1 Les acteurs des marchés internationaux se rencontrent régulièrement dans des espaces concrets et temporaires tels que des salons de professionnels ou des foires commerciales. Pourtant à l’heure de l’économie numérique et des technologies de l’information et de la communication, les négociations peuvent être réalisées à longue distance sans qu’une rencontre physique soit nécessaire. Dans bien des industries pourtant ces espaces jouent un rôle important : ils réunissent quelques jours le microcosme d’une profession en un même lieu ce qui permet aux participants d’avoir une compréhension globale, rapide et précise du marché dans son ensemble.
2 Dans cet article nous souhaitons montrer que les salons font plus que cela, ils constituent des organisations temporaires facilitant la coordination des marchés autour de règles communes. En effet, une étude plus fine de ces événements comme espaces sociaux (Aspers, Darr, 2009) suggère qu’il s’agit également de lieux dans lesquels s’organisent les marchés. Ce faisant, ils participent à des formes de régulation d’une industrie et des rapports de forces, conflits et formes de coopération s’y laissent observer. En bref, ces lieux participent à la construction sociale d’une industrie dans laquelle coexistent des stratégies plus ou moins contradictoires. Cette co-localisation temporaire implique alors un jeu d’acteurs subtil impliquant des coordinations visant à orienter la régulation. Le salon apparait ainsi comme un lieu d’organisation du marché où se décide partiellement l’avenir d’une industrie.
3 À travers l’étude d’un salon où se rencontrent acheteurs et vendeurs de programmes de télévision en Afrique sub-saharienne, nous décrivons comment celui-ci participe à la construction et à la définition des enjeux de ce marché naissant puisqu’il est le premier à regrouper des vendeurs de programmes de télévision et de potentiels acheteurs. Il permet l’intégration de ce marché africain des programmes dans un marché mondialisé. Nous montrons que la réunion de ces deux marchés correspond en fait à la réunion de plusieurs milieux sociaux et à la coexistence de visions différentes de l’avenir du marché et des manières de le réguler. Nous adoptons pour ce faire une démarche néo-structurale sur les phénomènes marchands (Lazega, 2012 ; Lazega, Mounier, 2002) qui consiste à observer les marchés comme des milieux sociaux dans lesquels les acteurs concurrents participent à des processus sociaux permettant l’action collective. À travers une enquête ethnographique et une analyse d’un réseau social entre les participants nous cherchons à comprendre la structure d’interdépendance qui se crée lors de cet évènement et la manière dont celle-ci influe sur la définition des enjeux du marché.
4 Nous décrivons dans un premier temps la manière dont les salons internationaux peuvent participer à la régulation des industries. Ceux-ci peuvent être vus comme des arènes dans lesquelles s’expriment de nombreux points de vue. Nous décrivons dans une deuxième section le marché des programmes de télévision en Afrique en montrant comment le salon vient suivre l’évolution de ce marché. À partir d’une analyse de réseau des échanges informels d’information entre les participants, nous montrons que ce milieu est dominé par deux groupes d’acteurs qui portent des visions contradictoires de la manière dont doit être régulé le marché. Un groupe, représenté par les distributeurs français et les organes de la coopération internationale française, développe une vision centrée sur la protection de la production locale. Pour le second, représenté par des distributeurs intermédiaires internationaux, l’enjeu est d’effacer toutes les barrières qui entravent le développement d’une logique de marché. Nous montrons enfin comment chacun de ces groupes tente d’imposer ses enjeux en s’appuyant sur les conférences du salon.
Les salons internationaux comme organisations temporaires
5 Quel rôle jouent ces salons internationaux de nos jours ? On les retrouve dans des secteurs très différents. Festivals de musique ou de cinéma, foires aux livres ou aux vins, expositions industrielles, biennales d’art, d’innombrables évènements, parfois commerciaux, sont organisés dans diverses parties du monde et dans divers secteurs et industries (Bathelt, Schuldt, 2008 ; Lampel, Meyer, 2008 ; Maskell et al., 2006 ; Moeran, Pedersen, 2011). Il serait vain de tenter de les recenser. Néanmoins, au lieu de décroître avec les nouvelles technologies de communication, ces évènements seraient en nombre croissant. C’est du moins le cas pour la distribution de programmes de télévision que nous étudions dans cet article, mais aussi pour les festivals de cinéma qui sont passés d’une dizaine dans le monde à plus de 3 500 au cours des deux dernières décennies (Mezias et al., 2011).
Salons et formation des milieux sociaux des industries
6 Les salons d’échanges de programmes de télévision auxquels nous nous intéressons dans cet article sont qualifiés de « marchés » (Havens, 2006). En effet, tout y est lié aux affaires et le principal évènement dans ce secteur se nomme lui-même Marché International des Programmes. S’ils sont souvent étudiés par les sciences de gestion pour décrire comment les entreprises s’appuient sur ces évènements pour réaliser des affaires ou obtenir des informations sur l’industrie et son évolution (voir par exemple Hansen, 2004 ; Sanchez-Maranon et al., 1996 ; Seringhaus, Rosson, 2001), cela est moins le cas pour la sociologie. Plusieurs recherches ont néanmoins été menées sur ces évènements comme lieux d’organisation des industries.
7 En premier lieu, les salons sont étudiés comme des dispositifs d’intermédiation permettant la rencontre entre une offre et une demande. Ils facilitent les contacts en face à face entre des acheteurs et des vendeurs et encastrent le marché dans des relations personnalisées (au sens de Granovetter, 1985). Certains soulignent également qu’ils permettent une forme d’apprentissage entre firmes : les participants peuvent y observer la concurrence (Skov, 2006 ; White, 1981) et s’informer sur les produits, l’évolution d’un marché, le fonctionnement des prix et tarifs ou encore les modes et tendances d’une industrie. Ils apparaissent ainsi comme des espaces de collaboration et de construction collective de la connaissance (Bathelt et al., 2004 ; Brailly et al. 2015).
8 Mais d’autres auteurs insistent sur l’importance de ces évènements pour l’organisation des industries : ils sont l’occasion de créer des relations entre des membres de plusieurs entreprises et de participer à la construction d’un milieu social. Ces lieux jouent ainsi un rôle particulièrement important dans le cas des industries ou marchés naissants. Aspers et Darr (2011), à travers l’analyse de l’industrie du real time computing, montrent comment l’organisation d’un salon a participé au développement de la dimension commerciale de cette nouvelle technologie. D’une part, il a favorisé la rencontre entre de potentiels vendeurs et de potentiels clients, d’autre part, la formation de ce milieu social a permis de définir des standards commerciaux et une clientèle. De plus, ils matérialisent et rendent visible l’existence de ce milieu. Ces frontières palpables tracées par ces évènements réaffirment et solidifient les hiérarchies de statuts et favorisent la création d’un entre soi. Cette hiérarchie peut s’observer par les accès limités aux différentes zones des salons comme dans le cadre de la fashion week (Entwistle, Rocamora, 2006), mais aussi par les stands, leur taille et leur niveau de sophistication dans les « marchés » de programmes de télévision (Havens, 2006).
9 Ces évènements permettent également de construire une identité collective dans l’industrie et même des formes d’actions collectives. Garcia-Parpet (2005) montre par exemple comment le salon des vins de pays de Loire a donné une identité à ce milieu tout en favorisant la création de structures communes pour l’exportation internationale de ces vins. Cela est renforcé par le fait que dans de nombreuses industries les salons jouent un rôle dans le marché du travail et dans le fait que les membres circulent souvent d’une industrie à une autre (Power, Jansson, 2008). Cet entre soi est construit et cristallisé autour de normes spécifiques du milieu. Comme le montre Smith (2011) en analysant des salles d’enchères, ces normes peuvent être liées à des éléments simples comme un dress code, ou à des éléments moins visibles tels que l’adoption d’un comportement approprié lors des ventes.
10 Les salons rappellent ainsi d’une certaine manière ces moments d’« effervescence collective » décrits par Durkheim, qui réunissent « dans une même pensée et dans une même action » (Durkheim, 2003 [1912], p. 553) les membres du groupe. Ils s’apparentent à des rituels lors desquels le milieu de l’industrie se réaffirme périodiquement.
Salons et définition des normes du marché
11 L’économie géographique qualifie ces évènements de clusters temporaires et souligne leur importance pour la conclusion de partenariats transnationaux entre les entreprises, des « global pipelines » (Bathelt, Schuldt, 2008 ; Maskell, Bathelt, Malmberg, 2006), et la circulation des informations (Bathelt, Malmberg, Maskell, 2004 ; Bathelt, Schuldt, 2010). À travers ces notions, l’économie géogra- phique a certainement proposé l’un des cadres d’analyse les plus aboutis pour comprendre le rôle économique des salons et notamment du point de vue de l’internationalisation des échanges commerciaux. Néanmoins, ces approches négligent de notre point de vue leur importance pour l’organisation des industries et de leur régulation. L’approche que nous proposons de mobiliser ici correspond davantage à celle des « évènements configurateurs de champs » (Lampel, Meyer, 2008 ; Moeran, Pedersen, 2011). Dans cette perspective, les salons sont vus comme des formes d’organisation spécifiques sur lesquelles s’appuient les acteurs pour se coordonner et transformer le fonctionnement des industries. Adoptant la grille d’analyse des études organisationnelles, ces recherches mettent en évidences leur rôle dans les changements, les ruptures et l’organisation des industries. Dans ces lieux se dessinent les rapports de forces et les jeux de pouvoir autour d’enjeux de régulation et de définition des normes du secteur. De manière comparable, Anand et Watson (2004) dans leur étude des Grammy Awards, qualifient ces évènements de « tournoi de valeurs » en se référant au travail d’Appadurai (1986) pour souligner ce phénomène.
12 Les salons sont ainsi des supports sur lesquels les acteurs d’une industrie peuvent s’appuyer pour définir les valeurs et les normes d’un milieu social. Mais par quel processus les normes sont-elles institutionnalisées dans un marché ? L’approche néostructurale (Lazega, 2012) propose une analyse du processus de définition de normes comme négociation de « valeurs précaires » (Selznick, 1957). Les valeurs sont toujours portées et négociées par des représentants et sont considérées comme « précaires » lorsqu’elles sont menacées de perdre de leur influence au sein d’un groupe. Les acteurs cherchent ainsi à hiérarchiser ces valeurs, pour cela ils doivent disposer de ressources suffisantes pour imposer une valeur face aux valeurs concurrentes. Comme le dit Stinchcombe,
the key to institutionalizing a value is to concentrate the power in the hands of those who believe in that value. (Stinchcombe, 1987, p. 108).
14 Ce mécanisme de sélection des normes consiste ainsi à autoriser les acteurs disposant de multiples formes de statut social à parler au nom du collectif pour légitimer certaines normes face à d’autres. Cela amène dans ce processus de négociation des normes des « porte-paroles » désignés par le collectif et qui représentent plusieurs « valeurs précaires » tout en donnant priorité à l’une ou l’autre de ces valeurs (Lazega, 2001). Les autres normes ne seront pas remises en cause mais elles seront mises à la marge comme questions secondaires. Le point central est que définir une norme comme prioritaire face aux autres entraîne une redistribution des ressources, une redéfinition des règles du jeu. Certains vont gagner et d’autres perdre dans le choix d’une norme et non d’une autre. Notre argument est donc que les salons participent à la formation d’un milieu social d’une industrie et surtout à la désignation d’une élite à même de définir les normes de ce collectif.
Le cas du salon Promoshow : l’intégration du marché africain au marché mondial des programmes
15 Notre cas d’étude est un salon d’échanges de programmes de télévision en Afrique sub-saharienne dans lequel se rencontrent acheteurs et vendeurs de programmes : le Promoshow Africa [2]. Entre le producteur de programme et le téléspectateur s’insèrent de nombreux intermédiaires aux rôles différents : distributeurs, chaînes de télévision, opérateurs de câble, bouquets de chaînes, etc. En simplifiant, il est possible de diviser cette chaîne de valeur en trois étapes clefs : la production des programmes, leur distribution et leur diffusion. Promoshow concerne la deuxième étape : celle de la distribution. Il est donc composé d’un côté de vendeurs de programmes, c’est-à-dire de tout détenteur de droits de diffusion (des entreprises de production audiovisuelle, des groupes medias et des intermédiaires de distribution) et, de l’autre, d’acheteurs de droits de diffusion (chaînes de télévisions cherchant à compléter leurs grilles de programmes, plates-formes de vidéo à la demande ou intermédiaires achetant des droits de diffusion afin de les revendre localement). Lorsqu’une transaction a lieu, les droits de diffusion pour un territoire donné sont transmis à l’acheteur qui a dès lors la possibilité de diffuser le programme ou, si le contrat le permet, de les revendre à un tiers. Le secteur de la distribution audiovisuelle se caractérise par l’importance de salons, de festivals et de conférences durant lesquels se rencontrent des acteurs de la profession (Havens, 2006). Selon Bielby et Lee Harrington (2008), quatre évènements majeurs regroupent les membres de l’industrie pour acheter et vendre des programmes de télévision : Le MIPTV, le MIPCOM, les Los Angeles Screenings et le NATPE. Promoshow est considéré comme un salon régional et secondaire en comparaison avec ces évènements mondiaux.
16 Pour comprendre le cas spécifique du marché de la distribution de programmes en Afrique, il convient de faire un détour historique [3]. La télévision africaine apparait suite à la décolonisation, et c’est sous impulsion politique et avec l’aide des anciennes puissances coloniales (notamment la France) que naissent les premières chaînes de télévision. Jusque dans les années 1990, le paysage audiovisuel africain était marqué par des situations de monopole des chaînes publiques dont le programme principal était le journal télévisé. Peu d’attention était accordée au reste de la grille de programmation. Dans ce contexte, les chaînes de télévision africaines disposaient, et disposent toujours, de trois moyens pour acquérir des programmes. Une première possibilité consiste à passer par des organismes publics de coopération internationale des pays développés qui proposent des catalogues de programmes auxquels les chaînes peuvent avoir accès gratuitement. Une deuxième possibilité passe par ce qui est communément appelé le bartering. Des distributeurs intermédiaires présents en Afrique depuis de nombreuses années, souvent appelés localement « distributeurs traditionnels », alimentent les chaînes africaines en séries et films de renom. Ces distributeurs achètent les droits de diffusion de ces programmes pour l’Afrique aux grands producteurs internationaux (principalement les majors américains tels que NBC-Universal, Columbia ou Fox et les producteurs latino-américains de telenovelas) et vendent les espaces publicitaires du programme directement auprès des principaux annonceurs. Ils donnent ensuite le tout gratuitement (droits de diffusion et publicité incluse) aux chaînes africaines. Enfin une troisième possibilité consiste tout simplement à pirater le programme, c’est-à-dire à le diffuser sans en avoir acquis les droits de diffusion.
17 Un tournant a été pris suite à la libéralisation (au sens économique du terme) dans les années 1980 de la presse écrite dans plusieurs pays d’Afrique, puis des ondes radios dans les années 1990. Des groupes spécialisés dans les médias souvent déjà propriétaires de journaux ou de radios, ont ainsi saisi l’occasion de la suppression des monopoles pour investir dans la télévision. Sont ainsi apparues peu après les premières chaînes de télévision privées. Parallèlement, ces dernières années le marché africain a connu une explosion des investissements des groupes de médias locaux et étrangers. Inconcevable une dizaine d’années auparavant, l’idée de concurrence entre les chaînes de télévision apparaît. Attirer le spectateur devient l’élément clef de cette compétition. Dans cette situation, les chaînes de télévision investissent dans de nouveaux programmes afin de diversifier leur offre et attirer des téléspectateurs pour chaque case horaire.
18 De leur côté, les distributeurs internationaux commencent à s’intéresser aux télévisions africaines. Le contexte économique depuis la fin des années 2000 a fait baisser les prix de vente dans les pays développés (du fait de la diminution des investissements publicitaires, revenus majoritaires des chaînes de télévision) les forçant à chercher de nouvelles sources de revenus en vendant leurs programmes dans de nouveaux territoires. C’est dans ce contexte qu’est créé Promoshow Africa qui a pour vocation de permettre la rencontre entre les diffuseurs d’Afrique sub-saharienne et des distributeurs de programmes issus des quatre coins du monde favorisant ainsi l’émergence d’un milieu social. Plus qu’une rencontre entre offre et demande l’étape décisive qu’incarne Promoshow est la construction d’un contexte africain de la distribution de programme.
19 Le salon est organisé depuis 2009, deux fois par an, dans des hôtels de différentes capitales Africaines : à Dakar (Sénégal) et Nairobi (Kenya) en 2009 et 2010 puis à Accra (Ghana) en 2011. L’hôtel est isolé et les entrées sont filtrées, ce qui en fait un espace de marché relativement clos dans lequel tout le monde est plus ou moins concerné par le marché. Le salon est organisé sur plusieurs étages composés de plusieurs salles, elles-mêmes composées de stands occupés par les vendeurs. Ces derniers peuvent louer différents types de stands en fonction du montant qu’ils souhaitent investir, allant de la simple table agrémentée du nom de l’entreprise à la suite d’hôtel entièrement fermée et munie de plusieurs écrans pour visionner les films. Les acheteurs sont principalement des responsables d’acquisition, de programmation ou des présidents de chaînes de télévision africaines. Ils circulent entre les stands, consultent les programmes dans les catalogues des vendeurs et en visionnent éventuellement des extraits. Les vendeurs sont des représentants d’entreprises de production audiovisuelle, d’intermédiaires de distribution, ou de groupes medias internationaux. On trouve également des producteurs africains invités dans le cadre de conférences et de formations.
20 Parce que tout le monde est au même endroit au même moment, les participants ont l’occasion de modifier leur structure d’opportunités à leur avantage : ils rencontrent de nouveaux partenaires mais nouent également des relations avec leurs concurrents afin de s’informer sur le marché et ses participants. En discutant entre eux, les participants accèdent à des connaissances sur les tendances du marché, les programmes à la mode, ceux qui marchent et ceux qui marchent moins. Les chaînes africaines n’ont que peu accès aux principaux salons internationaux et Promoshow est le seul lieu où elles peuvent rencontrer plusieurs acteurs du milieu et accéder à ces informations. Les vendeurs vont quant à eux chercher à s’adapter aux demandes locales qu’ils ne connaissent que peu ou pas encore. La construction d’un catalogue adapté à cette zone géographique en termes de niveau de prix ou de type de programmes nécessite une connaissance de la demande locale.
21 Mais surtout ces discussions vont être l’occasion d’accéder à des opportunités commerciales. Les discussions informelles sur les contrats passés, les échecs lors de négociations, les concurrents ou les partenaires vont ici jouer un rôle clef. Ces opportunités circulent par exemple à travers des mécanismes relationnels de recommandation comme le souligne ce vendeur.
– [Il vous arrive de discuter entre vous des affaires ?] Oui énormément, entre collègues principalement au travail et d’autres personnes dans les mêmes positions que nous dans d’autres sociétés. Demain, j’ai un client qui ne veut que de l’action, or je ne vends que des comédies, je sais très bien que je n’ai rien à lui vendre. Mais si j’ai un confrère qui, lui, a des films d’actions et que je sais qu’il n’a pas encore contacté ce client je vais le lui dire. On s’échange des informations l’idée c’est de travailler en unité.
(Responsable des ventes d’un distributeur de fictions)
23 Ces discussions permettent également d’identifier des clients ou fournisseurs potentiels, de se renseigner sur leur fiabilité ou même de recouper des informations lors des négociations. Lorsque les vendeurs discutent ils essayent par exemple d’obtenir des informations sur la solvabilité de leur futur client.
– Si un nouveau client nous contacte, il faut voir si nous connaissons des gens qui ont déjà travaillé avec lui pour savoir s’ils sont sérieux, s’ils payent bien, s’il est intéressant de développer des relations commerciales avec eux. Nous menons toujours une petite enquête (…). Si on sait qu’untel, untel et untel, qui sont reconnus pour leur sérieux, ont bossé avec untel et untel, on se dit qu’a priori… on peut y aller…
(Responsable des ventes d’un distributeur de documentaires)
25 Cela est également le cas pour les acheteurs. Les vendeurs essaient par exemple souvent de faire jouer la concurrence entre les acheteurs et augmenter le prix en leur signalant qu’un concurrent direct (c’est-à-dire un diffuseur issu du même pays) est intéressé par le même programme mais propose un prix plus élevé. Or, l’information n’est pas toujours vraie et l’acheteur pourra recouper cette information auprès de ses concurrents.
– We are in the same industry and it is a small industry. […] Recently, a local distributor was going to provide us a content, and they said they were talking to X. We offered a certain amount and they said “No, you must increase it.” So we increased it and then they send: “unfortunately X is offering more”. So we called X and asked them “Have you been talking to these people and have you offered them more than us for the program?” They said “yes” and we just said “okay fine”.
(Directeur de programmation d’une chaîne privée)
27 Les relations qui se nouent lors du salon sont autant de canaux à travers lesquels circulent des ressources sociales. Se positionner au cœur de ces flux procure un avantage pour les acteurs qui sont à même d’obtenir des opportunités commerciales tout en acquérant une position stratégique pour contrôler ces flux.
L’analyse du réseau d’échanges d’informations entre les participants du salon
Ethnographie et collecte de données
28 Pour étudier comment Promoshow permet l’émergence d’un milieu de la distribution de programmes en Afrique, nous avons réalisé une enquête par questionnaire auprès de l’ensemble des participants au cours de l’édition de 2011 organisée au Ghana. Pour cette enquête, nous avons d’abord procédé par une recherche ethnographique portant sur 62 entretiens semi directifs auprès de participants. Ces entretiens avaient pour but de décomposer les tâches de ces commerciaux dans le cadre de leur travail, d’identifier leurs inter- dépendances et de comprendre les enjeux et les débats ayant cours au sein de ce milieu social. Cette enquête a ensuite servi de base pour l’élaboration d’un questionnaire qui avait pour objectif de collecter non seulement des attributs sur les entreprises et les participants mais aussi des données sur leurs relations. Il comportait ainsi des questions sociométriques dont une les interrogeait sur les personnes avec qui ils avaient discuté lors du salon et dont ils avaient obtenu une information utile pour leur travail (cette question énumérait cinq exemples d’informations : des informations sur un concurrent, sur les tendances du marché, sur les programmes à la mode, sur la fiabilité des clients et des informations procurant des opportunités commerciales). Suite aux questions, nous soumettions la liste des participants aux répondants. Ils devaient ainsi cocher le nom des personnes avec qui ils avaient échangé des informations informelles avant ou pendant le salon. Une autre question les interrogeait sur les entreprises avec lesquelles leur société avait conclu un contrat lors du salon ou lors de l’année précédente. Nous sommes ainsi en mesure de reconstituer deux réseaux : un réseau d’échanges informels d’informations entre les participants et un réseau de transactions entre leurs entreprises.
29 La majorité des questionnaires ont été remplis par les répondants en face à face avec un enquêteur. Nous avons ensuite réalisé des entretiens téléphoniques avec les participants n’ayant pas eu la possibilité de répondre lors du salon afin de leur faire remplir une version électronique du questionnaire. Nous sommes à terme parvenus à récupérer 155 réponses représentant 53 % des entreprises participantes.
La notion d’équivalence structurale et la méthode de blockmodeling
30 Pour analyser ces données et décrire la structure relationnelle de ce milieu social, nous nous basons sur les méthodes de blockmodeling. Ces méthodes ont pour but de regrouper les acteurs en « positions » en fonction de leur « profil relationnel » de manière à réduire un réseau difficilement lisible à l’œil nu à un réseau simplifié facilement interprétable. Ces méthodes sont basées sur la notion d’« équivalence structurale ». Selon Lorrain et White (1971), deux individus sont considérés comme structuralement équivalents dans un réseau s’ils ont des liens avec les mêmes individus et les mêmes absences de liens. Regrouper des individus de cette manière permet de représenter le système de ressources et de contraintes et d’analyser le fonctionnement informel d’un milieu. La production et la distribution des ressources circulant dans un système social fait, en effet, l’objet d’une forme particulière de division du travail. Dans notre cas d’échanges d’informations entre les participants, certaines informations sont détenues par certains acteurs, d’autres ont besoin de certaines de ces informations et vont consulter les personnes qui les détiennent. Deux acteurs qui consultent les mêmes personnes ont ainsi la même position dans cette division du travail de production et d’acquisition d’informations et subissent les mêmes influences. Ce type d’analyse permet de comprendre quels groupes sont interdépendants en termes d’échanges d’informations. Ces positions dans un réseau social peuvent également être des espaces de collaboration. Si des acteurs se retrouvent en situation d’équivalence structurale, les enjeux qui se présentent à eux sont les mêmes (Burt, Talmud, 1993). Dans son étude d’un cabinet d’avocats aux États-Unis, Lazega (1999 ; 2001) montre par exemple que les avocats se regroupent dans des « niches sociales » qu’il définit comme des groupes d’acteurs concurrents échangeant de multiples ressources telles que de l’aide sur des affaires compliquées, des conseils ou diverses informations, leur permettant de suspendre les comportements opportunistes et la concurrence. Ces groupes se forment autour de critères d’identité communs tels que la spécialité, le bureau dont ils dépendent ou l’université dans laquelle ils ont étudié.
31 Nous utilisons dans notre cas l’algorithme de generalized blockmodeling développé par Doreian et al. (2000 ; 2005) [4]. Nous appliquons cette procédure au réseau d’échanges d’informations en partant d’abord d’une procédure de classification ascendante hiérarchique (à partir d’une mesure de distance euclidienne) nous permettant de définir le nombre de groupes de manière rigoureuse. Nous appliquons ensuite l’algorithme avec le logiciel Pajek [5] de manière à consolider les groupes.
La structure relationnelle du salon Promoshow
32 Présentons maintenant ces différents groupes et leurs relations qui structurent le réseau d’échanges d’informations (Figure 1).

33 Le réseau présente une structure divisée entre une périphérie et un noyau composé de plusieurs groupes. La périphérie du réseau représente un quart des participants et est composée de différents acteurs : vendeurs, acheteurs mais surtout producteurs locaux. Ce sont pour la plupart des débutants du salon, ils participent pour la première ou deuxième fois et sont très marginaux dans le réseau. Ils sont peu sollicités pour des informations (en moyenne par 1,6 individu) et réalisent peu de transactions (1,4 contrats en moyenne) (voir Tableau 2). Un deuxième groupe périphérique est celui de vendeurs internationaux débutants. Celui-ci se distingue du reste de la périphérie par le fait que ses membres n’échangent des informations qu’avec les chaînes panafricaines ou étrangères (les « investisseurs étrangers »).
Tableau 1 : Table de densité entre les groupes dégagés par le blockmodeling

Tableau 1 : Table de densité entre les groupes dégagés par le blockmodeling
34 Le réseau présente à l’opposé un noyau composé de plusieurs groupes centraux eux-mêmes connectés entre eux. Les membres de ces groupes participent à Promoshow de manière régulière et ont des enjeux dans ce marché. Trois de ces groupes présentent une forte densité de relations (flèches qui reviennent vers le groupe dans la figure 1) ce qui signifie que leurs membres échangent des informations entre eux. On peut considérer ces groupes comme ce que Lazega (2001) appelle des niches sociales, c’est-à-dire des sous-groupes au sein desquels les acteurs suspendent temporairement la concurrence pour échanger diverses ressources sociales.
35 Le premier de ces groupes est celui des « spécialistes du Promoshow ». Il s’agit d’un groupe de vendeurs cosmopolites provenant de plusieurs régions du monde. On trouve dans ce groupe des distributeurs internationaux et des distributeurs intermédiaires achetant les droits de programmes pour les revendre en Afrique. La plupart viennent régulièrement au Promoshow Africa, 91 % des membres du groupe y ont déjà participé. Mais ce sont également des habitués des marchés internationaux. On peut voir dans le tableau 2 que les membres de ce groupe participent en règle générale à l’ensemble des salons internationaux de distribution de programmes de télévision (Le MIP, le NATPE ou les Los Angeles Screenings). 82 % d’entre eux y ont participé au moins une fois entre 2009 et 2011 alors que ce chiffre est de 43 % pour l’ensemble des participants. On y retrouve des vendeurs de telenovelas latino-américaines ou autres dramas, les distributeurs intermédiaires traditionnels d’Afrique que nous avons déjà évoqués, qui achètent les droits de programmes américains et sud-américains pour les revendre localement, ainsi que quelques distributeurs intermédiaires de documentaires et de séries européens et américains. Ces vendeurs se caractérisent surtout par le fait qu’ils disposent de catalogues volumineux comprenant de nombreuses heures de programmes ce qui est particulièrement adapté au marché africain. Ils peuvent ainsi se permettre de pratiquer des prix relativement ajustés à ces territoires contrairement aux distributeurs ayant des catalogues moins fournis comme nous l’explique le directeur de Promoshow :
– Le volume, c’est vraiment ce qui fait la différence de stratégie. Les vendeurs de telenovelas qui ont 2000 heures à vendre ne vont pas se comporter comme un producteur qui a trois heures à placer. Dans notre secteur, ce qui fait la différence, c’est le volume. Or, le volume n’est pas partout, il est dans l’animation, les telenovelas. Uniquement pour certaines catégories de programmes.
(Directeur du salon Promoshow)
37 Un autre groupe central, celui de la francophonie, parait à première vue assez éclectique puisqu’on y retrouve des participants inscrits comme vendeurs et acheteurs. Ce qui caractérise ce groupe est que sur 15 membres, 12 sont français (soit 80 %) et 1 est ivoirien. Il s’agit en fait de l’ensemble des représentants des organismes de l’audiovisuel extérieur français et francophones parfois dépendant du ministère des affaires étrangères : représentants des chaînes de télévision d’information françaises ou francophones, organismes de coopération internationale dont le but est de distribuer des programmes gratuitement aux chaînes de télévisions africaines et de proposer des aides financières aux producteurs de programmes africains et attachés audiovisuels des ambassades françaises en Afrique. Enfin, on retrouve également des chaînes de télévisions publiques de pays africains francophones et des entrepreneurs français ayant créé d’importantes chaînes de télévisions ou de groupes médias à destination de la « diaspora » africaine en France. À la différence des autres participants, certains membres de ce groupe ont des objectifs autant politiques que commerciaux. Il s’agit du « petit monde » de l’audiovisuel extérieur français et francophone en Afrique. Beaucoup de ces acteurs passent d’un organisme à un autre au cours de leur carrière, comme ce chargé de la distribution d’une chaîne internationale publique francophone qui a d’abord été l’un des premiers attachés audiovisuel à l’ambassade de France en Chine dans les années 1980. Travaillant depuis 35 ans au service de l’audiovisuel extérieur français, il est passé par Canal France international et la Sofirad [6] avant de devenir distributeur pour cette chaîne.
– Nous sommes un petit milieu, quelques vieux roquets comme moi à se connaître tout en étant dans des sociétés différentes, ça ne nous empêche pas de nous voir et de nous parler.
(Responsable de distribution d’une chaîne francophone)
39 La plupart des membres de ce groupe se connaissent personnellement et ont eu l’occasion de se croiser à de multiples reprises dans de multiples contextes. Il s’agit ainsi du groupe le plus cohésif puisque la densité des échanges d’information y est de 39 %.
40 À côté de ces deux groupes de vendeurs centraux, on trouve deux groupes d’acheteurs. Une niche sociale d’« investisseurs étrangers » est composée de représentants de groupes médias américains, européens et sud-africains ayant des activités en Afrique sub-saharienne. Il s’agit de plates-formes satellitaires ou câblées, de filiales de groupes occidentaux ou de chaînes panafricaines dédiées au sport, aux divertissements ou aux documentaires que l’on peut retrouver par ailleurs dans d’autres parties du monde. Ce qui caractérise ce groupe est donc qu’il s’agit d’acteurs étrangers ou sud-africains qui participent à Promoshow pour investir dans les médias en Afrique sub-saharienne. De plus en plus de conglomérats internationaux enclenchent aujourd’hui ce processus de création de filiales dans les marchés émergents. Ces acheteurs ont des budgets consacrés à l’acquisition de programmes bien plus élevés que la plupart des acheteurs africains que l’on retrouve dans un deuxième groupe d’acheteurs : celui des chaînes de télévision privées et publiques africaines. Ce dernier groupe est composé de directeurs et de responsables de programmation de chaînes africaines francophones et anglophones dont la diffusion est souvent limitée aux frontières des pays. À l’inverse des investisseurs étrangers, ces individus participent peu aux salons internationaux mais assistent fréquemment au Promoshow Africa.
41 Cette structure relationnelle est très hiérarchique. Les membres de ces quatre groupes du cœur du réseau sont beaucoup plus sollicités pour des échanges d’information que les groupes de la périphérie (scores de demi-degré intérieur dans le tableau 2). Néanmoins, si les membres de la niche sociale de la francophonie sont les plus sollicités, on peut remarquer que leur centralité d’intermédiarité [7] est moins forte que celles des spécialistes du Promoshow ou des investisseurs étrangers. Cela s’explique par la cohésion de ce groupe et donc par le fait que ces individus sont souvent cités par les membres de leur propre groupe et moins par les autres participants. Enfin le cœur est également dominant d’un point de vue économique puisque ces individus concluent en moyenne plus de transactions que les autres. Or les visions du marché que ces acteurs portent ne sont pas anodines. Ces groupes sont composés d’acteurs internationaux de la distribution, plus de 80 % des acteurs du groupe des spécialistes du Promoshow ou de ceux du groupe de la francophonie ont participé à l’un des trois grands salons internationaux de distribution de programmes. C’est également le cas pour 58 % des investisseurs étrangers. À l’inverse, seuls 22 % des acteurs de la périphérie y ont participé. La vision du marché que portent ces trois niches sociales est donc celle du marché mondial des droits de diffusion.

La définition des enjeux du marché
42 Cette segmentation du réseau reflète d’une certaine manière l’histoire du marché africain. On retrouve l’importance de la coopération internationale française, l’arrivée de distributeurs internationaux qui se positionnent dans ce marché local en y occupant une position centrale, et une division entre des acheteurs locaux et des acheteurs internationaux. Certains de ces groupes d’acteurs sont implantés en Afrique depuis plusieurs décennies comme la francophonie, d’autres prospectent ce marché depuis peu. Chacun de ces groupes présente ainsi des enjeux particuliers dans ce marché et le salon fait coexister plusieurs visions de son développement.
43 Le secteur de la distribution des programmes en Afrique vient s’intégrer au marché mondial de la distribution, or l’intégration entre plusieurs marchés implique des formes d’ajustements, notamment d’un point de vue règlementaire (Fligstein, 2005). Ce marché est confronté à plusieurs grands enjeux importants qui impliquent une coordination entre acteurs dans le but de stabiliser ce marché. Ces thèmes et ces problématiques sont débattus lors du Promoshow et notamment lors de conférences. Le salon devient ainsi un lieu de discussion de la régulation, un « tournoi de valeurs » comme le disent Moeran et Pedersen (2012). La co-localisation temporaire des acteurs concernés par le marché fait de Promoshow un lieu où s’expriment différentes visions favorisant l’ajustement règlementaire entre le marché mondial et le marché africain de la distribution. Nous verrons ainsi que ces différents acheteurs et vendeurs de programmes forment des groupes autour de logiques nationales mais aussi d’enjeux communs.
Des positions et des enjeux différents
44 Nous abordons la question de la régulation du milieu sous l’angle de la mise à l’agenda politique de solutions pour développer le marché de la distribution en Afrique. On peut voir ici ce processus comme la négociation de ce que nous avons appelé des « valeurs précaires » (Selznick 1957).
45 Lors de l’enquête ethnographique et de l’observation des conférences organisées en marge de Promoshow en 2010, nous avions identifié six enjeux différents du marché africain. Nous ne pouvons pas vraiment parler de « problèmes » ou d’« obstacles » pour son développement, car bien souvent les problèmes pour certains pré- sentent des avantages ou même des solutions pour d’autres. Il s’agit plutôt de questions pouvant potentiellement être mises à l’« agenda politique » du marché pour aider à son développement. Lors de l’enquête par questionnaire en 2011, nous avons demandé aux répondants de cocher les trois enjeux qu’ils considéraient comme les plus importants de leur point de vue pour développer le marché des programmes de télévision en Afrique parmi six enjeux différents :
- Le développement de taux d’audience pour identifier les chaînes et les programmes les plus visionnés par les téléspectateurs africains.
- Le développement de la production de programmes africains qui peut passer par la mise en place d’aides internationales.
- La réduction des dons gratuits de programmes qui peuvent apparaitre pour certains comme une contre-incitation à l’acquisition marchande de programmes.
- Le développement du bartering qui peut aider les chaînes à acquérir rapidement des programmes tout en les contraignant pour la recherche d’annonceurs.
- Le développement d’un marché intérieur des programmes en Afrique, c’est-à-dire favoriser l’échange de programmes entre pays africains.
- La diffusion de programmes plus récents à travers des aides à l’acquisition pour les chaînes africaines.
Tableau 3 : Les principaux enjeux du marché africain selon les positions du Promoshow

Tableau 3 : Les principaux enjeux du marché africain selon les positions du Promoshow
47 Comme on peut le voir dans le tableau 3, les enjeux les plus importants du marché sont différents pour chacun des groupes. Ce qui frappe en premier lieu est que les groupes périphériques ne sont caractérisés par aucun enjeu particulier en comparaison avec l’ensemble des répondants. Les réponses des vendeurs débutants correspondent à celles de la moyenne de l’ensemble des répondants et celles de la périphérie ne se distinguent que par une légère tendance à souligner plus souvent le développement de la production locale au détriment du développement de mesures d’audience. Cette différence s’explique par le fait que de nombreux producteurs locaux font partie de cette périphérie, le développement de la production locale étant un enjeu particulièrement important de leur point de vue. Ainsi, à l’exception de la question du financement de la production locale, aucun enjeu ne semble caractériser les acteurs les plus isolés des échanges d’informations. C’est déjà là un premier résultat, les enjeux de régulation ne font vraiment débat qu’au cœur du réseau.
48 À l’inverse, les groupes qui composent le cœur du réseau d’échanges d’information ont des points de vue sur la régulation du marché qui diffèrent. Deux visions apparaissent au sein de ce cœur : une posture que l’on pourrait qualifier de « promotion de la mondialisation » et une autre de « protection de la production locale ».
49 La protection de la production locale est portée principalement par le groupe de la francophonie. Ces derniers considèrent en majorité que les principaux enjeux du marché africain sont le financement de la production locale, le développement d’un marché intérieur des programmes, c’est-à-dire les échanges entre pays africains, et la régulation du piratage. Ce sont là trois enjeux qui concernent directement la production de programmes de télévision africains, le piratage étant l’une des principales difficultés pour les producteurs africains qui n’ont souvent pas les moyens d’y faire face. Ce groupe considère ainsi la protection de la production locale comme le principal enjeu du développement du marché des programmes en Afrique. Or pour comprendre cette position, il faut faire un détour par le rôle de la coopération internationale française et francophone en Afrique, car si ces acteurs parlent de protections des productions africaines, il s’agit avant tout de celle des productions francophones. Longtemps la coopération internationale française, et notamment Canal France International (CFI), a eu pour objectif de construire une banque de programmes français destinée aux chaînes de télévision africaines. Les émissions produites en France pour des chaînes françaises alimentaient cette banque pour être ensuite diffusées en Afrique. C’est le cas par exemple de « C’est pas sorcier », émission emblématique de France télévision. Suite à plusieurs difficultés et notamment une baisse de moyens financiers, CFI réoriente aujourd’hui son action en direction du financement des productions francophones et d’une aide à leur exportation. Cette aide est particulière, il s’agit moins de financer la production africaine que d’aider ces programmes à s’exporter. CFI achète des contenus produits par des producteurs africains afin d’alimenter sa banque de programmes et en donne ensuite l’accès gratuitement aux chaînes de télévision au même titre que les autres programmes français.
– La difficulté, c’est que des productions correctes du Niger ou du Mali ne sortent pas du pays. Le producteur n’a aucun réseau permettant d’aller vers l’extérieur. Donc nous l’achetons et le programme sera disponible dans toute l’Afrique. Il va être proposé à toutes les chaînes qui sont abonnées au réseau CFI : 80 chaînes. Dans tous les pays africains, nous travaillons au moins avec une chaîne par pays. L’intérêt c’est de permettre aux productions africaines d’avoir un plus large public.
(Responsable de CFI)
51 La francophonie finance également la production africaine par l’intermédiaire de subventions allouées par l’Union Européenne et surtout l’Organisation Internationale de la Francophonie. Cette dernière met à disposition un fond important destiné à la production d’œuvres audiovisuelles francophones des pays du sud. Ce fond, mis en place depuis plus de vingt ans, est l’une des principales sources de financement des producteurs francophones. Des membres de l’OIF étaient présents lors de chacune des éditions de Promoshow avec pour but de jouer le rôle de conseillers auprès des producteurs locaux pour les accompagner dans leurs démarches de recherche de partenariats. À travers les exemples de ces deux acteurs que sont CFI et l’OIF, on comprend l’intérêt de ce groupe de la francophonie pour la protection de la production locale. Même si les missions d’accompagnement, de formation des personnels de télévision et de don de programmes pour les chaînes africaines se poursuivent encore aujourd’hui, ces acteurs ont intégré la production locale dans leur stratégie.
52 À l’opposé, pour les spécialistes du Promoshow les enjeux sont avant tout commerciaux. De leur point de vue les principales questions à régler sont le développement de mesures d’audience, la régulation du piratage et la réduction des programmes donnés gratuitement. Ce sont là des questions qui entrent directement en confrontation avec les pratiques des acteurs de la francophonie. En effet, le fait que ces organismes donnent gratuitement des programmes en Afrique est très décrié par certains participants.
– Je vais dire quelque chose de désagréable mais quand les sociétés en France balancent des programmes gratuits, qu’est-ce que vous pouvez faire derrière? Ça pollue le marché. Ce sont des programmes que personne ne regarde. Je me rappelle, il y a cinq ans en Afrique, on me disait quand il y avait des programmes français à la télévision ça voulait dire « on ne regarde pas, on éteint la télé ». C’était des programmes que moi-même je n’avais jamais vu en France. Alors je ne dis pas, il y a des programmes de qualité, des reportages, tout ça c’est intéressant. Mais ça pollue le marché parce que derrière comment vous faites pour vendre un produit auprès des annonceurs ? Ce n’est pas toujours possible de demander aux télés de participer au financement, ils ont des programmes gratuitement donc ils n’investissent pas.
(Responsable des ventes d’un distributeur)
54 Les programmes gratuits apparaissent comme une entrave au développement du marché pour ces acteurs. La France n’est pas la seule à donner des programmes gratuitement, l’Allemagne, les États-Unis, la Grande-Bretagne et même aujourd’hui la Chine le font aussi. Mais la France, du fait de sa présence historique au sein des médias africains francophones incarne ce mode de fonctionnement, du moins en Afrique de l’ouest. Selon certains participants, cela aurait même pour effet de dévaloriser les programmes français. Ceux-ci étant gratuits, lorsque les chaînes achètent, ce serait plutôt pour se tourner vers d’autres types de production. Cette dimension a amené CFI à mettre en place un paiement symbolique pour qu’une chaîne ait accès à sa banque de pro- grammes. Ces spécialistes du Promoshow souhaitent ainsi la dimi- nution des programmes gratuits car il s’agit, selon eux, d’un frein au développement d’un marché. Le développement de mesures d’audience correspond à la même logique. Ces mesures permettent des comparaisons entre les diffuseurs du point de vue de leur « performance » et donc d’identifier les chaînes et les programmes les plus visionnés. Les chaînes peuvent ainsi démarcher des annonceurs et cibler les investissements publicitaires. Indirectement les mesures d’audience permettent ainsi de former les prix des espaces publicitaires et par effet de ricochet, de former les prix du marché des programmes.
– Les chaînes d’État existent toujours mais les chaînes privées ont besoin d’avoir de l’audience. C’est pour cela qu’aujourd’hui on commence à mesurer l’audience. Je ne dis pas que c’est parfait, mais au moins ça commence à se faire. Nous commençons à avoir des rapports mensuels. Pas encore des rapports journaliers, néanmoins on sait quels annonceurs pourraient être intéressés pour tel créneau horaire pour telle chaîne, c’est déjà ça. Avant, c’était la télévision d’État qui diffusait un programme qui avait déjà été diffusé vingt fois en Europe et que personne ne regardait.
(Responsable des ventes d’un distributeur)
56 Par contre, le financement de la production locale et le développement d’un marché intérieur des programmes ne sont que secondaires pour ce groupe. En bref, les problèmes à régler en priorité sont ceux qui entravent la construction d’un marché comparable au marché mondial des programmes. Ce marché est caractérisé par des droits achetés et non donnés, un respect de ces droits et des mesures d’audience pour évaluer les programmes les plus performants. Cette perspective est ainsi celle de la mondialisation, l’important est d’intégrer ce marché local au marché mondial.
57 Ce sont donc deux visions très distinctes de la régulation de la distribution des programmes en Afrique qui s’expriment ici, l’une pense que les principaux enjeux sont ceux qui permettraient l’intégration du marché africain au marché mondial des pro- grammes, tandis que l’autre considère que les principaux enjeux sont de protéger la production africaine (du moins francophone) face à cette mondialisation.
58 Entre les deux, les investisseurs étrangers et les chaînes locales défendent des positions intermédiaires. De manière générale, le développement de mesures d’audience est un enjeu important pour ces groupes, ce qui peut se comprendre de leur point de vue. Les mesures d’audience sont pour eux un moyen d’attirer plus facilement des annonceurs. Néanmoins, le groupe des chaînes de télévision africaines considère le financement de la production locale comme un enjeu important à l’inverse des investisseurs étrangers. On peut comprendre cette sensibilité à ce problème par le fait que les chaînes de télévisions africaines préfèrent diffuser du contenu local, alors que les investisseurs étrangers accordent moins d’importance à ces questions.
L’accès à la parole : défendre les enjeux dans les conférences
59 Ces différentes visions sont exprimées surtout lors des confé- rences ayant lieu en marge du Promoshow. Beaucoup de ces conférences prennent la forme de formations à destination des acheteurs ou des producteurs locaux : pour les producteurs il peut s’agir de conférences sur les différents modes de financement ou sur les techniques de ventes, pour les acheteurs il s’agira de formations sur la construction d’une grille de programmation ou sur les manières de travailler avec les annonceurs. Les enjeux de régulation dont nous avons parlé y tiennent une bonne place puisque les problématiques du respect des droits d’auteur ou des techniques d’acquisition comme le bartering y sont abordées. Enfin, d’autres conférences concernent les nouvelles technologies de diffusion – telles que la télévision numérique terrestre, la télévision mobile ou la vidéo à la demande ou encore la présentation du paysage audiovisuel d’un pays – lors desquelles les diffuseurs d’un pays donné viennent présenter leurs besoins en programmes.
60 Ces conférences sont parfois organisées sous forme de débats et parfois sous forme de présentations individuelles. Les intervenants ont, dans ce cas, plusieurs dizaines de minutes pour s’exprimer, présenter leur entreprise et leur point de vue sur la question abordée. Une courte séance de questions est ensuite prévue. Les personnes qui interviennent dans ces conférences ont ainsi la possibilité d’exprimer leur vision de la régulation du marché africain, de proposer leurs idées et donc de participer à la définition de l’« agenda politique » du marché. Ces lieux sont aussi d’importants espaces de sociabilité. Les participants y sont plus accessibles et sortent du rapport client/vendeur. Certains membres d’entreprises ne participent d’ailleurs au salon que pour assister à ces conférences. Intervenir dans les conférences constitue par ailleurs une manière « dématérialisée de vendre », comme nous le disait une employée de Promoshow, en apparaissant aux yeux de nombreux participants sur l’estrade, ce qui confère une forme de statut et de reconnaissance.
Tableau 4 : Nombre de conférences par salon en fonction des thématiques

Tableau 4 : Nombre de conférences par salon en fonction des thématiques
61 Mais comment ces intervenants sont-ils choisis ? L’organisation d’une conférence peut se faire de trois manières : il peut s’agir d’une conférence sponsorisée, auquel cas une entreprise propose d’organiser une conférence en échange d’une somme d’argent. L’accès à la parole est dans ce cas payant. Ces conférences sont généralement des présentations promotionnelles durant lesquelles les intervenants vont présenter leurs produits et leur entreprise. Elles sont assez rares et concernent généralement les entreprises proposant du contenu sportif ou des solutions techniques. Il peut aussi s’agir d’une Keynote conference. Dans ce cas, l’organisateur de Promoshow invite une personne réputée du secteur. Il s’agit généralement de personnes que les participants considèrent comme des « modèles » dans la profession. C’était par exemple le cas du directeur d’une entreprise nigériane ayant créé une plate-forme de vidéo à la demande sur internet spécialisée dans les films nigérians. Cette plate-forme a connu un succès retentissant auprès de la diaspora africaine en Grande-Bretagne. Enfin, une troisième possibilité, de loin la plus fréquente, consiste pour l’organisateur à définir une problématique pouvant intéresser un grand nombre de participants du Promoshow. Il peut s’agir de conférences sur les techniques de ventes, des ateliers pour diffuseurs ou des conférences sur les enjeux de régulation comme le piratage. Dans ce cas-là, c’est l’organisateur du salon qui choisit les intervenants en fonction de leur « expertise et de leur connaissance du problème ». Le but est alors de proposer plusieurs points de vue différents sur la thématique. L’organisateur va essayer de représenter plusieurs types d’acteurs : des distributeurs, des chaînes de télévision et des producteurs locaux par exemple.
62 L’accès à la parole est donc très restreint : soit il est payant, soit il se fait sur invitation. Or, les individus qui interviennent dans les conférences sont les individus les plus populaires dans le réseau. En moyenne les intervenants dans les conférences sont cités 9,3 fois comme source d’information contre 5,4 pour les non-intervenants. La question de la définition des enjeux du marché est donc l’affaire du cœur du réseau. Seuls les acteurs reconnus par les autres, ceux auprès de qui le plus grand nombre de participants déclarent obtenir des informations, ont accès à la parole dans ces conférences et ont la possibilité d’exprimer leur point de vue.
63 Mais l’effet est double, les intervenants cooptés sont les plus centraux et le fait d’intervenir dans les conférences renforce cette centralité. Ces intervenants sont en retour plus sollicités par les autres pour obtenir des informations. Non seulement ces individus peuvent exprimer leur vision du marché, mais ces interventions renforcent aussi le statut et donc la légitimité de leurs arguments. Ces conférences participent ainsi à l’émergence et à la légitimation d’une élite du salon Promoshow.
64 Ainsi, les groupes du cœur du réseau sont ceux qui inter- viennent le plus dans les conférences même si quelques membres de la périphérie sont également invités dans le cadre de présentations de l’état des lieux de l’industrie audiovisuelle de certains pays. Si l’on ne regarde que les conférences parlant des enjeux de régulation du marché africain et que l’on écarte les conférences parlant de tech- niques de diffusions, des nouveaux supports tels que le satellite ou la TNT, et les conférences servant de promotion pour un pays, 53 % des membres du groupe de la francophonie ont participé à ces confé- rences, 27 % des spécialistes du Promoshow, 11 % des investisseurs étrangers, 14 % des acheteurs africains et 14% des vendeurs débutants. À l’inverse, une seule personne parmi la périphérie débutante est intervenue dans ces conférences. On voit ainsi apparaître ce pro- cessus de définition des enjeux du marché, seuls les participants du cœur du réseau et disposant donc d’une position stratégique sont en mesure de mettre à l’« agenda politique » du marché les enjeux qui sont également les leurs. Le jeu de la définition des normes sociales semble ainsi à l’avantage des groupes de la francophonie et des spécialistes du Promoshow. Or ces deux groupes expriment deux visions clairement différentes de la manière de réguler le marché. Les premiers défendent la production locale et notamment la production francophone tandis que les seconds souhaitent bannir les éléments qui font entrave au développement d’une logique marchande.
65 Ces groupes d’acteurs sont incontournables : la francophonie du fait de sa présence historique en Afrique et les spécialistes du Promoshow du fait qu’il s’agit des premiers distributeurs internationaux en Afrique. Les vendeurs de telenovelas sud-américains, membres du groupe des spécialistes du Promoshow ont par exemple commencé à prospecter les télévisions africaines dès la fin des années 1990. Leurs « points de vue » sont considérés comme importants pour l’organisateur qui ne pourrait pas ne pas les solliciter. Pourtant comme nous l’avons vu, leurs points de vue ne sont pas neutres et sont clairement liés à leurs propres intérêts.
Conclusion
66 À travers l’étude de ce salon d’échanges de programmes de télévision et de la manière dont il favorise la formation d’un milieu social, nous avons cherché à montrer comment ce type d’évènement peut influencer le fonctionnement d’une industrie. À partir d’une analyse de réseaux sociaux d’échanges d’information entre les participants, nous avons montré que ces différents acheteurs et vendeurs se ras- semblent en groupes autour de logiques nationales mais aussi d’enjeux communs apparaissant ainsi comme des groupes d’intérêts. En effet, ces groupes d’acteurs présentent une vision partagée de la régulation du marché qui suit en réalité leurs propres intérêts : la francophonie a un intérêt à protéger la production locale car cela permet d’appuyer la présence de la langue française sur le continent et les spécialistes du Promoshow ont intérêt à développer une logique marchande car cela leur permet d’écouler leurs produits dans ce marché. Des formes d’actions organisées apparaissent ainsi sous forme de tentative de contrôle du marché et surtout des conférences organisées lors du salon. Plus qu’un ensemble de rencontres entre acheteurs et vendeurs, l’analyse de réseaux révèle un marché segmenté en plusieurs groupes dans lesquels certains acteurs se positionnent comme autorité pour la définition des enjeux du marché. Cette co-localisation temporaire implique alors un jeu d’acteurs subtil impliquant des coordinations visant à orienter à terme la régulation.
67 Cela nous amène à porter des conclusions plus générales sur le rôle des salons dans la mondialisation des échanges marchands. Notre argument est qu’ils permettent des formes d’ajustements entre plusieurs marchés, notamment du point de vue de leur régulation. Les salons favorisent l’émergence de processus sociaux entre les participants : définition d’un milieu social, de son mode de fonctionnement et de ses frontières, apprentissage et intégration à ce milieu, régulation de l’industrie, etc. Ils jouent ainsi un rôle particulièrement important au moment de la naissance d’une industrie ou lors de moments de rupture et de changement du secteur (Aspers, Darr, 2011). Les acteurs d’une industrie peuvent alors s’appuyer sur ces évènements pour gagner en statut, se rendre visibles et même pour changer les règles du marché. L’utilisation de l’analyse des réseaux sociaux et plus spécifiquement de l’approche néo-structurale (Lazega, 2012) pour compléter une analyse des salons comme « évènement configurateur de champ » (Lampel, Meyer, 2008 ; Moeran, Pedersen, 2011) nous permet d’étudier en détail comment une élite d’acteurs se forme et diffuse des normes sociales spécifiques.
68 Le rôle de Promoshow dans la construction du marché africain des programmes ne doit donc pas être négligé. D’une part la distribution de programmes s’appuie sur ce type d’évènements qui participent à définir les programmes qui seront diffusés par la suite dans chaque pays (Bielby, Lee Harrington, 2008 ; Havens, 2006). D’autre part, si les acteurs de la distribution de programmes ont l’occasion de se rencontrer dans de nombreux espaces tels que le MIPTV, le MIPCOM ou le NATPE, le Promoshow Africa est bien le seul lieu permettant la rencontre entre les distributeurs internationaux et les chaînes de télévision africaines [8]. Si d’autres évènements préexistaient tels que le BOBTV au Nigeria, le MICA au Burkina Faso (des salons organisés en marge de festivals de cinéma locaux) ou le Sitenghi en Afrique du sud (organisé par la chaîne de télévision publique sud-africaine), ces salons n’ont jamais atteint l’ampleur de Promoshow en termes de nombre et de diversité de participants. Seuls des acteurs locaux et quelques acteurs internationaux y participaient. Certains ont même depuis disparu. Ainsi, lorsque nous étudions la définition des enjeux du marché dans le cadre de Promoshow, nous n’étudions pas un épiphénomène. Les enjeux de régulation qui règnent lors du salon sont réels pour les acteurs qui y participent et cela se ressent dans l’évolution concrète de l’industrie. Si l’enquête que nous présentons ici ne permet pas d’étudier l’évolution des régulations audiovisuelles dans chacun des pays, il est tout de même possible de constater certains changements à l’œuvre : les contrôles sur le piratage sont de plus en plus présents [9], les audiences sont mesurées de manière plus régulière dans de nombreux pays et les organismes de coopération internationale demandent aujourd’hui une contribution financière symbolique pour accéder à leur banque de programmes. Promoshow participe à la transformation des règles du marché africain et à son ajustement au marché mondial des programmes.
69 De plus, ce salon participe également à l’importation de nombreux programmes internationaux. La domination de certains acteurs que nous avons qualifiés de « spécialistes du Promoshow » n’est pas anodine. Ces acteurs sont aujourd’hui très implantés en Afrique et s’ils portent des normes marchandes spécifiques, ils apportent également avec eux des programmes spécifiques. Ils disposent de catalogues composés de nombreuses heures de programmes et sont donc capables de vendre du « volume ». Il s’agira en premier lieu des telenovelas d’Amérique latine, des films bollywood, et, de plus en plus, des séries asiatiques, et en second lieu des grandes productions américaines et hollywoodiennes visionnées dans le monde entier et déjà considérablement distribuées en Afrique. Néanmoins des stratégies permettent de soutenir la production africaine. Grâce aux initiatives de la francophonie, beaucoup de séries comme Docteur Boris, les Rois de Ségou ou Classe A ont été diffusés avec un certain succès dans plusieurs pays africains. De plus, certains pays comme le Nigeria produisent aujourd’hui un grand nombre de programmes permettant de concurrencer ces offres étrangères. Même si le salon marque la domination des acteurs occidentaux, les programmes africains y ont également une place.
Notes
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[1]
Cet article est tiré du projet de recherche Multi Level Social Network financé par l’Agence Nationale de la Recherche que nous souhaitons remercier ici. Nous tenons également à remercier vivement les personnes qui ont réagi aux diverses versions de ce texte notamment lors de la conférence SCORE « Organizing markets » (Stockholm, 16-17 octobre 2014) et les personnes dont la lecture a permis de considérablement améliorer ce texte, Emmanuel Lazega, Alexandre Coulondre, Fanny Vincent, Anne-Elise Vélu et les relecteurs de l’Année Sociologique. Enfin, nous souhaitons remercier les coordinateurs de ce numéro pour avoir accepté d’y inclure notre article.
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[2]
Le nom est anonymisé.
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[3]
Peu de travaux sur l’histoire de la télévision en Afrique sub-saharienne ont été réalisés. Certains ouvrages détaillent néanmoins le processus de développement des médias sur le continent. On peut citer notamment le travail de Dioh (2009) pour l’Afrique francophone ou d’Esan (2009) sur la télévision nigériane à partir desquels nous travaillons ici. Cependant, ces travaux ne traitent que très peu des questions de distribution et d’acquisition de programmes par les chaînes africaines. Les éléments présentés ici sont donc en grande partie tirés de notre enquête ethnographique auprès de directeurs de chaînes africaines, de distributeurs africains historiques, de représentants locaux d’institutions internationales et de responsables culturels d’ambassades.
-
[4]
Celui-ci est basé sur des regroupements de relations appelés blocks. Cet algorithme permute les lignes et les colonnes d’une matrice de relations de manière à placer les individus les plus ressemblants les uns à côté des autres. L’algorithme produit alors une matrice image qui constitue en fait une matrice idéale composée de plusieurs groupes d’individus entre lesquels les relations sont considérées comme des blocks. Dans cette matrice image, tous les membres d’un groupe ont soit tous des relations avec les membres d’un autre groupe (dans ce cas il s’agira d’un block complet), soit aucune relation avec les membres d’un autre groupe (dans ce cas il s’agira d’un block nul). En comparant cette matrice image avec la matrice réelle, l’algorithme va calculer le nombre d’erreurs, c’est-à- dire le nombre de relations considérées comme mal positionnées : s’il reste un « 1 » dans un block nul ou s’il reste un « 0 » dans un block complet. Il va alors permuter à nouveau les lignes et les colonnes de la matrice de manière à minimiser le nombre d’erreurs. Ce nouveau découpage permet d’agréger les sommets appartenant aux mêmes groupes pour créer une matrice de densité et produire une image simplifiée du réseau.
-
[5]
Ce logiciel destiné à l’analyse des réseaux et développé par Vladimir Batagelj et Andrej Mrvar est très certainement le logiciel le plus performant concernant les procédures de blockmodeling. L’algorithme de generalized blockmodeling est également développé dans un package de R mais est limité en termes de taille de matrice.
-
[6]
La Société Financière de Radiodiffusion, une société détenue par l’État français qui avait pour but de gérer les participations de l’État dans les stations de télévisions et de radio.
-
[7]
La centralité d’intermédiarité d’un nœud dans un graphe correspond au nombre de géodésiques (chemins les plus courts) entre tous les nœuds d’un graphe passant par ce nœud. Plus le score est élevé, plus le nœud est un « passage obligé » dans le graphe (Wasserman et Faust, 1994).
-
[8]
À titre d’exemple, 74 % des entreprises non-africaines participant à Promoshow en 2011 avaient également participé à au moins un autre évènement international de distribution depuis 2009 contre seulement 11 % des entreprises africaines. Promoshow est ainsi le principal contexte de rencontre entre l’industrie mondiale des programmes et les chaînes africaines de télévision.
-
[9]
Ces derniers sont souvent mis en place par les distributeurs eux-mêmes qui prennent contact avec des huissiers et des avocats locaux pour contrôler le respect des droits de diffusion.