CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les différentes écoles socialistes qui se sont succédé tout au long du xix esiècle ont été bien davantage étudiées que les idées politiques et économiques du libéralisme développées pendant la même période. Le renouveau de la tradition libérale, trait marquant de ces dernières décennies, s’est accompagné d’un retour à ses sources et, tout particulièrement, à l’auteur de De la Démocratie en Amérique. Devenue un référentiel majeur, en philosophie politique comme en sociologie, l’œuvre de Tocqueville fait en quelque sorte écran. D’importants et nombreux apports, intéressant aussi bien les sciences économiques que les sciences sociales, ont cependant nourri la pensée libérale dans la première moitié du xix esiècle ; tels sont ceux, largement oubliés, de Charles Comte (1782-1837) et de Charles Dunoyer (1786-1862), deux chantres de « la doctrine qui fonde la société sur l’industrie » : l’industrialisme. Après Lire Bastiat Science sociale et libéralisme (2008) et L’Âge d’or du libéralisme français (en collaboration avec D. M. Hart, 2014), Robert Leroux vient de leur consacrer cet ouvrage, publié dans la collection « Société et pensées » que dirige G. Bronner aux éditions Hermann.

2 La tendance à faire du saint-simonisme la seule expression de l’industrialisme, et donc « à occulter l’industrialisme d’obédience libérale » (p. 15), est d’emblée relevée. Une première partie fait voir l’essor de celui-ci au travers une série d’œuvres. D’abord, de J. Droz, les Lois relatives au progrès de l’industrie (1801), que suivront l’Économie politique ou principes de la science des richesses (1829), où industrialisation et développement de la morale se trouvent étroitement associés. Ensuite le fameux Traité d’économie politique (1803) de J.-B. Say qui a mis l’accent sur le droit de propriété, le facteur de progrès que représente l’industrie, l’opposition de deux classes, celle des producteurs et celle des non-producteurs. Enfin De la liberté de l’industrie, texte publié en 1818 par B. Constant, dans lequel est démontré combien l’interventionnisme gouvernemental nuit à l’industrialisme, puis De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819) qui fait de l’« aisance » le but d’une société dont les membres n’aspirent désormais qu’à « la sécurité dans les jouissances privées ». Ce sont ces orientations et ces positions qui sont défendues dans Le Censeur lancé en 1814 par Comte, très vite rejoint par son ami Dunoyer, et dont le parcours qu’ils ont en commun depuis leurs études en droit est déroulé dans une seconde partie. On y trouve retracées les biographies des intéressés, relatées les vicissitudes d’un journal devenu, de 1817 à sa disparition en 1819, Le Censeur européen, et rapportés les principaux combats livrés, – sur la liberté de la presse, l’éducation, la question du paupérisme.

3 On retiendra l’identité des influences exercées sur ces deux champions de l’industrialisme, – celle de J.-B. Say, au premier chef –, mais aussi celle des idéologues, – Destutt de Tracy, Cabanis, notamment ; aux penseurs de la Société d’Auteuil ils doivent, en effet, la certitude que les principes mis en œuvre dans les sciences physiques peuvent être appliqués aux sciences de l’homme. On retiendra aussi la même hostilité aux abstractions engendrées à l’époque des Lumières où l’on a dessiné la cité des nuées. On relèvera surtout, chez l’un et l’autre de ces membres de l’Académie des Sciences morales et politiques, l’identique souci de se démarquer de Saint-Simon, la commune volonté de lui disputer le rôle prioritaire qu’il s’attribue dans la fondation de l’industrialisme, jusqu’à en faire un charlatan, un plagiaire, pillant sans vergogne les idées du Censeur. Ces idées, d’abord polémiquement débattues par voie de presse, ont été reprises dans des ouvrages scientifiques dont R. Leroux dégage les caractères originaux. Pour Comte, ce sont deux Traités, « de la législation » (1826), « de la propriété » (1834) ; et, signés par Dunoyer, plusieurs livres dont le premier porte un titre hautement significatif, L’Industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté (1825). Ils donnent ici leur contenu à une troisième et quatrième parties.

4 Charles Comte plaide pour une société où « les individus seraient entièrement libres de produire, de posséder et d’accumuler les ri­chesses » (p. 89). À ses yeux propriété et liberté sont complémentaires ; seul importe le rôle des individus ; les inégalités sont inévitables, naturelles, acceptables. À Rousseau, il reproche d’avoir mythifié la  « volonté générale » ; constamment invoquée dans le Contrat social, elle est une instance vide de sens, la négation même de la rationalité individuelle. Ainsi que le rappelle R. Leroux, les auteurs de l’époque ont tendance à considérer la Société « comme un tout irréductible à ses parties », c’est-à-dire le grand agent de l’Histoire que va mettre en scène Auguste Comte. Son obscur cousin, lui, croit à la nécessité de « développer une psychologie de l’action humaine qui annonce une autre manière de considérer le social » (p. 81) ; sans donner dans l’anachronisme, on dira que cette manière est celle de l’individualisme méthodologique. Disqualification du politique et promotion de l’économique : tels sont les traits distinctifs de la société nouvelle, née de l’industrialisme, où les armées seront licenciées et les casernes converties en manufactures.

5 Le schéma évolutionniste, conceptualisé par H. Spencer, qui fait succéder la société industrielle à la société militaire est également présent chez Dunoyer. Reprenant, en les radicalisant, les vues de J.-B. Say, il affirme que le régime industriel est le plus propice au développement de toutes les facultés de l’homme, que plus les sociétés sont industrieuses plus les hommes sont libres, que « la vraie mesure de la liberté, c’est la civilisation ». À sa célébration de « l’industrie véritable […] mère nourricière des bonnes mœurs » sont associées des réflexions sur le civilisé et le primitif, la représentation erronée que Rousseau a donné du bon Sauvage, le système de l’esclavage, – négation du libéralisme et « plaie honteuse de l’Amérique » –, le droit au travail libre, réflexions dont R. Leroux souligne la portée et, pour certaines, l’actualité. Ainsi, à propos du « régime des places » substitué après la Révolution française au régime des privilèges, Dunoyer note qu’avec la « passion des places », qui a donné à « l’autorité centrale des développements illimités », s’est élevée « une administration gigantesque », héritière de tous les privilèges passés ; et « tandis que ce régime va fomenter dans tous les rangs de la société la cupidité qui l’a fait naître, il détruit partout le désintéressement et le courage qui seraient capable de le réformer » (cité p. 107). Bien avant la parution de la grande œuvre de Tocqueville sur la démocratie, les excès et les méfaits de la centralisation étaient dénoncés.

6 D’autres considérations, – sur la pauvreté pour l’éradication de laquelle l’intervention étatique est absolument vaine, les inégalités dont les effets incitatifs sont bien mis en évidence (« Réduisez tout à l’égalité et vous aurez tout réduit à l’inaction »), le rôle de l’État qui doit se borner à faire respecter la loi et l’ordre –, reçoivent de substantiels développements dans le Nouveau Traité d’économie sociale (1830) puis dans De la liberté du travail (1845). La concurrence y est présentée comme émulation bénéfique et non comme source de conflits, le libre-échange proclamé essentiel à la prospérité des nations, le droit de pétition fermement recommandé aux citoyens désireux d’en finir avec des mœurs politiques soit serviles soit séditieuses. Des jugements sont portés avec plus de véhémence dans La Révolution du 24 février (1849), texte judicieusement comparé, dans une cinquième partie, aux points de vue de Guizot et de Tocqueville. Pour Dunoyer, le mouvement insurrectionnel qui a conduit à l’instauration d’une république socialiste est « odieux », « immoral », « extravagant ». Ces imprécations s’accompagnent néanmoins d’observations pertinentes sur ce qui dis­tingue la France, où la tradition socialiste s’est tôt implantée, des pays anglo-saxons tout imprégnés d’utilitarisme. Chez la première, la réclamation des libertés politiques, – qui fait négliger les autres –, s’accompagne d’attentes démesurées vis-à-vis du gouvernement. Chez les seconds, ce dernier a pour seule mission d’assurer la sécurité et la liberté, en se mêlant le moins possible des affaires des citoyens.

7 Les contributions de Dunoyer à l’étude des questions économiques et sociales ont beaucoup plus retenu l’attention des contemporains, puis de la postérité, que celles fournies par Comte. R. Leroux souligne l’inégalité de ce traitement qu’expliquent en partie la production plus abondante de l’un et la disparition précoce de l’autre. Mignet a rendu hommage, en 1846, à la mémoire de son confrère de l’Institut ; rare témoignage sur la vie et l’œuvre de Comte. Les ouvrages de Dunoyer ont fait l’objet d’élogieuses recensions qu’ont signées B. Constant, F. Bastiat, J. Garnier. Leur auteur, note R. Leroux (p. 39 et p. 63), fut cependant sévèrement jugé par Stendhal, et peu prisé de Tocqueville. Sainte-Beuve en fait, dans ses Causeries du Lundi (vii), « un des écrivains de l’école de Franklin ». Au tournant des xix e-xx esiècles plusieurs études, – de E. Villey (1893), A. Schatz (1907), E. Allix (1911) –, en traitent de façon détaillée. À la fin des années 1970, ses idées sont examinées dans deux importants articles, dus à L.P. Liggio (1977) et à M. Weinburg (1978), auxquels s’ajoute le livre de M. Augello, Charles Dunoyer – L’assolutizzazione dell’economia politica liberale (1979). Parmi les plus récents travaux que cet ardent promoteur de l’industrialisme a suscités, il faut encore signaler, de M. Pénin, « Charles Dunoyer – l’échec d’un libéralisme », publié dans L’Économie politique en France (sous la direction de Y. Breton et M. Luftala, 1991).

8 Outre de mieux faire connaître ce qu’a été l’industrialisme en mettant en lumière l’influence qu’il a exercé, et de restituer à C. Comte la place qui lui revient, l’intérêt de cette belle enquête sur la « matrice libérale » de la société française est double. Il est, en premier lieu, d’attirer notre attention sur la genèse d’une tradition de pensée où se mêlent études d’économie politique et analyses du fonctionnement social. Au fil de débats où s’opposent tantôt libéralisme et socialisme, tantôt libre-échange et protectionnisme, on voit combien les cloisons disciplinaires sont dommageables à la compréhension du phénomène examiné. Ainsi, l’industrialisme est, en sociologie, entièrement rabattu sur le saint-simonisme, sans aucune allusion à l’« École de Paris ». Dans l’Histoire du libéralisme en Europe (sous la direction de Ph. Nemo et J. Petitot, 2006), M. Leter a cependant bien mis en évidence, pour la période qui va de 1803 à 1852, la richesse de l’apport des théoriciens réunis sous cette appellation. L’intérêt, en second lieu, de cette investigation interdisciplinaire réside dans la mise au jour de filiations théoriques et idéologiques. Celles-ci, qui se doublent parfois de réseaux familiaux, – C. Comte est le gendre de J.-B. Say, J. Garnier est le beau-frère d’Adolphe Blanqui –, sont particulièrement bien tissées par R. Leroux. En aval et entre autres : F. Bastiat, J. Garnier, A. Clément, G. de Molinari ; ils resteront fidèles aux thèses de l’industrialisme. En amont et comme on l’a vu : diverses figures tutélaires que Say surplombe ; mais peut-être faudrait-il préciser que ce dernier a hérité des idées originales sur la « production d’utilité » d’un autre économiste bien oublié, Germain Garnier (1754-1821), idées que Dunoyer n’a pas ignorées.

Bernard Valade
Université Paris Descartes
Berval@paris5.sorbonne.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/11/2015
https://doi.org/10.3917/anso.152.0585
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