1 Cet article vise à démontrer l’existence en France de processus facilitant l’accès aux positions d’élite pour les enfants issus des classes sociales supérieures et limitant la mobilité ascendante des autres groupes sociaux, autrement dit de processus de « clôture sociale » par lesquels des groupes de statut élevé monopolisent les opportunités en définissant les règles d’accès à celles-ci ou en restreignant de différentes façons la participation d’autres groupes désireux d’en profiter (Weber, 1971 [1921] ; Parkin, 1974 ; Murphy, 1988). Il vise également à mettre en évidence que l’efficacité de ces processus tient à ce qu’ils reposent sur l’articulation étroite des stratégies familiales et des offres institutionnelles. Si les intérêts des groupes sociaux et des institutions d’enseignement ne se recoupent jamais parfaitement (Karabel, 1984), ce qui se traduit par des tensions à certaines étapes cruciales de la scolarité des enfants, cela ne doit pas masquer l’existence de logiques sous-jacentes largement convergentes. Enfin, l’article se donne aussi pour but de montrer et d’expliquer la présence de différences dans les modes de fermeture mis en œuvre par les usagers et les professionnels des deux réseaux institutionnels, public et privé, d’enseignement.
2 L’argumentation proposée prend appui sur le cadre théorique élaboré par le sociologue américain Ralph Turner (1960) qui distingue de façon idéaltypique deux modalités de mobilité ascendante par l’école : celle fondée sur la compétition (contest mobility) et celle fondée sur le parrainage (sponsored mobility). Dans la conception originale de Turner, « compétition » et « parrainage » sont des normes régulatrices (normative patterns ou organizing norms) dont la capacité d’orientation des représentations et des pratiques ne repose pas sur la contrainte légale mais sur leur diffusion sous forme de concepts de sens commun (folk concepts) parmi les groupes et les institutions concernés. Toutefois, du fait de leur inscription durable dans les pratiques institutionnelles, ces types renvoient aussi à des « canaux de mobilité » (mobility channels) (Kerckhoff, 1995) rendant possibles les parcours ascendants. C’est à cette deuxième dimension de la typologie que l’on s’intéresse principalement ici. On se propose en effet d’analyser la faible circulation entre élite et non-élite (Pareto, 1917) qui caractérise le système éducatif français comme le résultat de l’interaction étroite, à toutes les étapes de la scolarité, et de façon décisive lors de l’accès au « goulot d’étranglement » que sont les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), de formes hautement légitimes et institutionnalisées de compétition méritocratique et de pratiques plus discrètes de parrainage auxquelles nous accorderons une attention particulière.
3 L’article comprend deux sections correspondant aux deux étapes de la démonstration. La première présente la typologie de Turner et les adaptations que l’on juge nécessaires pour tenir compte des évolutions des systèmes éducatifs et des théories sociologiques sur l’école au cours des cinquante dernières années. Cette section argumente également la pertinence de la typologie ainsi « revisitée » pour l’étude du cas français. Dans la deuxième section, restant en cela fidèles à l’optique de Turner qui accorde un intérêt central aux procédures de sélection dans la comparaison des soubassements normatifs de chaque type, nous nous intéressons aux processus d’orientation vers l’enseignement supérieur dans les lycées d’élite et aux procédures de prise en considération des candidatures dans les CPGE d’élite publiques et privées. Les analyses empiriques de cette section sont issues d’une recherche portant sur la sélection et la socialisation des élites scolaires, réalisée entre 2006 et 2010 et ayant fait l’objet d’un complément d’enquête entre 2013 et 2015 [1].
La typologie compétition/parrainage et les parcours des élites scolaires en France
La pertinence du modèle de Turner pour l’étude des systèmes éducatifs contemporains
4 L’article de Turner dans lequel apparut cette typologie devint rapidement un « classique » repris dans plusieurs recueils de textes sur la sociologie de la stratification et de l’éducation et son modèle d’analyse fit l’objet de nombreuses adaptations aussi bien à l’étude d’autres systèmes éducatifs, qu’à celle de la mobilité professionnelle et sociale.
Traits distinctifs de la compétition et du parrainage [2]

Traits distinctifs de la compétition et du parrainage [2]
5 Il faut toutefois souligner que si la distinction compétition/parrainage connaît un regain de popularité depuis le milieu des années 2000 [3], l’intérêt qu’elle suscita dans les années 1960 et 1970 s’estompa largement dans les deux décennies suivantes pour trois raisons (Zimdars, 2015). La première est que certaines analyses apparaissent fortement datées, ce que signalèrent certains chercheurs dès la parution de l’article en reprochant à Turner d’avoir surestimé la prégnance de la norme de parrainage dans un système éducatif anglais alors en pleine transformation (Halsey, 1961 ; Noël, 1962 ; Kerckhoff, 1995). La seconde est que la greffe des concepts de Turner avec ceux élaborés au sein d’autres traditions de recherche, en particulier celle de la status attainment (Sewell, Shah, 1967 ; Blau, Duncan, 1967) aux États-Unis ne prit pas, en raison notamment de l’attention portée par ces traditions aux niveaux plus qu’aux canaux de mobilité. La troisième, enfin, qui découle largement des deux premières, est que les efforts pour créer des ponts entre les concepts très généraux de Turner et les données empiriques donnèrent lieu à une pluralité d’indicateurs, qui plus est interprétés parfois de façon opposée [4].
6 Le principal enseignement à tirer de ces constats est que toute tentative sérieuse d’utilisation de la distinction compétition/parrainage aujourd’hui doit prendre appui sur une opérationnalisation intégrant les changements ayant marqué les systèmes scolaires au cours des cinquante dernières années aussi bien que les interprétations sociologiques qui ont cherché à en rendre compte. Un tel projet implique en outre de tenir compte de diverses révisions des concepts et des analyses de Turner et d’en proposer d’autres tout en restant fidèle à son projet intellectuel et, de façon plus générale, à la conception wébérienne des types idéaux (Weber, 1965 [1951]). Le cadre d’analyse que nous allons expliciter dans les paragraphes qui suivent, en incorporant les données empiriques et les analyses que nous jugeons les plus pertinentes, se fonde sur deux idées force. La première est celle de la coexistence des deux normes, de leur imbrication étroite et de la complémentarité de leur contribution à la fermeture sociale de l’accès aux positions d’élite dans les systèmes d’enseignement actuels. La deuxième est celle de la nécessité de distinguer la contribution des deux ensembles d’acteurs qui jouent un rôle central dans l’actualisation de ces deux normes, les usagers (ici principalement les parents) et les professionnels de l’éducation (dans ce cas particulièrement les enseignants et les directeurs des établissements scolaires), ainsi que d’examiner leur participation conjointe à deux types distincts de parrainage : le parrainage social et le parrainage institutionnel. La première notion renvoie à toutes les actions par lesquelles les groupes sociaux faisant partie des élites – ou pouvant grâce à leurs ressources prétendre à en faire partie – influent sur les modalités de sélection scolaire ou s’y adaptent de façon efficace ; la seconde aux mécanismes institutionnels proposés par le système d’enseignement et ses professionnels, et mobilisés par les groupes sociaux dominants, pour permettre à certains enfants d’accéder aux positions d’élite.
7 Détaillons un peu chacune de ces idées en référence aux commentaires sur l’œuvre de Turner. La possibilité d’une coexistence des deux normes a été évoquée par les premiers critiques de l’adéquation de sa typologie aux cas empiriques américain et anglais (Noël, 1962) et Turner lui-même, dans un texte postérieur (Turner, 1976), a montré que cela était le cas en Australie. Noël a introduit en outre une autre considération importante, à savoir la possibilité que les différences entre pays portent moins sur la présence ou l’absence de l’une et l’autre normes que sur leurs manifestations, en particulier leur degré d’explicitation. Les analyses plus élaborées de Hopper (1968) en vue de la construction d’une typologie globale des systèmes éducatifs vont dans le même sens : pour établir la prééminence de l’une ou de l’autre norme, il faut examiner comment, mais aussi à quel moment de la scolarité, elle est mise en œuvre et les qualités précises récompensées chez les élèves. Si les effets possibles de l’imbrication des deux normes, que nous considérons comme une dimension essentielle du fonctionnement des systèmes éducatifs actuels n’ont pas, eux, retenu l’attention des commentateurs de l’œuvre de Turner, Kerckhoff (1995) a très tôt insisté sur le fait que le parrainage anglais par l’intermédiaire de filières distinctes se fondait sur une compétition, l’examen appelé « 11+ », qui permettait à une petite proportion d’enfants d’ouvriers d’accéder aux filières menant à l’université.
8 Aucun travail s’inspirant de Turner ne mobilise directement les notions de parrainage social et de parrainage institutionnel, mais ces deux dimensions sont présentes dans le choix des indicateurs. Les sociologues de la stratification sociale se sont intéressés principalement au rôle du parrainage social en se focalisant sur des indicateurs comme la profession et le niveau d’études des parents ou l’appartenance raciale des étudiants (Grodsky, 2007 ; Zimdars, 2015) alors que les sociologues de l’éducation ont accordé plus d’attention au parrainage institutionnel (Kerckhoff, 1995 ; Rosenbaum, 1975 ; London, 1989 ; Ye, Nylander, 2015). La prise en compte simultanée de ces deux types de parrainage – sans qu’ils soient désignés comme tels – est surtout le cas des études portant sur la mobilité professionnelle des universitaires ou des ingénieurs (Hargens, Hagstrom, 1967 ; Crane, 1969 ; Kinloch, 1969 ; Cable, Murray, 1999) qui s’intéressent à l’origine sociale des candidats mais aussi au prestige de l’institution dont ils sont diplômés.
9 La coexistence des deux normes, que l’on postule dans ce texte plus importante dans les systèmes éducatifs actuels qu’à l’époque à laquelle se réfère Turner, s’explique tout d’abord par la diffusion des normes de compétition. En témoigne en premier lieu l’émergence, entre les années 1960 et 1970, d’un nouveau type d’établissement d’enseignement secondaire s’adressant à tous les enfants (en France, le collège unique). Cette première étape de démocratisation de l’enseignement fut suivie dans de nombreux pays par un second mouvement d’ouverture de l’enseignement secondaire et supérieur entre les années 1980 et 1990. Or si dans un premier temps a prédominé une forte croyance dans les effets égalisateurs de la méritocratie (Blau, Duncan, 1967), les résultats des très nombreuses études nationales et comparatives conduites à ce sujet depuis une cinquantaine d’années sont sans appel. L’allongement des études ne s’est pas traduit par une plus grande fluidité sociale, car si le lien entre l’origine sociale des individus et leur niveau d’éducation s’est un peu affaibli, celui entre leur origine et leur position sociale apparaît très stable dans le temps (Vallet, Selz, 2007).
10 Un tel constat a été à l’origine de diverses théories sociologiques que l’on peut rattacher au concept de parrainage social. Les pre- mières d’entre elles sont le fait des sociologues « conflictualistes ». Ces derniers considèrent que la diffusion du principe méritocratique n’a pas rempli ses promesses en raison de deux processus convergents : la capacité des groupes de statut élevé à préparer leurs enfants mieux que d’autres groupes sociaux aux attentes des organisations scolaires ; le fait que ces attentes sont moins dictées par des nécessités techniques que par les modèles culturels de ces groupes (Bourdieu, Passeron 1970 ; Collins 1971). À partir des années 1980, un certain nombre d’auteurs vont insister sur la plus grande volonté offensive des familles de statut élevé. Cette « parentocracie » (Brown, 1990) se traduit à la fois par un interventionnisme accru de ces familles dans le fonctionnement quotidien des établissements scolaires pour éviter que l’hétérogénéité des niveaux scolaires et des milieux sociaux engendrée par l’ouverture de l’enseignement secondaire ne nuise aux progrès de leurs enfants (van Zanten, 2012 [2001]) et par un « parentage intensif » (Lareau, 1989) visant à aider leurs enfants à soutenir la compétition à toutes les étapes de la scolarité, y compris jusqu’à l’accès à l’enseignement supérieur (Alon, 2009).
11 La logique de compétition a en effet changé progressivement de nature. Faisant pendant aux stratégies parentales émergent aussi des stratégies de la part des acteurs scolaires qui ont pour effet de transformer la compétition ouverte, à visée inclusive, en compétition fermée à orientation exclusive. Plutôt que de répondre aux difficultés des nouveaux élèves des milieux défavorisés par le développement de dispositifs de soutien, beaucoup de systèmes scolaires ont introduit ou renforcé des procédures, comme le redoublement et l’orientation, qui correspondent à la logique de « tournoi » (tournament) analysée par Rosenbaum (1975, 1979) [5]. La norme de compétition est valorisée, mais dans une optique malthusienne, les chances d’ascension des candidats s’amenuisant au fil des épreuves compétitives. Une autre réponse institutionnelle à l’ouverture des systèmes d’enseignement a été la translation des épreuves à caractère définitif aux niveaux supérieurs. Les inégalités entre groupes sociaux ont ainsi pu, à des degrés variables selon les systèmes, s’amenuiser au cours des premières années de la scolarité, mais l’accès à l’élite demeure protégé par les barrières à l’entrée aux derniers niveaux de l’enseignement secondaire et à l’enseignement supérieur (Raftery, Hout, 1993).
12 Ce procédé s’est néanmoins avéré moins efficace au fil du temps face au poids des pressions sociales et politiques en faveur de la massification. Intervient alors un autre mécanisme permettant le « maintien effectif des inégalités » (Lucas, 2001), à savoir la différenciation hiérarchique des parcours scolaires correspondant à un même niveau de scolarisation (Kerckhoff, 2001). Prolongeant les thèses de Turner, il est possible d’interpréter ce phénomène comme relevant d’un parrainage institutionnel, moins radical et explicite que celui qu’il décrit, car il ne repose plus ni sur la sélection précoce, ni sur la scolarisation dans des filières parfaitement étanches et se développe de façon discrète dans des systèmes où la compétition ouverte ou fermée est devenue la norme officielle [6]. L’efficacité de ces stratégies institutionnelles repose sur la connivence entre organisations sco- laires et entre celles-ci et les parents qui en bénéficient. Les parents de statut élevé ont en effet fait pression sur les acteurs scolaires en faveur de toutes les procédures permettant à leurs enfants de se distinguer des autres, notamment de la constitution de classes destinées aux meilleurs élèves (Oakes, 1985). Ils ont aussi tiré parti de la diffusion des modèles du libre choix de l’école à partir des années 1980 pour accroître leur usage stratégique du réseau d’établissements publics et privés d’enseignement (Felouzis et al. 2013).
La mobilité ascendante dans le système éducatif français à la lumière de Turner
13 Le système scolaire français s’avère particulièrement intéressant pour explorer l’interaction des mobilités par compétition et par parrainage car, contrairement aux systèmes américain et anglais, plus représentatifs de l’une ou l’autre norme régulatrice, il constitue dès l’origine un cas moins « pur ». En effet, d’un côté, il se caractérise, comme le système anglais, par la présence d’une élite unifiée et d’une tradition aristocratique, dont on trouve la trace aussi bien dans les programmes d’enseignement que dans les catégories de jugement professoral (Durkheim, 2014 [1938] ; Bourdieu, Saint-Martin, 1975). En outre, la présence d’un segment du système d’enseignement – les grandes écoles et les classes préparatoires aux grandes écoles – expliciment voué à la formation des élites, qui prend largement appui sur un réseau d’établissements publics témoigne d’un haut degré d’institutionnalisation de la norme de parrainage (Suleiman, 1978 ; Bourdieu, 1989). D’un autre côté, cependant, l’accès à ces établissements d’élite repose sur un dispositif, le concours qui, associé aux idéaux de la Révolution, est perçu comme la quintessence de la compétition méritocratique (Belhoste, 2002), ce qui le rapproche du système américain. Il s’agit aussi d’un cas intéressant pour observer le déploiement d’un parrainage social, dont les manifestations liées à l’argent sont moins légitimes qu’en Angleterre ou aux États-Unis où la logique de marché jouit d’une plus grande reconnaissance (Naudet, 2012) et d’un parrainage institutionnel plus assumé car se rattachant à celui instauré par l’État pour l’accès aux hautes fonctions publiques (van Zanten, Maxwell, 2015).
14 La logique de compétition fermée est présente dans le système éducatif français dès l’école primaire, même si ses manifestations se sont atténuées depuis que cette dernière est devenue la première étape d’un enseignement obligatoire jusqu’à 16 ans. La notation y occupe ainsi une place importante alors que de nombreux travaux ont mis en évidence non seulement que les notes ne mesurent pas de façon précise et équitable les acquis des élèves, mais qu’elles favorisent le développement d’un sentiment durable d’incompétence parmi ceux en difficulté (Merle, 2007). La sévérité de la notation s’est par ailleurs longtemps traduite par de forts taux de redoublement pour les perdants. Enfin, le faible consensus autour des actions de remédiation et les formes qu’elles prennent, notamment le fait d’extraire les élèves de la classe, réduisent fortement leur capacité à lutter contre les inégalités sociales face aux apprentissages (Bautier, Rayou, 2009).
15 La pression compétitive s’accentue au collège, car si ce cycle d’enseignement a désormais vocation à scolariser tous les enfants, il demeure sous l’emprise du modèle du secondaire classique, ce dont témoignent les fortes résistances que rencontre l’introduction d’un « socle commun de connaissances, compétences et culture » définissant les contenus que tous les élèves devraient maîtriser à l’issue de la scolarité obligatoire et l’importance de l’échec scolaire que les dispositifs de soutien, jouant en fait un rôle de relégation, n’arrivent pas à endiguer. Le rôle ambigu du collège, entre intégration et sélection des élèves, est également perceptible dans le fait que l’abolition des anciennes filières est allée de pair avec le développement des procédures d’orientation. Le tri des élèves a certes été reporté à partir du milieu des années 1980 à l’issue du collège, mais les verdicts enseignants conservent leur pouvoir de séparation du « bon grain » – les élèves bons et moyens à qui il est permis de continuer dans les filières générales et technologiques du lycée – de « l’ivraie » – les élèves en difficulté, orientés, très souvent contre leur gré, vers les filières professionnelles (Palheta, 2012).
16 La logique de tournoi devient plus brutale et plus visible au lycée qui a, dès l’origine, été conçu pour dégager une élite. L’importance de cette logique transparaît dans la prédominance d’une optique malthusienne jusqu’aux années 1960. Elle est aussi visible dans la prégnance d’une pédagogie fondée sur la compétition interindividuelle autour d’exercices, d’épreuves et de concours donnant lieu à des classements et à des prix, qui fut inventée dans les collèges jésuites de l’Ancien Régime puis transposée dans les lycées publics napoléoniens et enfin mise au service de la « société des émules » (Ihl, 2007) que chercha à créer la Troisième République (Durkheim, 2014 [1938] ; Isambert-Jamati, 1970). Certes, la diffusion de l’idéal de la compétition ouverte s’est traduite par une importante massification des lycées entre 1985 et 1995 – période pendant laquelle le taux d’une génération à obtenir le baccalauréat passe de 30 % à plus de 60 % – mais ce processus est allé de pair avec le maintien d’une sélection à l’entrée dans les lycées d’élite ainsi qu’avec une accentuation des écarts sociaux de recrutement entre filières. En effet, les séries professionnelles et technologiques ont majoritairement accueilli les nouveaux publics permettant aux séries générales, et singulièrement à la série scientifique, de conserver, voire renforcer, son caractère élitiste (Merle, 2000).
17 La précocité et l’intensité de la compétition scolaire sont un des principaux moteurs du parrainage social par les familles (Dubet et al., 2010). L’accent mis sur l’éveil intellectuel des enfants par rapport à d’autres aspects de leur éducation par les parents des classes supé- rieures en est une des conséquences ainsi que la façon dont ces parents devancent très tôt les attentes de l’école, par exemple en matière de maîtrise de la lecture, et mettent en place des modes d’accompagnement du travail scolaire qui se traduisent par une grande autonomie intellectuelle des enfants (van Zanten, 2015). L’efficacité de ce parrainage social est renforcée par la connivence passive ou active des enseignants. « Indifférents aux différences », selon la formule de Bourdieu et Passeron (1970), ces derniers récompensent de fait la co-construction de la réussite scolaire des enfants par les parents des classes supérieures. Dans les établissements favorisés, ils se plient davantage encore à leurs attentes en offrant à leurs enfants un « traitement sur mesure » (Lareau, 1989). Les sauts de classe font partie de ces services que demandent les parents, en invoquant les très bons résultats, voire la précocité, de leurs enfants (Lignier, 2010) et que certains enseignants rendent volontiers voire proposent eux-mêmes aux parents [7].
18 L’accès des enfants au lycée marque, il est vrai, un tournant important dans les rapports entre l’école et les parents dû au fait que les acteurs scolaires, prévoyant déjà la compétition à venir dans l’accès aux filières d’élite, augmentent fortement leurs exigences et instaurent, de façon beaucoup plus nette que dans les niveaux inférieurs, une logique de sélection des meilleurs. Les parents des classes supérieures sont en mesure de faire face à ces exigences, mais sous certaines conditions. L’accès des enfants aux lycées d’élite et leur réussite ultérieure dans ce type d’établissement supposent des formes spécifiques d’organisation familiale permettant d’accroître la quantité et la qualité du travail des enfants, ainsi que la mobilisation des ressources culturelles et économiques des parents. Le rôle de ces dernières devient plus important que dans les étapes antérieures de la scolarité en raison des avantages compétitifs qu’apportent les cours particuliers qu’une proportion élevée d’enfants prend de façon ponctuelle ou régulière (Collas, 2013) ainsi que de coûteux séjours à l’étranger que les parents payent en vue d’améliorer de façon significative les compétences linguistiques de leurs enfants, en particulier en anglais. En outre, nos enquêtes montrent qu’au détriment parfois de la norme de traitement égalitaire des enfants à laquelle ils souscrivent majoritairement (Kellerhals, Montandon, 1991), beaucoup de parents acceptent de « pousser » seulement ceux dont l’excellence scolaire et les qualités de « battants » en font des sujets aptes à supporter la pression et la concurrence (van Zanten, 2015).
19 À ce parrainage social destiné à soutenir la compétition s’ajoute un parrainage institutionnel sous la forme d’une offre institutionnelle autorisant des choix parentaux qui favorisent la construction de parcours donnant accès de façon privilégiée aux CPGE d’élite. Ces parcours distincts se dessinent pour certains enfants dès le primaire par l’intermédiaire des choix scolaires (van Zanten, 2009a). Ces choix sont tout d’abord des choix résidentiels permettant d’habiter à côté des meilleurs établissements auxquels ont notamment recours les membres les plus fortunés des classes supérieures. L’installation dans des beaux quartiers ne conduit cependant pas ces parents à envoyer systématiquement leurs enfants dans des écoles publiques. Cette décision est au contraire souvent guidée par la présence d’une offre privée élitiste (Oberti, 2007) vers laquelle ces parents se tournent prioritairement parce que ces établissements sont perçus comme faisant partie d’une « route institutionnelle » (Kingston, Lewis, 1990) vers les CPGE privées d’élite.
20 Ces routes existent aussi, mais sont plus tortueuses au sein du secteur public pour des raisons organisationnelles. Tout d’abord, le fait qu’aux différents niveaux d’enseignement, correspondent des établissements distincts (école primaire, collège, lycée) alors que les établissements privés ont gardé la possibilité de maintenir un bloc commun. Mais aussi l’existence d’une carte scolaire ou de procédures d’affectation des élèves qui contraint les choix des familles et les stratégies de sélection des établissements, alors que la liberté de choix (et de sélection) est un des fondements de l’enseignement privé. C’est surtout la multiplication d’options à partir des années 1990 qui a favorisé dans le secteur public, après la disparition des anciennes filières, la reconstitution de « circuits de scolarisation » (Ball et al. 1995) permettant d’accéder à des lycées et des CPGE d’élite. Les classes à option (selon la langue ancienne ou moderne, bilangues, européennes, musicales, …) existent dans les collèges et lycées privés et publics favorisés, mais jouent un rôle encore plus important dans les collèges publics hétérogènes, comme le montre entre autres, une étude récente sur la localisation et la composition des classes de latinistes (Gasq, Touahir, 2015). En effet, en optant pour ces classes, les parents des classes supérieures et une fraction des parents des classes moyennes peuvent, soit favoriser l’accès de leurs enfants à des collèges de meilleure réputation que ceux de leur secteur lorsqu’ils habitent dans des quartiers hétéro- gènes, soit favoriser leur insertion dans des parcours « protégés » voire d’excellence dans les établissements du quartier (van Zanten, 2001). Les avantages dont bénéficient les enfants qui suivent ces parcours tiennent principalement à la façon dont ils sont pris en compte dans les procédures d’admission aux niveaux supérieurs et plus sélectifs de la scolarité. On observe en effet dans des lycées d’élite des processus du même type que ceux que nous allons maintenant examiner plus en détail concernant l’accès aux classes préparatoires.
Compétition et parrainage dans les logiques de choix et de sélection des CPGE d’élite
Des choix canalisés et accompagnés par les parents et par les établissements
21 Entre 1999 et 2012, avec de faibles variations d’une année à l’autre, un peu plus de 75 % des élèves du lycée François 1er ont opté pour une poursuite d’études en CPGE, dont une large majorité dans des CPGE très sélectives [8]. Si, à partir de 2013, l’orientation vers l’université – qui s’explique principalement par le développement de licences sélectives – prend une place plus importante, le nouveau rapport, deux tiers CPGE un tiers université (68,5 % d’orientations en CPGE en 2013, 66 % en 2014), qui se dessine n’y a pas pour l’instant remis en cause la prééminence des CPGE comme route privilégiée vers l’élite. Ces orientations ne sont pas le fruit du hasard. Elles sont liées aux notes et aux ambitions scolaires des élèves, qui sont elles-mêmes le résultat d’un investissement personnel, mais aussi d’un travail de longue haleine au cours de leur scolarité antérieure et plus intense lors de leur scolarité en lycée de la part de leurs parents et de leurs enseignants.
22 Le cadrage par ces acteurs des choix des élèves est d’autant plus efficace que leurs visions sont consensuelles et qu’elles imprègnent déjà largement les perspectives des jeunes eux-mêmes. La très grande majorité d’entre eux partage en effet une représentation de la hiérarchie des parcours dans l’enseignement supérieur plaçant le cheminement CPGE-grandes écoles au sommet, et seulement au deuxième rang des disciplines universitaires comme la médecine et le droit ou des études dans des « grands établissements » sélectifs comme Sciences Po. Les parcours menant des classes préparatoires aux grandes écoles sont encore perçus par tous comme des parcours d’honneur (d’Iribarne, 1989) de par leur lien historique avec les plus hautes fonctions étatiques et les positions de pouvoir et d’influence auxquelles ils donnent encore accès (Suleiman, 1978 ; Bourdieu, 1989 ; van Zanten, Maxwell, 2015), mais aussi du fait que les heureux élus y ont conquis leur place grâce à une excellence scolaire érigée en principe incontestable de sélection des meilleurs (Dubet, 2004 ; Duru-Bellat, 2009 ; Tenret, 2011).
23 Des considérations d’ordre plus instrumental interviennent aussi. Nul ne doute que les parcours CPGE-grandes écoles soient encore ceux qui mènent le plus directement et sûrement en France vers des positions hautement rémunérées. À cela s’ajoute le fait que la structure hiérarchique du système français et les faibles chances de pouvoir suivre des études supérieures dans des filières prestigieuses après d’autres expériences d’études ou de travail conduisent les parents et les enseignants à conseiller aux jeunes promis à un bel avenir d’éviter toute « voie de garage ». Dans cette optique, le choix des classes préparatoires apparait nettement plus stratégique que celui de l’université car leur bonne réputation et leur caractère généraliste laissent ouvert un très grand nombre de choix. Les adultes sont enfin également conscients que le choix des CPGE offre à de bons élèves qui, par l’effet même de l’organisation du système d’enseignement, n’ont que très rarement des projets d’études, encore moins des projets professionnels précis, de « mûrir » à tous les plans en prolongeant le moratoire de la jeunesse (Dubet 1991 ; Galland, 2001 ; Daverne, Dutercq, 2013).
24 S’il prend place auprès de jeunes sensibilisés de longue date par leur environnement familial et scolaire à toutes ces vertus des CPGE, le travail de canalisation des vœux des élèves vers ce type d’études par les acteurs scolaires n’en est pas moins intense. Ce travail prend d’abord la forme d’une « socialisation anticipatrice » (Merton, 1997 [1957]) aux attentes de CPGE par les professeurs. Nombreux non seulement à avoir été élèves en classe préparatoire, mais à faire régulièrement des « colles » dans les CPGE du lycée ou dans d’autres établissements et parfois même à y enseigner, les professeurs du lycée François 1er, comme ceux d’autres lycées d’élite publics ou privés, adaptent très fortement leur pratiques à celles en cours dans les classes préparatoires. Les contenus couvrent systématiquement des domaines hors programme et la charge de travail des élèves, qui les prépare à rentrer dans les logiques de pression et de rentabilisation de l’investissement scolaire des CPGE et des études sélectives (Bourdieu, 1989 ; Darmon, 2013), est extrêmement lourde :
– Dans ces lycées comme celui-ci il faut être super hyper rapide. D’autres établissements visent effectivement rigoureusement le programme et, voilà, on ne leur demande pas plus que le programme. Ici c’est beaucoup plus que le programme. Toutes les parties hors programme, c’est fait quoi […]. Je leur dis : « Ça, on le fait parce que l’année prochaine vous en aurez besoin » et puis en sachant également que cette quantité de travail qu’on leur demande, ils auront ce même problème l’année prochaine.
26 Les méthodes sont aussi influencées par le destin prévisible des élèves dans l’enseignement supérieur avec, dans certaines matières scientifiques, l’organisation de « mini-colles ». La notation, très sévère, incite les élèves à se placer dès la classe de Terminale dans l’optique des concours, même si le chef d’établissement a depuis quelques années poussé les professeurs à être plus indulgents pour rendre l’évaluation du niveau des élèves par les filières hors CPGE et par les universités étrangères plus aisée.
27 Ce travail de socialisation va de pair avec des efforts pour aider les élèves à se projeter de façon concrète dans l’univers des CPGE. Outre le simple fait de la présence d’un nombre important de CPGE dans l’établissement dont on sait qu’elle influe de façon non négligeable sur les vœux des élèves (Nakhili, 2005), ces derniers ont aussi l’occasion d’échanger avec les professeurs de ces classes dans le cadre de réunions leur permettant d’obtenir des informations précises sur l’organisation des cursus et leurs débouchés. À cela s’ajoute la possibilité qu’ont les enseignants du lycée de faire appel à leur réseau d’anciens élèves ayant intégré des classes préparatoires dans l’établissement ou ailleurs.
28 À ce cadrage enseignant se superpose celui des responsables administratifs de l’établissement. L’examen des messages institutionnels montre en effet à quel point dans cet établissement, comme dans d’autres lycées d’élite, le paysage des études supérieures subit une anamorphose en tous points opposée à celle à que l’on observe dans les lycées défavorisés. Alors que dans ces derniers, les Sections de Techniciens Supérieurs (STS) sont omniprésentes dans les représentations (Orange, 2013), dans des lycées comme François 1er un observateur peu au fait de l’organisation de l’enseignement supérieur français aurait l’impression que les CPGE sont une des principales voies d’accès à l’enseignement supérieur alors qu’elles ne scolarisent que 7 % des bacheliers. Par exemple, dans le document intitulé « L’orientation après la terminale », quatorze pages sur quarante-huit présentent les CPGE, contre deux pages consacrées aux études courtes. Lors des réunions auprès des parents, où ce document fait l’objet d’une présentation sur power point, le proviseur indique par ailleurs que c’est « pour mémoire », celles-ci n’accueillant en effet qu’exceptionnellement des élèves issus de l’établissement. Deux pages seulement sont néanmoins également consacrées à l’université et ce malgré le fait qu’un quart, et maintenant presque un tiers des élèves, y poursuit ses études.
29 Si les parents se défendent d’exercer une influence sur les choix précis d’études supérieures de leurs enfants, ils canalisent eux aussi jusqu’au dernier moment leurs orientations en ayant recours à divers dispositifs de jugement (Karpik, 2007). Dans les familles qui comptent d’anciens préparationnaires parmi les membres de la parentèle, les réseaux familiaux jouent un rôle essentiel en tant que sources de pression et vecteurs d’informations et de conseils. Il en est de même pour les réseaux de voisinage, amicaux et professionnels, souvent très homogènes socialement. Ces parents mobilisent aussi des dispositifs de type semi-personnel, les journées « portes ou- vertes » des établissements. La participation à ces journées leur permet d’influer indirectement sur les choix de leurs enfants en déléguant à l’organisation le soin de les initier et de les impressionner favorablement, ce qui est particulièrement important dans le cas des bons lycéens « déconnectés » (Ball et al. 1995) de l’univers des CPGE de par leur lieu de scolarisation:
– Il y a un an, il m’avait dit : « Si je suis reçu à P. ou à François 1er, je ne veux pas rentrer dans ces établissements, parce qu’il parait qu’il y a un pressing énorme sur les élèves ; les professeurs appellent les parents si ça ne va pas. » Je souhaitais qu’il intègre une bonne prépa, et j’étais un peu déçu, parce qu’il avait le potentiel. Et là où je suis très content, c’est qu’aux journées portes ouvertes, on a été ensemble, dans différentes prépas (…). Et il a été très agréablement surpris par P. et ici, il a aussi discuté avec quelqu’un ; et il m’a dit ensuite : « il faut absolument que je rentre à P. ou à François 1er ».
31 En outre, les CPGE d’élite pratiquent lors de ces journées un premier niveau d’appariement qui précède celui qui aura lieu au moment de la sélection et annule, dans certain cas, l’anonymat des candidatures au cœur du dispositif APB [9]. En effet, en regardant les bulletins de notes apportés par les élèves, des enseignants de l’établissement évaluent sur place leurs chances d’y être acceptés et notent parfois leurs noms sur une liste qui sera consultée par les commissions de recrutement.
32 Ce travail de canalisation se double d’un travail d’accompagnement étroit de la préparation des choix où on observe à nouveau l’action convergente, bien que pas nécessairement concertée, des parents des classes supérieures et des établissements accueillant des élèves se destinant à des études supérieures prestigieuses (McDonough, 1997). Cette entreprise commence dès l’entrée au lycée, les élèves étant poussés par leurs parents et par les enseignants, qui mettent ainsi en œuvre un parrainage à la fois social et institutionnel, à faire des choix stratégiques d’options. Le choix d’options de spécialité participe en effet de la pré-orientation vers des filières de CPGE plus ou moins prestigieuses alors que celui d’options facultatives (langues anciennes et modernes, classes européennes, options en musique ou théâtre…), souvent dans la continuité de ceux dont ces élèves ont bénéficié dans les premières étapes de leur parcours, leur permet d’accroître leurs chances d’obtenir une mention « très bien » au baccalauréat en ajoutant deux épreuves optionnelles aux épreuves obligatoires [10].
33 Pour préparer leurs choix d’études supérieures, les élèves bénéficient en outre d’un suivi personnalisé de leurs vœux qui mobilise fortement les enseignants et l’administration pendant toute l’année de Terminale. Comme l’indique un des enseignants :
– Chaque élève a sa place, mais il faut qu’il la trouve. L’orientation, c’est vraiment du sur-mesure. C’est pour ça que ça prend du temps.
35 Ce suivi comprend différentes facettes : un travail de « commensuration » (Espeland, Stevens, 1998), autrement dit de mise en balance des différents points forts et faibles des élèves qui devance celui de la commission d’admission en CPGE (Darmon, 2012), un travail d’appariement des exigences des filières et des profils des élèves pris en charge principalement par le proviseur et aussi un travail de « refroidissement des attentes » (Clark, 1960) pour certains élèves et parents, particulièrement délicat quand les premiers ne sont pas encouragés à candidater dans les CPGE du lycée [11]. Le travail « sur-mesure » se concrétise par un accompagnement minutieux des vœux des élèves par les professeurs principaux, les conseils de classe, le proviseur et son adjoint depuis l’ébauche des premiers projets aux mois de septembre jusqu’au dépôt de leurs vœux dans le système APB au mois de mars, avec un avis spécifique du proviseur pour chacun des vœux. Il va même jusqu’à l’affectation finale en juillet, car, pour les élèves qui ont suivi les avis de l’établissement et n’ont obtenu aucun de leurs premiers vœux, le proviseur s’engage à trouver une solution satisfaisante en usant de son influence et de ses réseaux.
36 Les élèves se soumettent avec une assez grande docilité à ce parrainage social et institutionnel par les acteurs scolaires qui comporte néanmoins une dose de compétition car tous ne sont pas sélectionnés à concourir pour les meilleures places (Ye, Nylander, 2015). Ils suivent aussi les conseils de leurs parents qui participent eux aussi à ajuster au plus près les projets de leurs enfants à une offre d’enseignement supérieur étudiée à la loupe en ayant recours aux classements des classes préparatoires publiés chaque année ainsi qu’aux associations des parents d’élèves de l’établissement. Comme dans d’autres établissements d’élite, celles du lycée François 1er détiennent moult informations précieuses concernant les rivalités entre les CPGE d’élite, ainsi que leurs pratiques de sélection et d’organisation interne, qui complètent utilement les informations officielles. Ces parents sont aussi en mesure de donner un dernier « coup de pouce » à l’admission de leurs enfants dans des établissements très sélectifs, en favorisant leur mise en valeur dans les lettres de motivation qu’exigent les CPGE d’élite privées:
– Sa lettre de motivation elle l’a rédigée toute seule ?
– Ah oui, oui. Par contre, ça a mûri. De temps en temps on en discutait. Elle me disait : « Tiens, j’aimerais bien parler de notre expérience à l’étranger » […] Voilà, donc à la fois on en discutait, même moi parfois je lui disais : « Tiens, si tu arrivais à faire ressortir cette qualité que tu as », ou « Regarde, là tu n’arrêtes pas de bouger, samedi tu as du travail, tu as un match et tu as encore envie de voir des amis » […]. Je l’ai peut-être aidée à mieux se connaître et puis après l’écriture, c’est elle […]. Si jamais ce qu’elle avait présenté nous paraissait vraiment mauvais, on aurait peut-être dit : « Là, je crois qu’il faut reprendre », vous voyez, mais là, honnêtement, quand je l’ai lue, je me suis dit : « Ce n’est pas parfait, ça pourrait être fait autrement. Nous, on l’aurait fait autrement », mais moi, ce que je lisais me plaisait [rire].
38 Enfin, tout au long du processus d’orientation en classe de Terminale les parents et, surtout, les élèves ont la possibilité d’avoir de nombreux échanges individualisés de visu ou par courrier électronique avec les professeurs et les membres de l’administration.
La sélection à l’entrée en classe préparatoire
39 Une dernière dimension, qu’il est essentiel de prendre en compte pour évaluer la place des logiques de compétition et de parrainage dans la formation des élites en France, est la façon dont elles interviennent dans la procédure de sélection des élèves dans les classes préparatoires, qui met en relation des prétendants aux filières d’élite et des gatekeepers institutionnels (Karen, 1990) [12]. Si officiellement le recrutement en CPGE se fait sur une base exclusivement méritocratique, en réalité des logiques de parrainage interviennent aussi de façon décisive, leur poids étant accentué par deux facteurs. Le premier est la petite taille du groupe pris en considération comparativement par exemple aux grandes masses que doivent trier les universités d’élite américaines (Karabel, 2005). Le second, le fait que, contrairement à ce que l’on observe aux États-Unis, le jugement ne mobilise pas des résultats à des tests standardisés mais se fonde sur des notes faisant appel à des jugements particularistes des enseignants (Porter, 1995) dont la réputation peut dans certains cas jouer un rôle comme dans le cas des recrutements universitaires (Cable, Murray, 1999 ; Godechot, Louvet, 2010).
40 Les notes en effet ne sont pas considérées par les membres des commissions de recrutement comme des indicateurs suffisamment fiables pour pouvoir comparer et classer les dossiers. Ces notes, il faut le rappeler, ne procèdent pas d’un même acte d’évaluation puisque la procédure d’admission en CPGE – et désormais dans l’ensemble de l’enseignement supérieur – a lieu avant l’examen national du baccalauréat (à l’exception des épreuves anticipées dont les résultats font partie des pièces à fournir). Même si c’était le cas, cela n’éliminerait pas les problèmes associés à l’incertitude concernant les critères utilisés par les enseignants qui les ont attribuées aux candidats. En effet, le niveau attendu des élèves dans les CPGE d’élite est nettement supérieur à celui que mesurent les épreuves de cet examen et son caractère national ne lui permet pas d’échapper totalement au jeu d’arbitrages locaux, en particulier à la prise en compte des évaluations scolaires antérieures des candidats par les jurys. Toutefois, les notes contenues dans les bulletins varient encore beaucoup plus que celles obtenues au baccalauréat en fonction des caractéristiques des élèves (origine sociale, sexe, âge) et de celles des contextes d’enseignement (académie, établissement, classe) (Merle, 2007).
41 C’est surtout sur les éléments contextuels que se focalise l’attention des membres des commissions, particulièrement dans les CPGE publiques d’élite. Situés en haut de la hiérarchie du système éducatif, ces professionnels de l’éducation sont très sensibles aux effets qu’ils attribuent à la recomposition « horizontale » des ségrégations entre établissements, engendrée, comme nous l’avons vu, par les stratégies de parrainage co-construites par les parents et les établissements. Ne pouvant pas à leur avis faire aveuglement confiance à l’unité postulée du système éducatif, ils s’efforcent de réduire l’incertitude sur la valeur des notes par des efforts de contextualisation, particulièrement dans le cas des élèves pour lesquels les trois indicateurs de contexte présents dans leur dossier (établissement, classe et rang dans la classe) ne convergent pas. C’est notamment le cas d’élèves rangés en tête de leur division mais qui proviennent d’un lycée peu connu et/ou d’une classe dont le niveau général est médiocre.
42 L’incertitude concernant la qualité (Karpik, 1989) tient aussi à deux autres éléments. Le premier est que les notes ne mesurent que les performances passées alors que les CPGE d’élite sont à la recherche d’élèves capables de réussir les concours les plus exigeants, des élèves qui, dans le jargon des enseignants, « ont de la réserve » (Darmon, 2012). Certes, complétées par les commentaires des professeurs ainsi que par l’appréciation globale portée sur l’élève et sur le niveau de la classe par le chef d’établissement, les notes permettent de déceler la présence de certains traits associés à ce « potentiel ». Deux des plus importants sont la régularité dans le travail et la capacité à s’investir dans toutes les matières en vue de concours à visée généraliste. Toutefois, même en se focalisant sur ce type de dossiers, des zones d’incertitude demeurent concernant les marges réelles de progression des élèves, car celles-ci dépendent également de l’acquisition préalable de certaines attitudes comme la capacité à supporter les pressions compétitives qu’engendre la concentration de « premiers de la classe » dans les CPGE très sélectives.
43 À l’incertitude sur la valeur des élèves s’ajoute celle concernant les contours exacts de chaque nouvelle cohorte d’admis que la procédure informatisée, introduite en 2003, puis le système APB, ont contribué à accentuer. La procédure ancienne, dans laquelle les élèves devaient émettre trois vœux connus des établissements et subir une logique séquentielle de classement [13], avantageait clairement les établissements « en haut du panier » qui contrôlaient le déroulement de l’ensemble de la procédure par leur capacité à manipuler des paramètres importants de l’action des autres établissements et des usagers (Crozier, Friedberg, 1977). Avec la nouvelle procédure, l’incertitude est maintenant mieux partagée entre les établissements ainsi qu’entre les établissements et les usagers : toutes les CPGE reçoivent et classent désormais les dossiers sans pouvoir connaître ni les stratégies de recrutement de leurs concurrents, ni la façon dont les élèves ont ordonné leurs vœux.
44 Ces nouveaux éléments ont complexifié le travail des recruteurs. Les enseignants de CPGE interrogés par Jacques Rauscher (2010) sont ainsi 37,5 % à estimer que le changement de procédure a accru le nombre de dossiers adressés à leur CPGE et 29,4 % qu’elle a entraîné une plus grande diversité des dossiers reçus, renforçant les difficultés du travail d’évaluation. Ces phénomènes ont surtout affecté les établissements de deuxième ou troisième rang qui voient partir au fil des itérations de la procédure beaucoup d’élèves en haut de leur classement et risquent d’accepter des élèves classés tout en bas dont le niveau scolaire est faible. Mais les établissements situés en haut de la hiérarchie sont également concernés du fait qu’ils reçoivent davantage de dossiers de bons élèves provenant d’un éventail plus important d’établissements.
45 Les incertitudes liées à la valeur des notes de ces élèves conduisent les équipes en charge de la sélection dans les CPGE d’élite publiques à focaliser leur attention sur des informations contextuelles permettant d’apprécier la valeur « technique » des élèves. À François 1er, le premier passage en revue d’un dossier est extrêmement rapide (moins d’une minute) et se limite à l’examen de la première page sur laquelle figurent les éléments que les gatekeepers des CPGE publiques d’élite jugent essentiels pour un premier tri des candidats : classe et lycée d’origine de l’élève, matières suivies en classe de Terminale avec la note de l’élève, son rang dans la classe dans cette matière et les appréciations des professeurs, l’effectif du groupe et l’appréciation générale et le commentaire sur la candidature du chef d’établissement. Les observations et les entretiens ont révélé que l’établissement d’origine est un critère essentiel qui connote fortement l’examen des notes et des appréciations. Dans la perspective de recruter les meilleurs élèves, mais aussi d’avoir des pratiques de sélection équitables à l’égard de ces derniers, il apparaît indispensable de ne pas défavoriser les établissements qui notent sévèrement, mais également, bien évidemment, de ne pas favoriser ceux qui feraient preuve d’une plus grande indulgence. Afin d’évaluer rapidement les environnements scolaires d’origine des candidats, les professeurs s’appuient sur leur connaissance personnelle de certains établissements, mais visant un recrutement national, voire international, auprès principalement des lycées français à l’étranger, ils ont aussi régulièrement recours à un document « maison » :
Ce recrutement national fait que nous avons, non pas une connaissance très fine de tous les établissements, comme dans un lycée de province, mais – je ne voudrais pas utiliser le terme de fichier – une sorte d’historique d’un nombre incalculable de lycées, qu’ils soient publics ou privés, y compris de lycées totalement inconnus, sans la moindre notoriété, et de petites villes de province. Ce que nous faisons systématiquement dans un lycée comme celui-ci – c’est moi qui ai lancé ça il y a quelques années – même si ce n’est pas dans toutes les classes, c’est qu’au conseil de classe du premier trimestre, nous avons la pile des dossiers de candidatures des élèves de la classe en question […]. On essaye de voir s’il y a distorsion ou pas, contradiction ou pas [...]. Lorsque nous avons un énorme décalage entre les résultats, nous n’en tirons pas des conséquences définitives, parce qu’on attend de voir comment se déroule l’année et certains élèves peuvent très mal démarrer, et deux ans après, entrer dans les meilleures des grandes écoles d’ingénieur ou de commerce. Donc on est très prudent par rapport à ça. Mais ça nous permet de lister les établissements où nous avons constaté ce très grand décalage [...]. Vous voyez nos méthodes. Ça n’a rien de scientifique, mais nous utilisons toutes les occasions possibles pour nous faire une idée plus précise des établissements.
47 Le jugement s’appuie aussi sur certaines caractéristiques, comme les effectifs des classes de l’établissement d’origine et leur organisation (ou non) sur la base d’options, perçues comme de bonnes approximations de la qualité relative de l’élève candidat. Le réseau d’enseignement y joue également un rôle essentiel, les petits lycées privés en particulier étant souvent soupçonnés, comme en Angleterre (Zimdars, 2015), de gonfler artificiellement les notes et de proposer des appréciations dithyrambiques sur leurs candidats.
48 Le niveau général attribué à l’établissement et à la classe et le rang de l’élève dans celle-ci jouent un rôle essentiel lorsque l’établissement de provenance n’est pas un établissement réputé. À l’inverse, dans ce mode de sélection, les élèves provenant d’établissements familiers des enseignants et favorablement perçus vont profiter d’un effet d’aubaine. Celui-ci est maximal pour les élèves qui ont fait leurs études secondaires au sein du lycée où sont implantées les CPGE auxquelles ils prétendent, pour les raisons évoquées dans la section précédente. Ces élèves profitent en fait d’un double parrainage qui épouse les logiques de chartering et de bartering étudiées par Persell et Cookson (1985) : ils sont perçus de façon très favorable grâce à la socialisation anticipatrice des exigences des CPGE d’élite dont ils ont bénéficié ; ils tirent aussi un immense parti du fait d’avoir été jusqu’au dernier moment indirectement ou directement conseillés – et parfois défendus quand le proviseur en séance se fait leur avocat – par ceux-là même qui prononcent leur admission.
49 Les procédures de sélection ne sont pas tout à fait les mêmes dans les CPGE d’élite privées : les éléments de connaissance sollicités et examinés par les personnes en charge de la sélection y sont plus nombreux et préservent moins la discrétion des personnes dans l’optique de disposer de garanties morales et non seulement techniques (Barber, 1983) de la qualité des élèves. Ces procédures s’expliquent par la présence d’un modèle éducatif qui, prétendant agir sur la totalité de la personne et favorisant la collaboration entre élèves se fonde davantage que dans l’enseignement public sur des savoirs de type particulier, mais aussi par les attentes d’entre soi des groupes sociaux qui choisissent prioritairement ce type d’établissement. Dans ce cas, il s’agit en fait moins de hiérarchiser des élèves sur la base d’un ensemble de critères homogènes que de mettre en équivalence une pluralité de critères hétérogènes de façon plus proche de ce l’on observe dans les université d’élite Outre-Atlantique (Stevens, 2007). Ainsi, dans la CPGE que nous appellerons Saint-Joseph, où les dossiers sont examinés successivement par un professeur, par le « préfet » de la filière choisie par le candidat et par le chef d’établissement qui ne se réunissent pas physiquement, le dossier type comporte des documents spécifiques qui s’ajoutent au dossier national.
Encadré 2
• Le relevé des notes, places et appréciations de Seconde, Première et Terminale (deux trimestres).
• Les avis motivés des professeurs remis sous pli cacheté. Les champs à remplir par les professeurs sont : « rapidité d’assimilation, potentiel de concentration, rigueur dans les raisonnements, réaction devant une situation nouvelle, mémoire, curiosité, autonomie et initiative, aptitude aux travaux de groupes (TPE) et « L’élève a-t-il un potentiel de progression ? ». Le professeur a le loisir d’ajouter des « commentaires libres ». Il lui est aussi demandé d’estimer le rang de l’élève dans la classe, le niveau de celle-ci, et si les résultats de l’élève sont obtenus en travaillant « très peu », « assez peu », « normalement » ou « beaucoup ».
• Une fiche de renseignements complémentaires (noms et professions des deux parents, situation familiale, nombre et âges des enfants, scolarité antérieure du candidat avec indication des établissements fréquentés en Seconde, Première, Terminale et mention du type d’établissement (privé / public) et les langues, LV1 et LV2, qui seront pratiquées en CPGE.
• Une lettre de présentation personnelle manuscrite du candidat dans laquelle on attend de celui-ci qu’il « présente ses goûts, ses passions, ses activités extrascolaires, ses engagements, ses qualités et ses défauts […] ce qu’il attend de l’établissement et ce qu’il pense pouvoir lui apporter »
• Trois photos d’identité.
50 Les informations dont dispose la commission de sélection sont donc moins parcellaires et désincarnées que dans la procédure de sélection dans les CPGE publiques. Cela n’est pas sans incidence sur la sélection effectuée. La consultation des dossiers d’admission montre que la lettre est un élément très fréquemment commenté par les examinateurs, que ce soit pour souligner ce qui d’une personnalité plaît (ex. « bonne lettre », « lettre sympathique », « lettre positive ») ou déplaît (« bon niveau, mais incolore, inodore et sans saveur », « motivations égocentrées »). Le codage systématique des commentaires des professeurs, du préfet et du chef d’établissement, à partir d’une grille d’analyse qui distingue jugements relatifs à la personnalité de l’élève et jugements à propos de son contexte antérieur de scolarisation, nous a permis de constater que, parmi les commentaires apposés sur les dossiers, environ la moitié s’appuie sur des éléments d’information spécifiques à la procédure « maison ». Si l’excellence académique prime, les jugements sont beaucoup plus fortement colorés que dans l’enseignement public.
51 L’importance des éléments personnels, en particulier de la lettre de présentation manuscrite, varie certes fortement selon le type de candidatures. Dans le cas de candidatures « standard », très largement majoritaires, le dossier scolaire mobilise comme dans les CPGE publiques, la plus grande partie de l’attention des évaluateurs, à la différence près que les recruteurs disposent d’informations plus personnalisées sur les profils scolaires des élèves grâce aux « avis motivés » des professeurs. En revanche, quand il s’agit de cas qui sortent un peu du moule, la lettre peut jouer un rôle non négligeable, surtout quand c’est le chef d’établissement qui s’en empare pour faire primer son jugement. S’il en est ainsi c’est qu’elle est la pièce pivot pour juger des qualités et des « mérites » extrascolaires comme la capacité à prendre des initiatives, à mener de front plusieurs activités ou à travailler de façon efficace avec d’autres que l’on juge, comme aux États-Unis, dans certains cas aussi importantes que l’excellence intellectuelle (Grodsky, 2007).
Conclusion
52 Les trajectoires scolaires des futures élites se caractérisent en France par une articulation étroite des logiques de compétition et de parrainage qui fonctionnent l’une comme norme officielle et l’autre comme norme informelle et se nourrissent l’une de l’autre. Le caractère très fermé de la compétition rend légitime pour de nombreux parents, mais aussi pour beaucoup des professionnels de l’éducation, la mise en œuvre de logiques de parrainage. En retour, l’existence de logiques de parrainage, à la fois critiquées et perçues comme inévitables, justifie aux yeux de nombre de ces acteurs, le maintien, comme contrepoids, d’une compétition sévère. Ces logiques ne se déclinent pas de la même façon selon les niveaux d’enseignement. Plus atténuées à l’école primaire – qui est pourtant loin de correspondre au modèle de l’école inclusive –, elles deviennent plus visibles dans l’enseignement secondaire et affectent les stratégies de choix comme les modes de sélection dans l’enseignement supérieur. Elles différent aussi selon les réseaux d’enseignement public et privé, en lien avec les valeurs qu’ils dé- fendent et avec leur organisation interne, mais aussi avec les visées des groupes qui en sont les principaux usagers.
53 Les conséquences de ces processus sont importantes pour les individus et pour la société. Les jeunes qui en sortent gagnants croient profondément au mérite (Tenret, 2011) parce qu’ils sont très conscients d’avoir été soumis à une logique de tournoi de plus en plus violente au fur et à mesure de leur trajectoire scolaire exigeant de grands efforts de leur part, et justifiant selon eux qu’ils bénéficient, après leur réussite aux concours et leur passage par les grandes écoles, d’une forte reconnaissance sociale et de nombreux avantages à vie dont une forte protection à l’égard de la compétition professionnelle et une grande sécurité statutaire. Ils sont moins lucides concernant les logiques de parrainage. D’une part, leurs parents, tout particulièrement leurs mères, s’évertuent à cacher ces logiques pour faire briller les talents de leurs enfants (van Zanten, 2015) ; d’autre part, le parrainage dans l’espace scolaire leur apparaît souvent comme la récompense de leur mérite. En outre, l’entre soi scolaire et social auquel les logiques de parrainage donnent lieu, conduit ces élèves à ne se comparer qu’avec leurs semblables, ce qui les rend largement aveugles aux barrières scolaires, culturelles et sociales auxquelles se heurtent les élèves d’autres milieux sociaux (Naudet, 2012).
54 L’interaction des logiques de compétition et de parrainage a aussi de multiples conséquences sur le fonctionnement du système éducatif. La liberté de facto laissée aux établissements et aux parents de déployer des stratégies a contribué au renforcement de la spécialisation sociale et scolaire d’établissements de même type, certains peinant à doter tous les élèves des connaissances nécessaires à leur insertion professionnelle et au plein exercice de la citoyenneté alors que d’autres s’occupent principalement des futures élites (Merle, 2011). Ces processus ont aussi abouti à la constitution de routes institutionnelles dont certaines sont des voies royales et d’autres des impasses. Ils participent au maintien, et même dans la période récente à l’accroissement, des inégalités, non seulement dans l’accès aux filières d’élite (Euriat, Thélot, 1995 ; Albouy, Wanecq, 2003), mais dans l’ensemble du système d’enseignement.
55 Un tel système a aussi des effets sur la légitimité de l’ordre social. Alors que la nécessite de former des élites compétentes est un des principaux arguments avancés pour justifier le maintien de voies distinctes et hiérarchisées entre elles dans l’enseignement supérieur, leur existence engendre en amont un ensemble de processus qui nuit fortement à l’efficacité des modes de sélection. Le système éducatif français arrive certes à dégager une élite, mais dont le vivier social et scolaire est extrêmement limité, car les mécanismes qui président à la sélection des meilleurs laissent rapidement de côté tous ceux qui ne peuvent bénéficier ni d’un accompagnement étroit de leurs parents, ni d’un environnement institutionnel mettant tout en œuvre pour assurer leur progrès intellectuel. Ce mode de constitution des élites entretient la défiance à l’égard du système d’enseignement et, par le même mouvement, du système social dont il est censé soutenir la légitimité (Meyer, Rowan, 1977). Si les conditions de leur formation créent des formes d’appréciation mutuelle et de solidarité entre les élites scolaires qui per- durent bien après la fin de leurs études, leurs membres éprouvent de grandes difficultés à faire reconnaître leurs qualités en dehors du cercle de ceux avec qui ils ont été formés. On ne saurait dès lors s’étonner de la distance et de la suspicion croissantes qui marquent les rapports entre une minorité qui doit sa position à son passage par ces voies étroites de reproduction et de mobilité ascendante et la majorité de ceux qui ont, souvent précocement, et en tout cas durablement, été exclus du jeu.
Notes
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[1]
De nombreux matériaux ont été recueillis dans ces deux études qualitatives. Parmi ces derniers, nous utilisons ici des entretiens réalisés d’une part, auprès de 30 familles (dont les noms ont été modifiés) appartenant pour 28 d’entre elles aux classes supérieures et d’autre part, dans le lycée public d’élite (que nous appellerons François 1er) avec l’équipe administrative (le proviseur et les proviseurs adjoints, dont celui de la CPGE), avec 14 professeurs de Terminale et avec le conseiller d’éducation ; diverses observations (réunions en direction des élèves et des parents, journées portes ouvertes, conseils de classe en Première et Terminale). À cela s’ajoutent les matériaux recueillis pour analyser les procédures de sélection dans cette CPGE et dans une CPGE d’élite privée que nous présentons plus loin.
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[2]
Nous avons élaboré nous-mêmes ce tableau à partir du texte original de Ralph Turner (1960) et de sa traduction par Jean-Claude Forquin (1997), à laquelle nous avons contribué. Un article de London (1989) présente un autre exemple de tableau synthétique des deux types.
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[3]
Voir Grodsky, 2007 ; Naudet, 2012 ; Ye, Nylander, 2015 ; Zimdars, 2015.
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[4]
Par exemple, alors que de nombreux chercheurs considèrent que la focalisation sur les résultats des élèves témoigne de la présence d’une logique de compétition, d’autres comme Morgan (1990) pensent que ces résultats témoignent du soutien familial et scolaire dont ces élèves ont bénéficié et que seule l’absence de sélection doit être considérée comme indicatrice de l’absence de parrainage.
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[5]
Comme le laissent entendre les formulations de Turner reprises dans le tableau synthétique, ce dernier alterne des postulats soulignant le caractère ouvert de la compétition (« maintien du plus grand nombre dans la course », soutien aux plus faibles »…) et d’autres faisant plutôt allusion à sa fermeture (« insécurité du statut élitaire »).
-
[6]
Deux types de travaux méritent d’être particulièrement pris en compte dans cette optique : ceux mettant en évidence les effets de streams (Ball, 1987) ou de tracks (Rosenbaum, 1975 ; Lucas, 1999) sur les parcours scolaires des enfants; et ceux montrant les différences entre établissements du point de vue de leur insertion ou non dans des « routes institutionnelles » (Kingston, Lewis, 1990 ; van Zanten, 2009b) menant aux universités d’élite (Attewell, 2001 ; Boliver, 2013) ;
-
[7]
Les élèves de CPGE sont nettement plus nombreux à avoir bénéficié de cette pratique (12,8 % étaient « en avance » contre 3,4 % de l’ensemble des bacheliers en 2006-2007) (Lemaire, 2008) qui constitue un atout important au moment des propositions d’orientation au collège et au lycée et même de la sélection en CPGE : l’âge étant avec les notes un des facteurs les plus pris en compte par les enseignants (Duru-Bellat, Mingat, 1988).
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[8]
Données indiquées dans le site web de l’établissement. Le travail sur l’orientation dans le lycée François 1er a été réalisé en collaboration avec A.C. Oller.
-
[9]
Admission Post-Bac (APB) est le service et le site web mis en place en France par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche pour réguler la demande de places en première année dans l’enseignement supérieur. Les candidats y entrent leurs vœux par ordre de préférence ; les formations y entrent le nombre de places qu’elles offrent et les conditions qui s’y attachent ; la distribution des places se fait de manière automatique, à date fixe, en recherchant l’adéquation entre le meilleur vœu des candidats et le niveau demandé par les formations sélectives (ou le tirage au sort pour les formations non sélectives).
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[10]
Le changement du mode de calcul de la moyenne finale par l’incorporation des notes aux épreuves optionnelles a eu pour effet une augmentation très forte et rapide des mentions « très bien » au baccalauréat, au profit des bons élèves. En sont détenteurs un quart des élèves en CPGE (Lemaire, 2008) et 59 % des élèves de François 1er, où ce pourcentage n’était que de 20 % en 2005 avant le changement du mode de calcul.
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[11]
Ce dernier n’admet en effet que 40 % de ses propres élèves en CPGE, ce qui témoigne de l’importance de la logique de parrainage, mais apparaît comme un pourcentage très faible aux yeux de jeunes ayant été sans cesse encouragés par leur environnement à voir ces classes comme le point culminant d’une carrière d’élève excellent.
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[12]
Cette partie de l’article repose sur un travail réalisé en collaboration avec Hugues Draelants. Voir Buisson-Fenet, Draelants, 2013. Nous avons observé deux procédures de sélection et interviewé tous les acteurs impliqués (enseignants, préfets dans la CPGE privée, chefs d’établissement). Nous avons eu également accès à l’ensemble des dossiers archivés à l’issue de chaque procédure et avons étudié de manière détaillée les décisions prises à propos d’une vingtaine de dossiers dans chaque cas. Cet échantillon de dossiers tirés au hasard n’est bien entendu pas représentatif. Il a plutôt été pensé selon une logique d’échantillonnage qualitatif, c’est-à-dire que nous avons cherché à diversifier les types de dossiers, en puisant des cas aussi bien parmi les premiers que parmi les derniers admis, parmi les individus classés mais non admis, ou encore parmi les élèves non classés ou ceux classés comme « dossier à risque ». Nous avons aussi veillé à la présence des garçons et des filles, des élèves provenant de grands lycées et de petits lycées.
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Les établissements recevaient les dossiers des élèves qui les avaient demandés en premier vœu, les examinaient et, après en avoir retenu un certain nombre, transmettaient les autres à l’établissement demandé par les élèves en deuxième vœu, qui suivait la même procédure envers ceux demandés en troisième vœu.