1 La formation des élites fait actuellement l’objet d’une attention soutenue qui se traduit entre autres par la publication de nombreux numéros spéciaux de revue (Kruger, Helsper, 2014 ; McCarthy, Kenway, 2014 ; Howard, Kenway, 2015 ; Kenway, Koh, 2015 ; Gérard, Wagner, 2015) et de readers (Almeida, Nogueira, 2002 ; Howard, Gaztambide-Fernandez, 2010 ; Ziegler, Gessaghi, 2012 ; Maxwell, Aggleton, 2015 ; van Zanten et al., 2015) sur ce thème. Pendant longtemps pourtant cet objet de recherche a souffert d’un statut marginal au sein de la sociologie de l’éducation en raison notamment de la méfiance ou du désintérêt des chercheurs à l’égard de travaux semblant accorder un poids excessif aux activités d’une poignée d’individus et d’institutions au détriment d’une vision plus structurelle de l’ordre social. À cela s’est ajouté la crainte de l’adoption d’une attitude complaisante à l’égard de catégories ou d’organisations puissantes et de ne pas pouvoir « s’imposer aux imposants » (Chamboredon et al., 1994) en démontant les récits par lesquels ils légitiment leur statut (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1997). Par ailleurs, le fait que les premières études aient représenté les environnements éducatifs des élites en soulignant leur caractère exotique et leur séparation du reste de la société (Wakeford, 1969 ; Cookson, Persell, 1985) n’a pas favorisé leur intégration au sein de la discipline.
2 Les recherches sur l’éducation scolaire des élites sont néanmoins essentielles non seulement pour comprendre les processus qui permettent à des personnes et à des établissements d’enseignement de bénéficier d’un statut privilégié, mais aussi pour saisir les effets de ces processus sur l’ensemble des groupes sociaux et du système d’enseignement. Il est pour cela nécessaire de s’affranchir d’une vision particulariste et réductionniste de cet objet, encore moins pertinente aujourd’hui qu’autrefois. De nombreuses évolutions ont en effet, depuis les années 1980, favorisé l’intégration des élites dans le système social et contribué à une « normalisation » de leurs stratégies éducatives qui ne les empêche nullement de continuer à monopoliser les biens éducatifs les plus convoités. Pour gagner en épaisseur, cette approche généraliste doit néanmoins pouvoir intégrer des traditions de recherche qui demeurent encore fort isolées les unes des autres, et en particulier créer des ponts entre les travaux axés sur la socialisation et la sélection scolaire des futures élites et ceux qui s’intéressent à l’influence des parcours et des compétences scolaires sur les pratiques et les éthiques des élites en exercice. Cette approche généraliste et compréhensive des élites scolaires ne peut par ailleurs faire l’économie de la prise en compte des spécificités nationales, car l’éducation, et tout particulièrement la formation des élites, demeure fortement influencée par des représentations et des modes d’organisation à l’échelle des États, ce qui n’interdit pas d’explorer les effets de dynamiques globales sur la convergence des stratégies institutionnelles et individuelles.
3 C’est dans cette triple perspective que la seconde partie thématique de ce numéro a été conçue.
« Normalisation » des stratégies éducatives et recréation des privilèges
4 Les élites actuelles n’élèvent plus leurs enfants à domicile même si une partie des tâches éducatives peuvent encore, dans certaines familles, être déléguées à des nannies et des filles au pair plutôt qu’à des crèches ou à des jardins d’enfants (Macdonald, 1998). Les pensionnats jouent certes encore un rôle distinctif dans certains pays, mais les élites confient désormais massivement l’éducation de leur progéniture à des établissements scolaires formellement semblables à ceux qui scolarisent la majorité des enfants. L’emprise croissante de la méritocratie à dominante scolaire sur le fonctionnement des sociétés contemporaines oblige en outre aujourd’hui ces catégories, y compris les plus éloignées de l’univers scolaire, à se soumettre aux exigences de ce dernier en prolongeant le mouvement d’individualisation et de scolarisation du processus de reproduction déjà finement analysé par Pierre Bourdieu dans La Noblesse d’État (1989). L’extension de la compétition méritocratique met aussi leurs enfants en concurrence avec ceux des classes moyennes et avec le petit nombre d’enfants des classes populaires qui, grâce à de très bons résultats, peuvent prétendre accéder aux établissements d’enseignement secondaire et supérieur les plus réputés. Ce phénomène est particulièrement visible dans les grandes universités d’élite américaines dont le niveau d’excellence scolaire exigé à l’entrée n’a cessé de s’élever (Alon, Tienda, 2007).
5 Cet état de fait contraint les élites à développer des stratégies destinées soit à mieux armer leurs enfants pour la compétition soit à chercher des moyens de la contourner. Ces stratégies ne sont pas fondamentalement différentes de celles développées par les classes moyennes. Elles s’en distinguent toutefois par la capacité qu’ont les membres de ce groupe de tirer habilement parti des marges d’action ouvertes par les systèmes d’enseignement et des opportunités qu’offrent des établissements scolaires à statut élevé ou visant à atteindre ce statut. Deux éléments étroitement liés méritent d’être soulignés ici. Il s’agit, d’une part, de l’influence des ressources économiques dans l’éducation des enfants, et donc de la possibilité pour les élites économiques d’acheter des services éducatifs afin d’asseoir leur position et, d’autre part, de l’importance du secteur privé et de sa capacité à proposer des voies d’accès à l’élite concurrentes de celles offertes par les établissements publics.
6 Présents dans les modèles éducatifs étudiés dans les quatre premiers articles de ce numéro, ces éléments n’y ont pas le même poids et leur prise en compte permet en fait d’opposer la France et la Suède d’un côté, à l’Angleterre et aux États-Unis de l’autre. Dans les deux premiers contextes nationaux, le capital économique constitue un atout de taille pour assurer la réussite des enfants dans les systèmes éducatifs nationaux ou leur offrir des parcours éducatifs internationalisés. Les établissements secondaires privés y favorisent aussi davantage qu’autrefois l’accès aux établissements d’enseignement supérieur d’élite. Les ressources économiques engendrent néanmoins des inégalités plus significatives aux États-Unis en raison de l’influence directe des revenus des parents sur le fonctionnement des établissements publics d’enseignement, de l’importance des services éducatifs marchands et du coût des universités d’élite privées (Armstrong, Hamilton, 2013). Parallèlement, en Angleterre, les établissements d’enseignement secondaire privés jouent un rôle plus décisif que dans les trois autres pays dans la reproduction et le renouvellement des élites économiques. Ils le doivent à la fois à leur capacité à s’adapter aux demandes spécifiques en matière de socialisation des différentes fractions d’élite auxquelles ils s’adressent et aux liens toujours privilégiés qu’une partie d’entre eux entretient avec les universités d’élite (Boliver, 2013).
Vers une meilleure intégration de plusieurs traditions de recherche
7 Pour mettre en lumière les effets structurels du rapport des élites au système d’enseignement il est néanmoins nécessaire de disposer d’une vision globale de leurs logiques de scolarisation jusqu’à la fin des études supérieures. Or, les travaux sur les dyna- miques élitistes au cours des études secondaires et supérieures se sont, jusqu’à aujourd’hui, développés de façon relativement indépendante les uns des autres. Les recherches sur le premier thème sont en pleine expansion avec, depuis le début des années 2000, une floraison d’études ethnographiques d’écoles secondaires d’élite (Gaztambide-Fernandez, 2009 ; Khan, 2011 ; Darmon, 2013 ; Méndez, 2013 ; Maxwell, Aggleton, 2014 ; Forbes, Lingard, 2015). De nombreuses publications ont aussi été consacrées aux stratégies scolaires des membres des classes supérieures (Vieira Da Fonsenca, 2003 ; Power et al., 2003 ; Vincent, Ball, 2007 ; van Zanten, 2015a). Ces travaux dialoguent cependant peu avec ceux consacrés aux établissements d’enseignement supérieur d’élite qui, il est vrai, se sont prioritairement intéressés à la réussite et à l’intégration des élèves issus des classes populaires et des minorités ethniques (Reay et al., 2009 ; Espenhade, Radford, 2009). Un pont a néanmoins pu être établi ces dernières années grâce à des enquêtes portant sur la transition de ces élèves du secondaire au supérieur (Allouch, 2013 ; Pasquali, 2014).
8 Une partie des recherches échappe néanmoins à cette dichotomie. Il s’agit de l’importante littérature américaine consacrée à la façon dont les établissements d’enseignement secondaire s’ajustent à l’évolution des critères d’admission des universités d’élite et à celle dont, en retour, ces universités s’adaptent à la ségrégation entre high schools et à leur modes de groupement et d’évaluation des élèves (Espenhade et al., 2005). Ce thème trouve un écho plus ou moins fort dans les quatre études nationales incluses dans la seconde partie thématique de ce numéro : celles de S. Khan et de C. Maxwell soulignent en effet la pression croissante des logiques méritocratiques d’accès aux universités d’élite sur les écoles secondaires, y compris sur celles où la transmission d’une culture de classe a longtemps été une visée plus importante que la fabrication de l’excellence scolaire alors que ceux de D. Broady et M. Börjesson et d’A. van Zanten explorent de façon plus systématique le double effet de l’extension de la compétition dans l’enseignement secondaire et des stratégies du secteur privé sur les modes de sélection des institutions d’enseignement supérieur.
9 Le hiatus le plus important est néanmoins celui qui sépare ces deux types de travaux et ceux consacrés aux élites administratives et économiques, qui ont davantage postulé qu’étudié l’influence du parcours et de la socialisation scolaires de ces groupes sur leur haut degré d’intégration normative et fonctionnelle. Certes, dans la période récente des travaux ont documenté de façon plus précise les différences dans le degré d’unité et de circulation horizontale des élites entre des pays comme la France et l’Angleterre dans lesquels existent des liens étroits entre les établissements d’enseignement supérieur d’élite et les strates supérieures des institutions politico-administratives et économiques (Suleiman, Mendras, 1997 ; Joly, 2005 ; Hartmann, 2011) et d’autres où les voies éducatives menant à des positions d’élite sont plus hétérogènes. Depuis une quinzaine d’années ont également vu le jour des études sur les cursus de formation des futures élites administratives (Eymeri, 2001 ; Oger, 2008) managériales (Lazuech, 1999 ; Abraham, 2007 ; Derouet, Thivet, 2013) ou juridiques (Aït-Aoudia, Vanneuville, 2013) permettant de mieux saisir la façon dont les savoirs auxquels ces élites sont exposées influent sur la conception et l’exercice de leur activité professionnelle et comment le contenu réel ou supposé de cette dernière influe sur les modèles de formation. Rares sont néanmoins les recherches permettant de comprendre comment les élites construisent leurs catégories de pensée et d’action sous la triple influence de leur socialisation familiale, scolaire et professionnelle.
10 Les deux derniers articles de ce numéro offrent des pistes comparatives dans ce sens. L’article d’A. Allouch, Ph. Brown, S. Power et G. Tholen montre ainsi la centralité du thème de la responsabilité chez les étudiants de Sciences Po Paris et d’Oxford. Le recours à cette notion est pour ces étudiants une façon de s’approprier leur destin individuel en prenant leurs distances par rapport aux conditions familiales et scolaires privilégiées dont ils ont bénéficié. C’est aussi une façon de se projeter dans leurs futures fonctions en reprenant une thématique valorisée par les entreprises et les institutions politiques. L’article montre également des différences importantes entre les étudiants français et anglais, qu’il serait intéressant de pouvoir relier à des traits spécifiques de la socialisation familiale et scolaire et de la « socialisation anticipatrice » (Merton, 1997) à l’insertion professionnelle des élites de chaque pays. L’article de M. Mangset ouvre, quant à lui, des perspectives concernant les liens entre les expériences scolaires des hauts fonctionnaires et leurs identités élitaires, en particulier en France et en Angleterre, car on ne trouve pas de liens équivalents chez les hauts fonctionnaires norvégiens. L’auteur montre que les responsables français mettent notamment en avant la sélection scolaire à laquelle ils ont été soumis pour justifier tant leur compétence individuelle que leur légitimité à occuper des positions de pouvoir, alors que les responsables anglais évoquent surtout l’importance de la culture commune et de l’entre soi social auxquels ils ont été exposés, ce qui renvoie clairement à la façon dont ces deux groupes ont intériorisé les normes d’ascension sociale dominantes dans leur pays (Turner, 1960 ; van Zanten, 2015b).