1 La notion de tension est fréquente dans la sociologie d’aujourd’hui. à titre d’illustration, on peut mentionner l’ouvrage dans lequel Isabelle Jonveaux étudie le fonctionnement économique des monastères contemporains (Jonveaux, 2011). Axe directeur de l’ouvrage, la notion figure dans le titre des trois parties : la première partie expose les « raisons d’une tension séculaire » ; la seconde examine les stratégies d’adaptation lorsque « économie et utopie religieuse [sont] en tension » ; la troisième présente les résultats dans le cadre d’une « tension redoublée ». Cette terminologie se retrouve dans le corps du texte, par exemple lorsque la distinction entre tension interne (le temps religieux versus le temps économique) et tension externe (monastère versus la vie civile) est faite. La notion est également mobilisée dans le récent ouvrage que Michel Lallement a consacré aux « tensions majeures » qui voient la rationalisation économique contrebattue par les questions liées à la sexualité (Lallement, 2013). Toutefois, dans les deux cas, la notion de tension n’est pas explicitée. Elle est laissée dans un flou théorique qui ne la protège pas d’une indistinction avec d’autres notions, comme celles de conflit, d’opposition, d’antagonisme, de difficultés, de frictions, etc., ou d’une confusion avec des termes issus de traditions théoriques mieux repérées comme cela peut être le cas de notions philosophiques (la contradiction), ou économiques (équilibre / déséquilibre).
2 La tentative récente la plus solide de donner corps à cette notion se trouve dans la sociologie pragmatique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1992) lorsque les deux auteurs examinent les disputes qui demandent de la part des protagonistes de se justifier, dans une situation où différents principes du bien commun se heurtent les uns les autres. Il s’agit alors de marquer « la tension du général et du particulier lors de la construction de la preuve » (p. 18), ou encore de marquer « la tension entre diverses formes de généralité » (p. 20). La notion est également mobilisée pour souligner l’existence d’une tension interne à la démarche sociologique prise entre l’exigence de neutralité axiologique et celle de la critique sociale (p. 24). Plus généralement, la notion sert à désigner les rapports entre les grandeurs rectrices des différentes « cités » à l’instar de la tension fondamentale qui prend place entre les « grandeurs marchandes et industrielles » (p. 81). Mais, par la suite, le terme s’efface de l’horizon de cette recherche pour laisser la place à la critique mutuelle émanant des différents principes définissant le bien commun. La notion de compromis occupe alors le devant de la scène pour expliciter les modalités de dépassement de l’épreuve au travers de la mise en place d’un « bien commun qui dépasserait les deux formes de grandeurs confrontées en les comprenant toutes deux » (p. 338). Toutefois, à l’issue du déplacement opéré par les deux auteurs, la tension resurgit lorsqu’ils indiquent que les compromis sont le lieu d’une tension entre les composantes hybrides qui les constituent (p. 342) ce qui fragilisent les compromis en raison de la facilité avec laquelle ces derniers peuvent être dénoncés (p. 345).
3 Cette situation laisse penser qu’il est utile de clarifier l’usage de la notion de tension en lui donnant un soubassement théorique plus déterminé. Pour ce faire, je propose de revenir sur la « Considération intermédiaire : théorie des degrés et des orientations du refus religieux du monde », que Max Weber a introduit dans sa sociologie de la religion. En effet, si Weber n’a pas donné une définition en règle de la notion de tension, l’usage très sophistiqué qu’il en fait dans sa sociologie des religions permet de reconstruire sa réflexion et de montrer sa portée générale.
4 Après avoir cerné l’ampleur que prend ce concept dans la réflexion que Weber poursuit sur les processus de rationalisation (§ 1), cet article fait ressortir les caractéristiques essentielles du concept de tension dans la sociologie religieuse de Weber selon la nature de l’ordre de vie auquel la religiosité se heurte. Cela permet de dégager les notions de compromis, de proximité psychologique et de réflexivité que Weber associe aux tensions que la religion provoque lorsqu’elle est confrontée à la parenté, l’économie, la politique, la sexualité, l’art et la rationalisation intellectuelle (§ 2). Enfin, l’article montre comment cette conceptualisation permet d’enrichir les présentations usuelles de la thèse de L’Éthique protestante en offrant une présentation dynamique et conflictuelle de la conception weberienne de la relation entre capitalisme et ascétisme protestant (§ 3) [1].
1. Le concept de tension : de la sociologie de la religion à la sociologie du rationalisme
5 La sociologie de la religion est un des points culminants de l’œuvre de Max Weber. Si l’on prend au sérieux une telle appréciation, il faut s’intéresser de près à un concept qui prend une place centrale dans cette partie du travail du grand savant allemand. En effet, dans le chapitre théorique intitulé « Considération intermédiaire : théorie des degrés et des orientations du refus religieux du monde », il organise sa pensée autour du concept de tension (Spannung).
6 Le concept de tension est, selon Talcott Parsons (1967 [1963]) et Richard Swedberg (2003), directement associé à la sociologie de la religion, c’est-à-dire que ce concept renvoie à la dernière phase de la réflexion de Weber puisque la première édition des écrits de socio-logie de la religion date de 1915, alors que la deuxième édition précède de peu sa mort en 1920. C’est aussi la phase dans laquelle Weber travaille activement à sa sociologie économique (une part importante du manuscrit de Wirtschaft und Gesellschaft datant de 1913, mais aussi de la fin de la vie de Weber) et qu’il développe ses idées en matière de sociologie politique [2]. Ceci donne donc tout son poids à l’affirmation que Weber formule dans la « Considération intermédiaire » où le concept de tension prend une place cruciale. Après avoir expliqué que le propos est de nature idéal-typique, Weber insiste sur le fait que les visions religieuses du monde ont été conçues par des intellectuels soucieux de cohérence logique ; cette référence à un mécanisme général (la recherche de la cohérence logique), doté d’une force propre, confère à l’examen du concept de tension un caractère général, allant au-delà de la sociologie religieuse elle-même : « Finalement, et avant tout, une tentative de cette nature en sociologie des religions doit, et veut être en même temps, une contribution à la typologie et à la sociologie du rationalisme lui-même » (Weber, 1996 [1920a], p. 412) [3].
7 La dynamique du texte passe par de nombreux moments dans lesquels Weber donne corps à cette affirmation. Par exemple, la fin de l’introduction de ce chapitre théorique met l’accent sur la signification générale du problème que rencontrent les religions de salut-délivrance lorsqu’elles font face aux processus de rationalisation ou de sublimation issus d’autres sphères de la vie sociale :
La tension [entre le monde et la «religiosité de l’intériorité»] devenait, de son côté, d’autant plus forte que la rationalisation et la sublimation de la possession extérieure et intérieure des biens «profanes» (au sens le plus large du terme) progressaient de leur côté. En effet, la rationalisation et la sublimation consciente des relations de l’homme avec les différentes sphères de biens, externes et internes, religieux et profanes, ont conduit alors à rendre conscientes les logiques intrinsèques des différentes sphères, dans leurs cohérences internes, et par-là à faire apparaître entre elles des tensions qui étaient restées ignorées dans les temps primitifs, tant que régnaient des rapports ingénus avec le monde externe. Il s’agit là d’une conséquence tout à fait générale, et très importante pour l’histoire des religions, de l’évolution qui conduit la possession des biens (dans le monde et hors du monde vers la rationalité et la recherche consciente, vers la sublimation par le savoir.
(Weber, 1996 [1920a], p. 417)
9 Ce passage vaut première définition du concept de tension. D’une manière générale, la tension désigne les rapports d’opposition qu’engendrent la rencontre entre des sphères différentes de la vie, ou « ordres de vie » (Lebensordnungen) (Weber, 1996 [1920a], p. 411), rapports d’autant plus difficiles que chacune de ces sphères a vu se développer la logique de rationalisation ou de sublimation qui lui est propre. Pour cette raison, l’ancrage dans la sociologie de la religion n’a rien d’exclusif : le concept de tension est associé à la rationalisation, thème qui, même dans l’interprétation de l’œuvre de Weber proposée par Wilhelm Hennis (2000), occupe une place centrale dans la réflexion du grand économiste allemand. On comprend donc que ce concept puisse se retrouver dans de nombreuses autres études de Weber : la sociologie du droit, la sociologie politique et, finalement, les réflexions les plus abstraites qu’il mène lorsqu’il est question des relations entre la rationalisation matérielle et la rationalisme formelle. Cette caractéristique générale provient aussi du fait que le concept weberien ne se limite pas à saisir des processus généraux, mais que, comme tout concept de nature idéal-typique, la tension permet de comprendre des configurations historiques uniques et de procéder à des imputations causales. En effet, il ne faut pas oublier que le texte qui va être commenté est un chapitre théorique chargé de mettre au clair certains outils qui ont été utilisés dans le cours des études de sociologie des religions, précisément pour comprendre et expliquer ce qu’il y a de si original avec le capitalisme moderne européen, et le rôle qu’a pu jouer un éthos particulier (le puritanisme) dans la création d’un type d’homme (le Berufsmensch, l’homme de la profession-vocation) à même de rendre compte de la spécificité de l’activité économique occidentale.
10 Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’évoquer le contre-exemple à cette notion de tension que représente la religiosité du confucianisme toute tournée, dit Weber, vers l’idéal de la « convenance » :
Le gentleman distingué du confucianisme était, au bout du compte, un homme qui alliait « bienveillance» et «énergie», «savoir» et «sincérité». Mais le tout dans les limites de la «prudence», dont l’absence interdisait à l’homme du commun la voie vers le «juste milieu». Et surtout – c’est là ce qui donnait à cette éthique sa configuration spécifique –, dans les limites de la convenance sociale. En effet, seul le sens de la convenance est à même de faire de l’homme «princier» une «personnalité», au sens confucéen.
(Weber, 2000 [1920], p. 233).
12 La religiosité confucéenne a donc ceci de particulier qu’elle s’organise autour d’une rationalisation de la vie et de la pensée entendue comme ajustement au monde, comme recherche de la convenance. Elle est de ce fait extérieure à la notion de tension entendue comme heurt entre les exigences éthiques propres aux différents ordres de vie. En effet, plus la rationalisation religieuse faisait sentir ses effets, et moins la tension avec les ordres de vie pouvait se faire jour. Il n’en va pas de même dans d’autres formes de rationalisation religieuse.
2. La tension entre les ordres de vie : compromis, proximité psychologique et concurrence, réflexivité et tragique
13 Pour comprendre le concept de tension, il faut le mettre en relation avec un certain nombre de concepts associés comme ceux de valeurs ultimes, de sphères de la vie sociale, de compromis, de concurrence et de parenté psychologique. Par rapport aux concepts de conflit ou de non-sens, proches, mais théoriquement différents dans les usages qu’en fait Weber, le concept de tension comporte une dimension essentielle d’intériorité, qui permet de prendre en compte, au sein d’une approche visant l’histoire universelle, un élément actionniste, central pour cerner ce mode de confrontation entre ordres de vie.
14 Weber explore les tensions entre les religions de salut-délivrance et cinq ordres de vie : les communautés de parenté, l’économie, la politique, l’art et l’amour sexuel. L’économie et la politique sont qualifiées de rationnelles, alors que les trois autres ordres de vie ne le sont pas ; d’ailleurs, d’un point de vue terminologique, Weber parle de sublimation ou de raffinement pour les deux derniers cas, alors que le premier a plus à voir avec la tradition qu’avec la rationalisation. À ces cinq sphères, se rajoute un dernier ordre de vie, plus général que les précédents, avec la vie intellectuelle et la tension profonde que la religiosité entretient avec cette sphère de la vie sociale qui lui est très proche sous de nombreux aspects. Cette dernière tension est d’autant plus importante que Weber fait alors intervenir la prise de conscience de la tension existant entre le monde et la religiosité et l’effet paradoxal que cette réflexivité entraîne pour le rapport que la religion entretient avec la rationalité.
15 Pour la clarté de l’exposé, je distingue trois moments avec les ordres de vie qui concernent la vie quotidienne (la parenté et l’économie) de manière à faire ressortir l’idée de compromis, puis trois ordre de vie dont la proximité psychologique avec la religion pose un problème de concurrence avec la religion (le politique, l’art et la sexualité) redevables de ce qu’il appelle une sublimation ; enfin, en raison de son caractère de grande généralité, la sphère de la vie intellectuelle qui pousse cette concurrence à l’extrême.
2.1. Parenté et économie : le compromis
16 Le refus du monde prend deux formes polaires : la mystique entendue comme possession contemplative du salut et l’ascèse qui pousse à l’action puisque l’individu est perçu comme l’instrument de Dieu dans le monde. Cette distinction met en évidence un premier point fondamental dans la conceptualisation de Weber : la tension entre la religiosité et le monde est d’autant plus forte que la religiosité va jusqu’au bout de sa logique religieuse, c’est-à-dire de la fuite hors du monde (Weber, 1996 [1920a], p. 414) [4]. Cette fuite peut prendre deux formes : dans l’ascèse intramondaine, le monde étant un danger pour le salut, il doit donc être transformé ; dans la mystique, toute implication dans le monde est une fuite devant les exigences du salut et, donc, devant Dieu.
17 Le premier ordre de vie que Weber considère, la communauté de la parentèle, n’offre pas de traits saillants pour notre propos. Cela ne vient pas par hasard : cet ordre de vie n’est jamais considéré par Weber comme offrant une forme de rationalité. Cet ordre fait cependant apparaître deux choses. La tension entre la parentèle et la religion se pose en termes de la communauté de référence pour l’individu – c’est là le lieu de la concurrence entre les deux ordres de la vie. Cette concurrence pourrait être violente et conduire à une tension exacerbée. Mais si Weber note le problème, il ne s’y attarde guère car il privilégie le fait que la tension entre les formes de communauté trouve un compromis dès lors que la religion prend à son compte les principes d’éthique sociale propre au groupe de voisinage. Cependant, l’examen de la tension entre la religion et cet ordre de vie permet de dégager une deuxième thèse générale, celle qui affirme que plus l’ordre de vie d’une part, plus la religiosité de l’autre sont rationalisés ou sublimés selon leur logique propre, et plus la tension est forte (Weber, 1996 [1920a], p. 420) [5]. Ceci s’applique tout particulière-ment à l’économie.
18 En tant que force visant à rationaliser le rapport aux richesses de ce monde, l’économie entre en tension profonde avec la religiosité. Cette tension est mentionnée par Weber d’abord en raison de la nature des relations sociales qu’impose l’économie : les relations économiques sont hostiles à l’éthique de fraternité que reprend, on vient de le voir, la religion de la communauté de parentèle. En ce sens, la tension est très forte, bien que Weber indique aussitôt que des compromis ont pu être passés entre la religion et l’économie car il faut bien s’accommoder « aux besoins culturels et aux intérêts des masses » d’une part, à la dépendance des communautés religieuses à l’égard des ressources économiques, ne fut-ce que celles dont elles ont besoin pour assurer leur mission (Weber, 1996 [1920a], p. 422). L’histoire des interdits du prêt à intérêt sert d’exemple à Weber. Mais ceci n’est qu’un premier pas dans la réflexion : il faut s’arrêter sur cette notion de compromis qui pourrait sinon vider d’une grande partie de son sens le concept de tension ou, au moins, en limiter très sérieuse-ment la portée.
19 L’exemple du prêt à intérêt, évoqué mais non explicité par Weber, permet de voir ce que recouvre le concept de compromis. Ce dernier apparaît sous la forme d’une casuistique [6] expliquant au croyant plongé dans les contraintes de la vie quotidienne des masses, comme à celui qui est chargé de le conduire vers le salut, ce qui est permis et ce qui ne l’est pas dans la pratique du prêt. Si l’idéal reste souvent l’éthique sociale de fraternité communautaire, la casuistique introduit, pour tenir compte de la rationalisation de la pratique économique, des séries de figures de plus en plus complexes (comme le damnum emergens, le lucrum cessan) qui permettent de fait le prêt à intérêt sans rompre l’interdit [7]. Le compromis est ainsi le moyen de concilier, dans la pratique, et pour autant que les acteurs de ce compromis n’y regardent pas de trop près, parce que la casuistique satisfait à la recherche de leurs intérêts tant économiques que religieux, les exigences contraires émanant des deux ordres de vie. Le compromis entraîne aussi deux phénomènes, qui vont au-delà de l’irruption de la casuistique. Premièrement, le compromis ne vaut que sous condition d’une faible intensité de l’implication axiologique de l’acteur. En d’autres termes, le compromis ne peut tenir que pour autant que l’acteur n’est pas contraint d’affronter la tension que le compromis a précisément pour tâche de rendre viable. Cette formulation n’est tautologique qu’en apparence. Le compromis s’applique tout particulièrement à ceux qui ne sont qualifiés ni dans la rationalisation de la vision religieuse du monde, ni dans la vision économique du monde et pour lesquels la casuistique rend possible les actions économiques et religieuses qui constituent leurs « besoins ». Ceci ne va plus de soi pour les virtuoses religieux ou les virtuoses de l’économie. La raison en est simple : les « besoins » de ces dernières catégories n’ont pas le caractère « ingénu » – pour reprendre le terme de Weber – qui est celui des « masses » ; ces virtuoses sont au contraire amenés à pousser la logique propre, c’est-à-dire la rationalité propre à chaque ordre de vie, à son terme. Bref, le compromis vaut surtout pour les personnes non qualifiées religieusement ou économiquement [8] : il y a ici, selon notre interprétation, la prise en compte par Weber de l’inégale qualification des individus pour tel ou tel domaine de la rationalisation d’un ordre de vie [9]. Deuxièmement, une fois prise en compte cette différence, immédiatement après avoir introduit la notion de compromis, Weber explique que pour les virtuoses, le compromis ne peut en aucune manière régler le problème :
« Mais pour une authentique éthique du salut-délivrance, la tension elle-même était au bout du compte difficilement surmontable »
(Weber, 1996 [1920a], p. 422).
21 Cette affirmation est d’une grande portée. Elle signifie que, pour ceux qui sont profondément porteurs des exigences axio- logiques d’un ordre de vie, le compromis est insatisfaisant par nature. Il est insatisfaisant parce qu’il ne leur rend pas le service qu’il rend aux « masses », mais aussi parce qu’il le rend aux masses : il ne satisfait pas le besoin psychologique de réduction de la tension entre les exigences émanant des deux sphères pour le virtuose qui s’afflige de surcroît de le voir accepté comme tel par les « masses ». Le compromis est pour le virtuose comme la marque patente du non-aboutissement des principes axiologiques qui sont les siens, que ces principes soient de l’ordre du salut ou qu’il soit de l’ordre de l’économie. En conséquence, le compromis est toujours susceptible d’être remis en cause : la raison de cette fragilité du compromis étant précisément son caractère insatisfaisant pour les virtuoses. Si la radicalisation d’une exigence axiologique rencontre les masses, alors le compromis vole en éclat, parce que devenu illégitime. Un nouveau compromis doit alors être recherché, au moins lorsque la phase charismatique de la remise en cause du compromis s’achève, et que la routinisation du charisme peut laisser entrevoir la possibilité d’une casuistique adaptée au régime nouveau de couplage des exigences axiologiques.
22 Weber n’a guère développé ce genre de considérations, sans doute trop éloignées de son propos, auquel il faut revenir. En effet, le problème posé par le caractère instable du compromis est pris en charge par Weber en faisant intervenir les conséquences d’une saisie authentique par la religiosité du refus du monde économique. En l’occurrence, Weber explique que, pour les virtuoses, deux voies s’offraient « sur le plan intérieur » (Weber, 1996 [1920a], p. 423) avec l’ascèse intramondaine du puritain ou avec l’amour acos-mique du mystique. Cette dernière voie revient à pousser la logique radicale du refus du monde économique, et le virtuose se défait de ses biens indépendamment de la personne qui lui fait face (Weber, 1996 [1920a], p. 423). Autrement plus intéressant sur le plan de la théorie est le puritain pour qui le compromis est rejeté au nom de son ascèse intramondaine, laquelle transforme le monde en mise à l’épreuve de son état de grâce. Dans ce cas, le compromis est insatisfaisant non pas parce qu’il laisse ouverte la porte à un rapport au monde, mais parce que ce rapport au monde ne convient pas. Pour le puritain, le monde est l’objet d’une mise en forme permanente qui vise à sa transformation : il est donc l’objet de la rationalisation de la vie religieuse et, paradoxalement dit Weber, il se transforme en monde économique rationnel. On comprend alors la conséquence profonde qui peut être attachée à cette question du compromis et de son instabilité. Dans le cas présent, l’instabilité du compromis face à l’exigence de la recherche du salut débouche sur le paradoxe des effets inattendus : le puritain voulait rationnellement organiser le monde selon les principes religieux de son ascèse intramondaine et, comme le moine catholique, il se trouve produire précisément le comportement rationnel économique auquel il s’oppose psychologiquement. La tension intérieure initiale qui remet en cause le compromis de l’Eglise se traduit par un renforcement de la tension intérieure et par une ascèse dont les conséquences en tant que moyen logiquement cohérent de réduction de la tension, aboutissent à un renforcement de la tension initiale entre la religiosité et l’économie avec la multiplication des richesses, lesquelles, comme dans la fameuse citation de Baxter, ne forment plus un léger manteau dont le croyant peut des défaire à volonté, mais une « carapace dure comme l’acier » (Weber, 2003 [1904-1905], p. 251) dont il a désormais le plus grand mal à s’extirper. Ces considérations concernant l’articulation entre tension et compromis, sont reprises lorsque Weber examine la relation entre religiosité et politique. On y retrouve bien sûr l’idée centrale du caractère inacceptable du compromis pour ceux qui poussent jusqu’au bout la logique dont ils sont les porteurs [10], mais Weber y adjoint maintenant deux autres éléments avec le caractère inévitable du compromis et ses conséquences conservatrices d’une part, la dimension révolutionnaire de la religiosité de virtuose de l’autre.
23 En prenant en compte le caractère organisationnel de la religiosité, comme on peut le voir dans le cas de l’Église, catholique ou luthérienne, Weber souligne que l’implication de l’organisation religieuse dans les luttes de puissance d’un côté, l’utilisation par les pouvoirs en place de l’organisation religieuse pour contrôler poli-tiquement les masses et donc l’utilité qu’il y a de bénéficier de la légitimité que prodigue l’organisation religieuse de l’autre, rendent inéluctable la formation de compromis entre les deux ordres de la vie (Weber, 2003 [1904-1905], p. 430). De là vient le caractère conservateur de l’éthique sociale résultant de tels compromis (Weber, 2003 [1904-1905], pp. 430-431), tout particulièrement parce que cette éthique se fonde sur une division entre les groupes sociaux, inégale-ment qualifiés et justifiés au regard de Dieu et de la religion, et donc se fonde sur une forme d’aristocratisme. Ainsi :
[...] toute éthique sociale organique demeure fatalement aux yeux de l’éthique religieuse de la fraternité, en sa forme radicale et mystique, une accommodation aux intérêts des couches privilégiées de ce monde, tandis que lui fait défaut, du point de vue de l’ascèse intramondaine, l’incitation intérieure à une rationalisation éthique de la vie individuelle.
(Weber, 2003 [1904-1905], p. 431) [11]
25 À cela s’oppose le caractère révolutionnaire de la religiosité de virtuose, caractère qui peut prendre soit la forme de la transformation active et rationnelle du monde qu’adopte le puritain, soit l’affirmation de l’apparition imminente de l’ère de fraternité acosmique par le mystique qui endosse les habits du prophète et fait briller l’espoir eschatologique (Weber, 2003 [1904-1905], pp. 433-434). Ces situations ne peuvent qu’être transitoires au sens où le conservatisme de l’organisation religieuse reste toujours sous la menace du réveil prophétique, c’est-à-dire de la reprise d’une manière conséquente des valeurs universelles de la religiosité, tandis que le prophète verra son charisme subir le processus de routinisation et son cortège de passations de compromis avec les différents ordres du monde. Ce à quoi il faut ajouter, comme on l’a vu avec la révolution de type puritaine, les paradoxes de l’action intentionnelle.
26 Avant de quitter le registre de la tension entre religiosité et économie, il est à propos de s’arrêter sur une formulation particulière que Weber emploie dans cette partie de sa réflexion. Évoquant la tension entre les rapports impersonnels de l’économie et l’éthique de la fraternité, Weber évoque l’existence d’entrave à la rationalisation formelle de l’économie en Chine lorsque l’on a cherché à réglementer les rapports économiques entre débiteur et créancier selon les principes de cette éthique. Weber précise alors que « rationalité formelle et matérielle entraient ici en conflit » (Weber, 2003 [1904-1905], p. 421). Au-delà d’une terminologie fluctuante (conflit ou tension ?), il convient de s’arrêter sur le cas de figure qui est ici posé car les rapports de conflit ou de tension entre ces deux formes de rationalité sont très présents dans le domaine de l’économie (Weber, 1971 [1920]), mais aussi dans le domaine de la sociologie politique (Weber, 2003 [1919]). Le rapport des différentes rationalités entre-t-il dans le cadre des questions soulevées par le concept de tension ? Une réponse positive ne fait aucun doute, même lorsque les rationalités en question ne concernent qu’un seul ordre de vie, comme c’est le cas de la tension entre rationalité formelle et matérielle dans le domaine de l’économie. La restriction sur un seul ordre de vie n’est qu’apparente dès lors que rationalité formelle et rationalité matérielle sont mises en rapport : en effet, le propre de la rationalité matérielle est précisément de faire fléchir la rationalité formelle, celle qui est spécifique à un ordre de vie (ici l’économie), en introduisant, à un moment ou à un autre de la pratique ou de l’argumentation, des valeurs étrangères (ici de l’ordre de l’éthique de la fraternité, mais des valeurs esthétiques, politiques, morales, etc., pourraient produire le même résultat) à l’ordre de vie considéré (Steiner, 1998, chap. 1) [12]. La prise en compte de cette dimension d’extériorité qu’introduit la rationalité matérielle fait que le « conflit » des rationalités dans un seul ordre de vie tombe dans le cadre de ce qui est étudié ici sous le registre de la tension entre deux ordres de vie. D’ailleurs, en d’autres endroits, Weber met l’accent sur une « tension profonde » entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction, pour reprendre les termes avec lesquels il s’exprime pour définir le politique :
Mais elle [l’action rationnelle] porte également en elle-même une tension profonde. Il semble en effet n’exister aucun moyen qui permette de trancher la plus primordiale de toutes les questions : de quel point de vue doit-on déterminer la valeur éthique d’une action prise dans sa particularité ; est-ce à partir de son résultat, ou est-ce à partir de sa valeur propre, laquelle serait à déterminer, d’une manière ou d’une autre, sur le plan éthique ?
(Weber, 1996 [1920a], p. 432)
2.2. la politique, l’art et la sexualité : proximité psychologique et concurrence
28 Qu’en est-il maintenant de la tension entre la religiosité et le politique ? On retrouve d’abord les thèses générales sur le renforce-ment de la tension avec la rationalisation croissante des ordres de vie. Cependant, Weber fait apparaître une nouvelle thèse générale concernant la proximité psychologique existant entre l’expérience religieuse et l’expérience politique, tout particulièrement celle qui naît de la guerre et de l’affrontement avec la mort.
29 Si le politique, à l’instar de l’économie, entre en tension avec la religiosité en raison d’une dépersonnalisation qui heurte l’éthique sociale de la fraternité, le politique entretient un rapport de tension qui lui est spécifique parce que l’ordre de la vie qui est le sien entre en concurrence avec celui de la religion. En concurrence signifie que la politique lorsqu’elle implique la guerre engendre une forme de communauté émotionnelle spécifique par le fait d’affronter la mort et donne un sens à la vie, sens qui est profondément étranger au sens religieux du monde. On voit ainsi apparaître un cas de figure tout à fait nouveau : c’est la proximité voire le recouvrement local entre deux ordres de vie qui renforce la tension existant entre eux. La tension s’exacerbe parce que des ordres de vie distincts peuvent fournir une communauté émotionnelle susceptible de répondre au besoin psychologique de l’individu à la recherche d’un sens de sa vie et du monde, à la recherche d’une délivrance vis-à-vis du monde. À ce point, il semble que l’on doive suivre Weber dans ses réflexions sur les deux ordres de vie non rationnels, à savoir l’art et l’amour sexuel, pour approfondir cette importante dimension du concept de tension [13]. La raison en est simple, comme la guerre, ces deux ordres de vie créent une communauté émotionnelle concurrençant celle de la religiosité, communauté permettant à leur manière de délivrer psychiquement du monde.
30 Le fait que l’art et l’amour sexuel ne rentrent pas dans le cadre des ordres de vie rationnels se marque par le fait que Weber emploie alors les termes de stéréotypisation, de stylisation et de sublimation pour qualifier les processus à l’œuvre dans ces ordres de vie (Weber, 1996 [1920a], pp. 435, 438, 439, etc.). Mais l’opposition est clairement affirmée lorsqu’il s’agit de l’amour sexuel : les pages que Weber écrit à ce propos dans ce texte ont une grande force, laquelle repose sur le fait que, pour les amants, la relation érotique apparaît sous un jour particulier, c’est-à-dire comme :
communion directe entre l’âme de deux êtres. En opposition aussi radicale que possible avec ce qui est objectif, rationnel, général [...] l’amant se sait implanté au cœur de la vraie vie, celle qui est à jamais inaccessible à toute entreprise de la raison ; il sait qu’il a échappé complètement à l’emprise mortelle et glacée des ordres rationnels comme à la platitude quotidienne.
(Weber, 1996 [1920a], p. 443) [14]
32 Cet ensemble de remarques débouche sur un renforcement de la thèse précédente concernant la relation de concurrence et de proximité psychologique entre les ordres de vie. En effet, si Weber retient dans le cas de l’amour sexuel et de l’érotisme un phénomène de concurrence entre cet ordre de vie et la religiosité, parce que dans les deux cas il se forme une communauté spécifique capable de donner sens à la vie et de délivrer de ce monde, l’amour sexuel met en jeu, une forme de concurrence encore plus vive par le fait que si les sphères peuvent, en raison de leur proximité psychologique, se substituer l’une à l’autre, leurs valeurs ultimes restent distinctes, mais les comportements peuvent devenir indistincts :
Non seulement cette sensation de délivrance purement terrestre – considérée du point de vue de cette éthique [religieuse de la fraternité] – fait la plus vive concurrence qui soit à l’abandon au dieu transcendant ou à un ordre divin éthiquement rationnel comme à l’éclatement mystique de l’individuation. Mais ce sont précisément certaines relations de parenté psychologique entre les deux sphères qui accentuent la tension. L’érotisme le plus élevé et certaines formes sublimées de piété héroïque sont dans un rapport de substituabilité mutuelle psychologique et physiologique. À l’opposé de l’ascèse rationnelle active, qui rejette la sexualité d’abord pour son irrationalité, et qui est perçue par l’érotisme comme une puissance mortellement hostile, le rapport de substituabilité concerne particulièrement l’intimité mystique avec Dieu. Avec pour conséquence la menace permanente d’une vengeance mortellement raffinée de l’animalité, ou encore le dérapage brutal hors du monde divin de la mystique dans celui du trop humain.
(Weber, 1996 [1920a], p. 444).
34 Cette situation de concurrence due à la proximité psycho-logique n’exclue pas la recherche d’un compromis. Si Weber prend bien soin de marquer que cette parenté psychologique et physiologique ne vaut que pour les formes orgiaques et extra quotidiennes de la religiosité, il ne manque pas de souligner le fait que la sexualité amène à faire du mariage une institution, consacrée religieusement, ce qu’il interprète comme un compromis entre les deux ordres de vie [15]. Compromis qui, encore une fois, est rejeté par ceux chez qui la logique religieuse de la recherche du salut-délivrance est poussée à son terme, comme c’est le cas des moines.
2.3. Science et rationalisation intellectuelle : la réflexivité et le tragique
35 Le dernier ordre de vie que Weber prend en compte – la science et la rationalisation de la connaissance en général – prolonge la réflexion sur le concept de tension en ouvrant pleinement sur la conception weberienne de l’histoire.
36 Weber souligne alors le fait que la tension entre la religiosité et la connaissance réflexive est une « tension consciente » (Weber, 1996 [1920a], p. 447 ; je souligne). La religiosité entrant en tension avec des virtuoses de la rationalisation des visions (scientifiques) du monde, il n’est donc pas surprenant que la tension devienne consciente et qu’elle offre la possibilité d’une démarche réflexive dans laquelle la tension devient elle-même l’objet de son propre fonctionnement et de son évolution. La situation de concurrence et de parenté entre les deux ordres de vie, avec la dynamique de rationalisation progressive des visions (scientifiques) du monde qui y est liée, amène à ce résultat que la religion, de forme rationnelle qu’elle était vis-à-vis de la magie ou des ordres de vie qui demeuraient encore dans leur phase « ingénue », est de plus en plus rejetée dans l’irrationnel [16]. Voilà la thèse de fond qui est presque comme le point d’arrêt ultime de la réflexion du Weber historique, celui qui écrit dans les deux premières décennies du xx esiècle. Cette thèse reçoit des compléments importants lorsqu’on considère les supports sociaux et institutionnels qui sont les siens.
37 Le rejet de la religion vers l’irrationnel s’exprime au travers de la déclaration, faussement attribuée à Saint Augustin, semble-t-il, selon laquelle : « Je ne crois pas ce qui est absurde ; je crois parce que c’est absurde » (Weber, 1996 [1920a], p. 450). La formule montre bien la dissociation entre les visions du monde du savant et du religieux, tout en laissant d’ailleurs la porte ouverte à une reconnaissance de l’autonomie des deux sphères : la science qui rejette l’absurde et qui s’organise autour de la démonstration rationnelle et la religion qui est un acte de foi, une croyance parce que c’est absurde, c’est-à-dire au-delà de l’explication rationnelle. Toutefois, cette poussée vers l’irrationnel, par la force même que de la religion avait mise en mouvement, n’est pas un processus simple. En effet, Weber débouche ici sur le tragique de l’histoire. Tragique, parce que les processus de rationalisation que Weber place à la suite de la tension entre les deux ordres de vie aboutissent ni à une solution, ni à un dépassement du problème, mais à une situation dans laquelle chaque processus, poussé à son terme, se révèle également insatisfaisant pour les virtuoses et, sans doute, plus généralement, pour tous ceux qui ne s’en tiennent pas à une vision « ingénue » de leur position dans le monde [17].
38 Dans le cas présent, le tragique émerge lorsque Weber rattache le sens que la religion de salut-délivrance fournit à la question de la souffrance (et par contre coup, du mérite) injuste. En abordant ce « besoin indéracinable » (Weber, 1996 [1915], p. 343), Weber porte un jugement qui ne laisse aucun doute sur le caractère tragique du résultat dans lequel se trouvent placés les individus une fois que le processus de rationalisation a pris son élan :
Plus s’est accrue l’intensité avec laquelle la pensée rationnelle s’emparait de ce problème de la justice réparatrice, moins la solution purement terrestre du problème pouvait sembler possible, et moins une solution hors de ce monde semblait vraisemblable ou avoir un sens. Le cours du monde, tel qu’il va effectivement, s’est peu soucié de cette exigence, selon toute apparence. En effet, non seulement l’inégalité, dépourvue de raisons éthiques, dans la répartition du bonheur et du malheur, pour laquelle il semblait possible d’imaginer une compensation, mais déjà le simple fait de l’existence de la souffrance comme telle étaient condamnés à rester irrationnels.
(Weber, 1996 [1920a], p. 452)
40 Weber n’en reste pas là, et cela bien qu’il accorde une grande importance à la question de la théodicée, puisque c’est sur les trois solutions cohérentes à ce problème qu’il termine son chapitre – un problème auquel il avait consacré déjà de longues pages dans son introduction (Weber, 1996 [1915], pp. 337-345). En effet, ce sentiment de tragique est renforcé lorsque Weber donne toute son importance à l’éthique de fraternité, dont il montre qu’elle était une forme de compromis suite à la tension entre la religiosité et la communauté de parentèle. La religiosité mystique et l’intellectualisme (celui de la rationalisation de la vision religieuse du monde comme celui de la rationalisation des visions scientifiques du monde) ont débouché sur un aristocratisme, en tout point opposé à cet idéal [18]. Pour parachever cet aspect de la réflexion de Weber, et donc la position qui est la sienne à propos de la tension entre formes de rationalisation, il est important de noter que l’aristocratisme intellectualiste se heurte, lui-aussi, au problème posé par la poursuite de sa propre logique de rationalisation. Dans ce cas, le point d’arrivée n’est pas l’irrationnel, mais le pur et simple non-sens, à savoir le fait que l’idéal de culture, toujours susceptible de se perfectionner, sans fin, aboutissait, compte tenu de la durée limitée de la vie humaine, à un non-sens [19]. Cet argument suggère de distinguer le non-sens de la tension : d’une part, si le premier reste à l’intérieur du même ordre de vie, l’autre, on y a insisté, caractérise la situation dans laquelle deux ordres de vie entrent en contact ; d’autre part, le premier prend place dans l’espace infini d’un progrès sans limite assignable alors que la seconde offre le havre d’une voie de sortie, bien balisée, avec la promesse du salut au delà duquel il n’y a rien à attendre de plus – « Le sacré est, spécifiquement, l’immuable » (Weber, 1971 [1920], p. 435). La tension consciente entre religion et intellectualisme débouche donc non sur un apaisement de la tension par réduction de l’un des ordres de vie à l’autre, mais sur le tragique de la recherche irrationnelle de la rationalisation [20]. Ceci n’est d’ailleurs pas spécifique à l’ordre de vie de l’intellect, car Weber a déjà souligné que cela s’applique à l’éthique de Benjamin Franklin (Weber, 2003 [1904-1905], p. 27).
41 L’importance que prend la tension entre la religion et la rationalisation de la connaissance empirique provient aussi d’une autre raison, plus directement et plus classiquement sociologique, avec le fait que Weber associe à cette concurrence entre ordre de vie des catégories sociales, des institutions spécifiques et, pour finir, un enjeu culturel et axiologique. En effet, et c’est là quelque chose de spécifique à cette tension, Weber relève le fait qu’il y a une forte communauté entre les catégories sociales porteuses de la tension entre religion et science. La raison de cette situation tient à ce que les deux ordres de vie mettent en jeu la construction de schémas intellectuels définissant des visions du monde :
[...] la religion, tant prophétique que sacerdotale, ne cesse d’entretenir des rapports intimes avec l’intellectualisme rationnel. Moins elle est magie ou simple mystique contemplative et plus elle est «doctrine», davantage se fait sentir chez elle le besoin d’une apologétique rationnelle.
(Weber, 1996 [1920a], pp. 448-449)
43 Weber insiste sur ce point en remarquant que la concurrence va dans les deux sens dans la mesure où chaque couche sociale, les prêtres d’un côté, les intellectuels laïcs de l’autre, commettent le même type d’inconséquence en cherchant à empiéter sur le domaine qui n’est pas le leur. Si les premiers ont commis l’erreur de sortir du domaine d’une expérience mystique incommunicable, les seconds en ont fait de même en cherchant à rendre démontrable le sens ultime du monde :
Ces inconséquences guettent nécessairement toute religion de salut, dès qu’elle tente d’agir sur le monde en revêtant les caractères de la propagande. Mais il en va de même pour toute tentative d’interprétation rationnelle du sens du monde, ce qui n’a pas empêché ce genre de tentative d’être sans cesse réitérée.
(Weber, 1996 [1920a], p. 451)
45 La concurrence et la parenté entre les deux ordres de vie se concrétisent ici dans l’existence de deux couches sociales proches, mais rivales. Proches parce que l’une et l’autre partagent une même formation ; proches aussi parce que l’une et l’autre partagent un même intérêt pour la construction de visions rationnelles du monde, même si cette rationalité finit par prendre des formes différentes avec l’autonomie de la science empirique [21]. Mais la recherche d’une apologétique rationnelle dans les religions du livre « a engendré une pensée laïque affranchie de l’emprise des prêtres » (Weber, 1996 [1920a], p. 449), laquelle a pris la forme de penseurs laïcs organisés autour du service de l’administration et du patrimoine des puissances politiques en place. Cette catégorie a aussi rencontré et affronté la religion sur un domaine qui lui était cher et qu’elle avait arraché aux puissances irrationnelles des magiciens et des sorciers : l’éducation de la jeunesse. En poussant l’argument de Weber en ce sens on voit donc la tension prendre corps en termes de la lutte entre deux puissances, représentant deux ordres de vie différents, mais proches et donc concurrentes, pour assurer la transmission de cultures et de visions du monde de générations en générations.
3. Tension, compromis et radicalisme dans la thèse de L’Éthique protestante
46 Les réflexions sur le concept de tension peuvent donner lieu à de nombreuses applications – la sociologie politique de Weber offre de ce point de vue un vaste terrain d’enquête. Pour ne pas multiplier les difficultés, il est préférable de rester sur le domaine du religieux en relation avec l’économie. Dans ce cadre, le concept de tension peut être mis à contribution en utilisant le schéma classique de James Coleman (1990) présentant le passage Macro-micro-Macro cher aux théoriciens de l’individualisme méthodologique. Cela permet d’introduire une diversité de possibilités d’une part, une dimension de dynamique sociale de l’autre, dans la démonstration classique de Weber [22].
47 Dans un premier temps, il est à propos de considérer le cas de la tension entre religiosité et économie telle qu’elle apparaît avec la réforme protestante. Par rapport aux schémas habituels utilisés par Coleman (1990), Gudmund Hernes (1989) et d’autres, la présentation qui suit met l’accent sur le fait que la relation entre religiosité et économie donne lieu au niveau micro-social à une tension entre les ordres de vie pour le croyant. Cette tension ouvre alors sur différentes conduites de vie, selon la nature des biens de salut recherché, mais aussi selon l’état du processus de rationalisation dans le domaine de la pensée économique. Pour ceux qui ont une approche « ingénue » de cette tension ou pour ceux que satisfont les biens de salut dispensés par l’Eglise, la réduction de la tension passe par un compromis. Par contre, la tension débouche sur diverses formes de pratiques plus radicales. On a bien sûr les deux cas de figure que retient Weber avec l’ascèse intramondaine du puritain d’un côté et la fuite hors du monde du mystique ; mais il est aussi utile de prendre en compte une autre forme de radicalisme, issue de la rationalisation intellectualiste de l’activité économique ou encore la théorie économique formellement rationnelle, celle qui pousse aussi loin que possible la logique du comportement instrumental en matière de recherche du gain (Steiner, 1998, chap. 1). Le compromis et la fuite hors du monde débouchent, au niveau macro-social sur une économie traditionnelle, étrangère à la rationalisation des comporte-ments économiques, ce qui est la condition même de maintien du compromis. L’ascèse intramondaine du puritain, conduite de vie permettant de confirmer le croyant à la recherche des signes de son élection, aboutit par un effet non voulu à une éthique dont la structure est congruente avec la rationalité économique. Mais l’esprit du capitalisme est aussi un résultat de la démarche consciente de rationalisation de l’activité économique qui ressort du développement de la théorie économique à partir de la deuxième moitié du xviii esiècle.
48 D’une manière générale, le schéma repose sur un mécanisme social ouvert, d’une manière un peu différente de la façon dont Jon Elster a procédé en distinguant les mécanismes sociaux qui arrivent par groupes de deux selon que les mécanismes sont exclusifs ou qu’ils ont des effets opposés sur la variable dépendante (Elster, 2003, p. 28-33). La différence ici est que chaque mécanisme de réduction de la tension (compromis ou radicalisme) est robuste mais ne se maintient que sous certaines conditions, notamment celle concernant l’irruption d’une exigence plus forte de cohérence axiologique de la part des virtuoses de la rationalisation, religieuse ou économique.

49 La pluralité des options qu’apporte la tension entre économie et religiosité permet d’introduire une dimension dynamique dans cette sociologie historique. Tout d’abord, la coexistence de compromis et de radicalisme faisant suite à une même tension, entraîne un effet en retour toujours possible avec la critique du compromis par ceux poussant plus avant les exigences de rationalisation de la conduite de vie religieuse ou économique. Cet effet en retour peut d’ailleurs prendre des formes institutionnalisées, comme c’est le cas de la Contre-réforme en Europe ou encore avec les tentatives d’expurger le comportement économique de toute entrave en provenance de la religion – comme cela a été le cas dans la France des Lumières – ou bien en tentant de donner une dimension de conduite de vie méthodique au comportement économique rationnel, comme on peut le voir à l’œuvre dans l’utilitarisme qui se développe en France de Helvétius et d’Holbach à Jean-Baptiste Say, ou bien sous forme d’une théologie économique comme c’est le cas de la réflexion, tout à fait exceptionnelle, de l’économiste mathématicien allemand Hermann Gossen ou de certains libéraux français comme Fréderic Bastiat ou Jules Dupuit [23]. En ce sens, le schéma met en lumière le rôle que peuvent jouer les couches intellectuelles formées à la rationalisation de la pensée, notamment après que le puritanisme se soit transformé, au xviii esiècle, en pur utilitarisme (Weber, 2003 [1904-1905], p. 253). Cet effet en retour se traduit donc par l’existence de conflits, actuels ou potentiels, institutionnalisés ou pas, entre les groupes sociaux porteurs des différentes stratégies de réduction de la tension entre religiosité et économie. Il est même loisible de penser que cela débouche sur une contradiction – en un sens proche de celui que Karl Marx donne à ce terme en 1859 (Marx, 1959 [1859]) – entre le développement des ressources économiques (les forces productives) et les rapports sociaux de production, marqués soit par le traditionalisme soit par l’ascèse intramondaine.
Conclusion
50 Outre la théorisation qu’il permet d’introduire dès lors qu’une sphère de la vie sociale interfère avec la religion, ou tout ensemble de valeurs ultimes définissant une vision globale du monde et les exi- gences éthiques d’une conduite de vie « ascétique », le concept weberien de tension permet de tenir compte de la dimension d’intériorité que comporte le rapport entre les valeurs ultimes, leur processus de rationalisation ; et, ainsi, de faire le lien avec les conflits sociaux. La conceptualisation weberienne permet ainsi de prendre en compte un phénomène que la sociologie pragmatique laisse de côté. Dans la sociologie de la critique, tout se passe comme si chacune des valeurs mises en tension n’était portée que par une catégorie d’agent : le tenant de la grandeur marchande s’opposant au porteur de la grandeur civique, ou domestique, ou inspirée, etc., comme si chacun de ces porteurs n’était pas aussi porteur d’autres valeurs, reconnues par lui comme valides, mais considérées comme non pertinentes dans le contexte de la controverse [24]. Est-il d’ailleurs possible de concevoir un compromis entre ces valeurs en conflit, si elles ne sont pas également portées par les acteurs à l’origine du compromis ?
51 Le concept de tension de Weber offre un solide soubassement théorique pour rendre compte de situations dans lesquelles des sphères sociales distinctes de la vie se recouvrant, les individus se trouvent en demeure d’articuler des ordres de vie organisés selon des principes de rationalisation différents. Les notions associées de compromis et de radicalisation portés par des groupes distincts permettent de donner à l’explication sociologique une dimension ouverte appréciable, surtout lorsqu’elle s’applique à des processus historiques bien documentés. Pour ces différentes raisons, comme cet article a tâché de le montrer, le concept de tension mérite de retenir l’attention des chercheurs en sciences sociales.
Notes
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[1]
Cet article a bénéficié des remarques des lecteurs de la revue, ainsi que des commentaires de Hinnerk Brhuns et Elizabeth Kauffmann lors d’une séance du « Séminaire Weber » de l’Ehess. Je les en remercie vivement.
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[2]
Dans son ouvrage sur la sociologie économique de Weber, Swedberg (1998) ne commente pas le concept de tension, lequel ne figure pas dans l’index analytique. Par contre, le concept fait l’objet d’une courte notice dans The Max Weber Dictionary (Swedberg, 2005, p. 273). L’interprétation de Parsons qui traduit ce concept par la discordance (discrepancy) entre l’ordre normatif et les résultats concrets de la vie intra-mondaine, tord la réflexion de Weber dans un sens très particulier qui, à la limite, devient un équivalent de la frustration. En outre, Parsons délaisse les tensions entre la religiosité et l’érotisme, entre la religiosité et la guerre, deux domaines importants pour comprendre, selon nous, le concept de Weber. Last but not least, Parsons glisse sur le problème de la tension entre religiosité et intellectualisme, problème qui partant de la rationalisation de la religiosité s’achève dans l’irrationalité de la religion. Raymond Aron néglige le problème qui nous intéresse ici puisque son commentaire fait état de « contradiction », « d’incompatibilité » ou de « conflit » mais ne cherche pas à définir la spécificité du concept weberien (Aron, 1968, pp. 547-549), alors même qu’il en saisit bien certaines dimensions en commentant la sociologie politique en termes du conflit entre les dieux de l’Olympe.
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[3]
La question de la rationalisation se trouve aussi mise au premier plan dans l’introduction à L’Éthique économique des religions mondiales (Weber, 1996 [1915]) ainsi que, bien sûr, dans le célèbre avant propos qui ouvre les Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie (Weber, 1996 [1920b]).
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[4]
Cette thèse est énoncée par Weber à de plusieurs reprises dans son texte, et à propos des divers ordres de vie considérés (Weber, 1996 [1920a], pp. 417, 422, 428, 433, 444).
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[5]
Cette thèse est présente à de nombreuses reprises (Weber, 1996 [1920a], pp. 421, 424, 432, 435, 438, 448-449). L’exception, comme on l’a noté plus haut, vient avec le cas du confucianisme dans lequel la rationalisation religieuse vise l’ajustement avec le monde.
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[6]
Cette notion peut tout à fait convenir à l’économiste formé au droit qu’a été Weber. Mais on peut aussi la prendre au sens de Vilfredo Pareto qui a, lui aussi, mis l’accent sur le besoin que les systèmes sociaux – ceux qu’il étudie dans ses Systèmes socialistes (Pareto, 1965 [1902-1903]), les systèmes religieux compris, il ne faut pas l’oublier – ont de rendre acceptables des comportements condamnés par la doctrine. Pareto définit la casuistique par la nécessité d’échapper aux contraintes posées par la logique de rationalisation : « La vie sociale rend impossible d’accepter toutes les conséquences logiques des principes qu’on veut respecter, il faut donc trouver moyen d’interpréter ces principes en sorte que leurs conséquences ne heurtent pas trop les conditions de la vie réelle. En d’autres termes, un certain principe X, en lequel les hommes ont une foi religieuse, a pour conséquence logique les actions M, N, etc., qui sont utiles à la société, et aussi d’autres actions P, Q, etc., qui heurteraient trop fortement les conditions de la vie sociale. Refuser X, pour éviter P, Q, .., est généralement un mauvais moyen, car X devra être néces-sairement remplacé par Z, qui aura peut être des conséquences logiques pires que P, Q, ... Le moyen habituellement employé, consiste donc à donner quelques légères entorses à la logique, de manière à exclure P, Q, ... des conséquences de X. C’est l’œuvre des casuistes et des exégètes » (Pareto, 1965 [1902-1903], I, pp. 27-28). Il est intéressant de noter que, dans son grand ouvrage de sociologie, Pareto rapporte la casuistique au fait de devoir concilier deux ordres de faits : les sentiments d’une part, les exigences de la logique, c’est-à-dire, dans le langage de Weber, de la rationalisation intellectuelle des ordres de vie, de l’autre (Pareto, 1968 [1917], § 1919).
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[7]
Il n’entre pas dans le présent propos de revenir sur cette question délicate et controversée du prêt à intérêt dans la doctrine catholique. Rappelons seulement que la doctrine du prêt d’argent théorisée par Saint Thomas d’Aquin (le mutuum) interdisait de stipuler un intérêt puisque l’argent prêté n’appartenait plus à son premier détenteur pendant le prêt et qu’il n’y a pas à recevoir un gain sur quelque chose qui ne vous appartient pas. Saint Thomas envisageait un dédommagement si le préteur ne rendait pas à la date convenue (la poena conventionalis), ce qui introduisait une faille pratique de grande importance. Mais par la suite, les débats casuistiques vont porter sur le dédommagement que peut demander le prêteur s’il se trouve avoir besoin de la monnaie prêtée pendant le prêt sans intérêt qu’il a effectué (le damnum emergens) ; plus difficile à contrôler encore par la doctrine est le cas du dédommagement que l’on peut réclamer pour les opérations profitables que l’on n’a pas pu faire pendant l’opération de prêt sans intérêt (le lucrum cessans).
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[8]
De ce point de vue, on peut mentionner la réaction d’Anne-Robert-Jacques Turgot lorsqu’il doit se prononcer sur une affaire de prêt à intérêt en France, à la fin de l’Ancien régime. On voit comment un administrateur, formé à la Sorbonne, et donc qualifié religieusement, réagit en tant qu’économiste libéral devant la casuistique religieuse du prêt à intérêt (Steiner, 1998). Pour aller à l’essentiel, Turgot déclare que la renonciation à la jouissance d’un bien (une maison, une terre, une somme d’argent) entraîne rémunération (un loyer, une rente, un intérêt), banalisant ainsi les distinctions élaborées par la casuistique qui permettait la rémunération dans les deux premiers cas, mais pas dans le dernier.
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[9]
L’affirmation qu’il existe des différences fortes de qualification religieuse est une thèse énoncée clairement par Weber dans son introduction : « Au départ même de toute histoire des religions nous trouvons un fait d’expérience important : la qualification religieuse inégale des hommes [...] Les biens de salut religieux ayant la plus grande valeur – les capacités extatiques et visionnaires des chamans, des sorciers, des ascètes et des pneumatiques – n’étaient pas à la portée de chacun ; leur possession était un charisme qui pouvait être éveillé chez certaines personnes, mais non chez d’autres. Il en est résulté la tendance de toute religiosité intensive à se structurer par corps correspondant aux différences de qualification charismatique » (Weber, 1996 [1915], pp. 358-359).
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[10]
« D’un autre côté : l’opposition radicale au politique ; c’est la solution qui est propre à la recherche mystique du salut, faite de bonté et de fraternité acosmiques : une telle recherche se soustrait à la logique de la violence qui va inévitablement de pair avec toute action politique, en s’appuyant sur le principe «Ne résiste pas au malin» et sur la maxime «tendre l’autre joue», que toute éthique de héros, profane et sûre d’elle-même, considère nécessairement comme vulgaire et indigne. Sur toutes les autres solutions pèsent des compromis ou des présupposés qui sont nécessairement inacceptables ou qui paraissent malhonnêtes aux yeux de l’authentique éthique de la fraternité » (Weber, 1996 [1920a], p. 428).
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[11]
Comme l’a déjà fait remarquer Catherine Colliot-Thélène (2003, p. 52) le lien est ici étroit avec la sociologie politique : le dilemme dont il est question se retrouve dans la dernière partie de la fameuse conférence sur la politique comme vocation au travers de la discussion entre éthique de la responsabilité et éthique de la conviction (Weber, 2003 [1919], pp. 188-206).
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[12]
Dans le cadre de son chapitre théorique, Weber introduit explicitement cette idée et marque par là le caractère de tension extrême qui peut prendre la forme du conflit avéré, avec la confrontation des deux formes de rationalité : « La sublimation de l’éthique religieuse dans le sens d’une éthique de l’intériorité inclinera vers le deuxième terme de l’alternative : «Le chrétien fait ce qui est juste et s’en remet à Dieu du résultat». Mais de la sorte, si l’action est menée d’une manière réellement conséquente, elle est condamnée à produire des effets irrationnels par rapport aux logiques intrinsèques du monde. À cet égard, le développement conséquent d’une recherche sublimée du salut peut conduire à exacerber l’acosmisme jusqu’à refuser l’action rationnelle en finalité simplement en tant que telle, donc à refuser toute action qui entre dans les catégories des moyens et des fins, en considérant qu’une telle action est liée au monde et étrangère à Dieu » (Weber, 1996 [1920a], pp. 432-433).
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[13]
Cette dimension est complètement négligée par le commentaire de Parsons alors qu’il s’agit de développements aussi originaux qu’importants pour comprendre le concept élaboré par Weber.
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[14]
Ces remarques ne sont pas purement anecdotiques. La vision tragique de la vie et de la société qui émane de la pensée et de l’œuvre de Weber amène habituellement à ne voir chez lui que la conviction de l’homme politique – celui qui vit pour la politique – ou l’hubris de l’entrepreneur que théorise au même moment Joseph Schumpeter comme échappatoires, momentanées et éphémères, au monde glacé du rationnel. Le fait que la relation érotique s’offre aussi comme échappatoire n’est pas d’une mince portée puisque la relation érotique, dont la portée sociale est durable, s’offre plus largement et plus simple-ment aux individus que les deux autres voies. Un point que Zygmunt Bauman (2004 [2003]) n’a pas retenu dans son ouvrage mélancolique sur les formes relationnelles de l’amour moderne. En sens inverse, Lallement (2013) n’a retenu que l’érotisme parmi les différentes contre forces à la rationalisation économique que Weber avait pris en compte, négligeant ainsi les tensions qui naissent au sein de l’activité économique lorsque celle-ci se heurte aux valeurs ultimes des domaines sur lesquels elle empiète, notamment lors de la création de nouveaux marchés.
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[15]
La formule de Luther que Weber cite à cette occasion, fait apparaître le caractère instable de ce genre de compromis : « [L’ascèse rationnelle intramondaine] inscrit dans un ordre rationnel de la créature précisément la sexualité naturelle en sa forme originaire, dans sa rusticité non sublimée mais dès lors tous les éléments de la « passion » sont regardés comme des résidus de la chute, sur lesquels, selon Luther, « Dieu ferme les yeux », afin d’empêcher pire encore » (Weber, 1996 [1920a], p. 446).
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[16]
« Ainsi, à chaque extension du rationalisme de la science empirique, la religion est de plus en plus repoussée du domaine du rationnel dans celui de l’irrationnel, et elle devient dès lors tout simplement la puissance irrationnelle (ou antirationnelle) et supra-personnelle » (Weber, 1996 [1920a], p. 448). La même thèse est développée dans l’introduction (Weber, 1996 [1915], p. 351).
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[17]
En ce sens, la formule de Michel Foucault sur la rationalité irrationnelle du capitalisme chez Weber est exacte, mais restrictive (Foucault, 2004 [1979], p. 109). L’irrationalité de la rationalisation est un phénomène qui touche tout ordre de la vie selon Weber et pas seulement l’activité économique. Cette position ressort clairement de l’introduction : « [...] chacun des grands types de conduite de vie rationnellement méthodique était caractérisé d’abord par les présupposés qu’il avait intégrés au départ, présupposés irrationnels et acceptés également comme tels [...] Les éléments irrationnels imbriqués dans la rationalisation du réel ont constitué ensuite les lieux où le besoin diffi-cilement répressible de l’intellectualisme en quête de valeurs surréelles a été contraint de se réfugier, au fur et à mesure que le monde lui paraissait en être dépouillé » (Weber, 1996 [1915], p. 351).
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[18]
« En fin de compte, la recherche spécifiquement mystique, intellectualiste d’un salut-délivrance, confrontée à ces tensions [celles entre exigence rationnelle et réalité, éthiques rationnelles et valeurs partiellement rationnelles], a succombé elle-aussi à la domination universelle de la non fraternité. D’un côté, son charisme n’était pas de fait accessible à tous. Elle signifiait donc un aristocratisme à la puissance maximale : un aristocratisme religieux du salut. Ensuite, au sein d’une culture organisée rationnellement en vue du travail professionnel, il ne restait guère de place pour cultiver la fraternité acosmique, en dehors des couches sociales délivrées des soucis économiques » (Weber, 1996 [1920a], p. 457).
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[19]
« Ce faisant, comme toutes les valeurs culturelles, l’intellect a lui aussi créé une aristocratie définie en termes de patrimoine culturel [rationnel], indépendante de toutes qualités éthiques personnelles : une aristocratie non fraternelle, donc. Or, ce patrimoine culturel – c’est-à-dire ce qu’il y a de plus élevé dans ce monde pour l’homme intramondain –, outre la faute éthique qui pesait sur lui, souffrait de surcroît d’un autre défaut, qui devait le dévaloriser d’une façon encore plus définitive : le non-sens quand on l’évaluait au moyen de ses propres critères » (Weber, 1996 [1920a], p. 455).
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[20]
Le lettré confucéen échappe à cette situation car, dans son cas, l’idéal ininterrompu de culture porte sur l’individu lui-même, mais surtout, il n’impose que « l’appropriation de pensées déjà existantes » (Weber, 2000 [1920], p. 233).
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[21]
On en revient ainsi à la remarque que Weber place au début de ce chapitre, lorsqu’il fait référence au pouvoir exercé sur les hommes de la force du rationnel : « Le rationnel, entendu au sens de la cohérence logique ou téléologique d’une prise de position théorético-intellectuelle ou éthico-pratique, exerce réellement, lui-aussi (et cela depuis toujours), un pouvoir sur les hommes [...] » (Weber, 1996 [1920a], p. 412). Ce à quoi il faut aussi rajouter que Weber ne s’illusionne pas sur le degré de perfection de cette cohérence logique, laquelle « [...] n’a pas été ici la règle, mais l’exception » (Weber, 1996 [1915], p. 361). Il existe ainsi une nette différence entre son approche et celle de la dissonance cognitive (Festinger, 1957) : la cohérence logique est une force en elle-même qui s’impose de l’intérieur – recherche consciente de la cohérence – avant même que l’opposition argumentative dans les controverses publiques ne l’impose de l’extérieur. La recherche de la cohérence que désigne Weber est donc bien plus large que le schéma croyance (ou décision) – événement extérieur – dissonance – pression à la consonance qui est au centre du mécanisme de la réduction de la dissonance de Festinger (1957, p. 31 ; pp. 260-266).
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Le concept de tension peut être mobilisé pour comprendre la dynamique sociale dans d’autres contextes que celui-là. J’ai tâché de le montrer en expliquant comment avait évolué la tension entre différents mondes sociaux dans le demi-siècle qui a vu passer la transplantation d’organes du statut de recherche médicale à celui de traitement thérapeutique généralisé. Initialement, la tension faisait se rencontrer la recherche et l’activité clinique portée par le chirurgien qui devait affronter les impératifs de la recherche sans négliger l’impératif de soin. Une fois que la recherche a pu surmonter les problèmes de la greffe et du rejet des greffons, la tension n’a pas disparue mais a fait se heurter les impératifs de l’activité clinique et ceux de l’organisation médicale pour assurer un approvisionnement suffisant en organes et allouer les greffons d’une manière socialement acceptable. Finalement, une fois ces principes inscrits dans les règles d’appariement entre les greffons et les patients, la tension a muté une nouvelle fois avec la mise en contact du monde médical et du monde marchand et le déploiement de propositions en faveur de la création de marchés d’organes à transplanter de manière à accroître le nombre de greffons disponibles (Steiner, 2010, chap. 4).
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Ces différents points ne peuvent être développés dans le cadre de ce texte. Je renvois à d’autres travaux qui en s’inspirant des réflexions de Weber et de Foucault (Steiner, 2008) ont étudié plus en détails certaines des configurations historiques mentionnées ici, avec le rôle de la rationalisation de la pensée économique en France à la suite de l’effacement puis de la réaffirmation de la religion dans le débat politique (Faccarello, Steiner, 2008a, 2008b), et notamment la recherche d’un éthos économique associé à une théodicée fondée sur l’exigence éthique de maximisation de l’utilité (Steiner, 2012).
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Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1992) ; voir également l’introduction de l’ouvrage de ce dernier (Thévenot, 2006), dans laquelle chaque individu n’est porteur que d’un principe axiologique, sans jamais laisser apparaître la possibilité qu’un individu puisse être porteur de plusieurs principes, avec la tension interne inhérente à cette dualité.