1 Si l’alimentation a été étudiée depuis les origines de la sociologie, elle n’a été que tardivement considérée comme un objet en tant que tel, peinant à trouver sa place entre les discours des sciences biologiques et psychologiques. Manger, cet acte qui pourrait sembler anodin et banal, constitue pourtant une pratique culturelle dont la compréhension est une porte d’entrée idéale pour saisir l’organisation d’une société. Parce que les pratiques alimentaires jouent le rôle de marqueurs identitaires et occupent une place centrale dans les processus de différenciation sociale, elles sont à la fois le reflet et la source de nombreuses inégalités sociales, qu’il s’agisse de ressources économiques, d’apparence ou encore de santé.
2 Cette attention aux inégalités alimentaires est présente depuis les premiers travaux sociologiques sur l’alimentation, en particulier ceux de Frédéric Le Play et de Maurice Halbwachs sur les budgets ouvriers (Le Play, 1855 ; Halbwachs, 1912), où elle constitue le support de l’observation plus large du mode de vie de ces populations. On retrouve par la suite cette préoccupation aussi bien dans les descriptions que fait Norbert Elias des manières de table et de leur transmission dans la société (Elias, 1973) que dans l’analyse par Pierre Bourdieu des consommations alimentaires comme marqueurs de l’espace social (Bourdieu, 1979).
3 Lorsque la sociologie de l’alimentation entre à partir du milieu des années 1960 dans une seconde phase (Poulain, 2002), où les comportements alimentaires vont être peu à peu considérés comme un objet sociologique en tant que tel, l’étude de leurs différenciations sociales reste très présente dans les travaux des sociologues, des recherches de Christiane et Claude Grignon sur l’alimentation des classes populaires (Grignon, Grignon, 1980) aux études de Nicolas Herpin sur les consommations alimentaires (Herpin, 1980). Parallèlement se développe en France une approche socio- anthropologique (Fischler, 1990 ; Corbeau, Poulain, 2002) qui permet à la sociologie de l’alimentation de s’ouvrir aux dimensions biologiques et psychologiques des pratiques alimentaires. Cette ouverture a joué un grand rôle dans l’entrée de la sociologie de l’alimentation dans une troisième phase qui se caractérise par un fort développement et un renouvellement des thématiques d’études, qui se trouve précisément être une des motivations du dossier de ce numéro de L’Année sociologique.
Un renouveau de la sociologie de l’alimentation
4 Trois principaux facteurs ont en effet contribué au court des vingt-cinq dernières années à faire entrer la sociologie de l’alimentation dans cette troisième phase caractérisée par une place inédite donnée aux travaux sociologiques sur l’alimentation. Le premier tient à l’émergence de nouveaux enjeux en termes de santé publique. La croissance des maladies chroniques, et en particulier de l’obésité, dans lesquelles les pratiques alimentaires et l’environnement social jouent un grand rôle a contribué à une reconnaissance assez nouvelle des travaux sociologiques auprès des autres disciplines s’intéressant au sujet, en particulier la médecine et l’épidémiologie, mais a aussi entraîné une légitimité plus forte au sein de la sociologie elle-même, les enjeux de santé liés à l’alimentation faisant apparaître le sujet comme moins anecdotique. Ce regain d’intérêt a, en particulier, porté sur une meilleure compréhension des variations sociales des comportements alimentaires et par là même des inégalités sociales qui caractérisent ces maladies à la fois en termes de niveau de revenu, de diplôme, ou encore de sexe (Poulain, 2010 ; de Saint Pol, 2010).
5 Le deuxième facteur qui a contribué au nouveau regard sur la sociologie de l’alimentation tient à la survenue de crises alimentaires, souvent fortement médiatisées, qui ont rappelé la complexité de notre rapport à l’alimentation et son intégration dans des cultures culinaires, dorénavant remises en cause par le contexte de mondialisation de l’offre alimentaire rendant plus difficile pour le consommateur la connaissance de l’origine de ce qu’il mange. La crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), dite de la « vache folle », en est l’archétype (Raude, 2008). Ces évènements, véritables chocs culturels, ont remis en exergue l’importance des conventions sociales qui distinguent nourritures saines et malsaines et font par exemple que des aliments contenant de la viande de cheval, tout à fait comestibles il y a encore quelques décennies, puissent susciter collectivement la peur et le dégoût. Si elles touchent l’ensemble de la population, ces questions sont plus prégnantes chez les plus défavorisés, qui accèdent en général à des produits de moins bonnes qualités, rejoignant les préoccupations sanitaires autour de la « malbouffe ». Alors que l’alimentation pouvait apparaître comme moins problématique dans des sociétés où la majeure partie de la population parvient désormais à se nourrir, ces scandales ont rappelé que les enjeux de l’accès à la nourriture ne se limitaient pas à la malnutrition et que la sociologie pouvait également avoir des choses à dire sur ce sujet.
6 Le troisième facteur qui a stimulé les études sociologiques autour de l’alimentation se trouve dans la construction d’un nouvel imaginaire de la gastronomie française, perçue comme un élément majeur de notre identité individuelle et collective. Le classement à l’Unesco du « repas gastronomique à la française » est le symbole de cette dynamique et traduit d’ailleurs bien l’ambiguïté entre une vision relativement élitiste de la gastronomie, qu’on retrouve à l’origine chez les défenseurs du projet, et une conception plus « populaire » de ce patrimoine, qui est la vision défendue par l’Unesco (Naulin, 2012). Ce classement participe à un mouvement de remise en lumière de l’importance des pratiques alimentaires dans la construction de l’identité et souligne la nécessité de s’intéresser non seulement aux aliments ingérés, mais aussi à l’ensemble des modalités des prises alimentaires (horaires, commensalité, rituels, etc.) qui entourent l’acte alimentaire et en font sa singularité. Alors que le développe- ment de la consommation de masse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale aurait pu entraîner une uniformisation massive des comportements alimentaires, de grandes différences culturelles et sociales perdurent et sont au cœur de l’attention des sociologues qui s’intéressent à ce sujet.
La nécessité d’un regard sociologique sur l’alimentation
7 Parallèlement à ces évolutions, la thématique de l’alimentation est de plus en plus présente dans la sphère médiatique : émissions de vulgarisation, de cuisine, programmes courts ou même de téléréalité contribuent à faire porter le regard sur nos pratiques alimentaires, en voilant souvent leur ancrage social et par la même occasion les enjeux de distinction ou les stratégies de légitimation culturelle dont ces pratiques sont le support. D’où l’importance d’un discours socio- logique sur la question qui puisse rappeler que nos manières de manger sont le reflet de notre société et de ses évolutions et qu’elles sont loin d’être neutres. La définition de ce qu’est un repas, les plats qui le composent, la forme de la journée alimentaire (nombre de prises, horaires, etc.), le lieu et le contexte des prises alimentaires, comme les manières de manger diffèrent fortement d’une culture à l’autre, mais elles donnent également lieu au sein d’une même culture à de fortes différenciations entre groupes sociaux. Certains aliments ne sont pas consommés en haut de la hiérarchie sociale parce que perçus comme inférieurs, alors que d’autres sont considérés comme objets de prestige lorsqu’ils sont servis à table (Halbwachs, 1938), comme c’est le cas de la viande et en particulier de certains animaux ou morceaux (Lepage, 2002). La place même des mangeurs autour de la table peut signaler leur position sociale et être essentielle dans une gestion politique des liens et des statuts sociaux (Haroche, 1998). Il existe aussi une différenciation sociale des lieux d’alimentation et de leur perception : les représentations sociales des fast-food en France par exemple reposent dès leur apparition notamment sur la vision des populations plutôt défavorisées qui s’y alimentent (Fantasia, 1995).
8 La contrainte économique est bien sûr pour beaucoup dans ces différences alimentaires entre groupes sociaux, les aliments étant plus ou moins accessibles en fonction de leur coût et de leur rareté. Mais derrière les différences de consommation entre milieux sociaux s’opèrent aussi des stratégies de distinction, notamment des classes dominantes, qui visent à maintenir leur singularité par rapport aux autres groupes sociaux (Marenco, 1992). On observe par ailleurs un lien entre l’évolution de la consommation de certains produits alimentaires et les catégories qui les consomment : les agriculteurs, dont le nombre a fortement diminué, consomment des aliments eux-mêmes de moins en moins consommés (Grignon, Grignon, 1999). La structure sociale influence ainsi l’évolution des aliments consommés. Toutefois, les différenciations sociales face à l’alimentation ne se limitent bien évidement pas à ce qu’il y a dans l’assiette : l’analyse des courses, de la préparation des repas et de la vaisselle est centrale pour la compréhension des pratiques alimentaires. Le choix des aliments ne peut se comprendre qu’en interaction avec les autres activités des membres du ménage. L’alimentation doit être pensée comme s’intégrant au milieu des autres activités et de leurs contraintes (professionnelles, familiales, loisirs, etc.), en particulier dans sa dimension temporelle.
Les mutations de l’alimentation
9 Parallèlement à cet essor de la sociologie de l’alimentation marqué par une multiplication du nombre de travaux dans ce domaine, les pratiques alimentaires ont elles-mêmes évolué, en France comme à l’étranger. Depuis les années 1980, de nombreuses études ont interrogé la transformation des repas en Europe autour du « leitmotiv de la modernité alimentaire » (Aymard et al., 1993), à savoir la thèse de la crise des repas traditionnels et de leur « déstructuration » (Herpin, 1988), qui toucherait en particulier les plus défavorisés. Le modèle alimentaire traditionnel apparaissait en voie de disparition, notamment du fait de l’augmentation de l’alimentation hors-repas (Fischler, 1979).
10 Si l’alimentation ne joue plus le même rôle qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et si « une dévaluation progressive des pratiques alimentaires » a eu lieu au cours des années 1980 (Pynson, 1987), plusieurs études témoignent du maintien de la grille des repas quotidiens en France (Grignon, 1998 ; Tavoularis, Mathé, 2010 ; Lhuissier et al., 2013), mais aussi dans des pays voisins (Mestdag, 2005). Ainsi, les enquêtes « Emploi du temps » réalisées par l’Insee font apparaître une forte synchronisation des pratiques alimentaires des Français autour de trois pics quotidiens (Larmet, 2002 ; de Saint Pol, 2007). Malgré les facilités croissantes pour s’alimenter à toute heure, le quotidien des Français reste rythmé par les trois repas traditionnels, pris massivement aux mêmes plages horaires (Riou et al., 2015). Ainsi, à 13h, la moitié des Français est en train de déjeuner. Ce modèle persistant est très éloigné de celui des États-Unis par exemple, où les habitants sont bien moins nombreux à manger aux mêmes heures (de Saint Pol, Ricroch, 2012).
11 Le rituel des trois repas est malgré tout moins respecté désormais par les jeunes, qui sont les moins nombreux à prendre notamment un petit-déjeuner. En outre, l’alimentation hors-repas se développe : un tiers des Français déclare grignoter à d’autres moments que les repas. Les jeunes sont aussi les premiers concernés par ce phénomène : 41 % des 18-25 ans déclarent grignoter parfois et même 29 % très souvent, contre respectivement 20 % et 8 % parmi les plus de 60 ans (de Saint Pol, Ricroch, 2012). Les ouvriers et les employés sont par ailleurs les plus concernés par le grignotage : ils sont respective- ment 22 % et 20 % à déclarer grignoter très souvent contre 9 % parmi les cadres.
12 Les contraintes économiques, les mutations des rythmes de vie ou encore le développement des loisirs ont en effet transformé les comportements alimentaires au cours des dernières décennies : les Français consomment désormais moins de produits frais, davantage de plats préparés, se font plus souvent livrer leurs repas. Parallèlement, les établissements de restauration rapide se sont fortement développés, facilitant la prise de repas sur le pouce : c’est dans ce secteur des services marchands aux particuliers que le nombre d’établissements a le plus augmenté au cours des dix dernières années. Le temps quotidien moyen consacré à faire la cuisine s’est réduit de 18 minutes en France métropolitaine entre 1986 et 2010, passant de 1 heure et 11 minutes à 53 minutes. Mais le temps consacré à s’alimenter, lui, s’est plutôt accru : 2h. 22 par jour en moyenne en 2010, soit 13 minutes de plus qu’en 1986, ce qui fait de la France un cas à part parmi les pays occidentaux où le temps passé à manger a tendance à décroître depuis une vingtaine d’années (Warde et al., 2007).
13 La grande majorité des prises alimentaires a lieu en la présence d’autres personnes, qu’il s’agisse de membres de la famille, d’amis ou encore de collègues. Le repas est un temps d’échange, de rassemble- ment, qui participe à la construction de l’identité du groupe au travers de la commensalité (Fischler, 2011). Cette importance symbolique donnée en France au fait de manger ensemble apparaît aussi comme un facteur protecteur, contribuant notamment à limiter la prévalence de l’obésité et les pathologies liées à la nutrition.
14 Parallèlement à cet attachement à la commensalité, on observe également une plus forte revendication des particularismes alimentaires, pourtant jusqu’ici particulièrement mal perçus en France. Qu’il s’agisse par exemple de ne plus manger de viande, de lait ou de gluten, les « alimentations particulières » se développent avec des motivations croisant à la fois des préoccupations médicales, sanitaires, religieuses ou éthiques (Fischler, 2013). Les régimes en particulier font l’objet de modes alimentaires révélatrices de cette tendance à faire de l’alimentation une manière de revendiquer sa singularité, au croisement de conceptions morales et de préoccupations de santé.
L’alimentation au cœur des inégalités sociales de santé
15 L’étude des représentations de l’alimentation dans le monde fait apparaître la prédominance des questions de santé dans l’alimentation de certaines cultures, et dans d’autres, celles relatives au plaisir. Les Français apparaissent comme ceux qui privilégient le plus la dimension de plaisir dans leur alimentation et le moins les questions de santé, en revanche fortement privilégiées par les Américains notamment (Rozin et al., 1999). Ainsi, si l’alimentation aux États-Unis est pensée avant tout en termes nutritionnels, c’est beaucoup moins le cas en Europe, et en particulier en France, où prédomine l’importance des repas partagés et conviviaux, marquée par la sociabilité et le plaisir (Fischler, Masson, 2008). C’est sans doute une des principales raisons du maintien des repas traditionnels dans la journée des Français, malgré les craintes sans cesse renouvelées de leur disparition.
16 Manger ensemble va ainsi également de pair en France avec la notion de plaisir. L’enquête Emploi du temps de l’Insee fait appa- raître que le repas constitue un des moments les plus agréables de la journée pour les Français, moins que de jouer, regarder un spectacle ou se promener, mais quasiment autant que de lire ou d’écouter de la musique (de Saint Pol, Ricroch, 2012). Les repas pris en compagnie d’autres personnes sont les plus appréciés, les femmes y étant encore plus sensibles.
17 Si on retrouve l’importance de cette notion de plaisir, sous des formes différentes, dans tous les milieux sociaux, des variations apparaissent dès lors qu’on regarde le rapport aux normes nutritionnelles, qui sont reçues très différemment selon le milieu social. Le rapport à l’alimentation des milieux populaires peut ainsi se trouver en contradiction avec le suivi de ces normes, perçues comme trop nombreuses, contradictoires, et surtout déconnectées des savoirs et des pratiques quotidiennes (Regnier, Masullo, 2009). L’alimentation constitue en effet un espace où se forgent les goûts et les identités collectives et il apparaît ainsi essentiel que les politiques publiques tiennent compte de ces différents rapports à l’alimentation.
18 Les choix alimentaires doivent ainsi aussi se comprendre en rapport avec le corps désirable dans nos sociétés. Les différences de représentations et de pratiques alimentaires entre milieux sociaux se traduisent dans les corps et se donnent à voir quotidiennement dans l’apparence des individus, à la fois marqueur d’appartenance et instrument de distinction (Bourdieu, 1977 ; Shilling, 2003). La perception de la corpulence varie fortement entre milieux sociaux et entre hommes et femmes. En France, chez les cadres, il y a peu de tolérance du surpoids pour les adultes comme les enfants, alors que chez les familles les plus modestes, les rondeurs enfantines apparaissent plus tolérées (Régnier, Masullo, 2009). Les campagnes de prévention et leurs reprises médiatiques ont en effet contribué à faire de la santé une dimension incontournable de nos préoccupations alimentaires. Elle s’impose désormais aussi bien aux pouvoirs publics, qu’aux industriels ou aux professionnels de la restauration qui doivent la prendre en compte dans leurs pratiques.
De nouvelles pistes de compréhension de l’alimentation et de sa sociologie
19 Les évolutions récentes des pratiques alimentaires, en France ou à l’étranger, comme les rapports à la nourriture ou le rapport au corps seront ainsi au centre de ce dossier. Devant la multitude des discours sur l’alimentation, le corps et la santé, ce dossier vise à faire le point des connaissances actuelles en sciences sociales et à rappeler que si l’alimentation a une fonction biologique, son organisation est un fait social essentiel pour comprendre nos sociétés.
20 Jean Pierre Poulain revient dans le premier article du dossier sur la manière dont se sont développées et institutionnalisées les études sociologiques sur l’alimentation en France et aux États-Unis. Il fait apparaître que la reconnaissance de l’alimentation comme sujet d’étude y a suivi deux voies très différentes : dans le monde anglo-saxon, c’est dans le cadre des cultural studies que les Food studies se sont autonomisées et ont gagné leur reconnaissance, conduisant à l’émergence d’un nouveau territoire scientifique. En France, c’est dans le cadre de disciplines existantes, la sociologie et plus géné- ralement les sciences sociales, qu’au même moment ont vu le jour les principaux travaux sur l’alimentation. Il montre ainsi comment, dans des contextes culturels distincts, deux espaces scientifiques émergent et conduisent à des manières différentes d’organiser la réflexion académique sur l’alimentation. La description faite par Jean-Pierre Poulain de l’institutionnalisation de ces courants de recherche nous éclaire ainsi sur la place différente qu’ils donnent aux inégalités sociales dans leur approche.
21 C’est précisément sur cette tradition « francophone » d’études des faits sociaux alimentaires que propose de se pencher l’article d’Anne Lhuissier. À partir d’un inventaire précis et original de l’ensemble des productions écrites et orales de Maurice Halbwachs entre 1907 et 1937 sur le thème des enquêtes de budgets de famille, elle décrit comment ces travaux ont contribué à faire des consommations alimentaires un objet d’analyse pour la sociologie des classes sociales qui a marqué durablement la sociologie française. Distinguant trois périodes marquant chaque fois une modification dans la manière dont sont mobilisées les enquêtes de budget et le concept de niveaux de vie, Anne Lhuissier fait apparaître l’importance des discussions autour des « standards » d’enquête et de consommation. Même si les inégalités en termes d’alimentation ne se limitent pas à des écarts en termes de coefficients budgétaires, Halbwachs, en mettant en lumière que les différences de classe l’emportent sur les différences de revenu, pose les bases sur lesquelles s’est développée en France l’analyse quantitative des consommations alimentaires et qui ont permis ensuite de les penser en termes d’inégalités.
22 Dans le troisième article de ce dossier, Marie-Clémence Le Pape et Marie Plessz font le choix de se concentrer sur un groupe social particulier : les couches supérieures des classes populaires (ouvriers qualifiés, employés de bureau, facteurs, etc.) qui, sans être pauvres ni précaires, se caractérisent par une position ambivalente par rapport aux normes nutritionnelles. En s’appuyant sur une enquête qualitative auprès de ces familles et sur l’exploitation de l’enquête statistique INCA 2, les auteures s’intéressent plus particulièrement aux rythmes alimentaires et à la manière dont ils s’acquièrent à travers le cas du petit-déjeuner. Elles montrent comment cette prise alimentaire, qui fait l’objet de prescriptions moins fortes que les autres repas et qui a d’ailleurs été jusqu’ici moins étudiée par les sociologues, est néanmoins très fortement codifiée. La description de la transmission, de l’appropriation et des négociations autour de ces normes dans les milieux populaires permet de mieux comprendre les enjeux de positionnements sociaux qui se jouent au travers de ces pratiques et la mobilisation de « techniques du corps » pour une population dont les conditions d’emploi rendent difficiles l’application des recommandations nutritionnelles en vigueur.
23 Cette question de l’appropriation et de la négociation des normes nutritionnelles est précisément au cœur de l’article de Solenn Carof, qui l’élargit dans le cadre d’une approche comparative entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France. L’auteure se penche sur la manière dont l’injonction médicale et sociale de contrôler son alimentation est reçue par les femmes étiquetées comme en surpoids ou obèse dans ces pays, en fonction de leurs caractéristiques sociales. L’étude des 86 entretiens réalisés et des questionnaires recueillis fait apparaître que les réponses apportées à cette exigence de contrôle pondéral varient fortement selon les pays, du fait notamment des différences de normes alimentaires qui y sont incorporées. Les discours de ces femmes « trop rondes » et les pratiques qui y sont associées s’inscrivent également dans des positions sociales différenciées, qui les conduisent notamment à considérer que la forte corpulence des membres des milieux populaires est, en lien avec leur alimentation, de leur responsabilité.
24 La question du surpoids et de l’obésité est ainsi aujourd’hui l’exemple le plus marquant du lien entre alimentation et inégalités sociales. Elle est aussi un bon marqueur des inégalités de genre, qui se donnent à voir dans la forte pression exercée sur le corps des femmes et qui trouvent leur traduction dans l’alimentation. Dans l’optique de mieux comprendre ce lien, Faustine Régnier propose une analyse des représentations du corps féminin, de sa mesure et des techniques mises en œuvre pour le transformer en France et aux États-Unis, pays qui semblent s’opposer en termes d’alimentation comme de corpulence. En mobilisant un vaste corpus de conseils d’économie domestique issus de la presse féminine française et américaine (Modes et Travaux et Good Housekeeping) entre 1934 et 2010, l’article étudie la manière dont s’y exprime au fil des décennies le souci de contrôle du poids et la vision du corps féminin associée. Il fait notamment apparaître les liens entre mesure du corps et modes d’intervention : une mesure du corps en centimètres va de pair avec une action extérieure (crèmes, gaine, etc.), tandis qu’une mesure en kilogrammes est liée à une intervention intérieure, principalement au travers de l’alimentation. Cette analyse souligne l’accroissement des contraintes pesant sur le corps et l’alimentation des femmes et rappelle que les inégalités sociales recoupent d’autres inégalités, en particulier celles de genre.
25 En effet, si les inégalités alimentaires rejoignent les inégalités de santé, elles sont également liées aux inégalités de revenu, de diplôme ou encore de logement. Quand le sociologue tente d’éclairer l’action publique, il ne peut que souligner la manière dont ces différentes dimensions interagissent et dont on ne peut lutter contre l’une sans prendre en compte les autres. Encore faut-il ne pas négliger le domaine des pratiques alimentaires qui sont loin d’être anecdotiques. C’est dans cette perspective que se placent les articles de ce dossier en tentant d’apporter des éléments de réponse pour éclairer à la fois notre alimentation et sa sociologie.