1 Le thème de l’animal a occupé une place importante dans la sociologie naissante, chez Auguste Comte, Herbert Spencer, Alfred Espinas, ou encore Émile Durkheim. Par la suite, toutefois, les animaux ont été délaissés par les sciences sociales, du moins jusqu’à un passé récent. Certes, elles ne s’en sont pas totalement désintéressées [2], en particulier l’anthropologie sociale et culturelle ou encore la sociologie de la consommation. Mais elles y ont prêté attention, principalement, pour autant que les animaux peuvent être des supports de symboles, des objets de représentations, des médiateurs pour le rituel, ou encore des outils pour l’action ou des biens de consommation ; autrement dit, pour autant qu’ils sont des objets à la disposition de l’être humain, et non des acteurs potentiels au sens fort du terme, des êtres doués d’une forme d’agentivité, d’intention- nalité ou de subjectivité. Ce traitement a sans doute été renforcé par la division du travail disciplinaire qui a prévalu durant une bonne partie du vingtième siècle, instaurée par le thème de la frontière entre nature et culture : les animaux relevaient de la nature, et donc des sciences de la vie ; l’homme relevait du monde de la culture, domaine des sciences humaines et sociales.
2 Pourtant, comme l’avaient remarqué Durkheim et les fondateurs de la sociologie en leur temps, l’intérêt de ce thème pour les sciences sociales dépasse de très loin son objet stricto sensu – à savoir les animaux. En effet, les interrogations que soulève l’animal sont liées de très près aux questions théoriques centrales de la discipline, puisque le regard porté sur les animaux est toujours étroitement solidaire, ou a toujours des implications très fortes, pour la manière de concevoir l’homme. Par exemple, la distribution hiérarchisée des types humains, couronnée par les hommes des classes supérieures des sociétés industrielles, que développent Comte, Spencer ou encore Durkheim, est très directement inspirée et solidaire de la classification des animaux qu’ils empruntent à l’anatomie comparée de leur temps – une distribution en une « série » graduée selon le degré de complexité prêtée à l’organisation et aux facultés des différentes espèces vivantes. Plus près de nous, le choix qui consiste à reconnaître chez les animaux l’existence de cultures, d’une forme de cognition sociale, ou encore d’un altruisme, comme le font aujourd’hui les éthologues, informe le regard qu’ils portent sur les humains. En effet, une telle perspective implique, entre autres, que le langage n’est pas une condition première ou centrale de la vie sociale. Elle implique, par conséquent, que la saisie du sens ou les institutions sociales ne doivent pas être considérées comme les uniques et irréductibles sources permettant de rendre compte de la socialité. Plus largement, tout parti pris, quel qu’il soit, sur la question du lien entre cognition, action et langage – questions aujourd’hui centrales pour les sciences sociales – a nécessairement des conséquences sur la manière dont on conçoit les animaux. Aussi l’étude de ces derniers constitue-t-elle toujours une forme d’épreuve pour ces partis pris, même lorsque ceux-ci se déploient à travers des argumentaires qui n’évoquent que les humains. En un mot, lorsqu’il est question des animaux, il est toujours question, plus ou moins directement ou en creux, du fondement même des sciences humaines. L’une des ambitions de ce volume est ainsi de montrer comment les enquêtes menées sur la socialité des animaux et leurs relations avec les humains, loin de se situer aux marges des sciences humaines et sociales, touchent à leur cœur même et participent de plain-pied à un enrichissement de la compréhension des univers proprement humains.
3 Depuis une trentaine d’années, ce champ d’investigation s’est profondément modifié. Du côté des sciences de la vie, le thème du comportement social et de la culture chez les animaux a connu un vif succès, à travers des perspectives qui contestent la frontière nature / culture en développant des modèles explicatifs naturalistes censés valoir aussi bien pour les bêtes que pour les êtres humains, même si certains de ces modèles marquent avec force les spécificités de la culture humaine : sociobiologie, écologie comportementale, psychologie évolutionniste, éthologie cognitive, notamment. Par ailleurs, dès les années 1980, de nombreux chercheurs en sciences sociales insistent, pour leur part, sur la nécessité de reconnaître une forme d’agentivité, un statut d’acteur, aux animaux – du moins à certains d’entre eux. Ces recherches, elles aussi, remettent en cause le principe de la frontière entre nature et culture, mais au moyen d’arguments très différents, généralement tournés, précisément, contre l’éthologie et plus généralement contre les modèles issus des sciences de la vie. Cette posture s’est ainsi développée en sociologie sous la plume d’ethnométhodologues (Lawrence Wieder, 1980 ; David Goode, 2007), dans l’interactionnisme symbolique (Arnold Arluke, Clinton Sanders, 1996), dans le sillage des travaux de Bruno Latour (1991) consacrés aux « non-humains », ou encore en anthropologie à travers les travaux de Tim Ingold (2007a) ou de Philippe Descola (2005). Des Animal Studies sont également apparues aux États-Unis, à partir des Gender et des Science Studies (Donna Haraway, 1991). Ces Animal Studies se sont progressivement institutionnalisées par le biais de réseaux de chercheurs et de militants (voir par exemple le réseau Minding Animals) ainsi que de revues internationales (Anthrozoös). Durant les toutes dernières années, le succès de cette thématique et, plus spécifiquement, de ces courants, n’a fait que croître en sciences sociales, comme en témoignent les thèses de plus en plus nombreuses qui lui sont consacrées, en particulier en France.
4 Toutefois, le tableau que dessine ce champ de recherche en plein essor est aujourd’hui quelque peu obscurci par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le foisonnement actuel de ces travaux et leur caractère récent ne rendent pas toujours lisibles les enjeux et les questionnements proprement scientifiques soulevés par l’étude de cette thématique ainsi que les différences profondes qui séparent les recherches qui se proposent aujourd’hui de l’aborder. Ensuite, un tel objet de recherche entre aujourd’hui en résonnance avec des questions qui ont pris une importance politique croissante dans l’espace public occidental durant les trois dernières décennies – l’écologie et les droits des animaux – questions particulièrement sensibles dans les pays anglo-saxons. Le militantisme, particulièrement visible dans le champ de recherche des Animal Studies, contribue à brouiller le débat scientifique et les questions que pose aux sciences sociales cet objet bien particulier, jalonné de nombreuses chausse-trappes. Le présent numéro a notamment pour objectif de contribuer à clarifier cet espace de discussion, en écartant résolument les perspectives militantes : derrière le bruit des polémiques qu’elles suscitent et qui les font prospérer, un authentique champ de recherche s’est peu à peu dessiné. Nous proposons ici de le restituer dans toute sa diversité.
5 Plus spécifiquement, en France, le débat académique sur les animaux en sciences sociales a pris récemment une tournure polémique, dans laquelle les postures de rejet, fondées sur la dénonciation croisée des a priori normatifs de l’adversaire, ont assez largement occupé le devant de la scène [3]. Un tel débat a eu pour conséquence regrettable d’organiser l’espace des discussions autour d’une ligne de clivage quelque peu artificielle et superficielle, au regard de la complexité des questionnements que soulève cet objet : la fracture entre les tenants d’une « agentivité animale » et ceux qui s’y opposeraient. Pour résumer cette polémique, il y aurait, d’un côté, des chercheurs qui accordent un statut d’acteur aux animaux – en pointant la relégation ontologique dont ceux-ci auraient été les victimes dans la science occidentale – et, de l’autre, des chercheurs refusant d’accorder cette agentivité aux animaux et se posant en défenseur de l’existence d’une frontière entre l’humain et les autres espèces. Selon nous, une telle ligne de fracture ne peut servir d’assise, à elle seule, à un dialogue scientifique réellement cumulatif, dans la mesure où non seulement elle fait la part belle aux arguments et aux postures radicales, normatives et d’un très haut de degré de généralité, mais également parce qu’elle masque les différences parfois extrêmement profondes entre les perspectives réunies dans chacun des deux grands ensembles antagonistes ainsi formés, tant au plan de la valeur scientifique que du contenu théorique. L’ethnométhodologie – du moins certains ethnométhodologues – et l’éthologie cognitive, par exemple, défendent toutes deux le principe d’une agentivité animale. Mais l’« agentivité » prend un sens radicalement différent dans chacune de ces deux perspectives. Elles dessinent à bien des égards deux conceptions antagonistes des animaux et de leurs interactions avec les humains, en raison des méthodes qu’elles utilisent et, surtout, de la conception de la cognition à laquelle elles sous- crivent (sur ce point, voir notamment les articles de Catherine Rémy et de Chloé Mondémé dans le présent volume). Or, lorsque l’on s’attache à mener des investigations empiriques précises et rigoureuses sur la sociabilité de telle ou telle espèce animale ou ses interactions avec l’être humain, ce sont précisément ces différences qui deviennent cruciales. Ce sont donc elles qui doivent être au cœur du débat scientifique, plutôt que les arguments philosophiques ou éthiques, à propos du degré d’agentivité, de subjectivité ou d’intentionnalité que l’on doit prêter aux animaux. En d’autres termes, ces polémiques masquent le fait que la ligne de questionnement essentielle pour constituer cet objet en espace d’investigation pour les sciences sociales n’est pas celle qui vise à se demander si il existe ou non une agentivité sociale chez les animaux, si les animaux sont des acteurs, mais celle qui cherche à comprendre en quel sens et au nom de quels arguments précis, il est possible de soutenir, sur la base de données empiriques établies rigoureusement, que telle ou telle espèce peut être considérée dans telle ou telle circonstance écologique comme porteuse d’une forme d’agentivité sociale au sens large.
6 Conformément à cette exigence, l’ambition du présent numéro est de dresser un tableau aussi juste que possible de la manière dont les différentes perspectives identifiables dans l’espace scientifique conçoivent l’agentivité animale et de présenter les investigations empiriques sur lesquelles elles s’appuient pour étayer la conception des animaux qui est la leur. Ainsi caractérisé, ce thème dessine un champ de recherche unifié par une même problématique et un même souci de fonder les vues formulées sur des faits solidement établis, ce qui le distingue des discours philosophiques ou juridiques actuels sur la question animale, ou encore des recherches marquées par des postures normatives, que celles-ci soient favorables ou non à la thèse de l’agentivité. On notera également que ce champ de recherche regroupe, comme on l’a souligné plus haut, des perspectives parfois très différentes, et même diamétralement opposées pour certaines d’entre elles. Enfin – et ce point est fondamental –, l’approche qui est ici la nôtre impose de déborder le cadre des sciences sociales stricto sensu, et d’inclure les recherches sur le comportement social et la culture développées en éthologie, c’est-à-dire dans les sciences de la vie au sens large. De fait, les recherches menées en éthologie, qui se déploient dans des revues comme Animal Behaviour, Animal Cognition ou encore Behavioural and Brain Sciences, sont aujourd’hui très largement ignorées par les sciences sociales, quand elles ne sont pas vivement rejetées par elles (voir, par exemple, Goode, 2007, ou encore Ingold, 2007b). Certes, une partie des anthropologues et des sociologues invoquent aujourd’hui la nécessité de reconnaître une agentivité aux animaux et appellent de leurs vœux l’articulation de l’ « éthologie » avec les sciences sociales. Mais cet appel ne doit pas tromper. Cette « éthologie » n’est en effet pas celle qui est aujourd’hui pratiquée dans la discipline académique qui porte ce nom, sinon par des chercheurs hétérodoxes, comme Jane Goodall, et peut-être par la frange des chercheurs orthodoxes qui accordent le plus d’épaisseur à la subjectivité animale, comme Franz de Waal. En réalité, les recherches qui sont aujourd’hui publiées dans les grandes revues d’éthologie se déploient dans un tout autre paradigme (voir l’article de Dominique Guillo dans le présent volume). Et c’est souvent précisément contre ce paradigme, considéré comme marqué par le modèle de « l’animal-machine » imposé par la modernité occidentale, que s’est construit une bonne partie du discours de défense de l’agentivité animale en sciences sociales (voir en particulier, Wieder, 1980 ; Goode, 2007, ou encore Ingold, 2007b et voir l’article de Vanessa Manceron dans le présent volume).
7 Pourtant, il nous semble capital d’inclure cette éthologie dominante dans le tableau d’ensemble des recherches qui ont vocation à dialoguer à propos de la sociabilité des animaux, de leurs éventuelles cultures et de leurs interactions avec les humains. Il ne s’agit pas de dire, bien entendu, que ces perspectives éthologiques doivent être acceptées comme telles et exemptées de critiques. Tout comme les autres, elles ont vocation à être discutées. Simplement, les écarter d’emblée, au motif qu’elles ne relèveraient pas des sciences humaines et sociales ou encore, parce qu’elles s’inscriraient dans un paradigme général jugé contestable – « behavioriste », « cognitiviste », « naturaliste » ou encore « réductionniste » –, revient à prendre parti dans un espace de recherche avant de l’avoir délimité clairement. Une telle posture nous paraît ainsi à la fois arbitraire et stérile. Tout d’abord, l’éthologie dominante dessine depuis un demi-siècle un champ fort complexe et divers au plan théorique, riche en débats et en enseigne- ments empiriques. Ensuite, s’il doit exister un dialogue critique avec cette discipline, celui-ci doit impérativement se faire sur la base d’une présentation solide et précise des recherches qui s’y déploient, et non à travers des présentations simplifiées ou appuyées sur des propositions trop générales, qui ne permettent pas d’en restituer la substance ni d’en faire ressortir les éventuelles zones d’ombre. C’est pourquoi nous avons fait le choix de proposer ici une présentation détaillée et aussi fidèle que possible des recherches menées dans cette discipline sur la société et la culture (voir l’article de Dominique Guillo dans le présent volume).
8 Compte tenu de ce parti pris et du foisonnement de perspectives qui se manifeste dans l’ensemble des recherches actuelles consacrées à ce thème, nous avons choisi d’organiser le sommaire du numéro en distinguant différentes approches ou, si l’on veut, différentes perspectives sur les phénomènes sociaux et culturels observables chez les animaux et sur leurs interactions avec les humains. Ces approches sont les suivantes : l’anthropologie de la nature, la sociologie interactionniste et pragmatiste, l’ethnométhodologie, l’éthologie des comportements sociaux et culturels et la sociologie de la consommation. En distinguant ces perspectives, nous ne prétendons en rien proposer une typologie exhaustive qui dessinerait le champ des positionnements possibles sur cette question. Cette distinction, volontairement grossière et aux frontières poreuses, vise simplement à repérer quelques grands pôles d’investigation qui se sont dégagés durant les dernières décennies. Ces travaux s’opposent parfois dans la réponse qu’ils fournissent à une même question – comme l’ethnométhodologie et une partie de l’éthologie, marquée par les sciences cognitives. D’autres fois, ils posent simplement des questions différentes au même objet – comme c’est le cas par exemple de la sociologie de la consommation, dont les interrogations sont bien spécifiques au regard de celles des autres. En d’autres termes, à travers cette distinction, nous proposons simplement de répertorier un certain nombre de manières d’aborder cette thématique qui sont solidement implantées dans l’espace des publications scientifiques internationales, et qui proposent de la traiter en s’appuyant sur des données empiriques. Ce découpage est donc avant tout guidé par le souci de proposer un tableau aussi riche que possible des résultats empiriques et théoriques récoltés sur ce thème durant les toutes dernières décennies et de dresser quelques-unes des perspectives prometteuses qui s’ouvrent pour les recherches à venir.
9 Pour que chacune de ces approches soit restituée de manière précise et fidèle, et pour éviter d’en livrer des versions tronquées à travers des présentations trop distantes, nous avons veillé à ce que chaque article soit écrit par un représentant ou un spécialiste de la démarche concernée, ayant mené par ailleurs des recherches empiriques sur ce thème. Les auteurs ont toutefois gardé la liberté de présenter, outre les lignes de force et les acquis d’une ou de plusieurs approches, soit une version particulière qui leur est propre, soit une discussion critique de la perspective concernée, pour dessiner ensuite quelques lignes d’investigations qui leur paraissent fécondes.
10 Les différents articles de ce numéro sont organisés de la façon suivante.
11 Vanessa Manceron évoque, tout d’abord, l’anthropologie de la nature qui s’est développée depuis une vingtaine d’années dans le sillage des œuvres d’anthropologues comme Tim Ingold, Philippe Descola et Eduardo Viveiros De Castro, ou encore de Bruno Latour et des Animal studies. Par-delà ce qui les sépare, ces auteurs ont en commun d’ouvrir la voie à des recherches anthropologiques susceptibles de reconnaître une agentivité extrêmement forte aux animaux, en s’appuyant sur une critique du principe de la frontière entre nature et culture, longtemps dominant en anthropologie. Cette frontière impose en effet de ranger les animaux du côté des choses naturelles, autrement dit de les réifier, de les ravaler au rang d’ameublement des mondes humains. Or, selon ces auteurs, loin d’être dans la nature des choses, cette frontière n’est qu’un principe ontologique de partition du monde parmi d’autres possibles, propre à la modernité occidentale, et tout particulièrement à la science. D’autres manières d’articuler nature et culture sont possibles, qui ouvrent la reconnaissance d’une agentivité forte chez les animaux, et plus largement chez les « non-humains ». En retraçant la genèse et les contours des vues développées dans ce courant en anthropologie, Vanessa Manceron en fait ressortir les ruptures et les acquis, mais aussi, dans certains cas, les glissements vers des descriptions méthodologiquement relâchées. Elle montre également que l’anthropo- logie classique s’est sans doute moins désintéressée des animaux que ne le suggèrent une partie des chercheurs qui s’inscrivent aujourd’hui dans cette anthropologie renouvelée.
12 Catherine Rémy revient ensuite sur le relatif silence, jusqu’à une période récente, de la sociologie à propos de la présence des animaux dans les mondes humains. Un changement de perspective a lieu dans les années 1990. Un certain nombre de sociologues, dont Bruno Latour, développent une théorie de l’action située et appellent à une prise en compte de l’environnement et des non-humains dans l’analyse des pratiques humaines. Défendant une approche non mentaliste, ces travaux mettent l’accent sur l’importance des relations hybrides et la véritable force contraignante des non-humains qui « font » et « font faire » des choses aux humains. Elle évoque ensuite deux interactionnistes américains qui ont pris à bras-le-corps la question des relations homme / animal. Étendant aux animaux l’approche empathique défendue dans la pratique du fieldwork interactionniste, ces auteurs militent pour une saisie à part égale du point de vue animal. Une telle posture méthodologique apparaît difficile à tenir. Catherine Rémy revient alors sur les travaux de deux ethnométhodologues, Michael Lynch et Lawrence Wieder qui, selon elle, constituent une base solide pour l’étude des relations hybrides. Ces auteurs ont repéré une instabilité ontologique de l’animal dans les situations sociales : l’engagement des acteurs humains se caractérise par un basculement permanent entre une perception empathique de l’animal et une perception plus distanciée, objectivante. Selon Catherine Rémy, la méthode ethnographique appliquée à l’étude des relations hybrides est la plus adéquate pour documenter cette instabilité ontologique. Elle revient alors sur ces propres enquêtes dans trois univers de travail où se pose la question de la mise à mort des animaux, en l’occurrence celle de gros mammifères. Plutôt que de chercher à prendre le point de vue de l’animal, l’objectif est, dans une perspective de sociologie pragmatique, de « suivre les acteurs » dans leurs rencontres avec les animaux et de regarder et de décrire ceux-ci lorsque cela fait sens pour ceux-là. Il s’agit donc de s’intéresser en premier lieu aux humains et d’assumer une asymétrie méthodologique et analytique dans l’étude des relations hybrides.
13 Chloé Mondémé évoque également les recherches sur les animaux qui se réclament du pragmatisme, mais en centrant son propos sur un courant bien délimité, qui se distingue, par ses principes et par ses méthodes, à la fois de l’interactionnisme – symbolique, ou non – et de l’anthropologie de la nature : l’ethnométhodologie. Sur les animaux, comme sur d’autres sujets, la perspective ethnométhodologique reste centrée sur la question de l’ordre social, tel qu’il se donne à voir dans les cours d’actions qui le manifestent ici et maintenant. En outre, elle s’inscrit en rupture radicale avec l’usage de catégories mentalistes, en particulier celles qui forment la trame lexicale des sciences cognitives et de l’éthologie qui s’en réclame. Les actions des animaux et leurs interactions avec les humains constituent pour l’ethnométhodologie à la fois un défi, un cas limite et un terrain de nature à faire ressortir toutes les particularités de cette perspective. En effet, conformément à la perspective qui est traditionnellement la sienne, l’ethnométhodologie suspend toute considération sur les états mentaux des êtres étudiés. Mais avec les animaux, elle ne peut s’appuyer sur les énoncés linguistiques produits par ce type de participants pour décrire leurs actions. En d’autres termes, l’ethnométhodologie se donne ici pour objectif de livrer des descriptions de phénomènes d’ordre social sans utiliser de catégories mentalistes, mais également sans s’appuyer uniquement sur les prises descriptives que donne le langage – du moins pour les participants animaux, les humains produisant volontiers, quant à eux, des énoncés linguistiques dans leurs interactions avec les bêtes. Dans cet article, Chloé Mondémé développe, plus particulièrement, les recherches ethnométhodologiques qui s’appuient sur l’analyse de conversation pour rendre compte des interactions humains / animaux.
14 Les approches en anthropologie de la nature, en sociologie pragmatique et en ethnométhodologie ont en commun de développer une critique des perspectives dominantes en éthologie et plus largement en sciences de la vie, quoique à travers des arguments très sensiblement différents : l’anthropologie de la nature place généralement son rejet sur le terrain de l’analyse de l’ontologie dont les sciences de la vie seraient porteuses, quand les deux autres approches le situent davantage sur le terrain de la théorie de l’action et de l’esprit qu’elles mobilisent. Or du côté des sciences de la vie, les recherches sur la socialité et la culture ont connu durant le demi-siècle écoulé un essor considérable, à travers de vifs débats qui ont donné lieu à la production de modèles théoriques variés et complexes, le plus souvent articulés au néo-darwinisme – sans être nécessairement réductionnistes –, ainsi qu’à la récolte d’une somme considérable de données. Dominique Guillo propose de rendre compte de ces recherches, en insistant tout particulièrement sur leurs particularités conceptuelles et leurs résultats empiriques, qui rendent illégitimes, tout à la fois, certaines de leurs extensions sommaires à l’être humain, d’un côté, et le rejet en bloc dont elles sont l’objet – ou l’indifférence qu’elles suscitent – généralement en sciences sociales, de l’autre. Une tâche s’ouvre ainsi aux recherches sur les animaux, qui consiste à articuler les unes avec les autres, sans réduction croisée, les analyses produites en sciences sociales et en sciences de la vie.
15 Nicolas Claidière et Dominique Guillo proposent ensuite une voie possible pour articuler les sciences sociales et les sciences de la vie sur ce thème. Partant de ces conceptions de la sociabilité et de la culture dominantes dans l’éthologie actuelle, ils en développent une critique aux moyens d’arguments empruntés à la sociologie interactionniste, pour finalement bâtir un modèle qui rend celle-ci compatible avec la théorie néo-darwinienne de l’évolution. Ce modèle propose de rendre compte, plus spécifiquement, des interactions humains / animaux, lesquelles ne sont d’ailleurs guère abordées dans les recherches actuelles en éthologie. Il repose sur l’idée selon laquelle les interactions humains / animaux restent difficilement compréhensibles si l’on s’en tient à l’hypothèse, répandue en sciences sociales comme en sciences de la vie, selon laquelle la condition minimale de la vie sociale est le partage d’une identité – de représentations, de dispositions, de comportements (éthogramme), de répertoires d’action, de compréhension mutuelle ou encore de sens commun. Pour saisir avec précision le contenu de ces interactions, il faut relâcher cette hypothèse, et soutenir que l’émergence d’une vie sociale est soumise à une condition beaucoup moins restrictive. Elle peut survenir dès qu’il existe des possibilités pratiques d’ajustement interactionnel entre deux êtres, condition qui peut être réalisée entre deux individus très différents, autrement dit qui ne partagent pas, ou peu, d’identité commune. L’approche proposée ici par les deux auteurs est illustrée à partir d’enquêtes sur les interactions entre macaques de Barbarie et touristes au Maroc, d’une part, et entre humains et chiens de compagnie en France, d’autre part.
16 Nicolas Herpin et Daniel Verger proposent, enfin, de montrer les enseignements spécifiques que l’on peut retirer de la sociologie de la consommation pour éclairer les interactions avec les animaux domestiques. Dans cette perspective, l’évolution quantitative de la possession de telle ou telle espèce est considérée comme le résultat d’un arbitrage effectué par les ménages entre différents biens de consommation, en fonction d’un certain nombre de contraintes économiques, sociales et éthologiques. Dans un tel cadre, chaque espèce est considérée comme offrant des opportunités de service que les ménages sont en mesure de saisir ou non, selon leurs ressources budgétaires et le temps libre dont ils disposent. L’article s’appuie sur des données fournies par l’INSEE à plus de vingt ans d’écart. Il montre en particulier, que les attentes sont de moins en moins fondées sur les services rendus par l’animal, et de plus en plus sur l’apport de compagnie. Il rend compte également de l’évolution différentielle de la possession de chats et de chiens en France. Il montre enfin comment cette perspective permet de réfuter l’idée, répandue, selon laquelle la possession d’animaux de compagnie, qui ne cesse de se développer dans les sociétés occidentales, offrirait une sociabilité palliative à la solitude, à l’individualisme et à l’éclatement de la famille.
17 En proposant un tel panorama, notre objectif n’est pas de tracer quelque chemin vers une synthèse, au demeurant sans doute illusoire tant ces approches divergent largement sur des points essentiels, théoriques mais aussi, plus important encore, méthodologiques. Aussi nous garderons-nous de dresser un bilan de ces investigations, dont beaucoup sont en cours. Plus modestement, nous voudrions contribuer à ouvrir le dialogue sur cette thématique et à asseoir son traitement sur des bases solides en présentant conjointement une littérature qui rend possible un retour réflexif sur les évolutions internes de la sociologie et de l’anthropologie. Dresser une telle vue d’ensemble nous paraît d’autant plus important que les recherches sur ce sujet sont relativement dispersées et qu’elles font parfois l’objet, comme on l’a souligné plus haut, d’appropriations partisanes et de polémiques dans lesquelles les partis pris normatifs, « animalistes » ou « anti-animalistes », et les arguments d’une portée trop générale viennent brouiller les lignes de questionnements et de débats proprement scientifiques. Signe de cet état de la recherche sur ce thème, il n’existe actuellement à notre connaissance aucune publication semblable à ce numéro – ni en français, ni en anglais – qui propose de regrouper des vues issues de disciplines, d’horizons et de paradigmes parfois très éloignés – comme par exemple l’éthologie darwinienne, l’ethnométhodologie ou encore l’anthropologie de la nature –, sur cette question importante pour les sciences sociales. Les auteurs regroupés dans ce numéro ont en effet des sensibilités théoriques parfois très différentes. De notre point de vue, la présentation ouverte et équilibrée dans un même numéro de cette diversité d’approches est une condition impérative pour rendre possible un dialogue effectif.
Notes
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[1]
Nous tenons à remercier le comité de rédaction et les évaluateurs de la revue pour les remarques critiques et suggestions qu’ils ont formulées sur les différents textes. Les points de vue développés dans les pages qui suivent n’engagent toutefois que leurs auteurs.
Une partie des recherches ayant servi à l’élaboration de ce numéro ont été menées avec le soutien des programmes ANR « LICORNES » (ANR-12-CULT-0002) et « ASCE » (ANR-13-PDOC-0004) -
[2]
Sur ce point, voir en particulier l’article de Vanessa Manceron dans le présent volume.
-
[3]
La polémique s’est développée en particulier dans le sillage d’un article de l’anthropologue Jean-Pierre Digard, lequel regroupe dans un même ensemble toutes les recherches récentes qui défendent l’idée d’une agentivité animale, par-delà les différences, parfois considérables, qui séparent certaines d’entre elles, pour en faire les symptômes d’un « tournant obscurantiste en anthropologie » (Digard, 2012). Cet article faisait suite à un colloque organisé en 2011 au Collège de France, intitulé : « Un « tournant animaliste » en anthropologie ? ».