement la réalité sociale et, très certainement, à faire de mauvaises prédictions concernant de futurs votes.
13 Il est déjà largement illusoire de penser que les données sur le vote pourraient remplacer entièrement les données d’opinion. Mais d’une manière plus fondamentale, et plus philosophique, il faut souligner que caractériser un comportement comme étant un vote, c’est déjà le décrire en tenant compte de sa subjectivité. On suppose ainsi qu’en mettant le bulletin dans l’urne, l’individu a bien exprimé une intention : souhaiter voir gagner la personne mentionnée sur le bulletin. Plus simplement, voter n’est pas poser un bulletin dans une urne, c’est bien choisir un candidat ou un projet et c’est cette action subjective que l’on essaye de mesurer à travers le fait qu’un individu mette un bulletin dans une urne. On sature ainsi la description de subjectivité et d’intentionnalité en l’appelant un vote.
14 Le vote peut sembler un exemple un peu trop favorable pour démontrer qu’il est illusoire de vouloir se contenter de mesurer des comportements. Le raisonnement peut néanmoins être étendu à n’importe quelle pratique ou comportement semblant constituer un exemple plus défavorable. Les pratiques culturelles sont par exemple souvent prises comme exemples de données quantitatives plus objectives, mais elles ne portent pas non plus sur des comportements qui seraient si facilement objectivables. Par exemple, le fait « d’aller au cinéma » peut désigner des pratiques différentes selon l’intention qui accompagne la pratique. Est-ce ainsi la même chose d’aller au cinéma comme cinéphile voulant voir le dernier film d’un réalisateur dont on est « fan » ou comme couple cherchant à occuper un soir ? Est-ce la même chose d’y aller entre amis ou comme prétexte pour espérer former un couple ? Dans ces différents cas, on peut faire des statistiques très différentes qui tiennent compte des intentions associées à ces actions et qui nous permettent de mieux comprendre la réalité sociale en distinguant les différentes pratiques que recouvre le comportement « aller au cinéma ».
15 On peut enfin étendre ces raisonnements à des exemples pouvant apparaître comme plus défavorables : les statistiques économiques produites par les organismes publics. Si l’on s’intéresse par exemple à la question du chômage, le problème est en effet le même. La définition du chômeur par l’INSEE comporte bien l’idée que le chômeur recherche un emploi, se référant ainsi à une intention. On peut bien sûr essayer de définir cette recherche de façon « objective » (inscription à pôle emploi, soumission de candidature), mais pour cela on caractérise et l’on regroupe ces comportements en n’en faisant que des indicateurs d’une même intention : la volonté d’obtenir un emploi elle-même constitutive de la définition du chômeur. Un chômeur est bien un individu qui recherche un emploi et pas seulement qui soumet des candidatures et c’est aussi cette intention que décrivent les statistiques du chômage qui comportent donc, elles aussi, une dimension subjective.
16 On pourrait multiplier à l’envi les exemples : la violence non plus n’est pas qu’un acte physique dépourvu de la subjectivité des acteurs qui l’exercent et la ressentent (Crettiez, 2010). La mesure statistique d’un comportement nécessite ainsi de caractériser l’intention qui lui est associée pour pouvoir être décrite statistiquement d’une façon qui importe au sociologue et cela ne peut se faire uniquement par ce que l’on arrive bien à discerner à l’œil nu. Une statistique purement comportementale verrait bien vite son objet réduit à peau de chagrin et ne fournirait certainement pas aux sociologues les données adéquates pour comprendre de nombreux phénomènes politiques, culturels et sociaux.
L’objectivité des opinions
17 Ce qui vaut dans un sens vaut dans l’autre : si les données sur les pratiques sont moins objectives qu’il n’y paraît, les sondages d’opinion ne sont pas aussi subjectifs que leurs critiques le supposent. En effet, ce que l’on mesure dans de tels sondages, ce n’est pas l’opinion publique, les valeurs ou le bonheur, mais les réponses données à des questions et l’on peut donc très bien les considérer de façon objective : on coche une case de la même manière que l’on met un bulletin dans une urne, que l’on entre dans une salle de cinéma ou que l’on soumet une candidature à un emploi. Tout le problème est ensuite de savoir comment interpréter ces réponses, ce qu’elles traduisent du point de vue de l’intention de l’acteur, de ses préférences ou de ses représentations. Ce qu’il y a de plus étonnant dans la critique de Bourdieu, c’est qu’elle présente ces interprétations comme présupposées par la méthode en affirmant que l’enquête d’opinion impose une problématique et mesure un artefact en agrégeant des réponses ayant des significations différentes. S’il n’y a effectivement aucune raison de supposer que tous les enquêtés donnent le même sens à des réponses qui peuvent paraître identiques (cocher la même case), il n’y en a pas non plus de supposer que tous les chercheurs interpréteront ces réponses comme identiques. C’est bien parce que ces données sont la mesure de réponses à des questions et non des mesures directes d’une opinion ou d’une valeur que la critique de l’imposition de problématique a des formulations souvent déconcertantes. La compréhension des réponses à ces questions passe toujours par la reconstruction d’une intention ou de représentations et l’on ne voit pas ce qui autorise à supposer que c’est l’enquête qui impose une problématique, comme si différents chercheurs n’étaient pas autorisés à donner des interprétations différentes de ces réponses comme de la problématique qui sous-tend la question.
18 L’opposition entre des pratiques ou des comportements qui seraient objectifs et des opinions qui seraient subjectives est donc loin d’être claire. Les statistiques les plus objectivistes portent toujours sur des comportements qu’elles identifient et définissent en leur attribuant des intentions, de la même manière que le fait celui qui interprète les réponses données à un sondage d’opinion. Partageant le béhaviorisme qui sous-tend la critique des sondages d’opinion, des philosophes néopositivistes du cercle de Vienne en sont généralement venus à prôner la réduction des propos de la psychologie et de la sociologie à un langage physicaliste, c’est-à-dire à un langage qui fait des objets que décrit la science physique les seuls objets réels [4]. C’est en effet la conclusion à laquelle en arrive nécessairement l’intuition matérialiste qui est à la base du béhaviorisme. Les sociologues pensent peut-être échapper à la réduction néo- positiviste, la matière sociale faite de comportements leur paraissant un peu plus « dure » que la matière psychologique faite de pensées, ils ne voient néanmoins pas que l’étude d’un individu sans idées, sans intention, sans représentation, sans identité ne serait finalement rien d’autre que l’étude d’un corps physique déplacé par les lois de l’univers. Comme l’ont souligné les théories issues de la sociologie compréhensive, les débats sur la méthode des sciences sociales en Allemagne au xix esiècle, ou plus récemment la sociologie de Raymond Boudon (2003), l’attribution d’une rationalité aux individus est une dimension fondamentale des sciences sociales, rationalité qui va évidemment bien au-delà des maximisations de l’homo oeconomicus. La nécessité d’attribuer une rationalité aux individus, notamment à travers le « principe de charité », a aussi été largement soulignée par la philosophie du langage et de l’esprit (Davidson, 2004).
19 On soutient donc que c’est l’utilisation de ce langage subjectif – mobilisant des concepts comme ceux de « croyances », de « représentation », « d’intention », voire même de « sentiment » – qui distingue l’étude des individus de celle de la matière qui les compose et qui fonde la démarche de recherche en sciences sociales. Dès lors, la démarche quantitative ne peut en aucun cas se passer de données à ce sujet et doit affronter la difficile question de la quantification des processus qui nous apparaissent comme subjectifs. Régulièrement, face à cette difficulté, revient la volonté ou la croyance dans la plus grande objectivité que conférerait l’observation des pratiques ou des comportements. Affirmer qu’il y a un primat de la pratique ou des comportements, c’est en fait se retrouver prisonnier du dualisme corps-esprit, puisque parler de primat implique d’avoir quelque chose sur quoi on peut affirmer sa prééminence plutôt que comprendre qu’il s’agit bien là d’une seule et même chose comme l’affirmait déjà le philosophe pragmatiste John Dewey [5]. Il n’y a pas en effet d’un côté les comportements et les pratiques que l’on pourrait observer et de l’autre les représentations ou intentions. La description des actions humaines mêle irrémédiablement ces deux ordres de phénomènes : décrire un individu agissant, une pratique ou un comportement, c’est décrire une action en mobilisant des concepts comme ceux de représentations ou d’intentions. La description statistique doit donc permette de rendre compte de ces phénomènes subjectifs et la mobilisation de sondage d’opinion est aussi, parmi d’autres, un moyen d’avoir des indications sur ces phénomènes subjectifs.
La critique subjectiviste
20 La critique des sondages d’opinion, quand elle ne vise pas à se débarrasser de toute intentionnalité ou de toute subjectivité, considère au contraire que de tels sondages ne peuvent rendre compte de la richesse de cette subjectivité comme peuvent le faire des entretiens ou des données plus qualitatives. C’est aussi cette même intuition qui est au fondement de l’argument de l’imposition de problématique, reprochant ainsi aux questionnaires de poser des questions aux enquêtés qu’ils ne se posent pas eux-mêmes et donc de ne pas saisir leurs véritables catégories de pensée. C’est une critique qui pose d’une part le problème des « mauvaises questions » censées ne pas mesurer les catégories réelles des enquêtés et, d’autre part, le problème de l’illusion empiriste d’une science qui ne serait qu’un compte-rendu stricte de la réalité.
Des bonnes et des mauvaises questions ?
21 Philippe Aldrin écrit à propos d’une question de l’Eurobaromètre portant sur l’approfondissement des politiques européennes [6]:
Pour répondre en connaissance de cause à ce type de questions – c’est-à-dire en saisir les enjeux politiques et se positionner en conséquence –, les répondants devraient posséder une connaissance préalable des problèmes que posent les situations institutionnelles évoquées ainsi qu’une vision structurée des positions ou solutions alternatives engagées dans le débat. En somme, sur une question aussi politique, les chances de collecter une « vraie » opinion dépendent de la compréhension des termes et concepts de l’énoncé, mais aussi de la connaissance des mécanismes institutionnels européens.
(Aldrin, 2011, p. 35).
23 Le problème principal d’une telle affirmation repose certainement sur la volonté de collecter « une vraie opinion », mais avant d’en venir là, examinons l’argument selon lequel il faudrait « répondre en connaissance de cause à une question ». En quoi la réponse d’un enquêté ne serait pas une « vraie opinion » au motif qu’il n’aurait pas répondu à la question en se situant par rapport aux enjeux auxquels pensait celui qui a écrit la question ou le meilleur des spécialistes de l’Europe ? Le même problème se pose dans n’importe quel domaine des sciences sociales. À une question du type « aimez-vous les films d’action ? » ou même « allez-vous voir des films d’action ? », un enquêté ne pourrait-il pas répondre parce qu’il ne connaît pas toutes les oppositions internes au cinéma, ou aux films d’action, et qu’il n’attribuera sans doute pas le même sens à la question qu’un cinéphile ou un professionnel du cinéma ; ou qu’il n’est pas complète- ment certain de tout ce que recouvre l’expression « film d’action » chez les professionnels du secteur ?
24 On pourrait d’ailleurs ajouter que l’une des œuvres majeures de Pierre Bourdieu, La Distinction, s’ouvre sur une telle imposition de problématique en demandant aux enquêtés s’ils préfèrent Le Beau Danube Bleu ou Le Concerto pour la main gauche. On peut en effet se demander dans quelle mesure on impose à l’individu un jugement esthétique de la même manière que l’on impose un jugement politique ou pour quelle raison il serait méthodologiquement plus rigoureux de demander à des enquêtés s’ils ont confiance dans tel ou tel homme politique que s’ils aiment ou non Le Concerto pour la main gauche. Mais surtout rien ne garantit que le premier tableau de La Distinction n’agrège pas des opinions finalement différentes et donc que les commentaires de Bourdieu ne portent pas que sur des « artefacts » à partir de questions posées à des individus qui n’ont pas toujours les catégories savantes nécessaires pour distinguer ces différentes œuvres.
25 Le problème de cette critique, c’est bien qu’elle suppose qu’il y aurait une bonne façon de répondre à la question. Les critiques des sondages aimeraient sans doute que les enquêtés répondent en saisissant tous les enjeux sous-jacents à la question, comme lors d’un examen de science politique où l’étudiant doit comprendre la problématique à laquelle pensait le professeur qui l’a rédigé. Il est vrai que, selon la compétence politique de l’enquêté, une réponse identique dans un questionnaire a un sens différent, mais cela fait tout simplement partie du travail de recherche d’être à même de distinguer ces réponses dans les cas où ces distinctions sont importantes et l’on verra qu’elles ne le sont pas toujours.
26 Chacun répond avec ses catégories de pensées et il n’y a pas lieu de dire qu’il y aurait des réponses en connaissance de cause et d’autres qui ne le seraient pas parce qu’un sondage d’opinion n’est justement pas un examen de science politique et qu’un enquêté n’a pas, pour répondre à une question, nécessairement besoin de la comprendre dans le même sens que celui qui l’a posée. Les utilisateurs de l’argument de l’imposition de problématique semblent considérer comme évident que les enquêtés devraient interpréter la question de la même façon que l’enquêteur. Pourtant, quand on fait de l’analyse secondaire des données, on n’a de toute façon que peu d’idées de la façon dont l’enquêteur envisageait le sens de la question posée. L’enquêté répond à la question en la traduisant dans ses propres problématiques et c’est cela qu’il faut retrouver ou comprendre. Mais cette critique contre les sondages qui soutient qu’ils ne saisissent pas les opinions réelles des enquêtés pose néanmoins un problème encore plus fondamental : l’absence de prise en compte du rôle de l’expérimentation en sciences sociales comme de celui du problème scientifique auquel on cherche à répondre.
Observation et expérimentation ou la confusion entre « réel » et « naturel »
27 Il faut déjà noter, de façon assez convenue, que si l’on suivait véritablement cette critique qui prône le primat des représentations telles qu’elles s’expriment librement, on en serait néces- sairement conduit à considérer que faire des sciences sociales ne revient qu’à laisser parler ou agir les enquêtés et à trouver une façon de les enregistrer sans la moindre perturbation. Faire entrer des discours ou des actes dans le moindre protocole est en effet toujours une forme d’imposition d’une situation et d’un mode d’enregistrement des données. Il est pourtant évident que dans un entretien qualitatif, l’enquêteur n’est jamais « neutre », pas plus que ses questions. L’observation incognito sans perturber la « scène » devrait ainsi devenir le seul dispositif méthodologique acceptable, le seul qui n’impose pas une formulation des questions et un cadre aux enquêtés. Et effectivement, il est courant de revendiquer la suprématie de l’ethnographie sur une méthode comme l’entretien, sous prétexte que les pratiques seraient plus réelles que les discours. La racine de cette critique est là encore l’illusion empiriste qui réduit la science à un compte rendu strict de la réalité telle qu’elle serait du point de vue d’un observateur entièrement neutre.
28 L’argument reproche aux sondages de transformer la réalité, de mettre les enquêtés dans des positions ou face à des alternatives et des problématiques qui ne sont pas les siennes et de produire ainsi des artefacts. C’est un argument qui ne vaut pas tant contre les sondages d’opinion que contre toute forme d’expérimentation scientifique et c’est bien là le problème de cette utilisation abusive de l’expression « artefact ». Dans le cas du sondage d’opinion, l’enquêteur construit la question et en impose la formulation à l’enquêté. Il manipule ainsi de nombreux paramètres de la situation : position de la question dans une enquête, formulation de la question, choix de la façon de l’adresser, etc. On est donc dans une situation qui a presque tout d’une situation expérimentale en ce qu’elle est bien une façon d’interroger la réalité sociale et non simplement de l’observer, situation dont la mesure est effectivement dépendante. Au contraire, l’idéal épistémologique que semblent prôner les critiques des sondages est bien celui d’une observation brute de la réalité sociale contre des données qui la manipuleraient en créant une situation artefactuelle.
29 Les mesures ne sont cependant pas des artefacts pour la seule raison qu’elles proviendraient de l’action d’un scientifique et non de l’observation brute de la réalité. Le physicien expérimentaliste serait ainsi bien étonné d’apprendre qu’en interrogeant la nature dans son laboratoire et en testant différents protocoles il créerait des mesures « artefactuelles » et donc sans intérêt scientifique quand son collègue chargé de la mesure d’un phénomène naturel hors de son laboratoire aurait accès lui à une « vraie réalité ». Les critiques des données d’opinion semblent ainsi adopter une telle perspective qui en fait revient à une forme d’empirisme naïf, bien loin de la « construction de l’objet » ou de la « rupture épistémologique ». La défense de l’observation comme seule méthode permettant d’accéder à la vérité sociale fait ainsi faire un pas épistémologique en arrière aux sciences sociales. Au milieu du xix esiècle, Claude Bernard notait déjà dans son Introduction à la méthode expérimentale l’opposition entre science d’observation et sciences expérimentales, soulignant que c’était chez les secondes que le savoir pouvait s’accroitre le plus rapidement, la possibilité d’agir sur la nature donnant un pouvoir d’investigation bien supérieur. Il en est de même dans les sciences sociales : le fait qu’une situation ne soit pas naturelle, c’est-à-dire indépendante de l’observateur, ne signifie en aucun cas qu’elle ne soit pas réelle et ne nous permette pas d’améliorer notre connaissance de la réalité sociale. Au contraire, la possibilité de manipuler les éléments d’une situation sociale permet justement de mettre à l’épreuve certaines hypothèses théoriques.
30 L’utilisation de l’expression d’artefact repose ainsi sur l’illusion d’une science qui ne ferait qu’observer la réalité sans la modifier ou l’influencer. Cette modification de la réalité produirait des données biaisées ou des artefacts : une « fausse réalité », fausse parce que modifiée par l’homme. De fait, c’est justement la modification de cette réalité suite à notre action contrôlée qui nous permet de la comprendre et c’est bien le sens de la démarche expérimentale que d’interroger ainsi la réalité, de la manipuler pour qu’elle puisse répondre aux questions que nous nous posons, ce qui n’arrivera que peu souvent si l’on se contente de « regarder » le monde en attendant qu’il réponde de lui-même à nos interrogations comme le voudraient les tenants de l’observation comme seule méthode scientifique.
Problème scientifique et production de données
31 Les critiques des sondages qui s’appuient sur l’argument de l’imposition de problématique et qui fustigent les « mauvaises questions » négligent un autre problème méthodologique important : la nécessité de prendre en compte la problématique inhérente à l’utilisation de données et de juger d’une méthode relativement à cette problématique. Dans une enquête quantitative, il n’y a ainsi aucune raison de considérer qu’une question serait meilleure qu’une autre a priori sous prétexte qu’elle s’adresserait à des convictions plus « enfouies » ou « mieux établies » ou encore à une « vraie opinion ». Lorsqu’un enquêté répond à une question qu’il ne se pose pas, il ne faut sans doute pas tenir pour argent comptant la conviction qu’il attache à sa réponse, mais, même si elle est faible, il n’en risque pas moins de révéler des caractéristiques de ses opinions politiques, ses préjugés, les premières choses qui lui viennent à l’esprit, ou encore ce qu’il pense que l’enquêteur attend de lui. Ces données sont tout aussi importantes que des convictions bien établies qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement plus intéressantes, elles peuvent ne revenir qu’à réciter les théories issues de leaders d’opinion ou de journaux que l’enquêté aura assimilées et adoptées.
32 Mais surtout, pourquoi l’apport scientifique serait-il plus important en formulant une question politique, comme le souhaitent certains, dans les termes qui sont ceux de l’enquêté ? Apprenons-nous quelque chose en demandant ainsi à un militant de la gauche radicale « Pensez-vous que les gouvernements de gauche doivent cesser d’être aux mains des milieux financiers ? » ou en lui posant des questions dans des catégories qui, étant celles de l’adversaire poli-tique, lui sont bien connues : « Êtes-vous favorable à une politique de réduction des déficits publics permettant de réduire les taux d’intérêt sur la dette et de rétablir la confiance des marchés ? » ? De telles questions ainsi orientées seraient sans doute bien plus proches des catégories de ce militant et, si l’on suit la critique de l’imposition de problématique, ce sont bien les seules questions que l’on pourrait poser. Ne serait-il pas tout aussi intéressant de confronter l’enquêté à des catégories auxquelles il n’est pas familier ?
33 Si l’on pourrait être tenté de répondre positivement à cette dernière interrogation, je soutiens en fait qu’il n’y a aucun sens à essayer d’y répondre : les données empiriques ont un intérêt dans le cadre d’une problématique, on ne peut donc les juger indépendamment de celle-ci et il est impossible, comme le font les critiques des sondages d’opinion et nombre de manuels de méthodologie, de décréter a priori qu’une question est bonne ou mauvaise, c’est un test empirique ou une expérimentation qu’il faut juger.
Agrégation et problématique
34 La critique des sondages d’opinion qui soutient qu’il n’est pas possible d’agréger des réponses qui sont formellement les mêmes, mais ont un sens différent repose encore sur cet empirisme trompeur qui s’exprime très bien dans ce passage de Daniel Gaxie :
Quel que soit leur degré de solidité, on ne peut pas non plus additionner sans précaution des réponses formellement identiques à une question fermée. Quand les chercheurs procèdent à des totalisations de ce type, ils présupposent que toutes les personnes qui ont fourni des réponses formellement identiques ont non seulement compris la question, mais l’ont surtout comprise de la même façon.
(Gaxie, 2011, p. 25).
36 Cette critique ne voit pas que la question de savoir si l’on peut procéder à une telle opération ne dépend pas des données et donc du fait que les individus auraient compris les questions de la même façon, mais de la problématique que l’on traite ou de ce que l’on entend démontrer. Si l’on reprend l’exemple des différentes pratiques du cinéma (y aller en couple, comme cinéphile, avec des amis, etc.), on ne les agrégera pas de la même manière selon que l’on souhaite faire une évaluation économique des bénéfices attendus de l’industrie cinématographique (auquel cas on agrégera sans doute tout), une étude sur les pratiques culturelles des Français ou des jeunes, une étude sur les relations entre couples, ou si l’on s’intéresse au succès d’un genre particulier de film. Il en est de même lors de sondages d’opinion, on peut vouloir ou non additionner des opinions différentes selon ce que l’on souhaite faire : prédire l’issue d’une élection, décrire la diversité des opinions au sein de la gauche ou de la droite, ou encore examiner les effets des propriétés socioéconomiques ou du niveau de diplôme sur les attitudes à l’égard de la redistribution des richesses ou de la peine de mort.
37 Les pratiques, de même que les réponses à des questions, ne sont jamais identiques ou différentes, elles le sont sous certaines de leurs descriptions. C’est là un point philosophique et épistémologique qui, il est vrai, n’est pas entièrement évident et intuitif. C’est pourtant un problème bien connu, notamment des sociologues et anthropo-logues. Par exemple, Mary Douglas écrivait « qu’aucune identité superficielle de propriétés n’explique comment des éléments sont regroupés en classes. » (Douglas, 2004). Elle avait bien sûr plutôt en tête des objets matériels, mais on peut en dire autant des actions ou des opinions. Identifier des objets, les classifier ou les catégoriser se fait dans un contexte théorique, dans une problématique particulière et avec une intention donnée. Faire ainsi du problème de l’agrégation ou de la catégorisation une particularité qui serait fondamentalement celle des données d’opinion, c’est manquer un problème philo- sophique fondamental. Comme le disait Mary Douglas, en s’appuyant sur les philosophes Quine et Goodman, la ressemblance n’est pas une chose qui peut être reconnue aux choses mêmes, elle ne vient aux éléments que du fait de l’insertion dans un schéma cohérent (2004). Il n’y a donc aucun sens à affirmer qu’on ne peut pas, de toute éternité, agréger des réponses formellement identiques, mais ayant une signification différente. On trouvera toujours une interprétation de deux réponses, et plus généralement de deux actions, qui permettra de les rassembler sous un même concept ou, inverse-ment, une interprétation qui permettra de les distinguer.
38 L’agrégation de réponses et la production d’un chiffre pour résumer la diversité des opinions n’a donc une valeur que dans le cadre d’une problématique déterminée et ne peut être jugé indépendamment d’elle. Si l’on reprend l’exemple de questions portant sur l’Union européenne. Une bonne partie des électeurs n’a sans doute effectivement pas toutes les connaissances nécessaires pour comprendre les tenants et aboutissants de ces questions, mais, que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, c’est bien aussi comme cela qu’ils jugeront de la plupart des politiques et qu’ils voteront. En tant qu’électeurs, nous avons toujours peu de moyens de comprendre véritablement les politiques menées et nous devons nous faire une opinion et choisir à partir d’un savoir extrêmement parcellaire. Or c’est justement ce que doit comprendre le politiste : les raisons et les mécanismes permettant d’expliquer et de prédire ces choix politiques faits dans ces situations de décision bien loin d’être par- faites. Dès lors, le politiste est bien fondé à étudier les réponses à des questions dont la formulation repose souvent sur des catégories qui manquent à l’enquêté, c’est seulement ainsi qu’il pourra comprendre le fonctionnement de la démocratie actuelle.
39 Savoir s’il est plus intéressant d’étudier des comportements, des valeurs, des opinions, la littérature ou des sondages, des données qualitatives ou quantitatives est une question à laquelle il n’y a pas de réponse à part un banal « tout dépend de ce que l’on souhaite tester ou comprendre ». Plus généralement, il est assez superficiel de considérer que la valeur scientifique d’une donnée serait une de ses propriétés intrinsèques et non une caractéristique de son utilisation. On ne pouvait savoir avant la formulation de la théorie d’Einstein que la simple observation d’une éclipse permettrait de mettre à terre la mécanique newtonienne, pilier et symbole des réussites de la science. Dans un tout autre domaine, les logiciens et philosophes analytiques s’amusent à imaginer les situations les plus absurdes, car ce sont elles qui nous permettent d’interroger nos catégories de pensée ou de les mettre à l’épreuve. Une simple histoire de barbier ne pouvant se raser lui-même, imaginée par Bertrand Russsell, a par exemple ruiné la fondation logique de l’arithmétique que souhaitait établir le philosophe et logicien Gottlob Frege. La psychologie cognitive regorge elle aussi d’exemples d’expérimentation, et c’est justement en mettant les enquêtés dans les situations les plus inattendues et les plus inhabituelles que l’on s’extirpe du savoir commun que nous fournissent les situations quotidiennes de la vie sociale. Enfin, pour prendre un dernier exemple, les économistes, par la méthode des variables instrumentales, créent leur propre expérimentation, étudiant des corrélations qui a priori pourraient paraître absurdes, mais qui sont en fait bien plus à même de révéler des liens de causalité que des corrélations dont le sens est plus immédiatement compréhensible.
40 Les sondages ne doivent donc certainement pas être conçus comme des photographies de l’opinion, mais bien plutôt comme des expérimentations et à cet égard, il faudrait certainement encourager des questions dont les formulations sont contre-intuitives afin de pouvoir tester la réaction des enquêtés, et il n’y a au contraire pas grand intérêt à leur laisser exprimer leurs propres catégories spontanées, puisqu’elles constituent bien souvent un savoir auquel on a déjà accès par d’autres voies. L’empirisme en sciences ne consiste pas simplement à mesurer ou à observer la réalité, mais bien à l’interroger, que cette réalité soit naturelle ou sociale ; en conséquence, les données empiriques n’ont aucune valeur ou richesse en elles-mêmes, elles n’en ont que dans la mesure où elles permettent de tester cer- taines théories ou, a minima, certaines propositions. Il faudrait donc en finir avec le mythe selon lequel il existerait de « bonnes questions » ou de « mauvaises questions », il n’existe que de mauvaises mises à l’épreuve empirique de théories.
41 La science ne vise pas toujours à une description « riche » ou profonde de la réalité et à ce compte le poète disputerait bien facilement la description de la mer à l’océanographe ou de la tempête au météorologue et il n’est pas sûr que la sociologie aurait quelque chose à apporter à la littérature. Les statistiques du suicide et l’analyse qu’en a faite Émile Durkheim ne permettent certainement pas de rendre compte du vécu intérieur d’un individu sur le point de mettre fin à son existence. L’objectif de Durkheim n’est néanmoins pas d’offrir un tel récit phénoménologique, mais d’identifier les déterminants sociaux du suicide, les différences entre pays ou entre sociétés et les relations entre formes de suicide et intégration sociale. De la même manière, il ne s’agit pas avec les données d’opinion de sonder les tréfonds de l’âme ou de l’identité des enquêtés, mais bien d’essayer de mettre à l’épreuve des propositions sur des phénomènes sociaux.
L’opinion publique et le nominalisme
De la méthodologie à l’ontologie sociale
42 Comme je l’ai souligné en introduction, la critique de l’utilisation des données d’opinion contient une dimension ontologique : l’opinion publique ne serait qu’un artefact construit en agrégeant de manière illégitime des réponses. À travers cela, c’est aussi la description de l’opinion publique comme réalité collective qui est visée. La critique revient ainsi à faire passer l’opinion publique au rasoir d’Occam, dont le mot d’ordre est de ne pas multiplier les entités sans nécessité. En un sens, il revient même à une des premières « utilisations » de ce rasoir qui était bien de récuser l’existence des réalités collectives du monde social. Il s’agissait ainsi chez Occam d’affirmer que le Pape ne pouvait donner ses biens à l’ordre des Franciscains parce que l’ordre considéré comme un tout n’existait pas, celui-ci n’étant qu’un nom désignant des individus franciscains (Desrosières, 2010). Faut-il donc faire subir le même sort à l’opinion publique ? La considérer comme une fiction construite par les enquêtes d’opinion ?
43 La critique la plus courante de l’enquête d’opinion est l’affirmation selon laquelle l’opinion publique n’existerait pas parce qu’elle ne serait qu’une « agrégation », ce dernier concept prenant le plus souvent un sens péjoratif dans les sciences sociales. Cette affirmation a des conséquences importantes pour la théorie sociale puisqu’elle amène à s’interroger sur ce que sont ses objets, les phénomènes collectifs, et sur la possibilité de les appréhender à partir de méthodes statistiques qui agrègent des mesures portant sur des individus. La volonté de condamner absolument les données d’opinion amène ainsi à mobiliser des arguments qui ne sont que la répétition d’arguments très anciens contre les méthodes quantitatives dans les sciences sociales. Pierre Bourdieu affirme par exemple qu’un pourcentage ne saurait rendre compte de la réalité de l’opinion publique parce qu’il ne saurait donc rendre compte de la réalité des oppositions dans la société.
L’opinion publique qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages (60 % de Français sont favorables à …), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion qu’un pourcentage.
(Bourdieu, 1984, p. 224).
45 Tout d’abord, il faut rappeler deux évidences. L’enquête d’opinion ne crée pas des objets comme « l’opinion publique » en agrégeant des réponses en un pourcentage, c’est celle ou celui qui traite les données qui le fait et qui choisit ainsi de représenter une variable ou une distribution de réponse. La distinction est d’importance parce que l’enquête d’opinion ne produit que la variable et c’est l’analyste qui choisit de résumer l’information qu’elle contient au moyen du pourcentage. La production d’un chiffre unique (« 60 % des Français pensent que ») n’est donc aucunement un impératif et le chercheur peut très bien étudier la distribution des réponses à une question dans les différentes catégories sociales, ses corrélations avec d’autres réponses, etc.
46 La deuxième évidence qu’il faut rappeler est que l’on fait souvent passer pour une critique épistémologique ce qui n’est au fond qu’une critique de formulations un peu rapides. Bien sûr, si quelqu’un écrit « les Français pensent que », on peut douter du fait que tous les Français partagent unanimement la même opinion et c’est le plus souvent un raccourci pour dire « la majorité des Français répondent que ». On retrouve le même problème lorsque l’on écrit « les jeunes », « les ouvriers », etc. La critique qui se veut épistémologique et scientifique se ramène alors à un simple combat contre les abus de langage et les tournures parfois un peu simplistes, voire à un combat contre la pragmatique du langage qui veut que tout ne soit pas toujours explicité dans la prononciation d’une phrase, notamment ce qui est trop évident ou ce que le contexte permet normalement de comprendre.
47 Mais si l’on veut chercher plus loin et examiner le fond de la critique, l’utilisation d’un chiffre unique pour rendre compte d’une réalité complexe, on peut effectivement tomber sur un véritable problème. Il n’est néanmoins pas spécifique aux données d’opinion. De la même manière, on pourrait dire d’un taux de chômage qu’il est inadéquat parce qu’il ne caractérise pas directement les rapports de force ou les tensions dans le système économique et social. On mobilise ainsi des arguments dont on peut trouver les équivalents dans l’histoire de la statistique : Hoover déjà remettait en cause le taux de chômage au motif qu’il ne faisait qu’additionner des réalités différentes et incomparables (Desrosières, 2010) [7].
48 C’est en fait le problème que se pose Alain Desrosières tout au long de son ouvrage consacré à la politique des grands nombres : comment construire des mises en équivalence, c’est-à-dire considérer comme identiques des comportements qui ne le sont pas pour produire en les additionnant un chiffre unique sur le monde social ? Comment passer de la diversité de situation des chômeurs à un chiffre unique caractérisant le chômage ? (Desrosières, 2010, pp. 87-128). Derrière ce problème on retrouve déjà Durkheim qui examinait les courants suicidogènes au moyen de taux de suicide qui ne sont jamais eux aussi que des agrégations d’actions individuelles que Durkheim bataillait pour faire reconnaître comme des réalités sociologiques. En affirmant qu’en agrégeant des opinions et en construisant ainsi un pourcentage, on ne fait que construire une réalité artefactuelle, on fait ainsi bien plus que critiquer les données d’opinion et l’opinion publique, on réactive un débat qui relève autant de la théorie sociologique et de sa méthodologie que de l’ontologie et on en revient à des idées dont Durkheim essayait de faire table rase.
49 Loin des oppositions habituelles, l’affirmation « l’opinion publique n’existe pas » repose ainsi souvent chez Pierre Bourdieu sur un individualisme et un nominalisme qui se méfient des entités abstraites et qui préfèrent la réalité plus tangible de la diversité des comportements. Ce nominalisme n’est d’ailleurs chez lui pas seulement appliqué à l’opinion publique. Il revient très souvent dans son œuvre lorsqu’il affirme par exemple que la jeunesse n’existe pas. Dans certaines affirmations, Pierre Bourdieu nie même toute possibilité d’utilisation scientifique d’un concept collectif : essayer de déterminer s’il existe des classes sociales ou des régions reviendrait selon lui à usurper un « droit sacré » (Bourdieu, 1982, pp. 12-13).
50 Si l’on suivait véritablement cette critique, on en viendrait donc à condamner toute agrégation statistique : le taux de chômage, le produit intérieur brut, le taux de natalité ou de migration ne sont en effet que des « agrégations » de faits individuels qui, chacun, ont leur spécificité. Les histoires de chaque chômeur, de chaque transaction économique, de chaque famille attendant un enfant, de chaque migrant, sont particulières, comme l’était l’histoire de chaque suicide étudié par Durkheim. On pourrait de la même manière prétendre qu’aucune agrégation n’est possible et qu’elle ne donnerait qu’un artefact statistique contre l’observation réelle de chacun des faits singuliers. Contre cette perspective, on a soutenu plus haut que l’agrégation n’avait de valeur que dans le cadre d’une problématique particulière et qu’elle ne pouvait pas être jugée comme impossible ou possible a priori. On voudrait néanmoins maintenant examiner plus directement cette question du point de vue de la réalité des phénomènes sociaux ainsi mesurés.
Une épistémologie pragmatiste
51 On plaidera ici pour une approche pragmatiste [8] pour appréhender ce problème de la construction de mesures statistiques de réalités sociologiques et plus particulièrement de l’opinion publique. Par pragmatisme nous entendons qui parte de la description de la pratique sociologique réelle et qui pose ainsi la question plus en terme de succès que de réalité. C’est par exemple ce que soutient le philosophe Hilary Putnam :
Comme les grands pragmatistes, ces penseurs [Quine, Davidson et Goodman] nous ont enjoint de rejeter le point de vue du spectateur en épistémologie. Quine nous a enjoint d’accepter l’existence d’entités abstraites sur la base du fait qu’elles sont indispensables en mathématiques, et de micro-particules et de points spatio-temporels sur la base du fait qu’ils sont indispensables en physique ; et quelle meilleure justification y a-t-il pour accepter une ontologie que son caractère indispensable dans la pratique scientifique ? demande-t-il.
(Hilary Putnam, 2011, Le Réalisme à visage humain, p. 472).
53 C’est donc d’abord un argument de fait : un nominalisme radical qui récuserait véritablement les concepts rendant compte des réalités sociales collectives n’existe pas dans le vocabulaire des sciences sociales contemporaines qui est rempli de termes comme l’État, le taux de chômage, le marché du travail, le gouvernement, les classes populaires, etc. Si le statut ontologique de ces réalités collectives ne fait pas encore l’unanimité dans la philosophie, elles existent au moins de manière indubitable dans le langage sociologique pour rendre compte du fait que les individus agissent ensemble, dans des situations sociales spécifiques et que nos concepts ne renvoient pas à ces individus pris un par un, mais bien à la réalité sociale qu’ils constituent ensemble. Dès lors, il faut arriver à penser la description des réalités sociales et individuelles comme une seule et même chose. Mais penser que l’on pourrait aujourd’hui se passer de ces fameux concepts comme le soutenait Weber dans sa fameuse lettre à l’économiste Lieffmann est parfaitement illusoire. Il faudrait encore aujourd’hui se débarrasser de la plupart des termes de la sociologie. Parler d’artefact sur l’opinion publique n’a donc pas plus de valeur que de dire que l’État ou les classes sociales sont des artefacts. Dans tous les cas, ce sont des concepts qui nous permettent de rendre compte de réalités collectives.
54 La pratique sociologique nous oblige donc à décrire des réalités sociales plus difficiles à observer à l’œil nu que de simples comporte-ments. Dans une enquête sur la mobilité sociale par exemple, on synthétise par seulement quelques chiffres la mobilité de générations entières ou de groupes sociaux au sein d’une société donnée et on mobilise ainsi de nombreux concepts se référant à des réalités collectives. De la même manière, lorsque l’on étudie l’opinion publique, on ne cherche pas uniquement à comprendre chaque situation individuelle, mais bien le phénomène d’ensemble : la plus ou moins grande répartition d’une opinion dans les différents groupes sociaux, ses évolutions dans le temps ou encore ses variations dans différents pays. Les taux agrégés que l’on obtient résument une réalité qui, il est vrai, est sans doute beaucoup plus complexe. Mais c’est aussi ainsi que procède la science : elle ne vise pas la description de l’irréductibilité propre à chaque entité singulière.
55 Le constructivisme et l’individualisme méthodologique per- mettent d’affirmer que l’action des individus n’est pas la résultante de lois sociales ou de structures définies en dehors d’eux-mêmes qui les contraindraient à agir d’une façon déterminée comme les lois des champs magnétiques contraignent les particules qui les traversent. Ces approches épistémologiques permettent aussi de ne pas anthropo- morphiser les réalités collectives, c’est-à-dire leur attribuer une intention de la même manière que l’on attribue une intention aux individus. S’il ne faut ainsi pas parler de l’État comme d’un individu qui aurait une action, des intentions, changerait d’avis et qu’il faut au contraire faire apparaître la diversité d’acteurs qui le composent et ayant des intérêts contradictoires, cela ne signifie pas non plus qu’il faille bannir le concept d’État du langage. De la même manière, parler d’opinion publique ne doit pas renvoyer à une opinion pensée sur l’image de l’opinion individuelle, mais bien à la description d’une réalité collective : le fait qu’une opinion soit plus ou moins acceptée ou rejetée dans la population de certains pays, de certains groupes sociaux ou à certaines époques ou dans certaines situations politiques. Parler d’opinion publique est ainsi une manière de rendre compte de phénomènes collectifs, ce que font nombre d’historiens des mentalités ou sociologues. Jean Stoetzel qui a introduit les sondages en France concevait ainsi le sondage d’opinion comme une manière d’étudier empiriquement les grands courants sociaux. Malgré sa critique du réalisme sociologique qu’il associe à Durkheim, il décrit l’opinion publique comme ayant une permanence qui dépasse les simples existences individuelles [9]. Les sondages sont ainsi le moyen d’étudier les valeurs communes sur lesquelles, d’après Stoetzel, repose le lien social (Stoetzel, 1943, p. 356). Parler d’opinion publique permet donc de décrire la permanence de certaines opinions dans un groupe et la façon dont le partage de ces opinions, le fait qu’elles deviennent publiques, joue un rôle central dans le fonctionnement social.
56 La notion d’opinion publique pourrait ainsi avoir un rôle plus important dans la théorie sociologique des phénomènes politiques. Dans un article de 2012 paru dans la revue américaine Sociological Theory, Jeff Manza et Clem Brooks ont ainsi noté que la sociologie avait « perdu l’opinion publique » [10], cette notion n’étant jamais utilisée par les théoriciens de la sociologie politique. Elle fait même souvent l’objet d’attaques plutôt agressives. Manza et Brooks soutiennent néanmoins qu’elle est en fait souvent mobilisée sous d’autres formes. Lorsque l’on s’intéresse en effet à la façon dont un pouvoir politique impose sa légitimité comme chez Michael Mann ou à la façon dont les citoyens se révoltent comme chez Charles Tilly, on fait ainsi toujours d’importantes hypothèses sur les attitudes politiques de la population que l’on étudie. On est ainsi d’après Manza et Brooks très proche d’une théorie de l’opinion publique.
57 Le concept d’opinion publique est un outil pour désigner une réalité difficile à saisir : les conséquences macrosociologiques du partage des mêmes opinions par une partie importante de la population. Cette réalité est au fondement de nombreuses théories comme celles qui portent sur la légitimité politique ou la domination et qui supposent ainsi que les individus acceptent le pouvoir et la domination qui s’exercent sur eux. Pour décrire cette « acceptation » et ses raisons, on peut bien sûr utiliser d’autres concepts que celui d’« opinion », terme qui a le défaut de « sonner » peu théorique ou scientifique. On peut ainsi soutenir que cette acceptation s’explique par des valeurs ou une attitude politique. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a aucune différence entre ces concepts ou les théories dans lesquelles ils s’inscrivent, mais plutôt de souligner qu’ils relèvent d’une même tentative : rendre compte de la façon dont les conceptions politiques d’une partie importante de la population contribuent au fonctionnement de mécanismes sociaux plus généraux comme le soutien à une politique publique, la légitimité d’un pouvoir étatique ou encore la reproduction d’une domination.
58 On ne cherche pas ici à formuler une théorie ou une définition rigoureuse de ce qu’est l’opinion publique, pas plus qu’à défendre ce concept d’opinion publique en particulier, mais plutôt à montrer que la critique épistémologique de l’opinion publique s’appuie elle-même sur une épistémologie trompeuse lorsqu’elle prétend que l’opinion ne serait qu’un artefact parce que construit à partir de l’agrégation d’opinions diverses. On peut bien sûr préférer un autre terme à celui d’opinion publique, mais il nous faut, dans tous les cas, essayer de décrire la dimension collective du phénomène que l’on étudie, – qu’on le considère comme une opinion publique, un partage de valeurs ou même une doxa –, et non se contenter de descriptions, aussi riches soient-elles, de cas singuliers. Dès lors, si l’on en revient à une épistémologie pragmatiste : il s’agit bien d’accepter des concepts qui visent à décrire la réalité collective de ce phénomène et d’essayer d’en fournir des mesures.
Langage scientifique et langage commun
59 L’épistémologie de Pierre Bourdieu met au fondement de sa démarche la construction de l’objet, impératif qui a rencontré un succès tel qu’il revient dans la plupart des manuels de méthodologie. Cette perspective constructiviste repose sur l’idée bachelardienne d’un fait d’abord « conquis » contre le sens commun ou encore sur l’idée durkheimienne de rupture avec les prénotions. Il y a effectivement un problème lorsque le chercheur croit qu’une description scientifique et une mesure peuvent être données à tous les termes que l’on trouve dans le langage quotidien. Mais pour importante que soit cette critique et la démarche épistémologique qui la sous-tend, il faut aussi relever les limites de cette démarche qui prend les sciences de la nature pour paradigme épistémo-logique en négligeant le fait que les sciences sociales sont, que l’on s’en satisfasse ou non, bien loin d’avoir effectivement procédé à une telle rupture épistémologique, c’est-à-dire d’avoir construit un langage de description du monde social qui soit aussi différent du langage commun que ne l’est le langage de la physique théorique de notre appréhension quotidienne de la réalité naturelle. Pour le dire autrement, le physicien parle déjà d’objets que nous n’appréhendons jamais quotidiennement, – des bosons, des neutrinos, etc. –, qui peuvent sans doute justifier le fait que l’on parle d’une rupture épistémologique. Il n’y a pourtant que peu d’équivalent en sciences sociales d’une telle transformation du langage de description de la réalité. Les sciences sociales en restent en fait encore souvent à essayer d’élucider la signification de concepts que nous utilisons quotidiennement comme ceux de classe sociale, d’identité, de citoyenneté, d’intégration ou ici d’opinion publique. Il n’y a par ailleurs pas de théories qui fourniraient véritablement un appareil conceptuel pouvant se substituer entièrement au langage commun. Que serait en effet une sociologie qui commencerait par se débarrasser de tous les concepts du sens commun et de tous les objets tels qu’ils sont définis dans la réalité sociale pour ne prendre que ceux qui seraient « scientifiquement construits » ?
60 Cette position pèche évidemment par la trop forte rupture qu’elle introduit entre le savoir commun et le savoir scientifique ou entre des objets qui seraient scientifiquement construits et d’autres qui ne seraient que des illusions du langage commun. Construire l’objet n’est pas un acte scientifique distinct et autonome, c’est la construction d’une théorie qui se substituerait à la théorie commune qui l’est, c’est-à-dire non pas la construction d’un objet spécifique, mais bien d’un réseau de concepts pour appréhender la réalité et poser des questions relativement à ces concepts. Dès lors, faire le reproche d’une absence de construction de l’objet devrait revenir à proposer l’utilisation d’une théorie alternative plus satisfaisante. Dans notre cas, il est inutile de reprocher au chercheur de parler d’opinion publique sans proposer un système de concepts qui permette de rendre compte de la diversité des opinions, mais aussi de décrire une situation dans laquelle une opinion devient assez consensuelle dans un ensemble social. Remplacer l’opinion par le comportement n’est en rien plus « scientifique ». Le comportement en particulier n’est en rien un concept scientifique, c’est un concept qui relève lui aussi du sens commun, mais qui semble plus scientifique, parce que plus matériel.
61 Le problème se situe dans l’utilisation abusive du terme de « rupture ». C’est au fil de la recherche empirique et de la réflexion théorique que se construit l’objet qui n’était au départ qu’un objet mal défini du sens commun, comme l’est, par exemple celui de planète ou de chômage. L’impératif de la construction de l’objet trouve ses limites, dans l’impression qu’il donne que cette construction pourrait être, à un moment donné, achevée puisqu’on l’on aurait réussi à construire cet objet contre la connaissance ordinaire et que l’on tiendrait enfin notre objet scientifique. Il n’y a pourtant pas véritablement une opposition entre des objets qui seraient scientifiques et d’autres qui ne le seraient pas. Si le langage de description de la réalité sociale se transforme bien, ce n’est pas par un acte de rupture, il se construit graduellement par des recherches empiriques qui révèlent progressivement les limites de nos concepts quotidiens. Il y a donc une démarche qui tourne bien souvent à l’arrogance mal placée quand on affirme que l’opinion publique n’est qu’un artefact contre des concepts scientifiques qui eux seraient véritablement construits, comme si l’on ne pouvait pas trouver dans n’importe quel article de sciences sociales de nombreux concepts de sens commun qui n’ont pas été passés au rasoir de la construction scientifique ou de la rupture épistémologique. Ce n’est pas nécessairement un problème, parce que justement ces concepts ne sont que des points de départ. Comme le souligne Quine, notre mise en question du monde ne peut commencer qu’avec les concepts que nous avons à notre disposition.
Neurath a comparé la science à un bateau qui, si nous avons à le réparer, doit être réparé planche par planche tandis que nous naviguons à son bord. […] Notre bateau reste à flot parce que, à chaque altération que nous y apportons, nous le conservons intact et en service en grande partie. Nos mots continuent à avoir un sens acceptable, parce que notre théorie ne change que de manière insensible ; nous dévions de l’usage établi d’une manière suffisamment graduelle pour éviter la rupture. […] Notre mise en question des objets ne peut démarrer de manière cohérente qu’en relation avec un système théorique qui est lui-même lié à notre acceptation provisoire de ces objets. Notre point de départ est imposé, même si notre point d’arrivée de l’est pas. Pour apporter comme variante à l’image choisie par Neurath, l’image de Wittgenstein, nous dirons que nous ne pouvons retirer notre échelle qu’après avoir grimpé dessus.
(Willard van Orman Quine, 2010, Le Mot et la chose, 2010, pp. 28-29).
63 Il nous faut donc bien employer les concepts communs comme ceux d’identité, de nation, d’ethnie, de classe sociale ou d’opinion publique quitte à ce que la recherche montre progressivement les limites de leur emploi et qu’elle nous impose par la suite les remaniements qui font progresser la connaissance. En revanche, la condamnation de certains concepts qui ne seraient pas scientifiques parce qu’ils n’existeraient pas ou auraient des significations par trop diverses n’a que peu de sens si elle ne propose pas l’utilisation d’une théorie alternative qui permettrait de faire progresser le langage scientifique. Rayer du langage le concept d’« opinion publique » ne pourrait se faire que si l’on proposait d’autres concepts permettant de mieux rendre compte de la diversité des attitudes et des opinions au sein d’un pays, mais aussi de leur possible unité et des éventuels consensus pendant une période donnée. On ne change notre ontologie que lorsqu’un système de description nous offre la possibilité de rendre compte de la réalité de façon plus claire et plus simple [11]. Mais tant que ce n’est pas le cas nous pouvons, comme le propose Quine, laisser prudemment subsister leur emploi tout en sachant qu’il n’a aucune raison d’être figé. Et tant pis si la sociologie doit sans doute encore attendre avant de réussir à s’extirper entièrement du langage commun et ainsi de réaliser le rêve durkheimien d’une discipline qui prendrait le caractère ésotérique propre, selon lui, à toute science.
Conclusion
64 La position ici défendue ne se veut pas un plaidoyer pour la seule défense des données d’opinion, mais bien plutôt pour le pluralisme méthodologique. Les sciences sociales sont aujourd’hui morcelées par des oppositions artificielles qui plutôt que de constater la diversité des façons de produire de la connaissance et d’enrichir nos théories, proclament régulièrement la supposée supériorité d’une méthode qu’elle soit qualitative ou quantitative sur une autre ou même d’un courant dans la sociologie au lieu d’examiner leurs apports respectifs. Pourtant, l’observation des sciences de la nature devrait nous démontrer l’infinie diversité des méthodes de production de la connaissance. Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille céder à l’anarchisme épistémo-logique, mais au contraire simplement soumettre toute méthode à un examen critique et manifester son scepticisme face à ceux qui proclament la supériorité de leur méthode, ce qui ne revient le plus souvent qu’à valoriser une manière parmi d’autres d’appréhender la réalité sociale qui, si l’on s’en contentait véritablement, ne nous offrirait qu’une connaissance bien étroite. Les données d’opinion sont donc une façon parmi d’autres de produire des connaissances, elles nous fournissent des indications pour comprendre les attitudes des individus et la diffusion de certaines représentations que ne pourrait pas nous offrir la simple observation de leurs pratiques « naturelles ». Elles n’en restent pas moins évidemment que des données parmi d’autres.
65 Enfin, je ne me suis que peu intéressé à la question politique et à la critique du monde médiatique qui sont en fait au centre d’un ouvrage comme celui de Patrick Champagne. Il est évident que le citoyen peut se trouver frustré par la pratique quotidienne des sondages qui consiste à légitimer une politique en affirmant qu’elle est majoritaire dans la population. Mais c’est là poser une question qui n’a pas grand-chose à voir avec l’épistémologie des sciences sociales et des enquêtes d’opinion. L’utilisation des son- dages d’opinion sur les plateaux de télévision révèle le plus souvent une conception simpliste de ce qui constitue un régime politique démocratique. Mais en faisant porter la critique des sondages sur leur fondement épistémologique plutôt que sur la philosophie politique du personnel politique ou des éditorialistes des grands journaux, les critiques des sondages ont largement obscurci le débat. Il y a sans aucun doute de bonnes raisons politiques et philosophiques de s’opposer à l’idée selon laquelle la démocratie devrait être gouvernée par des sondages. On ne rend néanmoins service ni à la science, ni à la politique, lorsque l’on essaye de faire passer cette critique de l’utilisation des sondages dans l’espace public ainsi que ses opinions politiques comme la défense de ce que serait le seul exercice légal de la science.
Notes
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[1]
Je remercie Pierre-Marie Chauvin et Jeremy Ward pour leur commentaires, suggestions et critiques. Je reste bien entendu seul responsable des opinions défendues ici.
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[2]
Pour une « histoire sociale des sondages », voir Blondiaux, 1998.
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[3]
Ce n’est néanmoins pas le cas chez Pierre Bourdieu qui considère que le vote résulte aussi d’une imposition de problématique (1984).
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[4]
Voir par exemple l’ouvrage rassemblant les écrits d’Otto Neurath (1973).
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[5]
« Dewey was explicit on this point: “Meaning… is not a psychic existence; it is primarily a property of behavior” ». (Quine, 1969, p. 27).
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[6]
« Depuis un certain temps, on parle d’une “Europe à deux vitesses”. Cela veut dire que certains pays seraient prêts à intensifier le développement d’une politique européenne commune dans certains domaines importants et que d’autres pays ne le seraient pas. Pour chacun des pays suivants, veuillez me dire si, oui ou non, vous le considérez prêt à intensifier le développement d’une politique européenne commune dans certains domaines importants. »
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[7]
Par ailleurs, cette critique ne fait souvent que reposer une critique classique de la moyenne qui résumerait des situations trop diverses.
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[8]
Nous nous inspirons ici de l’œuvre des philosophes pragmatistes américains et plus particulièrement d’Hilary Putnam. Pour une présentation, voir Putnam, 2010, Le Réalisme à visage humain. On n’établira aucune relation avec la sociologie pragmatiste.
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[9]
« Il faut reconnaître à l’opinion publique, comme au public lui-même, une permanence, une durée qui dépassent les fluctuations ou même les apparitions et les disparitions individuelles » (Stoetzel, 1943, p. 362). Pour une discussion de ce passage chez Stoetzel et ses relations avec la théorie de Maurice Halbwachs, voir Marcel, 1998, p. 30.
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[10]
Un article de Burstein dans la revue Social Forces (Burstein, 1998) notait déjà que dans les revues de sociologie, aucun des articles publiés entre 1980 et 1990 portant sur les conséquences de politiques publiques n’incluait de mesure d’opinion publique.
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[11]
« At any rate the ontology of abstract objects is part of the ship which, in Neurath’s figure, we are rebuilding at sea. We may revise the scheme, but only in favor of some clearer or simpler and no less adequate overall account of what goes on in the worlds. » (Quine, 1969, p. 16).