1 Hans-Peter Müller (Université Humboldt, Berlin) et Steffen Sigmund (Directeur de l’Institut Max Weber, Université d’Heidelberg) ont réussi à mener à bien une entreprise que la plupart des spécialistes allemands jugeaient impossible, à savoir la rédaction d’un Manuel consacré à Max Weber. Pour ce faire, ils ont mobilisé pas moins de 44 collaborateurs, appelés à rédiger des textes pointus dans le cadre de rubriques différenciées mais complémentaires.
2 Il convient de saluer d’emblée le produit de cet énorme travail ; l’ensemble ainsi constitué est véritablement impressionnant. Il témoigne fortement de la vitalité des sciences sociales allemandes dans le domaine de la recherche wébérienne puisque seuls deux (Luigi Capogrossi Colognesi et Peter Ghosh), voire trois participants (si l’on rattache exclusivement Hinnerk Bruhns à la France) sont de nationalité étrangère. Un signe complémentaire de cette vitalité nous est fourni par le fait que H. P. Müller et S. Sigmund n’ont pas fait appel, à une seule exception près (Johannes Weiss), aux membres de l’équipe engagée dans la publication de la Max Weber Gesamtausgabe (MWG).
3 Comme le précisent les deux coordinateurs dans un Avant-propos (Vorwort) concis, l’ouvrage est divisé en cinq parties, que l’on peut ramener à trois : la première partie a en effet le statut d’une Introduction générale ; quant à la dernière, elle rassemble, selon son titre même (Anhang), une série de pièces annexes. Les trois parties centrales ont chacune un objet bien précis, c’est-à-dire les concepts (II. Begriffe), les travaux (III. Werke und Werkgruppen) présentés selon un ordre largement inspiré de celui de la MWG et enfin le degré d’actualité de la pensée wébérienne abordé à partir de thèmes précis sous le titre ouvert de IV. Diskussion.
4 Dans un ouvrage de ce genre, l’Introduction sert une précieuse fonction d’orientation, en proposant au lecteur des balises et des repères, voire un cadre général d’analyse ; les deux responsables en ont bien compris la portée, puisqu’ils en ont assumé conjointement la rédaction. Ils y esquissent une biographie certes condensée – en une trentaine de pages − mais ample et précise, en traitant successivement de l’homme et de l’œuvre. En s’appuyant sur les recherches biographiques les plus récentes, y compris celle de Kaube (2014) prochainement traduite en français, ils mettent l’accent sur l’ « ambivalence » de la personnalité de Weber partagée, pour ne pas dire déchirée, entre l’ « ascèse » et la « passion » ; en même temps, ils s’inscrivent dans la continuité de Jaspers, qui avait vu en Weber « le makroanthropos de [son] temps » dans lequel s’incarnerait l’esprit de l’époque. La reconnaissance due à l’œuvre a sans doute souffert dans un premier temps de cette fascination pour la personnalité éminente de Weber mais elle s’est progressivement imposée internationalement, avec des modalités spécifiques selon les pays, et en Allemagne même où les éditeurs de la MWG ont joué un rôle central.
5 Tout en annonçant le choix pour le Manuel d’une « logique systématique » qu’ils mettront en pratique dans la troisième partie avec la division de l’œuvre en six groupes de travaux, H. P. Müller et S. Sigmund tendent, non sans raison, à privilégier dans leur Introduction une présentation de caractère plus « généalogique ». Ils distinguent ainsi trois grandes phases dans la production wébérienne, à savoir 1889-1898, 1904-1910 après la longue interruption due à une dépression nerveuse, 1910-1920, selon un découpage qui doit évidemment beaucoup aux études de Schluchter et aux correctifs qui ont pu, sur tel ou tel point , leur être apportés. Comme ils le notent eux-mêmes, ils ont cherché dans cette présentation à attirer l’attention sur des aspects de l’œuvre moins connus − en particulier des sociologues −, notamment les Agrarverhältnisse im Altertum. Il n’est pas question de les suivre ici pas à pas dans leur exposition détaillée ; mais on ne saurait en revanche passer sous silence le véritable morceau de bravoure sur lequel s’achève cette Introduction et qui est destiné à faire ressortir ce que le cas de Weber a d’exceptionnel et même d’« unique ». On admettra volontiers avec eux que l’on ne peut tirer de Weber un quelconque prêt-à-porter théorique ; et l’on sait également qu’il ne nous propose d’aucune manière une « théorie de la société ». Il nous paraît en revanche excessif d’en conclure qu’on « cherchera en vain chez Weber une théorie ». Dans le même esprit, son insistance sur le caractère relatif des concepts, sur leur rôle primordial d’instrument ne l’a jamais dispensé d’un souci exigeant de leur définition, comme suffisent à le montrer l’ « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive » et le chapitre 1 de Wirtschaft und Gesellschaft, « Soziologische Grundbegriffe ». Toujours est-il qu’avec cette partie finale H. P. Müller et S. Sigmund aident le lecteur à comprendre le statut de leur Introduction : elle n’est pas une simple entrée en matière, elle est plutôt un embarquement (Einstieg, p. 2) pour un voyage dans l’immense domaine de recherche que nous ouvre Weber.
6 Ce voyage se poursuit, selon un ordre logique, par une partie consacrée aux concepts. Celle-ci comporte quarante et une entrées à la rédaction desquelles ont participé trente contributeurs. Si la plupart n’ont été chargés que d’une seule notice, H. P. Müller a assumé une part importante de la tâche avec six articles ; en dehors de lui, quelques spécialistes reconnus de Weber se sont vus confier deux rubriques (Stefan Breuer, Andreas Anter), voire trois (Gert Albert). Comme ces noms suffisent à l’indiquer, la partie traite, bien sûr, des concepts centraux de Weber sur les plans théorique et épistémologique ainsi que de thématiques qu’il a abordées de façon originale, telles que le droit ou la ville ; mais s’y ajoutent − c’est un point qu’il convient de signaler − des exposés de caractère plus synthétique. Leurs auteurs y procèdent à un croisement de thèmes ou à un traitement conjoint de notions proches : c’est notamment le cas pour Arbeit und Beruf, Ideen und Interessen, Wertsphären und Lebensordnungen d’une part, Rationalität, Rationalisierung, Rationalismus et Wert(e), Wertdiskussion, Wertkonflikt d’autre part. Or il est à noter qu’à l’exception de « Sphères de valeurs et ordres de vie » ces sujets complexes ont été explorés par les responsables mêmes du Handbuch, plus précisément par Steffen Sigmund pour « Idées et intérêts » et par Hans-Peter Müller pour les trois autres. L’importance qui leur est ainsi attribuée méritait d’être tout à la fois explicitée et justifiée ; à cet égard, une brève introduction aurait été utile. Celle-ci aurait pu également nous apporter quelques éclaircissements sur le mode de sélection des notions, même si l’on croit deviner qu’il a été essentiellement « pragmatique ». En l’absence de ces précisions, nous formulerons deux hypothèses, au demeurant non exclusives, sur les intentions des deux coordinateurs. Il se peut que, par cette « stratégie » des exposés synthétiques, les responsables du Handbuch aient cherché à faire ressortir l’interdépendance, voire l’articulation des concepts que la logique même de la partie amenait à présenter sous la forme d’une pure et simple succession. Mais ils ont sans doute aussi été guidés par l’intuition que ces textes étaient porteurs d’une dimension d’ouverture sur les débats contemporains, abordés dans la partie IV. Diskussion ; la reprise du thème Arbeit und Beruf (Travail et profession [vocation]) dans cette dernière partie, sous le titre Arbeit,Beruf und Arbeitskraft, tend en tout cas à conforter notre hypothèse.
7 Les deux coordinateurs, et tout particulièrement Hans-Peter Müller, ont donc cherché à imprimer leur marque sur cette partie « Concepts ». Mais le recours à de si nombreux collaborateurs, appelés à jouer chacun sa partition propre, rendait l’entreprise périlleuse. Or l’impression dominante est celle d’une réussite : l’on ne peut qu’être frappé par la richesse du propos, la sûreté de l’information, le degré d’exigence de maintes analyses. Il y a certes des dissonances mais elles ne donnent généralement pas lieu à des discordances ; le traitement n’a pas toujours − et ne pouvait avoir − la même acuité ; il y a des manques mais ils sont, le plus souvent, strictement circonscrits. Et l’on peut en signaler quelques-uns, comme nous allons le faire, sans remettre en question la qualité de l’ensemble.
8 Pour ce qui est de la liste des notions retenues, elle comporte inévitablement une part de subjectivité, voire même d’arbitraire ; il convient d’en prendre acte, sans s’engager dans de stériles débats. Certains – dont nous sommes − auraient sans doute aimé que les formes socio-historiques de domination fissent dans ce cadre l’objet d’une présentation ; d’autres peut-être auraient, de leur côté, souhaité un traitement encore plus élaboré de la dimension épistémologique avec la prise en compte des notions de Chance et de Geltung (validité). Mais les auteurs du Handbuch ne pouvaient évidemment allonger de façon démesurée la liste des notions à traiter pour répondre à cette pluralité d’intérêts. Nous voudrions cependant relever deux absences qui nous paraissent fâcheuses. D’une part, il s’imposait, nous semble-t-il, de réserver une entrée à la triade centrale en sociologie des religions, à savoir Kirche (Eglise), Sekte (Secte) et Hierokratie (Hiérocratie). D’autre part, alors que le charisme est explicitement analysé et que la rationalité (moderne) est maintes fois abordée, le troisième terme qui s’oppose à la fois à l’un et à l’autre, c’est-à-dire la tradition, est laissé de côté ; une entrée Tradition, englobant le concept dérivé de traditionalisme, aurait permis de remédier à ce déséquilibre dans la présentation. À ces deux entrées essentielles nous en ajouterions éventuellement une troisième, sans doute moins fondamentale mais éclairant tout un pan de la pensée de Weber qui, dans la continuité des travaux de Breuer, traiterait des « Types de démocratie ».
9 Le traitement des notions est, nous l’avons noté, inégal ; mais nous ne pouvons en entreprendre ici un examen détaillé. Nous nous bornerons en la matière à quelques observations. La principale peut-être tient au mode d’exposition adopté par Thomas Schwinn pour la notion essentielle d’Ordnung (ordre). Celui-ci propose un ensemble de considérations générales sur le thème de l’ordre social auquel il a beaucoup réfléchi ; mais malheureusement il ne procède pas d’abord et en priorité à la présentation analytique de cette notion, dans le sens qu’elle revêt pour Weber. Il est regrettable de devoir se reporter à l’article de Treiber sur Recht pour en trouver la définition. Le brillant exercice auquel se livre Schwinn nous laisse donc sur notre soif.
10 On peut mesurer aussi à quel point il est difficile d’être un expert également compétent dans l’ensemble des dimensions de la conceptualisation wébérienne : ainsi Andreas Anter, le remarquable spécialiste de l’État et de la sociologie politique, ne témoigne pas de son aisance habituelle dans son court exposé sur le désenchantement (art. Entzauberung und Säkularisation). On touche ici à une limite dans la répartition des tâches pour cette partie.
11 Enfin, le lecteur aura quelque mal à se satisfaire du rapide article Politik qui met essentiellement l’accent sur les qualités fondamentales exigées, selon Weber, de l’homme politique, sans les replacer dans le cadre de la conception générale de la politique défendue par Weber. Une attention plus soutenue aux Ecrits politiques aurait permis de mieux dégager la signification et la portée de la politique pour Weber.
12 Nous terminerons cette série d’observations en posant une question générale qui vaut pour l’ensemble du Handbuch mais qui revêt une importance particulière pour la partie « Concepts » : parmi les travaux postérieurs à la mort de Weber, lesquels devait-on citer et, le cas échéant, présenter ? Il nous semble qu’ici une règle stricte aurait dû prévaloir : c’est le rapport explicite aux analyses wébériennes qui constitue en effet le critère déterminant. Or cette règle n’a pas toujours été respectée, ce qui peut conduire les lecteurs, et en particulier les étudiants visés par le Manuel, à des conclusions fausses sur la réception spécifique des concepts wébériens dans tel ou tel domaine. Il est par exemple inapproprié de consacrer à Bachrach et Baratz ou à Lukes de longs développements, comme le fait David Strecker dans l’article Macht und Herrschaft, alors qu’ils ne citent pas une seule fois Weber dans leurs analyses du pouvoir. Une continuité trompeuse est ainsi établie entre Weber et leurs travaux, là où il eût fallu examiner la transmission – que ce soit par la reprise ou par la discussion critique – de la conception wébérienne du pouvoir. Heureusement, certains auteurs sont plus prudents : ainsi Stephan Paetz se conforme à la règle proposée quand il rappelle justement le rôle joué par Renate Mayntz dans le débat autour de « l’idéaltype de la bureaucratie ».
13 Nous n’irions donc pas jusqu’à dire que le bonheur est total à la lecture du Handbuch, en tout cas de sa seconde partie, comme le fait le commentateur du Tagesspiegel. L’impression dominante que l’on ressent en parcourant ces articles, si diverse que soit leur facture, n’en est pas moins celle d’un intérêt soutenu, accompagné d’un sentiment d’enrichissement. Chacun pourra, en fonction de sa curiosité et de ses préoccupations, faire une ample moisson pour ce qui est de la compréhension des concepts, de leur fécondité heuristique et de leurs interrelations. Et ceci, à tous les niveaux de compétence depuis les étudiants qui s’engagent dans l’étude de Weber jusqu’aux « bons » connaisseurs de l’œuvre.
14 Le même constat s’impose pour la troisième partie, « consacrée aux travaux et groupes de travaux » (III.Werke und Werkgruppen). Elle pourra être l’occasion, pour certains de découvrir l’œuvre, pour d’autres d’approfondir la connaissance qu’ils en ont, pour d’autres encore de la compléter et de la parfaire. Et, compte tenu de l’ampleur exceptionnelle du champ des recherches wébériennes, elle fournit les motifs les plus divers de butiner. Elle est encore plus imposante que la précédente, puisqu’elle comporte près de 200 pages (p. 157- 347). Il convenait de trouver un principe d’organisation pour un ensemble aussi massif. H. P. Müller et S. Sigmund ont opté pour une division de l’œuvre en six groupes de travaux que nous avons signalée plus haut mais dont il reste à préciser la nature. Il est ainsi traité successivement de :
15 A. Wirtschafts- und Sozialgeschichte der Antike und des Mittelalters (Histoire sociale et économique de l’Antiquité et du Moyen Age)
16 B. Sozial-, Politik- und Wirtschaftsverfassung Deutschlands und Europas (Organisation sociale, politique et économique en Allemagne et en Europe)
17 C. Wissenschaftslehre (Théorie de la science)
18 D. Religionssoziologische Werke (Etudes de sociologie des religions)
19 E. Wirtschaft und Gesellschaft. Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte (Economie et société. L’économie dans ses relations avec les ordres sociaux et les puissances sociales) et enfin
20 F. Weitere Schriften (Autres écrits) qui procède au regroupement artificiel de l’essai sur la musique et de la correspondance.
21 À cette énorme entreprise visant à rendre compte de l’œuvre de Weber dans la multiplicité de ses facettes ont collaboré vingt-quatre auteurs, au nombre desquels il faut compter les deux maîtres d’œuvre : une fois encore, H. P. Müller s’est montré le plus actif avec trois contributions (comme Hinnerk Bruhns) ; quant à S. Sigmund, il n’a rédigé qu’un texte mais son objet (l’essai sur la musique) revêt – nous le verrons − une importance particulière. Ces diverses contributions sont, dans l’ensemble, plutôt longues et relèvent davantage du genre de l’article que de celui de la notice. Nous devrons nous contenter, compte tenu de la surabondance de la matière, d’en donner un aperçu, en nous efforçant de dégager et éventuellement de discuter les principes auxquels a obéi cette présentation à voix multiples de l’œuvre.
22 La tâche du lecteur aurait été plus simple si les deux responsables avaient également placé en tête de cette partie une brève introduction qui aurait en particulier défini leurs priorités. Ces quelques remarques introductives auraient en même temps permis de justifier leurs choix sur tel ou tel point spécifique ou, le cas échéant, d’apporter des éclaircissements complémentaires. Ainsi, la décision de placer le commentaire de l’essai sur « L’objectivité… » à la fin de la section consacrée à la « Théorie de la science » appelait pour le moins quelques explications : la réflexion épistémologique de Weber ne s’est pas arrêtée à ce texte, même s’il reste central, et la seule substitution – langagière – de « type pur » à « idéaltype » en dit déjà quelque chose. De plus, il eût été utile de signaler les éléments de continuité (ou de discontinuité) dans l’attribution des rubriques : on relèvera en particulier que trois auteurs seulement, nommément Bruhns pour Stadt (ville), Stachura pour Gemeinschaft(en) [communauté(s)] et Treiber pour Recht (droit) ont traité à la fois de la notion et de l’ouvrage correspondant. On a peut-être ici l’explication d’une petite énigme : si Treiber, l’éminent spécialiste, ne consacre à la notion qu’une présentation globale, c’est vraisemblablement parce qu’il traite plus à fond le sujet dans son analyse de l’ouvrage Recht, qui introduit non seulement l’opposition fondamentale entre rationalité formelle (formal) et rationalité matérielle (material) mais aussi la distinction complémentaire formell (procédural)/materiell (substantiel) sur laquelle il a, avec Quensel, attiré l’attention. Les cas où les notions et les ouvrages qui les exposent sont traités par des auteurs différents auraient pu, de leur côté, donner lieu à des observations significatives : ainsi Gert Albert (art. Erklären und Verstehen, Idealtyp dans la seconde partie) d’une part, Johannes Weiss (Verstehende Soziologie und Werturteilsfreiheit [1908-1920] dans la troisième) d’autre part nous offrent deux images distinctes de l’épistémologie wébérienne.
23 Venons-en maintenant à l’examen des priorités, telles du moins que nous les avons comprises. On retrouve dans cette partie le souci, déjà présent dans l’Introduction, de rendre justice à des aspects de l’œuvre qui tendent à être méconnus, compte tenu de la spécificité de leur objet, ou négligés, pour leur statut soi-disant marginal. Ils trouvent toute leur place dans le Handbuch où ils sont traités de façon approfondie. Le lecteur apprendra ainsi beaucoup en prenant connaissance des quatre articles longs et substantiels qui constituent la première section (Wirtschafts- und Sozialgeschichte der Antike und des Mittelalters). Les deux spécialistes reconnus de l’Antiquité que sont Luigi Capogrossi Colognesi et Hinnerk Bruhns l’aideront à mesurer la portée de Die römische Agrargeschichte d’une part, des Agrarverhältnisse im Altertum de l’autre. Et à ceux qui s’étonneraient de la longueur de l’exposé consacré à un simple article, Die sozialen Gründe des Untergangs der antiken Kultur (Les causes sociales du déclin du monde antique) Richard Utz répond de la meilleure des manières en montrant l’effort de Weber pour penser l’enchaînement des causalités ; on comprend ainsi la fascination que ce texte a pu exercer, au titre d’ébauche d’un modèle de la société antique. L’intérêt de cet ensemble de travaux est donc bien mis en lumière dans le Handbuch. La seule limite tient à l’organisation globale de la troisième partie : on ne peut pas en effet apprécier dans quelle mesure Weber en a gardé ultérieurement quelque chose dans ses intérêts et dans ses interrogations ; or il vaut peut-être la peine de rappeler qu’il reprend dans La ville un thème évoqué à la fin d’Economie et société dans l’antiquité (Agrarverhältnisse im Altertum), à savoir le contraste entre l’artisan de la ville médiévale et le citoyen (-soldat) de la cité antique.
24 Ce n’est pas simplement aux travaux spécifiquement historiques, appartenant généralement à une première étape de sa carrière, que H. P. Müller et S. Sigmund ont accordé une pleine considération. Ainsi Harald Bluhm fait ressortir, à travers une exposition minutieuse, la richesse des analyses de Weber relatives à la Révolution russe de 1905 : l’auteur de ces lignes, qui a cherché à les faire connaître à un public francophone, ne peut évidemment que s’en réjouir. Plus fondamentalement, il semble que ces écrits bénéficient d’une attention nouvelle à la suite d’une période pendant laquelle on a tendu, en se focalisant sur le jugement hâtif formulé dans un hebdomadaire par Weber à propos de la Révolution de février 1917, à disqualifier l’ensemble de ses publications sur la Russie. Pour en rester au domaine des textes politiques, on soulignera également la qualité de la présentation des écrits correspondant aux années cruciales de la Première Guerre mondiale et des débuts de la reconstruction de l’Allemagne, c’est-à-dire des volumes I/15 et I/16 de la MWG.
25 Il serait hâtif d’en conclure qu’au-delà de leur effort méritoire pour proposer une vision panoramique de l’œuvre, ne laissant dans l’ombre aucun de ses aspects, H. P. Müller et S. Sigmund n’ont pas cherché à faire ressortir telle ou telle dimension, à leurs yeux cruciale. Ils s’y sont effectivement employés ; c’est, nous semble-t-il, ce que l’on peut inférer à partir de leurs contributions spécifiques à cette partie.
26 À cet égard, la décision de Müller de présenter Wissenschaft als Beruf ne s’explique pas seulement par le devoir, en tant que senior scholar, de traiter un thème qui tient à cœur à tout « scientifique social ». Il propose en effet de lire la célèbre conférence à la lumière de la logique d’analyse mise en œuvre dans la Zwischenbetrachtung (Considération intermédiaire) : il convient d’apprécier la profession (vocation) de savant en termes d’ordre de vie et de sphère de valeurs propre. En se chargeant de l’un et l’autre textes, Müller nous invite à prendre conscience du lien profond qui les unit et qui renvoie à une idée-force de Weber. Pour ce dernier, la culture ne peut être pensée comme système, elle s’exprime à travers des sphères de valeurs distinctes, voire antagonistes, qui ont chacune leurs principes et leur logique. On comprend sur cette base, même si Müller ne tire pas explicitement cette conclusion, pourquoi Weber tend à opposer à une vision unitaire de la société la pluralité des ordres de vie.
27 Il y a encore un autre aspect dans la démarche de Weber que les deux responsables ont cherché à souligner. Les deux articles que H. P. Müller et S. Sigmund consacrent respectivement à l’Avant-propos (Vorbemerkung) des Etudes de sociologie des religions et à la Sociologie de la musique sont dans un rapport de complémentarité et doivent donc être lus conjointement. D’une part, Weber esquisse dans l’Avant-propos un programme de recherche centré sur le processus de rationalisation spécifique à l’Occident, envisagé dans la multiplicité de ses facettes : si le capitalisme (rationnel) est sans doute, pour reprendre la formulation de Weber, « la puissance qui pèse le plus lourdement sur le destin de notre vie moderne », il n’en est pas moins qu’une composante, si centrale soit-elle, de la rationalisation occidentale. D’autre part, l’essai sur la musique a en quelque sorte la valeur d’une contre- épreuve, dans la mesure où Weber y « analyse le processus de rationalisation dans un domaine complètement inattendu ». L’argumentation y est, en tout cas, fondamentalement orientée vers l’établissement du caractère rationnel de la musique harmonique, même si dans le détail la richesse des développements particuliers peut parfois la masquer.
28 Enfin les auteurs ont eu l’excellente idée de prévoir une contribution relative à la correspondance. La partie publiée de celle-ci ne comportant pas moins de six volumes (de II/5 à II/10) dans le cadre de la MWG, la tâche était particulièrement difficile mais Hubert Treiber réussit à en donner une vue d’ensemble, sans sacrifier ce qui fait l’originalité de chaque volume. Ainsi, au terme d’une partie consacrée à une présentation individualisée des travaux, on trouve une vision rétrospective sur l’homme et sur le parcours intellectuel qui fait directement écho à l’Introduction générale. De plus, l’on a accès, à travers ce prisme particulier, aux activités institutionnelles de Weber, comme co-éditeur de l’Archiv ou coordinateur du Grundriss der Sozialökonomik (à l’origine Handbuch der politischen Ökonomie) ou encore à l’occasion de la fondation de la Société allemande de sociologie (DGS) : elles témoignent du statut à la fois original et paradoxal qui a longtemps été le sien, celui d’« outsider établi » (etablierter Aussenseiter).
29 Le livre s’achève, dans la mesure où l’annexe constitue plutôt un complément d’information, par une quatrième partie portant sur l’examen de grands thèmes wébériens envisagés du point de vue de leur résonance actuelle comme éventuellement de leur fécondité analytique. Ces thèmes ont été soigneusement choisis par les responsables du Handbuch : ce sont la modernité occidentale, la bureaucratie, l’État, la domination, la religion, le capitalisme, le droit, la bourgeoisie, le travail et enfin une dimension originale sur laquelle Wilhelm Hennis a attiré l’attention, Max Weber als Erzieher (Max Weber comme éducateur). Fort sagement, pour laisser à cette partie sa dimension d’ouverture, H. P. Müller et S. Sigmund se sont mis en retrait et ont confié à 11 spécialistes (2 pour la bureaucratie), parmi lesquels on compte 4 nouveaux contributeurs, la charge de tel ou tel thème. On notera en passant que deux spécialistes reconnus de Weber, à savoir Andreas Anter et Hubert Treiber, ont collaboré aux trois parties centrales du livre.
30 Cette dernière partie, d’une cinquantaine de pages, ne pouvait aller au-delà d’une exploration des potentialités qu’offre Weber au chercheur contemporain ; à ce titre, et dans ces limites, elle propose au lecteur des voies à approfondir mais peut-être aussi à reformuler et à discuter. On regrettera simplement ici que la présentation très précise par Frank Meier et Uwe Schimank du débat autour du « modèle » de la bureaucratie au niveau des organisations n’ait pas été suivie d’une discussion aussi approfondie de la bureaucratie au niveau de la société globale ; l’article de Wolfgang Fach, qui procède par allusions, parfois même inexactes, à Weber et qui multiplie les considérations générales, ne remplit pas de ce point de vue son office. Un lecteur attentif nous fera peut-être observer que Meier et Schimank tentent une première approche sur ce plan ; malheureusement ils s’en tiennent, comme beaucoup d’auteurs, aux risques dénoncés par Weber avec des accents à la Cassandre, sans analyser de près les freins et les contrepoids au pouvoir de la bureaucratie que celui-ci suggère et défend.
31 Pour en revenir à un plan plus général, il nous semble que différentes pistes sont esquissées dans cette partie pour tester l’actualité, au sens le plus large, de Weber. La première voie − la plus classique − consiste à se demander si le « diagnostic » de Weber est encore « pertinent » pour les formes présentes d’un phénomène majeur, tel que, par exemple, le capitalisme (article de Johannes Berger). Mais il y a des recours à Weber qui , tout en étant à première vue très modestes, ont une portée insoupçonnée : ainsi Hubert Treiber montre comment la notion complexe d’Anstalt, avec son soubassement juridique, a pu être appliquée à la construction européenne ; et il ne manque pas de rappeler que Rainer Lepsius, l’un des responsables de la savante édition que constitue la MWG, a formulé, avec cet exemple à l’appui, un « programme de politique institutionnelle » s’inscrivant dans le prolongement de Weber. Il semble donc qu’on puisse puiser de façon différenciée dans le stock de concepts élaboré par Weber, à condition de s’inscrire dans la perspective globale de l’action et de l’ordre. C’est dire que l’œuvre de Weber offre de multiples points d’ancrage pour le sociologue − ou l’historien − contemporain : ce qui est essentiel, c’est sa fécondité heuristique, qu’elle conduise à approfondir les problèmes qu’il a posés ou à les reformuler. En revanche la prétention de développer le programme de recherche de Weber affichée par certains (dont ici en particulier Thomas Schwinn) nous paraît vouée à l’échec, ne serait-ce qu’en raison du caractère inclassable, voire « unique » de l’œuvre sur lequel Hans-Peter Müller et Steffen Sigmund ont mis l’accent dans leur Introduction. On ne peut enfermer le projet wébérien aux multiples visages dans telle ou telle reconstruction, si élaborée ou brillante qu’elle puisse être.
32 L’annexe apporte les informations attendues, avec notamment une solide bibliographie. On peut cependant se demander si le tableau chronologique (Zeittafel) retraçant la vie et la carrière de Weber n’aurait pas été mieux placé au début ou à la fin de l’Introduction générale. Nous aurions aussi, pour notre part, en nous cantonnant à des re- cherches allemandes, signalé dans la bibliographie les travaux de Derlien sur la bureaucratie – dont seul la Festschrift en son honneur est cité indirectement dans une notice – et ceux de l’historien des sciences Michael Heidelberger, qui défend une interprétation « déviante » de la conception wébérienne de l’idéaltype et de l’explication.
33 Pour finir, nous ne pouvons que recommander ce substantiel ouvrage à un vaste public. Ce sera certes, pour ceux qui découvrent Weber, une entrée exigeante, mais qui sera aplanie par l’Introduction générale. À d’autres qui ne gardent de Weber qu’une vision stéréotypée, ce livre permettra de renouveler leur appréhension de l’œuvre et de mieux mesurer son exceptionnelle richesse. À ceux, enfin, qui se sont directement confrontés à Weber, il offrira de solides repères et peut-être des voies à explorer. En tout cas, cet imposant travail mérite à la fois l’estime et le respect.
Notes
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[*]
Hans-Peter Müller/Steffen Sigmund (Hrsg.). – Max Weber Handbuch. Leben-Werk-Wirkung, Stuttgart, J.B. Metzler, 2014.