CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’intérêt pour les relations entre l’homme et les animaux en sciences sociales n’est pas récent. Les pères fondateurs de la sociologie ont accordé une attention particulière à cette question car elle a permis une réflexion sur l’échelle des êtres (Guillo, 2015). Néanmoins, si à l’origine cet objet faisait sens, il est important de souligner que la sociologie l’a progressivement oublié [1]. Le traitement de cette thématique a été tout autre dans une discipline proche, l’ethnologie.

2 En permettant d’ouvrir l’investigation à des objets originaux, la recherche en terrain exotique a produit un effet libérateur. Ainsi, tout au long du xx esiècle, des ethnologues et anthropologues ont souligné l’importance des animaux dans la vie culturelle des hommes. Par exemple, E. E. Pritchard accorde une place centrale au rapport qu’entretiennent les Nuer à leur bétail, en tant qu’il permet de comprendre le système symbolique et la structure politique du groupe (Pritchard, 1994, p. 33). Cette influence des relations hybrides sur les relations interhumaines a également été défendue par André-Georges Haudricourt, pour qui les savoirs et gestes prescrits à l’égard des êtres non humains peuvent inspirer la perception d’autrui et la façon dont il est classé et traité (Haudricourt, 1962). L’ethnologie européenne s’est également penchée sur les pratiques sociales liées à la présence des animaux dans le monde rural. Le rapport entre l’homme et ces non-humains est alors souvent perçu comme la trace d’un monde en train de disparaître, celui de l’exploitation agricole traditionnelle. L’ethnologie rurale a fait de la mise à mort animale l’un de ses thèmes majeurs. Cette sensibilité s’explique non seulement par l’importance que revêt cette question pour les acteurs ruraux, mais aussi par son intérêt heuristique. Selon les ethnologues, étudier le moment de la mise à mort, rend possible la mise au jour de dichotomies structurantes : entre hommes et femmes, animaux nobles et saignants et animaux inférieurs, entre le sauvage et le domestique (Méchin, 1991 ; Vialles, 1987). Dans ces travaux affleure alors une réflexion sur l’échelle des êtres.

3 Les travaux ethnologiques classiques ont démontré avec force l’intérêt et l’importance de l’étude des relations homme / animal pour les sciences sociales. Ces travaux ont ainsi rappelé une évidence : l’homme n’agit pas seulement avec ses semblables, il est aussi plongé dans un environnement peuplé de non-humains avec lesquels il tisse des liens et engage des activités. Paradoxalement, cette dimension de l’agir a été sous-traitée par l’ethnologie. En effet, les travaux consacrés à ce thème proposent, pour la plupart, une vision de l’animal comme « objet culturel ou symbolique » – support de représentations sociales –, mais non pas comme un être présent en situation et agissant. Des travaux sociologiques récents ont permis d’avancer sur ce point aveugle de la relation effective et incarnée qu’entretiennent les humains avec les animaux.

4 Dans un premier temps, nous reviendrons sur des travaux sociologiques produits, pour la plupart, dans les années 1990 et que l’on a regroupés sous l’étiquette de « théorie de l’action située ». Si ces recherches ont essentiellement traité du thème de la relation de l’homme aux objets, ils ont ouvert une nouvelle voie d’enquête concernant les interactions hybrides. Dans un deuxième temps, nous évoquerons les travaux de deux sociologues interactionnistes américains, A. Arluke et C. R. Sanders (1996), qui ont pris à bras le corps cette question de la présence des animaux dans les situations sociales. Nous examinerons les propositions méthodologiques de ces deux auteurs et leurs limites : capter, analyser le « point de vue » de l’animal est-il du ressort du sociologue ? Ensuite, nous présenterons les travaux de deux ethnométhodologues, L. D. Wieder (1980) et M. Lynch (1988), qui constituent, nous semble-t-il, des bases solides pour envisager une étude sociologique du thème des relations homme / animal. Enfin, nous reviendrons sur notre propre travail sur le thème de la mise à mort des animaux afin de mettre en évidence les apports d’un regard ethnographique sensible à l’action en train de se faire.

Les interactions entre l’homme et les objets

5 La sociologie contemporaine a su, sous l’impulsion de l’ethnométhodologie et de la sociologie des sciences, redonner une place aux artefacts et équipements dans l’analyse de l’action [2]. Dans ces travaux, la compréhension de la vie sociale nécessite une étude des liens que l’homme tisse avec des entités non humaines. Ces courants de recherche défendent la vision d’un individu qui est désormais « situé et inséré dans un environnement » et qui « économise ses efforts cognitifs et se dispense de représentations, de délibérations et de plans » (Quéré, 1997, p. 164). Pour les tenants de l’action située, il s’agit de réhabiliter les objets en tant que substituts des symboles et des règles dans la stabilisation du monde social.

6 Cette littérature s’est notamment traduite par ce qu’il est convenu d’appeler la « théorie de l’acteur-réseau » de Michel Callon et Bruno Latour. Selon ces deux auteurs, les objets constituent un type d’actant parmi d’autres et s’associent aux humains dans l’accomplissement de la vie en société : ils sont dotés d’une capacité d’action autonome et d’une véritable force contraignante. Les objets « font des choses », telle la barrière du berger qui contient les animaux en son absence (Latour, 1994, p. 603). Cette piste de réflexion repose sur une hypothèse forte : les non-humains « font » et « font faire » des choses aux humains. Elle a été développée dans des travaux s’intéressant aux relations homme / animal. Par exemple, la philosophe Vinciane Despret (2002), afin de comprendre les évolutions de la science éthologique, défend l’étude des contextes interactionnels créés par les scientifiques en tant qu’ils ouvrent, plus ou moins, la possibilité aux animaux d’agir et de faire agir et donc de transformer les humains [3].

7 Une autre perspective est celle proposée par Laurent Thévenot (2006) et son analyse d’un « régime de familiarité » qui relie les hommes et les objets. Lorsqu’un usager découvre un objet neuf, celui-ci constitue une classe d’équivalence qui s’oppose à toute notion de singularité. Progressivement, la familiarité a pour conséquence une singularisation de l’objet. L’individu recherche des points de contact avec l’artefact qui, au cours de ce processus, n’a rien de passif : ses retours – résistances, blocages sonores, etc. – permettent de corriger les mouvements et sont parfois entendus comme des expressions d’émotions. Dans ce régime de familiarité, le traitement de la chose devient un traitement en tant que personne. Ce mode de qualification n’est pas une simple métaphore : il rend compte du type d’information, d’attente et d’incertitude qui marque la relation de l’usager à l’objet.

8 L’idée à retenir ici est celle de l’irréductibilité des non-humains : les objets mobilisés dans l’action peuvent faire évoluer la façon dont on les considère. De sorte que l’enquête sociologique passe nécessairement par une observation de la co-présence. Pour ce faire, il est important de suivre les occasions concrètes dans lesquelles le « monde des non-humains » croise les conduites humaines (Heath, Hindmarsh, 1997). Bref, la littérature sociologique, qui s’intéresse à l’action située, a permis de renouveler l’étude de l’interaction en plusieurs points : n’envisageant plus l’acteur humain comme un pilote mental qui planifie en permanence ses actions, elle a ouvert l’enquête à une prise en compte plus fine de l’environnement. La description « située » a conduit à décrire les artefacts comme des ressources centrales de l’agir et comme ayant un rôle actif dans l’accomplissement des activités. On notera cependant que l’appel à une étude des non-humains ne s’est pas réellement traduit dans ces travaux par une prise en compte de l’animal. Il est évident que la présence d’un être incarné et sensible apparaît plus difficile à décrire que celle d’un artefact. Pour trouver des réponses à ce défi méthodologique que constitue la présence de l’animal en situation, il faut alors se tourner vers la sociologie interactionniste américaine.

Les animaux : une présence active

9 Partant du constat que la sociologie est demeurée presque muette sur la présence des animaux dans les mondes sociaux, deux sociologues américains, Arnold Arluke et Clinton R. Sanders (1996), ont développé une analyse sociologique interactionniste de la relation homme / animal. L’objectif de leur enquête est de regarder des activités mettant en scène hommes et animaux : une consultation vétérinaire, un entraînement de chiens de course, un refuge pour animaux, un laboratoire d’expérimentations sur des primates. Contre un anthropocentrisme réducteur, les deux sociologues appellent à un changement de perspective, c’est-à-dire à l’exploration de la présence d’animaux dans les mondes sociaux. Ce déplacement, selon eux, constituerait un élan pour la sociologie, semblable à celui créé par l’École de Chicago dans les années 1930, lorsque les chercheurs commencèrent à étudier des groupes extérieurs à la classe moyenne dominante (membres de gangs, prostitution, etc.). Il s’agit donc d’aller étudier de nouvelles « marges ».

10 Quelle est la méthode sociologique mobilisée pour investiguer cet objet, d’un genre nouveau, qu’est la relation hybride ? Les deux auteurs s’appuient pour la définir sur la littérature interactionniste américaine. Selon l’interactionnisme, l’acteur « se met à la place » de son ou ses partenaires au cours des interactions. Pour sa part, le sociologue doit calquer sa démarche sur celle de l’acteur et chercher, lui aussi, à se mettre à la place de l’autre, c’est-à-dire à reconnaître l’intention ou la direction des actes d’autrui, à partir de quoi il est possible de former et d’aligner sa propre action (Piette, 1996, p. 74). Cette position suppose une constance interne des personnes qui renvoie à des intérêts fondamentaux : l’acteur garderait, en son for intérieur, une visée plus conforme à ses intérêts personnels que la façade présentée à autrui (Dodier, 1991, pp. 435-436). Pour accéder à cette « intériorité-intentionnalité », chaque inter-actant essaie donc de comprendre le point de vue de son partenaire. D’où la mise en avant de la notion d’empathie et le développement d’une vision participante de l’observation dans le fieldwork interactionniste : l’expérience personnelle, la « socialisation réfléchie » de l’observateur, doit permettre de saisir le « sens » que les acteurs attribuent aux événements, aux personnes, aux objets (Piette, 1996, pp. 70-71). Le sociologue interactionniste doit, en quelque sorte, se méfier des « faits » et ne pas rester désengagé (c’est-à-dire refuser de se mettre à la place d’autrui) car alors il risque de commettre l’erreur subjectiviste : substituer à l’expérience interprétative de l’acteur ses propres conjectures.

11 A. Arluke et C. R. Sanders tentent dans leur ouvrage d’appliquer ces principes méthodologiques aux relations homme / animal : il s’agit de mobiliser une compréhension empathique pour les deux types d’« inter-actants». La tentative de symétrisation est frappante : les animaux deviennent des acteurs au même titre que les humains. Mais développer une compréhension empathique des animaux pour des sociologues n’est pas chose aisée. Afin de donner de la robustesse à leur approche, A. Arluke et C. R. Sanders affirment s’inspirer de deux corpus de littérature : l’éthologie – celle notamment qui a développé la pratique de l’habituation – et la phénoménologie. C’est essentiellement cette seconde référence qui est discutée dans le livre. Les sociologues s’appuient sur les travaux d’un psychologue phénoménologue, K. Shapiro (1990). Ce dernier a proposé une méthode pour entrer en contact avec l’animal et comprendre son point de vue : c’est l’expérience corporelle que nous avons en commun avec celui-ci qui est mise en avant. Cette méthode a trois dimensions. La première est l’empathie kinesthésique : le chercheur tente de sentir, d’entrer en empathie avec l’intention en acte, l’attitude ou le projet de l’animal. Dans un deuxième temps, il s’agit de lire des textes scientifiques pour rassembler des connaissances sur le comportement de l’animal étudié. Enfin, le chercheur doit devenir un historien-biographe de l’animal. Concrètement, l’objectif est de décrire l’ensemble des attitudes et comportements du non-humain (postures, déplacements, réactions) ; ces descriptions sont ensuite reliées à la littérature éthologique ou scientifique et à l’histoire, la biographie, de l’animal. La notion clé de cette méthode pour le psychologue est l’empathie kinesthésique. Pour la définir, il présente une étude de cas : sa propre interaction avec son chien – Sabaka. Il soutient qu’il a pu comprendre les actions et les intentions de l’animal en « empathisant » (by empathizing with them) avec lui. Citant Merleau-Ponty, Shapiro affirme que le non-humain adresse son action à un certain milieu qui a une signification vitale pour lui. En tant que corps vivant, il a la capacité de connaître cet espace et d’en jouer. Par exemple, le psychologue soutient que l’animal a un sens des intentions naissantes de l’homme qui interagit avec lui : il sait « corporellement » et immédiatement quels seront les prochains mouvements de son partenaire. L’animal s’intéresse au monde mais demeure toujours absorbé. Dans l’interaction, l’homme peut donc « empathiser » avec l’animal et réciproquement, même si ce dernier demeure irrémédiablement enchâssé dans l’instant présent et le contexte immédiat. Il faut ainsi, poursuit l’auteur, regarder différemment la frontière entre les espèces : les animaux sont des êtres intentionnels, agissant de façon réfléchie afin d’atteindre certaines choses, même s’ils se situent dans une région pré-linguistique. L’idée d’une barrière radicale entre les espèces est souvent un préjugé « spéciste » qui, selon Shapiro, ne résiste pas à une approche phénoménologique fondée sur l’empathie corporelle. En réalité, l’empathie serait encore plus propice à l’étude des animaux qu’à celle des hommes.

12 En dépit de la démonstration proposée, la notion d’empathie reste vague : s’agit-il pour le sociologue d’observer précisément l’animal bouger, regarder et réagir afin de décrire ses intentions ? Il semble que oui [4]. Mais n’est-ce pas ce que font les acteurs « naturellement » lorsqu’ils interagissent avec un animal, sans en passer par une théorisation préalable ?

13 A. Arluke et C. R. Sanders soutiennent qu’il est essentiel pour le sociologue d’apprendre à investir le rôle de l’animal et à communiquer avec lui dans l’idiome approprié. Les auteurs racontent ainsi comment C. R. Sanders a appris à bouger, verbaliser et répondre afin de communiquer avec son partenaire canin. Pour cela, il a lu de la littérature éthologique, mais il s’est surtout appuyé sur l’observation directe des animaux. On voit ici émerger une posture méthodologique originale et peu orthodoxe : un sociologue qui apprend à interagir avec un animal. Mais cette capacité à « interagir avec » n’est-elle pas donnée à tous les acteurs en situation qui ont affaire à un animal ?

14 Selon nous, l’empathie – terme flou que nous entendrons ici comme la prise en compte de l’animal en tant que sujet agissant capable de s’exprimer – et son revers, la distanciation, constituent des alternatives qui sont posées à l’ensemble des acteurs au cours de leurs activités. Plutôt que de développer de l’empathie pour l’animal, il nous semble que l’objectif du sociologue est plutôt de suivre, dans une position légèrement distanciée, les pérégrinations des acteurs qui affrontent le dilemme de l’ « empathie » et de la « distance objectivante ». Ce dilemme est un problème pratique « posé aux acteurs eux-mêmes : les personnes seraient capables de passer d’un régime à l’autre selon leurs préoccupations » (Bessy, Chateauraynaud, 1995, p. 306). Un constat renforce notre position : malgré leur volonté affichée d’user de l’empathie pour reconstituer le point de vue du non-humain, les comptes rendus ethnographiques d’A. Arluke et C. R. Sanders insistent essentiellement sur le discours des acteurs à propos de leur expérience « empathique ». En outre, la description du comportement des animaux est des plus sommaire. Cette difficulté que constitue une description « symétrique » est levée lorsque l’ethnographe décide, non pas de rentrer lui-même en interaction avec le non-humain, mais de suivre les acteurs dans leur rencontre avec les animaux, ce qui implique bien sûr par moments de regarder et d’observer ce que font ces derniers.

15 Il y a donc, dans notre perspective, une primauté donnée à l’acteur humain qui répond à une contrainte descriptive – il est coûteux pour le sociologue de s’engager dans une description quasi éthologique du comportement animal –, mais surtout à un présupposé théorique – les acteurs humains ne développent pas néces­- sairement de l’empathie pour les animaux, parfois ils les ignorent ou bien encore les mettent à distance par le biais de l’objectivation. Pour reprendre ici l’un des présupposés de la sociologie dite pragmatique (Barthe et al., 2013), « suivre les acteurs » consiste, dans ce cas, à donner à voir ces basculements dans la prise en compte des animaux. Une perspective sociologique ne peut donc pas gommer cette asymétrie entre relations interhumaines et relations hybrides. Des recherches en ethnométhodologie ont souligné l’importance de cette alternative entre empathie et distanciation pour l’étude des relations homme / animal.

Empathie et distance objectivante

16 Michael Lynch a tenté de penser, dans une perspective ethnométhodologique, la présence des animaux au sein d’un laboratoire scientifique (Lynch, 1988). Il s’agit pour le sociologue d’étudier les « méthodes » ordinaires des membres à l’aide desquelles ces derniers conduisent leurs affaires pratiques. Quel est le regard de M. Lynch sur l’activité des scientifiques ? Quel est, par ricochet, celui posé sur les animaux ? L’objectif de suivre pas à pas les acteurs conduit le sociologue à décrire de façon minutieuse les interactions et donc à repérer des détails jusqu’alors passés inaperçus. Cette description minutieuse doit permettre de « rendre visible le travail concerté d’organisation pratique des activités sociales et […] faire voir des connexions inaperçues dans ce qu’on a depuis toujours sous les yeux » (Quéré, 2002, p. 458). Le sociologue note ainsi qu’au sein du laboratoire co-existent deux visions de l’animal : une qui évoque l’animal en tant « qu’objet technique analytique » et une se référant à l’animal en tant que « créature naturelle holistique ». La première domine, tandis que la seconde renvoie à un savoir informel qui permet de faire face aux contingences et de manier correctement les animaux. Ce savoir tacite n’apparaît jamais dans les comptes rendus officiels alors qu’il est librement utilisé dans les cours d’action, souvent sous la forme « d’histoires drôles ». L’humour, selon M. Lynch, vient mettre à distance ce qui paraît trop « subjectif », pas assez scientifique. La transformation de l’animal en « objet analytique » serait néanmoins impossible sans l’existence de ce savoir tacite sur l’animal. Sur ce point, il s’inspire de l’article d’un autre ethnométhodologue, D. L. Wieder (1980).

17 D. L. Wieder a étudié des psychologues d’obédience behaviouriste travaillant sur des chimpanzés. L’auteur souligne que cette communauté d’expérience, composée des chercheurs et des chimpanzés, se caractérise par une tension insoluble entre deux tendances : l’attitude « naturelle » qui implique la rencontre de consciences incarnées, qu’elles soient humaines ou non, et l’attitude behaviouriste qui dénie toute possibilité de contact entre les êtres, et donc le substrat même de la vie [5]. D. L. Wieder note la position paradoxale de ces scientifiques qui sont conduits à décrire leurs chimpanzés comme des êtres sans conscience et à s’appuyer sur des expériences qui soient descriptibles sans référer aux animaux en tant que sujets, alors que, dans le même temps, ils vivent avec ces animaux en les considérant comme des sujets-partenaires et, paradoxalement, comptent sur cette relation intersubjective pour mener à bien leurs recherches descriptibles en termes behaviouristes. D. L. Wieder soutient que le laboratoire expérimental mettant en présence chercheurs et animaux est un lieu propice à l’étude du basculement entre l’attitude « naturelle », qui suppose des processus « anthropomorphiques », et le behaviourisme. Ces processus sont proches de ceux décrits par les termes d’« empathie » et de « distance objectivante » : dans le premier cas, il s’agit de catégoriser l’animal comme un sujet agissant et ressentant ; dans le second, de le mettre à distance par le biais d’une forme d’objectivation.

18 M. Lynch et D. L. Wieder ont mis en exergue un élément qui nous semble capital : la description des relations hybrides lors d’activités sociales révèle un basculement continuel entre des définitions contradictoires – on pourrait ici parler d’instabilité ontologique –, produites par des humains, d’êtres incarnés mais non humains. Il est important de souligner que l’animal influence sans cesse ces basculements. D. L. Wieder note ainsi que la façon dont se comporte l’animal a parfois une incidence sur les réactions et les orientations expérimentales des chercheurs. M. Lynch, pour sa part, a relevé des moments d’affrontement entre l’homme et l’animal : pour faire face aux réactions de ce dernier, de nombreuses pratiques ad hoc sont utilisées afin de le « calmer », le « désorienter » ou de le préparer pour une opération. Nous retrouvons ici les descriptions de l’« analyse située » : le non-humain se fait entendre au cours des activités et son partenaire humain est dans l’obligation de s’ajuster s’il souhaite maintenir son engagement.

19 Ainsi, il apparaît que la question de la catégorisation des animaux lors des activités est centrale pour le sociologue qui s’intéresse aux relations hybrides. À ce terme de catégorisation, nous préférerons employer le concept de cadrage. Celui-ci renvoie à l’ouvrage d’E. Goffman (1991), Frame Analysis. Le sociologue cherche à décrire les formes d’organisation de l’expérience ou bien encore les « structures » dans lesquelles opèrent les situations, les propriétés, les comportements. E. Goffman tente ainsi d’énumérer les « cadres de l’expérience », c’est-à-dire les opérations générales qui nous permettent de préciser ce qui est en jeu dans une situation. Des travaux de sociologie pragmatique ont donné une tonalité quelque peu différente à ce concept de cadrage. Par exemple, Nicolas Dodier (1993) a repéré différentes formes de « cadrage des individus » lors d’expertises menées par des médecins du travail. Le cadrage ne renvoie plus alors à une opération générale mais plutôt à un régime d’action situé qui repose sur un mode de perception et de traitement d’individus sujets de l’expertise. Dans le cas des relations hybrides, nous reprenons cette acception restreinte de la notion : elle désigne ici une façon particulière de percevoir et de traiter des entités, en l’occurrence les animaux, qui est largement déterminée par la structure de l’activité et les orientations pratiques des acteurs.

Ethnographie de la mise à mort des animaux

20 La thématique des relations hybrides, tout particulièrement celle du travail de mise à mort des animaux, a retenu notre attention. Comme nous l’avons rappelé en introduction, l’ethnologie a démontré l’importance de l’étude de ce moment particulier des relations homme / animal : à travers lui, c’est la question de l’échelle des êtres qui est posée. Pour ce faire, nous avons réalisé des enquêtes ethnographiques dans trois univers de travail : un abattoir, une clinique vétérinaire et un laboratoire d’expérimentation animale. En suivant les propositions des auteurs cités précédemment, il nous est apparu que l’observation était la meilleure façon d’accéder à ce processus de catégorisation, ou bien encore de cadrage des animaux par les acteurs humains. Nous avons ainsi cherché à décrire pas à pas le déroulement des activités, en nous intéressant, notamment, à la façon dont les travailleurs percevaient les entités non humaines avec lesquelles ils interagissaient, et les modes de traitement qu’ils mettaient en œuvre. Une attention a été donnée aux comportements des animaux quand ceux-ci étaient pris en compte par leurs partenaires humains. À l’issue de ces enquêtes, deux cadrages se sont révélés dominants : la subjectivation et l’objectivation [6].

21 Le premier cadrage est donc la subjectivation. Au cours de leurs activités, il arrive que les acteurs « subjectivent » les animaux. Le verbe « subjectiver » fait écho au vocabulaire du sujet et à l’action de rendre sujet. L’animal devient sujet car il est transformé en et perçu comme un sujet. La subjectivation peut apparaître comme un synonyme du terme d’anthropomorphisme. Subjectiver, c’est rendre sujet. Si l’on reprend l’étymologie de l’anthropomorphisme, il y a bien une forme (morphé) attribuée qui emprunte à l’espèce humaine (anthropos) dans la subjectivation. Certains éthologues reconnaissent cette action de projection de la forme humaine, certes de façon contrôlée et réflexive, comme indispensable à la compréhension des comportements des animaux (Servais, 2004). Cette subjectivation est tantôt positive, l’animal est alors perçu comme un partenaire intelligent et coopératif, et tantôt négative, l’animal est alors décrit comme un adversaire auquel il faut faire face.

22 Le second cadrage est l’objectivation. L’acteur humain interagit avec un animal perçu comme insensible et passif [7]. Pour qu’émerge un objet, il faut qu’il puisse être détaché du corps afin d’être traité comme une chose extérieure. Le processus d’objectivation peut donc toucher des artefacts, des animaux et des humains [8]. Si l’objectivation peut toucher de façon indistincte, hommes, animaux et artefacts, il n’en demeure pas moins que les contraintes soulevées, en fonction du type d’entité, sont différentes. Il est évident qu’une « contrainte d’humanité » est avant tout présente dans le cas des humains, qu’elle peut émerger avec les animaux, alors qu’elle sera absente dans le cas des artefacts.

23 Afin d’illustrer l’importance pour la compréhension de l’activité du repérage de ce basculement entre subjectivation et objectivation, nous évoquerons les résultats de nos trois enquêtes ethnographiques [9].

L’abattoir

24 Les abattoirs sont créés au début du xix esiècle afin de cacher la mise à mort et d’intensifier la production de viande. L’industrialisation petit à petit se met en place. Cette évolution se traduit par la création d’un nouveau corps de métier, les « ouvriers d’abattoir », dévolu aux deux premières étapes du processus de transformation de l’animal en viande, l’abattage et l’habillage. Aujourd’hui, selon la réglementation, l’abattage doit s’apparenter à une mise à mort industrielle humaine. Cette injonction repose sur deux définitions contradictoires de l’animal : le dispositif industriel invite à le percevoir comme une matière que l’on travaille, tandis que la réglementation humanitaire introduit la figure d’une créature innocente que l’on « sacrifie » pour un bien supérieur, l’alimentation humaine [10]. Mais comment l’activité se déroule-t-elle au quotidien ?

25 Les ouvriers oscillent entre objectivation – les animaux sont alors traités comme de la matière sur la chaîne de production – et subjectivation négative. La figure de la créature innocente, qui repose sur une subjectivation positive, n’a pas été repérée [11]. Qu’entend-on par subjectivation négative dans l’abattoir ? Au moment du face-à-face de la mise à mort, les ouvriers ont parfois recours à une violence verbale ou physique sur l’animal, d’autant plus si ce dernier est non-aligné, récalcitrant. Certaines bêtes sont dociles et par conséquent facilement « objectivées ». D’autres, en revanche, résistent. À ce moment, les hommes s’adressent directement aux animaux, qui sont alors perçus comme des êtres intelligents qui exhibent une intentionnalité – chercher à échapper à la mort, ou bien encore menacer, combattre. L’éclat de vie appelle donc une réaction des hommes : la subjectivation négative. L’animal devenu furtivement ennemi défiant suscite un comportement violent. Le vivant sensible et agissant, en raison de ses singularités et de sa capacité à surprendre, à résister, ne peut pas être dissous dans une chaine de production. Aujourd’hui, dans l’abattoir contemporain, le face-à-face entre l’homme et les animaux demeure : la strate des relations intersubjectives peut alors s’épanouir – la rencontre de consciences incarnées, dirait Wieder. Tel est le cas dans les séquences d’action qui voient le comportement d’un animal sanctionné par un comportement humain. Comme si l’éclat de vie affectait les hommes et appelait une dégradation de l’« identité » des animaux.

Le laboratoire de physiologie animale

26 Le laboratoire d’expérimentation nous fait pénétrer dans le monde de l’expérimentation animale qui a récemment fait l’objet d’une réforme. Comme à l’abattoir, les animaux, lors de la mise à mort, doivent être traités avec humanité et la douleur, sauf si elle s’avère nécessaire d’un point de vue scientifique, doit être évitée. Ainsi, à l’abattoir comme au laboratoire, les animaux sont utilisés afin de produire des artefacts, tout en étant protégés par une réglementation dite humanitaire. Contrairement à l’abattoir, au sein du laboratoire nous avons vu émerger aux cours des interactions une subjectivation positive des cobayes. L’objectivation est, elle aussi, très présente. Le basculement entre ces deux cadrages est directement lié à l’organisation de l’activité et à la répartition des tâches entre les divers acteurs. Cette répartition des tâches s’organise autour de deux contraintes : d’abord la séparation entre l’ « animal naturaliste » – c’est-à-dire le cobaye vivant – et l’ « animal analytique » – le cobaye ou un artefact issu de son corps sur lequel travaillent les scientifiques ; ensuite la mise à mort opérant le passage de l’un à l’autre. Les acteurs parlent alors de « sacrifice ». L’usage de ce terme ne renvoie pas à une analogie superficielle, mais bien à une modalité d’action qui nécessite un jeu complexe de positions et d’interdépendances. Quelles sont ces positions ? Il y a en premier lieu les animaliers éleveurs qui soignent et sélectionnent les animaux naturalistes. Ils rappellent sans cesse aux autres acteurs leur attachement aux cobayes : la mise à mort et l’expérimentation ont, pour eux, un coût émotionnel. Ces acteurs déploient ainsi, au moment de leurs rencontres avec les animaux, mais aussi et surtout dans leurs interactions avec leurs collègues, une subjectivation positive des animaux – qui sont perçus comme intelligents, sensibles et innocents. Ensuite, on trouve des techniciens de laboratoire et l’animalier du bloc qui s’occupent des animaux naturalistes pendant les opérations et les tuent. Les animaux représentent pour ces « sacrificateurs » des entités anonymes – ils n’ont développé aucun lien préalable avec ces dernières – elles sont donc interchangeables et facilement objectivées. Néanmoins, la subjectivation positive émerge parfois lors des moments de mise à mort, le plus souvent lorsque l’un des acteurs évoque les animaliers éleveurs et rappelle combien les cobayes comptent pour eux. Les scientifiques, pour leur part, n’interviennent que lorsque l’animal analytique apparaît : ils perçoivent celui-ci comme un artefact et n’ont pas recours à la figure de la victime innocente pour parler des cobayes. Bref, leur action avec les animaux s’inscrit essentiellement dans un régime d’objectivation.

27 Pourquoi la figure sacrificielle, qui s’accompagne d’une subjectivation positive des animaux, se manifeste-t-elle dans le laboratoire et non pas dans l’abattoir, alors que les deux situations possèdent de nombreux points communs ? La pratique sacrificielle dans le laboratoire de physiologie tient à la robustesse du bien supérieur visé – l’amélioration de la santé humaine. Les acteurs n’ont que peu de doutes à ce sujet et ils rappellent souvent l’utilité et l’importance de l’expérimentation animale pour les humains, mais aussi pour l’ensemble des vivants. Ce n’est plus simplement un cobaye que l’on instrumentalise pour des visées humaines, mais un animal, victime que l’on sacrifie afin d’obtenir un bien commun supérieur crédible. Les acteurs du laboratoire accomplissent leur activité en combinant répartition des tâches et répartition de l’émotion : c’est-à-dire, concrètement, en déléguant à un animalier le rôle de préparateur des corps, mais aussi de « sacrificateur », qui est en lien étroit avec ceux pour lesquels l’animal compte, tout en étant lui-même détaché de la victime, ce qui facilite le geste de mise à mort. Ainsi, la figure de la victime innocente, qui appelle une subjectivation positive, peut éclore au moment délicat de la mise à mort. À l’abattoir, nous n’avons jamais relevé de discours sur le bien commun supérieur visé – la production d’une alimentation carnée. Lorsque celui-ci apparaît, ce n’est que sous la plume des vétérinaires ou ingénieurs qui ont pour tâche de réfléchir au dispositif et qui se tiennent donc à distance du face-à-face concret de la mise à mort.

L’activité vétérinaire

28 L’activité des vétérinaires diffère de celle des chercheurs expérimentateurs ou des ouvriers d’abattoir puisqu’elle a pour visée le soin des animaux. La médecine vétérinaire, comme la médecine expérimentale et l’abattoir, apparaît entre la fin du xviii esiècle et le début du xix esiècle. Cette époque constitue un tournant dans le statut accordé aux animaux. Le regard sur ces derniers évolue et l’idée de travailler à leur préservation se fait jour. Néanmoins, les vétérinaires subsument l’action en faveur des animaux sous des intérêts humains liés au monde de l’agriculture et à celui de la médecine expérimentale. Les vétéri­- naires sont alors des expérimentateurs de premier plan. Dans la deuxième moitié du xx esiècle, l’apparition du phénomène de masse de l’animal de compagnie transforme la pratique : il s’agit alors de soigner, mais aussi d’euthanasier (seul le vétérinaire peut le faire), chiens et chats « humanisés ». Ce double rôle de soigneur et tueur conduit les acteurs à osciller, encore une fois, entre objectivation des bêtes et subjectivation positive ou négative. Comme au laboratoire, la répartition des tâches a une dimension émotionnelle : les assistants vétérinaires, qui ne tuent jamais mais immobilisent l’animal en l’entourant de leurs bras au moment de l’injection létale, expriment une sollicitude à l’égard du non-humain [12]. Le vétérinaire, pour sa part, se concentre sur le geste technique et apparaît détaché. On retrouve ici la tension entre objectivation et subjectivation positive. Au cour d’une journée de travail, l’activité de cadrage des animaux est très intense – les acteurs ne sont d’ailleurs pas forcément d’accord entre eux et cela peut occasionner des disputes : tel chien est « méchant » et appelle la contrainte ou la violence ; tel autre est « intelligent » et mérite l’attention ou bien encore d’être sauvé ; tel autre est « insipide » et sera traité avec froideur et détachement. Si la situation vétérinaire se caractérise par une plus grande labilité des cadrages, la tension entre objectivation et subjectivation demeure structurante.

29 Qu’apporte cette description de la dynamique des cadrages à la compréhension de l’activité ? Reprenons le cas de l’abattoir. Dans les quelques travaux, académiques ou non, consacrés à cet espace (Vialles, 1987 ; Coe, 1995 ; Patterson, 2008) celui-ci est décrit comme un univers dur, « viril », ou bien encore violent. Mais cette violence est soit inexplorée (Vialles, 1987), soit renvoyée, dans les textes militants, à une cruauté supposée de ceux qui accomplissent le geste de mise à mort. La prise en compte des relations hybrides conduit à une analyse différente : les hommes, certes, usent d’une certaine forme de violence, mais celle-ci n’apparaît, la plupart du temps, qu’en réponse à une résistance du non-humain, ce que nous avons appelé « l’éclat de vie » de l’animal au moment de la mise à mort. Ce constat a pour conséquence de questionner la double injonction contradictoire qui pèse sur ces travailleurs : abattre à une cadence industrielle les animaux et, dans le même temps, les traiter humainement, c’est-à-dire les percevoir comme des êtres sensibles et innocents qui ne doivent pas souffrir. Les hommes, à certains moments, reconnaissent effectivement à l’animal un statut d’être sensible et intelligent, mais comme ils doivent tuer, cette reconnaissance ne peut pas s’accompagner en situation d’une subjectivation positive. Il est intéressant de constater que ceux qui tuent le plus souvent et qui, par conséquent, font preuve fréquemment de violence à l’encontre des animaux, sont également ceux qui sont les plus durs avec les autres travailleurs de l’abattoir. Il existe donc comme une « porosité » de la violence : ceux que nous avons appelé les « vrais tueurs » sont imprégnés, « marqués », par la dureté du face-à-face de la mise à mort. Il en va également de leur statut de dominant dans le groupe. La relation homme / animal est donc centrale pour comprendre ce milieu de vie particulier qu’est l’abattoir.

30 Que perd-on lorsque l’on ne s’applique pas réellement à décrire le point de vue de l’animal ? Il est évident que dans une approche ethnographique telle que nous venons de la présenter, peu d’informations sont données sur les animaux et leur vécu. Ce que l’on sait, c’est que ceux-ci ne sont pas toujours passifs, qu’ils réagissent parfois vivement et que cette réaction a des effets immédiats sur les com­- portements des humains. Il serait évidemment intéressant d’en savoir un peu plus sur ce que ressentent les animaux au moment de la mise à mort et sur la signification de leurs comportements : ont-ils peur ? Perçoivent-ils le danger ou bien même leur mort prochaine ? Y a-t-il des animaux plus sensibles que d’autres ? Quel est leur univers sensoriel ? Etc. Soulignons que beaucoup de ces questions, les acteurs des diverses situations se les posent et qu’ils élaborent parfois leurs propres réponses. S’il est important pour le sociologue de suivre les acteurs lorsqu’ils s’interrogent sur les compétences des animaux, il nous semble que le développement d’une perspective résolument éthologique, déconnectée de ce que les acteurs humains énoncent et font, n’est pas l’objectif à atteindre. Elle demande en tout cas un dispositif méthodologique bien différent de celui qu’emploie l’ethnographe plongé dans une situation et décrivant minutieusement dans son carnet de notes les scènes et intrigues qui se nouent devant lui.

Conclusion

31 Des travaux anthropologiques et sociologiques ont aujourd’hui démontré l’importance du thème des relations entre les hommes et les animaux pour les sciences sociales. Les acteurs humains sont plongés dans des environnements peuplés de non-humains et ceux-ci ont des effets constants sur le déroulement des activités sociales. Certes, on pourra noter que, dans le contexte moderne, les animaux ont pour beaucoup disparu de nos vies : il est évident que la présence animale s’est considérablement amoindrie au cours de la seconde partie du xx esiècle [13]. Néanmoins, si cette présence s’est transformée – elle est aujourd’hui parfois confinée, cachée dans le cas des animaux d’élevage ou d’expérimentation, ou bien encore reléguée dans des espaces « sauvages » de plus en plus lointains – elle demeure une dimension incontournable de la vie des hommes en société. Il n’est donc pas étonnant qu’elle apparaisse aujourd’hui comme un objet légitime et porteur de renouveau méthodologique et théorique. Reste que la montée en puissance de ce thème au cours des dernières années a pu introduire une certaine confusion : l’intérêt pour les relations hybrides s’est parfois mué en une focalisation excessive sur le point de vue animal. Comme nous avons essayé de le montrer dans cet article, une perspective ethnographique conduit à la reconnaissance d’une asymétrie : si la description intègre l’animal, elle le fait pour autant que les acteurs humains prêtent attention aux non-humains. Cette voie nous semble la plus rigoureuse d’un point de vue méthodologique et théorique. Cela n’empêche pas l’ouverture à la discussion interdisciplinaire. Il pourrait en effet être très stimulant de confronter les résultats d’une enquête ethnographique qui s’intéresse en premier lieu aux humains, à ceux d’une enquête éthologique qui, pour sa part, se penche prioritairement sur les animaux. Plutôt qu’à une confusion des rôles, le dialogue entre les disciplines est une voie prometteuse pour éclairer les comportements humains et animaux et mettre au jour leurs ressemblances mais aussi leurs divergences.

Notes

  • [1]
    On notera quelques exceptions. Des travaux en France ont tenté d’analyser le phénomène de masse de l’animal de compagnie. Voir par exemple Héran (1988) et Yonnet (1985).
  • [2]
    Voir par exemple le numéro de la revue Raisons Pratiques, « Les objets dans l’action », 1993.
  • [3]
    « Le rôle de l’animal lui-même dépendra des contraintes qui lui sont imposées : là où lui est offerte la capacité d’être actif, de résister, de prendre position, de surprendre, je pourrai moi-même lui donner un rôle important dans l’explication des transfor­- mations […]. Là où les contraintes sont trop lourdes, là où il n’a pas grand-chose à dire […] son rôle sera plus limité ». (Despret, 2002, p. 32.)
  • [4]
    « A kinesthetic empathy, consisting of a meaningful actual or virtual imitation or enactment of bodily moves is possible. It is possible because we both have living, mobile, intending bodies » (Shapiro, 1990, p. 191).
  • [5]
    « Certain recent efforts to finally devise a rigorous science of behavior and action have more or less deliberately departed from the basic understandings that make up the natural attitude – understandings whose live-through intentions animate the reality-phenomena that we experience as the real world. This move makes war upon that world-which-we-live by denying the subject and, thereby, life. » (Wieder, 1980, p. 75).
  • [6]
    Ces résultats ne sont pas surprenants : ils rappellent le dilemme entre « empathie » et « distance objectivante » décrit par les ethnométhodologues et ont été repérés dans d’autres espaces que l’engagement pratique. Par exemple, Eileen Crist (2000) a constaté l’alternance récurrente de ces deux termes dans la perception des animaux chez les naturalistes, de Darwin à l’éthologie moderne, qui impliquent des prises de position quant à l’existence ou non d’un « esprit animal ».
  • [7]
    L’opposition passif / actif est au cœur de celle qui s’exprime entre subjectivation et objectivation (voir sur ce point Crist, 2000, p. 6).
  • [8]
    La sociologie du monde médical a, par exemple, bien montré comment une forme d’objectivation du patient est une condition nécessaire à la production d’un diagnostic (Emerson, 1973 ; Heath, 1986).
  • [9]
    Pour une présentation exhaustive des données ethnographiques de ces trois enquêtes, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage (Rémy, 2009).
  • [10]
    En avril 1964 est imposé un étourdissement avant la saignée pour tous les animaux de boucherie. Selon la législation désormais humanitaire, l’animal doit être immobilisé et insensibilisé au sol, puis suspendu avant la saignée, cela afin de lui éviter de souffrir. Tout mauvais traitement avant l’abattage est interdit et pénalisé.
  • [11]
    Plus précisément, elle a été repérée lors d’interactions particulières qui se déroulent à distance du lieu de mise à mort, très souvent dans les étables (voir Rémy, 2009, p. 70).
  • [12]
    Les propriétaires des animaux sont parfois présents lors des euthanasies. Ils se placent alors à côté de l’assistante vétérinaire, et, comme elle, tente de rassurer l’animal (voir Rémy, 2009).
  • [13]
    Comme le souligne John Berger, l’une des évolutions majeures du xx e siècle est la transformation profonde des liens que l’humain avait jusqu’ici entretenus avec la nature. « Avant cette rupture, les animaux constituaient le premier cercle de ce qui entourait l’homme » (Berger, 1980, p. 3).
Français

Cet article présente les apports de recherches récentes en sociologie, consacrées au thème des relations homme / animal. La sociologie de l’action située qui a redonné une place aux artefacts dans l’accomplissement des activités, mais aussi la sociologie interactionniste et l’ethnométhodologie, ont ouvert de nouvelles pistes et proposé de nouvelles méthodes pour décrire et comprendre les relations hybrides. Pour certains auteurs, le sociologue doit être capable de comprendre la perspective de l’ensemble des interactants, humains ou non. La position défendue dans cet article est plus prudente : l’objectif n’est pas d’adopter le point de vue de l’animal, mais bien plutôt de suivre les acteurs humains dans leurs rencontres avec les animaux et de décrire les modes d’engagement – empathiques ou bien objectivants – qu’ils mettent en œuvre. Le rôle du sociologue n’est donc pas de développer une approche éthologique du comportement des animaux, mais plutôt de regarder comment la question de la présence des animaux est travaillée, traitée en situation par les acteurs.

Mots-clés

  • Animal 
  • Description 
  • Ethnographie 
  • Interaction

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Catherine Rémy
est chargée de recherche au cnrs et membre du Laboratoire Interdisciplinaire d’Études sur les Réflexivités (lier – imm), cnrs-ehess. Ses travaux portent sur l’évolution des concepts de nature et de culture à travers la question du rapport des hommes aux animaux, et plus récemment sur les controverses socio-techniques relatives aux innovations biomédicales, notamment dans le domaine de la transplantation d’organes. Elle a publié en 2009 La Fin des bêtes. Une ethnographie de la mise à mort des animaux (Paris, Économica) et en 2015 elle a co-dirigé (avec L. Denizeau) La Vie, mode mineur (Paris, Presses des Mines).

CNRS – EHESS
IMM- LIER
catherine.remy@ehess.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2016
https://doi.org/10.3917/anso.162.0299
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