CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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Max Weber Briefe 1895 – 1902. Herausgegeben von Rita Aldenhoff-Hübinger in Zusammenarbeit mit Uta Hinz. Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck) 2015, 2 tomes, xxx, 1030 p. = MWG II/3.

2 Avec ce nouveau volume (en deux tomes), l’édition des lettres de Max Weber franchit pour la première fois la grande ligne de séparation qui continue à marquer la réception de son œuvre : les années de la profonde maladie nerveuse de Weber, entre 1898 et 1903, et de sa démission du poste de professeur d’économie à l’Université de Heidelberg, avant qu’il ne reprenne ses activités scientifiques avec la publication d’un premier grand essai épistémologique (« Roscher und Knies und die logischen Probleme der Nationalökoknomie ») en 1903, puis avec une série d’importants articles en 1904 et 1905, parmi eux « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » et « L’éthique protestante et l’»esprit» du capitalisme ». Les lettres réunies dans ce volume couvrent huit années : de 1895 à 1902. La grande surprise qu’elles réservent au lecteur n’est pas tellement constituée par les révélations sur sa maladie, déjà largement divulguées par J. Radkau dans sa biographie de Weber [1], ni par celles sur les conflits familiaux, surtout avec le père qui se comporte en pater familias jaloux et tyrannique, et que le fils aîné met à la porte après une violente altercation au sujet de l’indépendance refusée à la mère.

3 Le Weber largement inconnu que nous permettent de connaître ces lettres, c’est le professeur, l’enseignant. On le découvre dans ses relations avec ses doctorants et avec ses collègues. On apprend également beaucoup sur le début de ses liens avec Paul Siebeck qui sera son principal éditeur. C’est cette même maison d’édition Mohr-Siebeck qui édite aujourd’hui les œuvres complètes de Max Weber. Les grandes lignes du contenu des enseignements de Weber à Fribourg-en-Brisgau et à Heidelberg étaient connues depuis la publication des résumés ou plans et notes de certains de ces cours. Les lettres de cette période dévoilent d’autres dimensions du métier exercé par Weber ; elles donnent une image vivante du fonctionnement de l’université allemande à la fin du xix e siècle. C’est avec une assurance étonnante que ce jeune professeur, qui a tout juste dépassé les trente ans, agit dans ce milieu. C’est d’autant plus étonnant qu’il arrive comme un ‘outsider’ sur ces prestigieuses chaires d’économie nationale, lui qui avait passé sa thèse et son habilitation en droit et non en économie. À peine nommé à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, il entreprend deux démarches qui marqueront l’histoire de cette université. D’une part, il s’engage fortement pour la nomination de Heinrich Rickert sur la chaire de philosophie, contribuant ainsi au renforcement de la faculté de philosophie. D’autre part, il réussit à sortir les disciplines économiques et administratives (les ‘Staatswissenschaften’) de la faculté de philosophie pour les réunir avec les sciences juridiques en une « Rechts- und Staatswissenschaftliche Fakultät » (p. 199). La Nationalökonomie (économie politique) acquiert ainsi une plus grande indépendance et reconnaissance.

4 Quand Weber est nommé à Heidelberg, en 1897, il tentera la même opération, sans succès cependant. De nombreuses lettres contiennent des avis sur des collègues candidats à des postes, ou des collègues renommés que Weber et ses collègues souhaitent attirer dans leur université. Le ‘néophyte’ en économie ne montre aucune hésitation dans ses jugements, qu’ils soient positifs ou négatifs. Le doute n’y a pas de place. Compétence ou arrogance ? Il y a aussi de la jouissance comme le montre le commentaire qu’il fait sur sa leçon inaugurale à Fribourg, dans une lettre à son frère (17 mai 1895) : « Avec ma leçon inaugurale j’ai provoqué de l’horreur sur la brutalité de mes opinions. Les catholiques étaient les plus contents, puisque j’avais donné un bon coup de pied à la «culture éthique». Je pense que je vais faire publier ce fatras. ». Un mois plus tard seulement, la maison d’édition publie ce « fatras » avec un tirage de 1250 exemplaires ; Weber s’implique activement dans la diffusion, redemandant à plusieurs reprises, et à ses frais, des tirés-à-part. De toute évidence, en dépit du travail énorme qu’il s’impose, le jeune professeur est fier et content de son nouveau statut dans une des disciplines phare de l’université allemande, une discipline qui offre des passages vers la politique. La participation, en 1896, de Weber à la commission provisoire qui devait préparer la réforme de la loi sur la Bourse montre bien quelles étaient ses ambitions, contrecarrées cependant par l’opposition des conservateurs prussiens, les grands propriétaires agrariens qui n’appréciaient pas sa défense de l’institution de la Bourse. En 1897, le parti national-libéral lui propose une circonscription dans la Sarre, mais Weber refuse. Plusieurs lettres de cette époque montrent qu’il hésite encore entre les carrières académique et politique.

5 Le travail du professeur Weber comprend aussi des tâches fastidieuses qu’il assume sans se plaindre : il faut réorganiser les espaces de travail du « séminaire », choisir et commander des lampes, des portes ou autres objets, organiser le nettoyage des salles, gérer le budget, obtenir de l’argent pour l’achat de livres, prévoir des étagères pour les placer, etc. Avant la publication des lettres de cette période, on n’avait pas une vision claire de l’importance du cercle des doctorants de Weber et de la variété des thèmes de leurs thèses, pratiquement toutes basées sur des enquêtes et analyses empiriques, ni des efforts que Weber faisait pour faire publier leurs travaux. La correspondance de Weber avec la maison d’édition Mohr Siebeck a été conservée entièrement dans les archives de la maison d’édition. Suivant les principes d’édition de la MWG, seules les lettres de Weber sont publiées ici. Cependant, dans les notes éditoriales l’on trouve souvent des extraits des lettres adressées par Paul Siebeck à Weber, ou des informations sur le contenu de ces lettres. Il y est question de publications, de leur financement, des épreuves, des corrections, des différends avec Siebeck lui-même, et aussi des conflits avec des collègues avec lesquels Weber codirige une ‘collection’ chez Mohr Siebeck, les Volkswirtschaftliche Abhandlungen aus den staatswissenschaftichen Seminaren der badischen Universitäten. Souvent ces conflits tournent autour de la question de savoir qui réussit à faire publier le premier les travaux de ses disciples dans cette collection.

6 Weber est un enseignant et un directeur de thèse très exigeant. À Heidelberg, il n’accepte pas tous les candidats qui se présentent. Il se renseigne au sujet d’eux auprès de collègues dans leurs universités d’origine ou leur explique son refus. Son prédécesseur sur la chaire d’économie nationale, l’illustre Karl Knies, avait apparemment multiplié le nombre de doctorants. Weber s’emploie à réduire fortement cette « fabrique de docteurs » (p. 693 et p. 724) qu’il évoquera encore vingt ans plus tard, au milieu de la guerre, dans ses tirades contre les produits des fabriques d’examen allemandes, qui ne seraient que des candidats à des prébendes.

7 Weber est un grand voyageur, avec sa femme quand ils partent à la découverte de l’Écosse ou de l’Irlande, ou seul quand il fuit son lieu de travail pour des semaines, voire des mois pour des séjours ou voyages de convalescence : le Midi de la France, l’Espagne, l’Italie, la Suisse. Le professeur se fait expédier jusqu’en Écosse des épreuves. Vivre sans travail, écrit-il, ne nous est possible que pour un laps de temps très limité. « Je ne ferai plus de voyages d’agrément sauf si je peux les combiner avec mon travail ; ils me mèneront souvent en Angleterre et dans les archives florentines. » (12 septembre 1895). De retour d’un long voyage en France et en Espagne, commence une période de maladie qui dure quatre ou cinq ans, avec des interruptions. Weber se rend compte de l’effet pernicieux qu’a eu sur son état la fixation obsessionnelle sur le travail scientifique (« das krampfhafte Anklammern an wissenschaftliche Arbeit wie an einen Talisman ») (lettre à sa femme, 4 et 5 août 1898). Suivent des séquences de séjours en sanatorium, de tentatives de reprises des cours, des congés, une première lettre de démission de son poste de professeur, postée depuis Florence en mars 1902. En mai de la même année il revient sur sa démission, puis démissionnera définitivement en 1903. Au cours de ces années, sa production scientifique se réduit certes seulement à quelques publications ‘mineures’ : des recensions et des préfaces, mais Weber prépare déjà la suite. Il alterne des séjours en maisons de repos, en Allemagne et en Suisse, et des séjours chez lui, à Heidelberg avec des voyages en Italie, à Rome et à Florence. De la fin du mois d’octobre 1901 à la mi-avril 1902 il séjourne en Corse et surtout en Italie, où il retourne pour plusieurs semaines en décembre 1902 et janvier 1903.

8 Ces voyages italiens, les lectures et recherches dans les bibliothèques et archives se révèleront importants pour la production ultérieure de Weber ; pourtant, les lettres écrites depuis l’Italie n’en contiennent que de rares indices. Par contre, ce qu’il faut absolument lire, ce sont les lettres écrites avant la maladie lors des voyages en Écosse, Irlande, France et Espagne. Elles procurent un vrai plaisir de lecture – Weber a du style, de l’humour et il raconte bien, ce que l’on ne soupçonne pas forcément quand on étudie ou traduit ses écrits scientifiques – et elles sont une mine de renseignements sur les pays traversés et surtout sur les intérêts de Weber. Ce voyageur est curieux de tout, se renseigne sur tout, et particulièrement sur tout ce qui touche les questions économiques et sociales. Souvent, il s’agit de lettres quotidiennes, très longues. La plupart sont destinées à sa mère qui les fait circuler ensuite auprès d’autres parents. Les descriptions de ce que Weber a vu et vécu à Toulouse, à Lourdes, à Bordeaux et puis surtout dans le Pays Basque espagnol égalent, voire surpassent en intérêt ethnographique et socio-économique les lettres d’Amérique écrites en 1904. Celles envoyées depuis le Pays Basque espagnol ont valeur d’anthologie : Weber parle de tout, de la population rurale, de l’administration, du fonctionnement des communes, du contrôle moral exercé par le clergé, des coutumes de danse, de l’étrange organisation des pêcheurs de sardines, du système électoral, de la corruption, du système de fermage des impôts, des productions industrielles, de la capacité d’exploitation politique et économique des ouvriers, etc. Weber découvre dans cette région catholique comment « s’y déploie avec une force inouïe le capitalisme le plus moderne » (p. 443) et comment «  dans sa superbe le capital asservit en toute légalité, et en respectant les formes, l’État qui est sans défense » (p. 446).

9 Ces quelques remarques sont loin d’épuiser l’énorme intérêt que constituent pour la connaissance de Max Weber ces centaines de lettres rassemblées ici. Ajoutons un seul autre exemple, qui éclairera la thèse que Wilhelm Hennis a développé dans son livre La Problématique de Max Weber, publié en 1987, traduit en français en 1996. En mars 1898, Weber correspond avec l’historien d’art Carl Neumann, un disciple de Jacob Burckhardt, au sujet de l’impact qu’ont eu l’Antiquité, le christianisme ou la renaissance sur la nature humaine. Weber déclare son grand intérêt pour ces questions, mais regrette que sa discipline (l’économie) le condamne à s’enfoncer d’abord dans les conditions (Zustände, souligné par Weber) de l’Antiquité, et que ce n’est que par ce dur détour matériel qu’il peut atteindre l’homme de l’Antiquité.

10 Last but not least : les deux responsables de ce volume, Rita Aldenhoff-Hübinger et Uta Hinz, ont fait un travail de recherche énorme et exemplaire, non seulement pour retrouver des lettres, mais surtout aussi pour rassembler des informations et des éclaircissements sur des questions de tout ordre mentionnées dans ces lettres. Une riche introduction ouvre le volume. Dans les annexes, on trouvera le contrat d’édition avec la maison Mohr, au sujet de la série de publications mentionnée plus haut. Y figurent également de très utiles itinéraires des voyages en Écosse et Irlande (août-septembre 1895), et en France et Espagne (fin août à début octobre 1897). Suivent, comme dans tous les volumes des lettres de Max Weber, des notices biographiques de toutes les personnes mentionnées (environ 80 pages), des arbres généalogiques, ainsi qu’un index des destinataires des lettres, des personnes et des lieux.

Notes

  • [1]
    Joachim Radkau, Max Weber. Die Leidenschaft des Denkens, Hanser, München/ Wien, 2005, 2e éd. revue 2014.
Hinnerk Bruhns
Directeur de recherche émérite au CNRS
Centre de recherches historiques (UMR 8558 CNRS/EHESS)
Hinnerk.bruhns@ehess.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2016
https://doi.org/10.3917/anso.162.0515
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