1 Au cours des trois dernières décennies, la sociologie néo- structurale a développé une approche nouvelle de l’action collective organisée. Cette approche s’appuie, dans un esprit weberien, sur une définition du capital social non pas comme capital relationnel des individus, agrégeable ou non à l’échelle des classes sociales, mais comme ensemble de processus sociaux génériques de niveau mésosocial, examinés sous un angle relationnel et permettant aux membres d’un collectif de gérer les dilemmes de leur action commune (Olson, 1965 ; Lazega, 2012) : solidarités et exclusions, apprentissages collectifs et socialisations, contrôle social et résolution de conflit, régulation et institutionnalisation. La reconstitution et la modélisation de ces processus s’appuie sur une combinaison de méthodes qualitatives et formalisées. Chacun de ces processus peut prendre des formes variables lorsqu’on l’examine séparément. Leur combinatoire est sous-explorée. Ensemble ils constituent des formes de discipline sociale qui ne peuvent être ignorées dans l’explication et la compréhension de l’action collective durable.
2 Cette discipline sociale sur laquelle cette approche néo-structurale jette une lumière nouvelle a été initialement décrite à l’échelle intra-organisationnelle dans une forme de coordination idéaltypique alternative à celle de la bureaucratie, la forme collégiale (Lazega, 2001). Ce type d’organisation mobilise plus que toute autre et de manière systématique, à des fins de coordination de tâches non routinières dans des contextes instables, les relations personnalisées entre les membres de l’organisation. Mais au-delà de l’échelle intra-organisationnelle, cette discipline sociale caractérise aussi la coordination des collectifs à l’échelle inter-organisationnelle, notamment les industries et les marchés (Lazega, Mounier, 2002). De nombreux travaux originaux identifient et modélisent sous un angle relationnel ces processus sociaux à l’échelle inter-organisationnelle, refondant par exemple la sociologie économique à partir de cette perspective néo-structurale (Comet, 2007 ; Penalva-Icher, 2010 ; Oubenal, 2011 ; Eloire, 2010 ; Pina-Stranger, 2011 ; Brailly, 2014 ; Favre, 2014; Montes-Lihn, 2014). Tous ces travaux dépassent une perspective centrée sur la notion d’encastrement pour analyser et interpréter la manière dont les relations personnalisées sont mobilisées par les acteurs des marchés pour se coordonner entre eux en donnant vie à ces processus.
3 Cette approche sociologique de la gestion, par les membres, des dilemmes de leur action collective (ou de leurs « communs ») a laissé ouverte la question des déterminants macrosociaux de ces formes de coordination et de discipline sociale. Dans toutes les enquêtes néo-structurales, les acteurs sont toujours positionnés dans les stratifications sociales grâce à des variables socio-démographiques et/ou économiques. La plupart sont motivées par (et enrichissent) les débats sur les inégalités sociales de niveau méso. Restent que les mécanismes de la co- constitution des niveaux macro et méso sont les mécanismes les plus ignorés de la sociologie en général. Cet article propose une réflexion théorique autour d’un mécanisme possible d’articulation de ces niveaux. Il explore de manière encore partielle la question des déterminants, et donc des variations possibles, de ces formes de discipline sociale. Ces déterminants ne sont pas exogènes à la réalité sociale observée comme action collective ; lorsque l’on prend en compte la temporalité de cette dernière, les déterminants deviennent à leur tour, pour la plupart, des variables dépendantes. Mais l’angle à partir duquel l’articulation des niveaux est abordée compte beaucoup dans ces explorations initiales. Nous proposons ici de partir des phénomènes de mobilité et de turnover relationnel comme analyseurs de l’articulation ou de la co-évolution entre stratification et organisation, entre positions et processus, pour aboutir à une approche sociologique des coûts sociaux associés à chaque forme d’action collective. Nous appellerons ces coûts sociaux, pour rester cohérents avec ce point de départ marqué par la temporalité, des « coûts de synchronisation » entre dynamiques propres aux niveaux d’action collective superposés qui se co-constituent en co-évoluant.
4 Par rapport aux approches utilisant l’analyse de réseaux pour examiner davantage la manière dont le capital relationnel des acteurs facilite leur mobilité (ascendante) (Burt, 1992 ; Podolny, Baron, 1997) nous nous intéressons plutôt à l’effet des mobilités sur l’action collective et les processus sociaux génériques – dont l’apprentissage collectif et la régulation – qui aident les membres à gérer les dilemmes de l’action collective (Lazega, 2003 ; 2006).
5 Ces coûts de synchronisation peuvent être élevés pour deux raisons au moins. La première est la perte de capital relationnel des acteurs en mobilité, en particulier lorsque ce capital est modeste dès le départ, comme c’est le cas pour beaucoup. La seconde est due aux efforts de construction de formes sociales de niveau intermédiaire nécessaire à l’exercice d’une influence d’un niveau d’action collective sur l’autre (micro et méso, méso et macro), que ce soit dans le sens bottom up ou top down. Rappelons que la recherche néo-structurale sur les formes de coordination s’appuie sur une micro-sociologie qui reconnait aux individus la capacité d’endogénéiser les structures, i.e. de tenir compte de différenciations verticales et horizontales pour chercher à utiliser les organisations comme des outils. Cela signifie que la recherche sur les formes de coordination doit aussi travailler la question de l’émergence de nouvelles organisations (voire institutions) créées par les acteurs individuels et collectifs qui y sont incités par leur turnover relationnel et par la négociation de ces créations dans le contexte des contraintes engendrées par la structure multi- niveaux déjà en place. L’étude des groupes de travail comme structures intermédiaires entre réseaux inter-individuels et réseaux inter- organisationnels, et des conditions de leur transformation en nou- velles organisations formelles capables de peser dans la gouvernance, fait partie de la dynamique mobilité-turnover relationnel [MTR].
Mobilité et turnover relationnel [MTR] comme déterminants de la coordination organisationnelle
6 La réflexion sur la mobilité est fortement associée à l’émergence de la sociologie structurale américaine des années 1960, et notamment à celle du concept d’équivalence structurale. En effet, la mobilité suit parfois des chemins que Harrison White (1970) appelle des « chaînes de vacances ». Dans ces chaînes, il découvre que les « remplaçants » ont des profils relationnels et catégoriels qui ressemblent fortement aux profils des personnes auxquelles ils succèdent. Cette mobilité peut être comprise comme une forme de rotation au travers de systèmes de places, souvent des circuits socialement organisés. White appelle ces mouvements des « mobilités en circuits » (mobility in loops, 1970, p. 380). Du point de vue de sa perspective structurale, ces loops ou systèmes de places, ne sont pas tous nécessairement visibles pour les acteurs qui en font partie, ni même pour les gestionnaires qui suivent, mesurent ou orientent les parcours ou carrières des autres. Si les marchés internes du travail ont été les premiers contextes identifiés par White pour de tels circuits, ces derniers attirent aussi l’attention quotidienne des citoyens et des observateurs professionnels : portes à tambour pour les élites circulant du monde des affaires aux postes gouvernementaux, dans les deux sens, par exemple entre banques d’affaires et ministères ; salariés en contexte de flexibilisation de l’emploi cherchant à raccourcir le plus possible les périodes de chômage, par exemple dans les marchés internes de groupe (Delarre, 2005) ; rotation d’internes et de jeunes collaborateurs que l’on fait circuler d’un associé/patron à l’autre, ou d’un client à l’autre dans des groupes de travail temporaires et hétérogènes (Godechot, 2008 ; Lazega, 2000) ; circulations de juges dans le système judiciaire à des fins d’intégration du système et de diffusion de l’innovation et de modernisation de l’institution (Ackerman, Bastard, 1993) ; universitaires qui tournent dans un carrousel de postes (Musselin, 2005) ; membres de plusieurs conseils d’administration passant en boucle d’un conseil à l’autre; représentants de commerce participant chaque année aux salons récurrents de leur industrie (Brailly et al., 2015 à paraître).
7 Autour et au-delà des marchés du travail, on trouve beaucoup d’autres circuits de ce type : des immigrés installés dans les pays riches qui retournent parfois au pays pour leur retraite ; des étudiants qui peuvent, au cours de leur curriculum, passer un semestre dans des universités de pays différents (de Federico, 2008) ; des mobilités résiden- tielles d’individus ou de communautés toutes entières considérées, sur le long terme, par les géographes et les sociologues, comme des mobilités en circuit d’un voisinage ou d’un quartier à l’autre (Lévy, 1998) ; sans même mentionner les mobilités liées, par exemple, au cycle de vie des familles. Certaines mobilités sont des changements de places encore plus invisibles pour les acteurs directement concernés que ne le pensait White : une entreprise rachetée par une autre (un client, un concurrent, un fournisseur, etc.) ne connaît pas nécessairement son prédateur s’il s’agit d’une holding représentée par une cascade de filiales hiérarchisées et emboîtées ; elle n’est pas toujours consciente de la prédation elle-même, qui lui a fait changer de place dans une écologie inter-organisationnelle dynamique.
8 La littérature sociologique observe aussi de plus en plus systématiquement le turnover relationnel dans les réseaux personnels des individus. Le rapport entre le mouvement et le capital relationnel des individus est souvent étudié en profondeur dans des sphères spécifiques de la vie sociale (voir par exemple Molina, Lubbers, 2011 ; Bidart et al., 2011 ; Vitale, Legros, 2011). Les réseaux de migrations (comprenant des situations aussi variées que celles des immigrés, des réfugiés, des travailleurs temporaires) sont, à cet égard, prototypiques : parce que les séparations induites entre ceux qui partent et ceux qui restent sont souvent dévastatrices pour les individus et les communautés, l’attention de telles études se centre à juste titre sur les coûts humains et sociaux de ces migrations : les familles laissées derrière soi, la marginalité, la stigmatisation, la solitude, les parcours identitaires conflictuels, la création de nouvelles relations, par des individus s’efforçant de se trouver une place, un rôle, de jouer le jeu de l’assimilation, pour eux-mêmes comme pour les générations suivantes. Mais les liens entre de tels mouvements et les systèmes de places eux-mêmes, leurs co-évolutions et leurs effets sur la gouvernance et sur les coordinations propres à ces systèmes mériteraient aussi d’être étudiés plus avant, y compris les coûts sociaux de l’ensemble de ces phénomènes dans la composition et dans la structure des collectifs organisés.
9 Cette littérature naissante décrit et modélise le turnover relationnel en utilisant les connaissances et les instruments statistiques conçus pour comprendre la dynamique des réseaux sociaux et organisationnels (Snijders, 1996 ; 2005). Des modèles dynamiques pour données longitudinales de réseaux sont utilisés pour comprendre la co-évolution des comportements et des systèmes d’interdépendances. Par exemple, lorsque nous fermons les yeux sur une situation de conflits d’intérêts, peut-être est-ce parce que nous sommes devenus proches de collègues de la même organisation qui ferment aussi les yeux et qui nous influencent dans ce sens ; ou peut-être est-ce parce que nous avons choisi dès le départ nos amis parmi des collègues qui considèrent comme légitimes l’utilisation de ces situations pour accumuler du pouvoir. Souvent les deux à la fois, mais chaque effet a un poids relatif qui ne peut être mesuré qu’en observant et en analysant, dans le temps, des changements comportementaux et des turnover relationnels. Sans ces analyses proprement dynamiques à l’échelle du collectif, on ne peut tester, dans le cas de cet exemple, des explications concurrentes de l’ignorance concertée comme processus social (Katz, 1979). Les travaux de Snijders inaugurent de plusieurs façons une nouvelle épistémologie dans les sciences sociales, au moyen de laquelle la recherche mesure, formalise et modélise la co-évolution des comportements et des interdépendances, entre les interdépendances et les conflits entre acteurs, individus et collectifs. Cette approche néo-structurale des temporalités fait co-évoluer les modèles, les mesures et les problématiques.
10 Malgré l’explosion des mobilités de toutes sortes (de personnes, d’idées, d’objets, d’information, de capitaux), le lien systématique et récursif entre ces deux réalités (la mobilité/la rotation à travers des systèmes de places et le turnover relationnel à l’échelle du collectif) est encore peu étudié ; il a pourtant une incidence sur la vie sociale et sur la capacité de régulation et de coordination de ces collectifs. Il existe une correspondance entre le mouvement, lorsque les acteurs changent de places dans ces circuits, et le changement dans leur sphère relationnelle ou leur capital relationnel respectif. Ce changement, ce sera notre argument, induit un effet sur l’évolution du système de places lui-même lorsque ce dernier est endogénéisé et fait l’objet de stratégies de restructuration. Un structuralisme orthodoxe qui cherche des invariants statiques, sans théorie de l’action individuelle et collective, récuserait l’idée que de nouvelles règles, formulées dans un processus intentionnel, volontaire et politique, puissent participer à la reconfiguration d’un système de places (Pizarro, 1999 ; 2007).
11 Cette proposition a pourtant un sens même si l’on part du principe que les comportements sont largement déterminés par les appartenances catégorielles plus ou moins conflictuelles, d’une part ; et par les systèmes d’interdépendances économiques et symboliques entre acteurs en opposition, d’autre part. En effet, les acteurs individuels ou organisationnels ont à la fois des intérêts divergents et des relations d’interdépendance multiples et multilatérales. Les relations sont faites d’échanges de ressources et d’engagements symboliques vis-à-vis des partenaires de l’échange. Ces relations s’agrègent et se combinent en une trame de liens réguliers, en une structure relationnelle synonyme d’opportunités et de contraintes spécifiques à chaque contexte organisé. La stabilisation de ces structures résulte elle aussi d’efforts individuels et collectifs considérables et intentionnels, de formes variables d’action collective visant à gérer ses propres dilemmes. Les processus sociaux fondamentaux de la vie sociale à l’échelle méso (évoqués plus haut) sont à la fois le produit de ces régularités construites dans la gestion des interdépendances, mais aussi les éléments du capital social des collectifs (Coleman, 1994), des modes de gestion des dilemmes de l’action collective, et donc de coordinations comprises au sens large. Le capital relationnel de l’individu ne vaut rien s’il n’est pas adossé au capital social d’un collectif ; mais les changements dans le capital relationnel des individus, induits notamment par les mobilités, ont un effet sur le capital social du collectif.
12 Cette co-évolution des places et du turnover relationnel n’est visible que si les places ne sont pas considérées de façon purement contextuelles et exogènes, mais endogénéisées, prises en compte par les membres eux-mêmes et, de ce fait, également endogènes aux processus sociaux examinés. Notre objectif ici est de montrer que la connaissance de ce changement est un enjeu important pour la société et pour la sociologie, et d’expliciter un programme qui s’y rattache. L’un des moments clés de cette démarche est de faire apparaître un système de « positions » sociales à la fois différent et dépendant du système formalisé des « places ». Nous identifierons ces positions comme des formes sociales cristallisées au sens simmélien, i.e. des formes d’action collective intermédiaires, parfois encore peu officialisées, situées entre les niveaux interpersonnels et organisationnels, et reconstituées par des formalismes devenus classiques – de White et al. (1976) à Ziberna (2014). Dire que les acteurs s’appuient sur ces formes pour gérer les dilemmes de leurs actions collectives reviendra dès lors à dire qu’ils sont capables de jouer de manière stratégique sur la différence entre places et positions pour faire émerger ces entités de niveau intermédiaire.
13 Cette structuration intermédiaire par les individus consiste minimalement en la création ou l’entretien de différenciations horizontales et verticales qui produisent ce que l’on peut appeler l’infrastructure relationnelle d’un système d’action collective. Cette infrastructure, perçue par les acteurs, consiste minimalement en un système de ‘niches sociales’ et de formes hétérogènes et plus ou moins congruentes de statut social [2] (au sens de hiérarchies formelles et informelles qui se tressent ensemble de manières variables pour les mêmes acteurs au sein de la même population). Niches so- ciales et formes endogène de statut sont des formes infrastructurales qui contribuent directement à la stabilisation des interdépendances, à l’accaparement des opportunités et à la durabilité des inégalités. Nous illustrons plus bas le fait que l’évolution de la configuration de ces formes sociales modifie à son tour les processus sociaux et refaçonne, dans des circonstances chaque fois spécifiques, la structure initiale d’opportunités et de contraintes des uns, moins celle des autres – une source d’inégalités de niveau méso-social. L’accent mis sur les processus qui interagissent entre eux, dans des temporalités variables, est ici fondamental. En effet, sans une telle approche dynamique des interdépendances de ressources et des engagements (qui définissent les relations sociales elles-mêmes), il est difficile de comprendre le fonctionnement de ces processus sociaux génériques à l’œuvre dans toute forme d’action collective durable.
14 Chaque domaine de la vie économique et sociale, et chaque champ de recherche qui s’y rattache dans les sciences sociales, ont ainsi leurs processus de structuration MTR. Physiques, sociaux ou les deux, ces mouvements et ces changements articulés représentent d’importants déterminants de l’ordre social dans la société organisationnelle (Perrow, 1991). Ils sont créés par l’organisation sociale de ces milieux et finissent, sous certaines conditions qui restent à éclaircir, par restructurer ces milieux, déplaçant parfois les lignes entre gagnants et perdants. Cette dynamique n’est pas simplement un mouvement récursif entre deux pôles séparés, exerçant la même activité et s’influençant l’un l’autre par leur rivalité. Elle implique des évolutions plus complexes parce qu’elles affectent des processus sociaux génériques en facilitant l’émergence de nouveaux acteurs collectifs.
15 La mise au jour systématique de ces dynamiques MTR permet ensuite d’explorer leurs effets sur les modes de coordination dans des organisations idéal-typiques, par exemple bureaucratique vs. collégiale. Ces dynamiques MTR auront des effets différents, relatifs à nombre de variables dans le milieu étudié, dont, par exemple, la proportion de sédentaires, de cosmopolites ou de « stabiles » (Merton, 1957 ; Pavé, 1979), la nature et la quantité des relations modifiées, l’importance spécifique des relations personnalisées pour la coordination de l’action collective. Sans prétendre à ce stade théoriser de manière systématique l’ensemble des relations entre dynamiques MTR et coordinations, nous illustrons cette dynamique et ouvrons un espace de recherche qui peut aider à comprendre la manière dont les formes complexes d’action collective sont plongées et évoluent dans cet environnement instable.
Illustration : La toupie comme métaphore des rapports entre MTR et apprentissage collectif
16 Il peut être utile, pour l’exploration initiale des dynamiques MTR dans leur relation avec les processus sociaux, de s’appuyer sur une illustration empirique et intuitive. Cette étude de cas examine le lien entre mobilité et dynamique des réseaux d’apprentissage intra-organisationnels. L’apprentissage collectif a longtemps été considéré comme un processus important dans les organisations, aussi bien en sociologie (par exemple Blau, 1955) qu’en gestion (par exemple Argyris, Schön, 1978). L’étude de ce processus est devenue de plus en plus fréquente avec la croissance des organisations de type knowledge intensive dont la survie dépend de la capacité à innover ensemble. L’apprentissage comme processus relationnel et interactif peut être saisi à travers l’étude des réseaux de conseils. Dans des contextes organisés, prendre conseil auprès de quelqu’un est souvent possible à travers l’échange social dans lequel les membres obtiennent du conseil en échange d’une reconnaissance de statut et de l’autorité de celui qui conseille (Blau, 1955 ; Krackhardt, 1990) un statut que nous appelons « statut épistémique ». Les membres à statut épistémique ont souvent une autorité hiérarchique et/ou d’expert.
Réseaux de conseil et apprentissage collectif dans une institution
17 Notre exemple s’appuie sur une étude organisationnelle et longitudinale du réseau de demandes d’avis entre les juges du Tribunal de Commerce de Paris [3]. Dans cette étude, le système de places représentant cette organisation formelle est constitué de vingt (puis, au terme de l’évolution observée, vingt et une) chambres généralistes et spécialisées entre lesquelles une rotation annuelle est organisée pour tous les juges, créant des mouvements internes quasi mécaniques. Ces mouvements dans le système organisationnel de places, ainsi que les changements du système de places lui-même, sont lisibles dans la rotation annuelle des juges d’une chambre à l’autre – trajectoires engendrant un turnover relationnel important dans les relations de conseil. 240 juges tous hommes et femmes d’affaires, bénévoles, élus consulaires, ont été interviewés sur leurs relations de conseil auprès de leurs collègues au sein du tribunal. Les relations de conseil sont fortement valorisées dans ce tribunal car les juges sont considérés comme des « experts » de leur industrie d’origine – experts au sens d’intermédiaire, représentant de sa profession, fournissant aux profanes (les autres juges) le savoir minimal dont ils ont besoin sur cette industrie pour prendre leurs décisions. Trois mesures de ce réseau complet ont été obtenues en 2000, 2002 et 2005. Les analyses longitudinales de ces données relationnelles révèlent un processus cyclique de centralisation et de décentralisation du réseau dans le temps. Cette double dynamique (rotation et turnover relationnel) engendre une hiérarchie de statut épistémique en partie parallèle à la hiérarchie formelle du tribunal. Les demandes de conseils ont tendance à converger vers des membres ayant une certaine ancienneté et autorité épistémique. Elles reflètent un processus d’alignement épistémique sur ces membres qui ont « l’autorité de savoir », qui confèrent une forme d’approbation sociale pour des décisions spécifiques, et qui contribuent à l’intégration de l’organisation en reliant les niveaux des individus, du groupe et de l’organisation. Cet alignement est un ingrédient-clé de l’apprentissage intra-organisationnel. Une hiérarchie des statuts fournit une incitation aux acteurs à partager leur connaissance et leur expérience avec les autres, aidant ainsi à expliquer l’organisation sociale du processus d’apprentissage [4].
18 Cette dynamique MTR d’apprentissage collectif peut être représentée, de manière purement métaphorique et heuristique, par le « modèle de la toupie ». Parce que les réseaux de conseil sont souvent façonnés par ce jeu de statut, ils sont généralement très centralisés. Ils exposent une hiérarchie informelle qui suit souvent de près la structure hiérarchique formelle de l’organisation, mais qui peut aussi s’en écarter [5] . Les membres d’organisations formelles déclarent rarement qu’ils demandent conseil à des personnes « en-dessous d’eux » dans cette hiérarchie. À côté de ce noyau de conseillers centraux, la périphérie du réseau peut être complexe et caractérisée par des liens horizontaux homophiles, c’est-à-dire des liens entre pairs partageant et valorisant des caractéristiques communes. Les membres utilisent de tels liens homophiles afin d’atténuer les effets potentiellement coûteux ou négatifs de cette règle sociale (ne pas demander conseil « en-dessous de soi », ne pas montrer qu’on ne sait pas). Ainsi, les réseaux de conseil ont tendance à être à la fois hiérarchiques et cohésifs (au moins à l’intérieur d’un sous-ensemble de pairs), avec une dimension hiérarchique généralement plus forte que la dimension cohésive. Dans certaines organisations, les liens de conseil sont tellement importants pour le fonctionnement collectif qu’ils jouent aussi un rôle majeur en facilitant la fluidité dans l’échange d’autres types de ressources comme la collaboration et l’amitié.
19 Le « modèle de la toupie » explique la dynamique de ces réseaux de conseil en fournissant une métaphore éclairante. Il montre que l’apprentissage collectif intra-organisationnel dépend de la capacité de l’organisation à engendrer ce noyau de conseillers ayant de l’autorité épistémique, un noyau dont les relations demeurent stables tandis que les liens de conseils parmi les autres membres de l’organisation sont sujets à un turnover rapide (du fait, par exemple, de procédures de rotation, de mouvements de carrière, de recherche de nouvelles connaissances que les anciens conseillers ne peuvent fournir (Ortega, 2001 ; Argote et al., 2005)). En tant que modèle de processus dynamique, l’heuristique de la toupie réunit au moins trois éléments : un corps qui tourne sur lui-même, un axe de rotation et un équilibre fragile qui dépend, en partie, des caractéristiques des éléments précédents. Le temps est pris en compte à travers le mouvement de rotation. L’intuition offerte par cette métaphore est que la stabilité de ce corps qui tourne sur lui-même, l’organisation apprenante, provient précisément de son mouvement. L’axe de rotation peut représenter la hiérarchie naissante de membres à statut épistémique, qui ont « l’autorité du savoir » dans l’organisation. L’équilibre fragile créé par le mouvement de rotation représente la condition structurale de l’apprentissage collectif et des alignements dans ce milieu.
20 En effet, l’évolution du réseau de conseil est catalysée par le mouvement des membres du Tribunal entre les places qui leur sont attribuées (les chambres) dans la mesure où il est plus facile de demander conseil au sein de la même chambre. Cette évolution est caractérisée par trois moments successifs. Premièrement, la centralité des membres à fort statut épistémique varie dans le temps. Au début, elle a tendance à se renforcer. Les membres centraux deviennent de plus en plus centraux, dans un processus mertonien (1968) proche de « l’effet Saint Mathieu » : les conseillers recherchés deviennent de plus en plus recherchés, notamment parce qu’ils ont pu se construire une réputation, tandis que les membres demandeurs de conseils sont de plus en plus assurés que le choix de ces sources de conseil est sûr et qu’il légitime leurs revendications de connaissance. Choisir des conseillers déjà très centraux signale par ailleurs un accroissement de leur propre statut épistémique relatif. La concentration de l’autorité épistémique s’accroît avec la centralisation des réseaux de conseil : l’apprentissage devient de plus en plus dépendant d’un nombre de sources de connaissance autorisée sans cesse plus restreint.
21 Deuxièmement, cependant, cette centralisation crée une surcharge pour les membres à haut statut épistémique. Ces derniers ont tendance à gérer cette surcharge en partageant une part de leur statut épistémique – via des recommandations, c’est-à-dire en redirigeant les demandeurs de conseil vers d’autres sources. Lorsque le conseil fourni par les rares conseillers super-centraux devient inaccessible, les membres se tournent vers d’autres conseillers un peu moins super-centraux, créant peu à peu de nouvelles vedettes épistémiques dans le système. Partager le statut épistémique signifie exercer une forme de délégation, ce qui augmente le nombre de conseillers et diminue la centralisation du réseau. Troisièmement, cependant, l’accroissement du nombre de membres centraux à haut statut épistémique dans l’organisation crée un problème de conflits épistémiques, de construction du consensus et de coordination entre autorités épistémiques. Si leur co-orientation est aisée, l’équilibre est établi. Lorsqu’elle ne l’est pas, les conflits entre les autorités épistémiques déclenchent un processus inverse de re-centralisation du réseau. Lorsque le danger pour l’action collective est qu’il y a « trop de chefs en cuisine », c’est-à-dire trop de leaders épistémiques, certains se retirent, d’autres prennent leur retraite, tandis que d’autres encore sont marginalisés par une forme ou une autre de disqualification conflictuelle. Leur nombre décroissant peu à peu, il devient plus aisé au sommet de recréer un consensus autour d’une définition commune de la situation, de fournir des repères sociaux cohérents pour des jugements de pertinence homogènes, de procéder à un verrouillage épistémique.
Réseaux, places et positions
22 Le lien entre mobilité et turnover relationnel étant systéma- tique, un deuxième cycle du même ordre est ainsi réinitié. On peut considérer que le cycle lui-même est un invariant dynamique (Chavalarias, 2008). Reste qu’entre-temps cette dynamique a modifié le système de places lui-même. Une chambre de plus a été créée pour la spécialité de quelques membres les plus consultés. Ce changement dans le système de places lui-même n’est pas dû uniquement à la dynamique MTR, mais celle-ci est l’une des causes endogènes de changement. La Figure 1 représente visuellement cette évolution conjointe du réseau, du système de positions (blocs) qui constitue en partie l’infrastructure relationnelle de cette institution et du système de places (Chambres).
23 Le processus cyclique caractérisant la dynamique de cette structure se lit dans la Figure 1. Les trois vagues représentées sont des moments de l’enquête analysés séparément. Le système de positions représenté par le blockmodel de la colonne centrale (graphe réduit indiquant les probabilités d’avoir des liens entre positions) évolue d’un moment mesuré à l’autre. Ce blockmodel de type noyau-périphérie (mais avec une semi-périphérie au temps 1, deux semi-périphéries au temps 2 et zéro semi-périphérie au temps 3) est utilisé pour rendre compréhensible la visualization du réseau (i.e. colonne de gauche représentant les données brutes où les individus sont caractérisés par leur appartenance aux positions identifiées par les blocks de la colonne centrale). Les membres du noyau sont des individus super-centraux, dont les avis sont très fortement sollicités par les autres, partageant des attributs tels que l’ancienneté, le niveau hiérarchique formel, ainsi que des caractéristiques macro- et méso-sociales communes (le fait d’être banquier-juriste, par exemple).
24 La figure montre aussi comment le système de positions diffère du système de places illustré dans la colonne de droite, ce dernier correspondant au carrousel des chambres de cette organization –carrousel qui sert à mesurer les mobilités, sources (et moments de mesure) des coûts de synchronisation. Le réseau brut de la colonne de gauche a été cartographié sur ce système de places pour visualiser les turnovers relationnels (agrégés) d’une observation à l’autre. La première conclusion à tirer des changements entre la vagues 1 et 3 est que, lorsqu’on l’observe avec la focale néo-structurale, le changement de structure est complexe dans la mesure où le système de places co-évolue avec le système des positions. Les effets de rétroactions causales de cette co-évolution restent à explorer plus systématiquement [6] pour expliquer en quoi la position permet à certains acteurs particulièrement centraux de modifier à leur avantage le système des places, à maîtriser les temporalités des autres en leur faisant endosser les coûts de synchronisation exprimés en moblités et turnovers relationnels.

25 Ces dynamiques de centralisation et décentralisation dans les réseaux de conseil ne sont pas purement endogènes (dans la mesure où la surcharge due à la centralisation conduit les conseillers super-centraux à créer de nouvelles stars épistémiques en redirigeant les demandes de conseil vers des « remplaçants » qui deviennent des successeurs au sens de White (1970)) : en effet, la structure des réseaux de conseil peut être influencée par le contenu de la demande de celui qui cherche conseil; et par les évènements externes qui peuvent faire d’un conseiller potentiel une meilleure source de conseil qu’un autre. Toutefois, l’existence de cette dimension endogène du processus fournit au moins un mécanisme explicatif (voir ci-dessous) de la façon dont une catégorie d’autorités épistémiques super-centrales est capable de stabiliser sa position et de surfer au sommet de la structure du fait d’une forte concurrence pour le statut et l’autorité épistémiques.
26 Au-delà de l’intuition d’une « stabilité par le mouvement », cette image de la toupie est heuristique pour plusieurs raisons. Premièrement, elle suggère que le temps est un élément important dans la mesure où il permet aux organisations de sélectionner les membres à statut épistémique. Ce statut épistémique s’édifie par la réputation et l’accumulation d’expertise et d’expérience, par la capacité à fournir un « contrôle qualité » du travail sans engendrer trop de polémiques ou de conflits de définition de situation, et enfin, par la capacité, acquise avec l’expérience, de parler légitimement au nom du collectif. Acquérir ce statut demande des efforts et du temps. L’autorité du savoir est produite par des investissements individuels et collectifs de long terme qui peuvent être très vite ruinés si les membres à statut épistémique partent ou se comportent de façon trop visiblement opportuniste. L’équilibre atteint par la toupie suggère ainsi que les membres à fort statut et autorité épistémiques ont une forte incitation à les conserver sur la durée, donc à rester même au prix d’efforts supplémentaires, afin d’éviter la perte des avantages rattachés à leur standing relatif [7].
27 Deuxièmement, cette heuristique suggère également que l’équilibre atteint par la toupie est fragile. Le nombre de membres à statut épistémique varie avec le temps. On peut penser à plusieurs raisons expliquant l’oscillation de ce nombre. L’une des raisons tient au fait que les membres tendent à choisir les conseillers qu’ils considèrent comme les plus populaires (c’est-à-dire déjà choisis par un grand nombre de collègues), et qui passent donc pour les plus sûrs et légitimes. Comme le souligne une perspective stratégique, si chacun recherche du statut et croit qu’il atteindra un statut plus élevé en interagissant avec des membres au statut plus élevé, l’accès à des conseillers situés plus haut sur cette échelle devient en soi un signe de statut relatif. Cependant, tous les membres hautement recherchés à un instant t 1 et encore davantage recherchés à l’instant t 2 ne font pas partie de la hiérarchie formelle. La formation de deux hiérarchies épistémiques disjointes et parallèles, ainsi que l’oscillation entre les deux hiérarchies (comme si la toupie hésitait entre deux moments d’inertie), fragilise la coordination entre les membres et peut déstabiliser des organisations bureaucratiques de ce type.
Émergence du statut épistémique et capacité de régulation et d’institutionnalisation
28 La représentation de la dynamique MTR par l’heuristique de la toupie permet donc de déconstruire en partie, dans un premier temps, la complexité des processus d’apprentissage collectif. Le fait que l’évolution de la structure relationnelle qui les caractérise dans une organisation puisse être stabilisée par le double turnover des membres et des relations est expliqué notamment par l’émergence d’une forme sociale, le statut épistémique endogène, dans un environnement fortement organisé de manière exogène. Elle expose aussi la fragilité du partage des connaissances qui en résulte lorsque le statut épistémique est peu corrélé avec le statut hiérarchique formel. Cette métaphore est par ailleurs aussi limitée en ceci qu’elle ne centre l’attention que sur la dimension verticale du processus. Comme le montre le changement du système de places lui-même, cette stabilité n’est pas une reproduction mécanique, à l’identique. Une analyse de la division du travail et des systèmes de rôles liés au processus d’apprentissage montre que les différenciations horizontales entre membres peuvent être encore moins stables que les différenciations verticales – liées au statut – sur lesquelles nous avons mis l’accent.
29 Cette approche de l’émergence du statut épistémique a des conséquences en matière de régulation et d’institutionnalisation de pratiques ou de normes car la dynamique de la toupie donne à ceux qui parviennent à se maintenir au sommet de la hiérarchie épistémique (en dépit de l’évolution cyclique des réseaux d’apprentissage collectif) une influence particulière. L’émergence de cette forme sociale est une étape importante dans de nombreux processus collectifs, y compris la régulation, i.e. la définition des règles prioritaires pour l’action collective, en particulier dans un système de régulation conjointe (Lazega et al., 2008). Dans le cas étudié, les membres à statut épistémique élevé parviennent à formater les controverses normatives et les raisonnements des collègues, par exemple en matière de punitivité dans des affaires de concurrence déloyale et d’attribution de dommages et intérêts, ou encore en matière d’interventionnisme dans les conseils d’administration ou les marchés (Lazega, Mounier, 2008). L’alignement épistémique favorise l’alignement sur les normes choisies par une élite de leaders d’opinions qui émerge, en partie, grâce à la dynamique MTR.
MTR, co-évolutions et coûts cachés des synchronisations entre niveaux d’action collective superposés
30 Ainsi, un fait social doit être observé à plusieurs niveaux d’action analytiquement différents, ce qui rend inséparables l’analyse des relations individuelles de celle de relations organisationnelles. Pour rendre compte de cette complexité verticale du monde social contenu dans la cohabitation de plusieurs niveaux, y compris le niveau intermédiaire des formes sociales, il faut articuler ces niveaux et leurs dynamiques. L’exemple de phénomène MTR utilisé, celui de la règle de rotation intra-organisationnelle, pourrait ici prêter à confusion. L’énergie de la toupie provient, dans ce cas d’espèce, d’une règle formelle qui force plus ou moins les membres à changer de place chaque année – une règle qui cherche à contrôler leur conduite pour rendre difficiles certaines formes exogènes de corruption. Mais les turnover relationnels ne résultent pas tous de règles formelles de rotation dans un carrousel bien huilé. De manière plus générale, la question de l’explication des dynamiques MTR demeure : d’où vient l’énergie qui entretient la mobilité et le turnover relationnel dans la vie sociale ? Poser cette question revient à se demander : quels contextes et déterminants ces dynamiques MTR représentent-elles pour les processus sociaux génériques qui nous intéressent ? Pour répondre, nous suggérons que ces dynamiques sont elles-mêmes intégrées dans un environnement macro-social plus large et, en particulier, multi-niveaux. Les organisations font partie de méta-systèmes d’action collective inter-organisationnelle, au sens où elles ont une position dans des systèmes d’interdépendances inter-organisationnelles (observés eux aussi comme des « réseaux » inter-organisationnels) qui ont leurs propres clôtures et dynamiques MTR. Pourtant, à l’échelle inter-organisationnelle, de telles règles n’existent pas toujours de manière formalisée et explicitée par des règles de droit. C’est donc dans le caractère multi-niveaux de ce contexte et dans l’existence de formes d’action collective superposées qu’il convient de trouver l’origine et l’énergie du mouvement.
31 En effet, dans les systèmes sociaux multi-niveaux, où les formes d’action collective sont hiérarchisées, superposées et emboîtées, les temporalités de chaque niveau d’action collective sont différentes. Chaque niveau a ses dilemmes propres, ses processus propres, sa dynamique propre, mais l’évolution de chaque niveau dépend aussi de l’évolution des autres niveaux supérieurs ou subordonnés. Vu du point de vue des membres individuels, cela signifie que des individus ou des catégories d’individus de niveau 1 peuvent être requis d’accélérer ou de ralentir leur action par des organisations de niveau 2, forcés de s’adapter au rythme et à la dynamique imposée par le niveau 2. On peut appeler ces coordinations temporelles inter-niveaux des efforts de synchronisation entre niveaux. Les efforts d’adaptation et de synchronisation consentis par des unités de chaque niveau sont plus coûteux pour certains niveaux que pour d’autres. Les niveaux dominés seront souvent forcés par les niveaux dominants de s’aligner et d’endosser les coûts de la synchronisation, c’est-à-dire par exemple d’agir sous la pression accrue de délais de plus en plus courts, de suivre et mettre en œuvre des stratégies qui font sens au niveau de contrôle supérieur (par exemple distancer ou rattraper la concurrence), beaucoup moins qu’au niveau subordonné. Les dynamiques MTR ont un sens du point de vue des acteurs individuels qui orientent leurs actions à des niveaux multiples et qui connaissent le sens des termes rattrapages et distanciation (Lazega et al., 2008 ; 2011 ; Brailly et al., 2015 à paraître) [8]. Pour trouver l’énergie à investir dans ces efforts de synchronisation, les individus, eux-mêmes souvent désolidarisés et mis en concurrence par leurs supérieurs, entrent dans cette dynamique du rattrapage qu’est la concurrence de statut. Cette dernière ne consiste pas tant à rattraper le voisin d’à-côté qu’à s’ajuster aux contraintes venant d’en haut pour conserver son statut.
32 Brailly et al. (2015, à paraître) illustre les problèmes de synchronisation en analysant les efforts conjugués des entreprises et de leurs représentants de commerce sur un salon d’achat et de vente de pro- grammes de télévision. Ils montrent que ces salons fonctionnent grâce à des structures relationnelles multi-niveaux dans lesquelles les entre- prises signent des contrats et leurs représentants de commerce échangent des informations et des opportunités commerciales. Chaque niveau a sa temporalité et la combinaison des deux temporalités se fait selon le principe du « same time next year » pour les organisations et du « next time this year » pour les individus dans la structure multi-niveaux.
33 Ce que montre l’exemple de la relation entre dynamiques MTR et évolution cyclique des réseaux de conseil, c’est que le caractère multi-niveaux des systèmes d’action collective produit la force qui entretient cette relation tout en stabilisant la dynamique des structures en jeu. Ainsi les individus à statut élevé qui circulent d’un niveau à l’autre du système de places de cet appareil organisationnel sont aussi des intégrateurs du système qui orchestrent la mise en œuvre des efforts de synchronisation et la distribution de ses coûts. On retrouve ici, par exemple, à plus petite échelle, un rôle similaire à celui des acteurs qui cumulent les mandats dans la régulation croisée (Crozier, Thoenig, 1975) : ils ont une fonction intégratrice car ils acquièrent suffisamment de statut pour être présents à tous les étages à la fois. Leur action complexifie, mais verrouille aussi fortement la stabilité du système multi-niveaux. Le système ainsi synchronisé n’en dépend que davantage de leur éthique personnelle et de la discipline sociale qu’ils personnalisent – et dont la légitimité ne peut qu’être périodiquement contestée à travers la critique du cumul des mandats.
34 Montes-Lihn (2014) propose une autre illustration du fait que les acteurs individuels et collectifs agissent dans des temporalités différentes. Dans une recherche qui porte sur la conversion des viticulteurs de la « transition agro-écologique » vers une viticulture « biodynamique », il montre que l’action collective de producteurs viticoles qui s’engagent ensemble à ne pas utiliser de produits chimiques de synthèse dépend de l’acceptation d’une nouvelle socialisation. Dans ce nouveau contexte, ils doivent mobiliser de nouvelles connaissances, acquérir une capacité d’observation et d’interprétation des signes de la nature qui ont été oubliés et dévalorisés par la culture scientifique-technicienne. Cette recherche fait apparaître l’importance concrète de la temporalité dans la construction sociale de la connaissance pertinente mobilisée par les viticulteurs pour prendre des décisions techniques. Montes-Lihn (2014) se sert ici de deux formes sociales identifiées par la sociologie néo-structurale, les niches sociales et le statut social, pour repérer deux temporalités en fonction de la nature de la décision à prendre. Les décisions de court terme s’alignent sur les décisions des acteurs dotés d’un fort statut, alors que les décisions de long terme s’alignent sur les comportements des membres de la niche du viticulteur. Des processus différents et parallèles d’apprentissage inter-organisationnel mobilisent différentes relations et formes sociales dans des temporalités différentes et difficiles à synchroniser.
35 Plus généralement, les organisations et les stratifications se renforcent mutuellement grâce aux asynchronies leur permettant de se co-construire. Les acteurs acceptent plus ou moins la logique multi-niveaux des rattrapages et des distanciations, i.e. d’endosser les risques et les coûts d’ajustement et d’adaptation. Lorsqu’ils acceptent le jeu stratégique, i.e. l’utilisation de l’organisation comme « outil ayant une vie propre » (Selznick, 1949), l’énergie pour les rotations et les mouvements dans les systèmes des places vient des efforts investis dans la synchronisation entre les niveaux d’action collective. Ces efforts correspondent à un travail de restructuration des contextes d’interactions, de modification de leurs structures d’opportunité au niveau méso-social. Dans le contexte multi-niveaux de la société organisationnelle, les acteurs individuels peuvent essayer de refaçonner leur structure d’opportunité en créant de nouveaux liens et de nouveaux langages échappant au contrôle des organisations auxquelles ils sont déjà affiliés. Si la synchronisation des dynamiques propres à chaque niveau permet à l’organisation de tirer profit de l’action individuelle de ses membres, y compris de l’action individuelle hors de l’organisation, la création d’asynchronies est aussi parfois ce qui aide les individus à s’émanciper de ces contraintes, voire de la violence symbolique créée par l’imposition d’une place qu’il faut connaître (au sens de « connaître sa place » et l’accepter pour ne pas être « remis à sa place »).
36 Les décalages entre niveaux verticalement séparés mais inter- dépendants peuvent être considérés comme une caractéristique de la société qu’Archer (2013) appelle « morphogénétique » : la structuration à l’un des niveaux entraîne une restructuration à un autre niveau de manières principalement conflictuelles, chaotiques, inégales et sans stabilisation. Le temps pour s’adapter n’est pas toujours disponible ; d’énormes gaspillages et désorganisations peuvent caractériser le processus de structuration multi-niveaux [9]. On peut compléter cette vision morphogénétique par la perspective de Tilly (1998) qui, dans Durable Inequality, ajoute celle des mécanismes organisationnels de création d’inégalités par accaparement d’opportunités. Les organisations aident ceux qui les utilisent comme des outils à créer un système d’inégalités alignant et réalignant les clivages sociaux d’une manière qui les rend, par renforcement mutuel, systématiquement discriminatoires. On peut voir avec Tilly dans la monopolisation organisationnelle des opportunités recherchées dans une dynamique de réseaux multi-niveaux un mécanisme-clé de la reproduction des inégalités sociales, articulant le niveau méso-social au niveau macro-social.
37 Les dynamiques MTR correspondent le plus souvent à des transformations limitées de la structure qui peuvent soit être contrôlées de façon homéostatique, soit mener à des changements plus profonds. Ces changements peuvent être suffisamment forts pour reconfigurer le système multi-niveaux s’ils conduisent à la création de nouveaux acteurs organisationnels, c’est-à-dire de nouveaux collectifs. Dans ces dynamiques structurales, les cultures jouent un rôle central, en particulier les cultures que Breiger (2010) appelle « faibles », c’est-à-dire minimales, parvenant à créer des conventions (langages, classifications et règles) capables de rassembler et de mobiliser des acteurs très hétérogènes et de niveaux différents. Aucun collectif ne peut être établi sans le langage qui est nécessaire pour formuler son projet et les conditions dans lesquelles une « synergie » (Archer, 2013) est négociée, et sans institutionnaliser les règles de cette synergie. Ainsi, le rôle majeur de la culture est à la fois dans la création d’un langage pour établir des relations avec des alters différents, et dans la dimension institutionnelle des organisations qui émergent de ces efforts. Les deux dimensions, structurale (multi-niveaux) et culturelle, de l’action collective deviennent, sinon la source de l’énergie créant les dynamiques, du moins les conditions de possibilité des transformations MTR, avec leurs effets sur les processus sociaux qui aident les membres à gérer les dilemmes de leurs actions collectives.
38 Enfin, si les efforts d’adaptation et d’alignement consentis par des unités de chaque niveau vis-à-vis de la temporalité de l’autre niveau sont plus coûteux pour certains niveaux que pour d’autres, force est de constater que la mesure de ces efforts de synchronisation ou de création d’asynchronies est sous développée dans une société que l’on appelle pourtant « organisationnelle ». Notre argument est que la mesure de ces coûts de synchronisation qui sont souvent des coûts sociaux cachés est importante non pas seulement dans une perspective de justice sociale, mais aussi parce que plus ces coûts de synchronisation sont élevés, moins les acteurs qui les endossent participent à la régulation conjointe et à la restructuration, même minimale et incrémentale, du système dans son ensemble. Le lien entre apprentissage et régulation identifié dans le cas d’espèce de la section précédente revient comme un enjeu politique important. La dynamique MTR est bien une dynamique de synchronisation, au sens de l’adaptation de la temporalité d’un niveau à celle de l’autre, au travers d’alignements, de rattrapages et de distanciations ; mais il reste que la connaissance des coûts de cette synchronisation en termes de relations perdues, gagnées, maintenues et/ou de gain ou de perte de capacité d’apprendre collectivement et de défendre collectivement ses intérêts régulatoires, cette connaissance dépend des progrès qui seront faits en matière de mesure des dynamiques de réseaux multi-niveaux. C’est la toupie elle-même qui devient multi-niveaux.
39 En effet, la définition des coûts de synchronisation peut être étendue aux efforts d’entrepreneuriat institutionnel consentis par des acteurs individuels et organisationnels qui veulent utiliser les organisations comme des « outils ayant une vie propre », c’est-à-dire créer des organisations formelles à partir des infrastructures relationnelles intermédiaires et informelles telles que des groupes de travail, des mouvements sociaux. Ces opérations souvent invisibles doivent occuper de vraies niches pour avoir une chance de peser à l’échelle formelle et inter-organisationnelle, pour imposer à leur tour des coûts de synchronisation sur des subordonnés en rotation. Dans la société organisationnelle, ces coûts sont gérés et transférés de manière très discrète La dynamique MTR dans les réseaux multi-niveaux fournit un cadre pour les mesures de ces coûts, leur gestion, leurs conséquences.
La coordination à l’ère des mobilités et des réseaux dynamiques et multi-niveaux
40 L’approche MTR est ainsi une démarche qui permet d’explorer à nouveaux frais les déterminants des coordinations qu’elles soient managérialisées de manière top-down ou basées sur des processus génériques qui permettent aux membres des collectifs de gérer eux-mêmes les dilemmes de leurs actions collectives, de manière plus bottom-up. Quelles sont, dès lors, les implications de la mise au jour systématique de ces dynamiques MTR pour la compréhension des modes de coordination de l’action collective intra- et inter- organisationnelle, entendue au sens de l’intégration des différentes parties de l’organisation pour accomplir des tâches collectives? Nous distinguons de manière idéal-typique entre deux modes d’organisation, i.e. de définition des règles et des moyens de les mettre en œuvre : bureaucratiques et collégiales. La question se pose donc, dans un premier temps, de la manière dont les dynamiques MTR influent sur chacun de ces modes idéal-typique d’organisation.
41 Dans les organisations bureaucratiques idéal-typiques, le projet et le sens de l’organisation sont d’abord définis de manière unilatérale par le management, puis renégociés dans des rapports de force analysés par l’approche stratégique (Crozier, 1963 ; Crozier, Friedberg, 1977). Le travail en commun y est en grande partie codifié, standardisé, pré-programmé et routinisé (souvent par des dispositifs tech- niques, même à distance (Dujarier, 2012 ; Epstein, 2013), de plus en plus par des technologies d’intelligence artificielle. Le recrutement y est basé sur les qualifications et les règles y sont mises en œuvre par la coordination hiérarchique, managériale, verticale et relativement impersonnelle. Dans un environnement instable où les marchés, par exemple, accélèrent les cadences de production, une forte dynamique MTR dans ce système bureaucratique peut donner le pouvoir de coordination à ceux qui parviennent à garantir une capitalisation des ressources malgré le turnover. Dans l’exemple du tribunal consulaire, il s’agit des représentants de l’industrie financière qui dominent dans cette institution et qui ont la capacité de se maintenir en permanence au sommet de l’organisation, définissant le plus souvent les termes de son service public. Dans les organisations à dominante bureaucratique, ces dynamiques MTR peuvent donc créer à la fois de l’intégration du système et des hiérarchies parallèles qui les déstabilisent.
42 Dans les organisations collégiales idéal-typiques, ainsi que dans les oligarchies collégiales des grands appareils bureaucratiques, le projet et le sens de l’organisation sont construits collectivement, dans des négociations dominées par des intermédiaires ; le travail en commun n’est pas codifié, standardisé, ou routinier mais irréductiblement complexe et incertain, à visée innovante et créative, exigeant de nombreux actifs très spécifiques (savoirs tacites, relations personnalisées, etc.) ; les règles sont mises en œuvre dans la coordination horizontale par des efforts de construction du consensus et de responsabilité collective entre participants et positions hétérogènes (dans des commissions, des réunions, etc.) et par l’utilisation intensive des relations personnalisées et des formes structurales entre les membres pour des ajustements mutuels permanents (Lazega, 2001). Dans leurs environnements souvent aussi instables que ceux des organisations bureaucratiques contemporaines, les dynamiques MTR sont constructives si le turnover relationnel n’est pas trop rapide pour que les relations personnalisées aient le temps de se créer entre membres. Elles sont destructrices pour ce mode de coordination si le turnover interfère avec cette création de relations personnalisées – notamment si cette personnalisation est trop fortement marquée par le creuset clientéliste des grandes homophilies sociales (classe et genre par exemple). Dans de tels contextes, les mobilités nombreuses et turnover relationnels rapides peuvent favoriser une bureaucratisation croissante, parfois stérilisante si le modèle collégial est le seul à pouvoir encourager créativité et innovation. En effet, les individus sont notamment moins rapidement interchangeables là où les relations fortement personnalisées comptent davantage pour la coordination.
43 L’observation empirique et l’expérience montrent que chaque organisation concrète articule et cherche à équilibrer, à sa manière, les deux registres de coordination. Lorsque la proportion de cosmopolites au sens de Merton augmente dans l’organisation par rapport à celle des locaux et stabiles, les MTR secouent les bureaucraties, souvent au détriment des salariés [10], et peuvent faire imploser les organisations collégiales. Dans une société organisationnelle où la bureaucratie domine comme forme par défaut, cette articulation entre les deux modes de coordination peut se faire par la création de poches collégiales (Lazega, Wattebled, 2011) chargées de résoudre des problèmes non routiniers dans des organisations bureaucratiques, en particulier au sommet de ces organisations et partout où les sources d’incertitudes doivent être gérées de manière créative. Mesurer les coûts de synchronisation dans ces contextes combinant toujours les modèles bureaucratiques et collégiaux passe par une meilleure observation et compréhension des dynamiques MTR et de la récursivité des transformations qu’elles créent dans le système initial des places.
44 La valorisation contemporaine de la mobilité par les organisations, entreprises privées et administrations publiques, encourage à mesurer les coordinations aux échelles intra- et inter-organisationnelle en s’appuyant sur les dynamiques MTR. Y a-t-il aujourd’hui, dans les systèmes organisationnels en évolution, création d’élites stables grâce à des politique de mobilité prenant la forme de dynamiques de rotation dont les coûts sociaux restent inconnus, mais qui donnent pourtant forme aux apprentissages collectifs et au travail politique de régulation conjointe ? Il resterait à examiner dans quelle mesure la « mise en mobilité généralisée » (Castel, 2003) fonctionne dans ce sens. Il s’agirait d’orienter les analyses fournies par les mobility studies (Cresswell, 2006 ; Kaufmann, 2014) vers des mesures qui peuvent rendre compte des dynamiques de rattrapage et de distanciation entre niveaux, mais aussi des coûts sociaux, peu mesurés, de la synchronisation entre niveaux stratifiés d’action collective.
45 De manière très générale, la mobilité et le turnover relationnel qui l’accompagne reposent des questions centrales sur la solidarité sociale et le gouvernement collectif des ressources communes. Les exemples ne manquent pas de niveaux superposés et stratifiés d’action collective qui engendrent de la mobilité et imposent de nouveaux coûts de synchronisation en imposant de telles dynamiques. À l’échelle internationale, Delpeuch (2009) rend compte de phénomènes assimilables dans la littérature sur les policy transfer studies, traitant de circulation transnationale des acteurs et des solutions d’action publique qui feraient converger les institutions à l’échelle continentale ou mondiale. Le cas français de la fonction publique d’État et de la fonction publique territoriale (FPT) est à cet égard tout aussi instructif. Même si la fonction publique d’État ne produit plus autant de mobiles que par le passé, la fonction publique territoriale a connu des modifications profondes de longue date (Lorrain, 1991 ; Duran, Thoenig, 1996). Dans les grandes villes, la FPT a attiré un encadrement mobile et ces marchés internes relèvent peut-être de dynamiques MTR qui favorisent l’émergence de formes régionales de régulation conjointe (privée/publique) nouvelles. Au travers des relocalisations, reclassements, reconversions, redéploiements à de nouvelles échelles, les marchés du travail font tourner les agents (aussi bien des immobiles que des équipes volantes aux objectifs négociables) dans les administrations locales et centrales en leur faisant endosser des coûts de synchronisation élevés, au risque de nuire au capital social de leurs collectifs multiples et superposés. Voit-on apparaître des ordres locaux qui fonctionnent comme des toupies, où des formes de statut social endogène émergent comme des hiérarchies invisibles et stables créées à la longue pour un encadrement régional venu d’ailleurs ? Ces formes de statut deviennent-elles visibles à l’échelle nationale car, bien qu’enracinées dans les régions (Epstein, 2013), elles deviennent capables de défendre des intérêts régulatoires corporatistes dont l’appareil d’État devra encore davantage tenir compte pour distribuer les coûts de synchronisation dans les systèmes de gouvernance européens ? La présence des acteurs privés dans le noyau même de l’appareil d’État (Lazega et al., 2014) semble le confirmer car elle crée des formes de coordination nouvelles par rapport à la « régulation croisée », avec des avantages en autonomie (dont devaient bénéficier les pouvoirs locaux) qui disparaissent sous les effets de la pénurie mise en commun par les contraintes budgétaires venant d’un centre recomposé (privé/public) et gouvernant à distance (Duran, 2011 ; Epstein, 2009).
46 L’approche MTR comme contexte des processus sociaux géné- riques montre que la compréhension des coordinations doit passer par la mesure des coûts de synchronisation entre niveaux d’action collective qui entrent en concurrence pour dominer leurs temporalités (rythmes, horizons) respectives, les adaptations d’un niveau à l’autre par alignements, rattrapages, et distanciations. Le pouvoir de coordonner passe par l’acquisition d’influence régulatoire et de capacité de restructurer le système de places qui ne peuvent provenir que de la construction –dans la durée– de formes sociales intermédiaires qui seules permettent de participer à la régulation conjointe. Les mesures des coûts sociaux engendrés par le fonctionnement de la société organisationnelle doivent aussi tenir compte de ces coûts cachés de synchronisation. On peut supposer que plus les acteurs sont dominés dans la gestion des temporalités, plus ils paient pour la synchronisation, moins ils sont influents dans les processus régulatoires.
47 La mesure des coûts sociaux relatifs à ces dynamiques est complexe car elles peuvent être déclenchées par des formes de mobilité résidentielle, éducationnelle, ou professionnelle qui appauvrissent les uns et enrichissent les autres selon les contextes. Cette articulation entre méso-sociologie et macro-sociologie par l’introduction d’une dimension dynamique et multi-niveaux passe par l’extension de la recherche sur ces infrastructures relationnelles. Ces dernières ont toutes les caractéristiques de systèmes complexes : de nombreux sous-systèmes ou composantes qui interagissent, des interactions non linéaires, des processus sociaux qui se déploient à plusieurs niveaux ou échelles à la fois, qui rétroagissent les uns sur les autres, ces feedbacks inhibant ou renforçant la coordination selon l’état initial du système d’action. Les infrastructures relationnelles jouent un rôle central dans la dynamique de ces systèmes multi-niveaux, dans la création des coûts sociaux qu’ils engendrent et dans la gestion des inégalités dans la distribution de ces coûts. Afin de décrire et d’analyser ces infrastructures, le défi de l’observation et de la reconstruction de ces dynamiques multi-niveaux ne peut être traité que sur une base interdisciplinaire qui sera seule capable de donner un sens à une grande quantité de données hétérogènes recueillies à des échelles diverses. Pour suivre, cartographier et modéliser les dynamiques MTR et leurs conséquences en matière de coordination et plus généralement d’exploration de l’articulation des niveaux méso- et macro-sociaux, les mesures et modèles de réseaux se sont avérés particulièrement utiles. Mener à bien ce programme de recherche requiert donc la collaboration des sociologues avec tous les spécialistes de la mobilité sociale, spatiale, résidentielle, professionnelle et organisationnelle (voir par exemple Lemercier, Rosental, 2008 ; Bathelt, Glückler, 2011 ; Lesnard, 2008). Dans ce domaine, tout ou presque reste à faire.
48 Emmanuel Lazega
Notes
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[1]
Je remercie David Chavalarias, Patrice Duran, Renaud Epstein, Martin Mader, Tom Snijders et les lecteurs de l’Année Sociologique pour des discussions stimulantes qui ont beaucoup fait évoluer cet article.
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[2]
Pour la définition analytique et l’identification technique de ces formes dans un cas d’espèce, voir Lazega (2001). Les relations entre niches sociales et statut social sont complexes. Les niches produisent une fragmentation fortement personnalisée qui n’est pas sans risque pour le collectif organisé. D’où l’intérêt, pour le collectif, de la concurrence de statut. Les acteurs sont engagés dans cette concurrence parce que le statut leur permet d’être en position de force dans les négociations (internes ou externes à leur niche) liées aux échanges sociaux. Mais le statut est une notion deux fois réflexive : c’est l’autorité (ou le mandat) que confère la reconnaissance collective de l’importance de la contribution individuelle au collectif. Cette concurrence recrée paradoxalement de la cohésion lorsque le système de niches a un effet centrifuge. À l’échelle inter-organisationnelle, par exemple, de grandes entreprises concurrentes peuvent s’entendre (après de longs conflits) pour imposer à toutes le standard technologique de l’une d’entre elles, sans lequel les marchés de tout leur secteur s’effondrerait.
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[3]
Pour des présentations systématiques et approfondies de cet exemple, voir entre autres Falconi, Guenfoud, Lazega, Lemercier, Mounier, 2005 ; Lazega, Lemercier, Mounier, 2006 ; Lazega, Sapulete, Mounier, 2011.
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[4]
Par exemple, l’échange social et le statut épistémique aident à résoudre des dilemmes d’apprentissage dans lesquels il serait « rationnel » pour les individus de bénéficier d’une part maximale d’apprentissage organisationnel en prenant davantage de connaissances qu’ils n’en donnent; dans le même temps, la rétention relative de connaissances réduit la quantité totale d’apprentissage commun dans lequel ils tentent de puiser leur part individuelle d’apprentissage (Larsson et al., 1998).
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[5]
Pour une analyse de la littérature sur l’apprentissage collectif examiné au travers des réseaux de conseil, voir Lazega (2011 ; 2014).
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[6]
Pour une présentation systématique de l’évolution du système des positions, voir Lazega, Sapulete et Mounier (2011).
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[7]
Concernant les coûts d’acquisition et d’entretien du statut social dans les organisations, voir Frank (1985).
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[8]
Ceci est lié à une théorie de l’action où les acteurs cherchent à modifier leur structure d’opportunité (Lazega, Mounier, 2002). Les analyses statistiques des données de type “linked design” (Wang et al., 2014) montrent que les niveaux ne sont pas simplement superposés mais fortement interdépendants. Ceci implique que les changements relationnels à un niveau contribuent à entraîner le changement à un autre niveau, même si la capacité de forcer le changement à l’autre niveau varie avec les caractéristiques socio-économiques des acteurs.
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[9]
Puisque cela crée des dynamiques de réseaux multi-niveaux avec différents niveaux d’action, une nouvelle famille de modèles, évoquée en introduction, est nécessaire pour expliquer de telles dynamiques. Nous pensons cette famille de modèles comme une extension multi-niveaux du modèle de dynamiques des réseaux de Snijders (1996), utilisant des caractéristiques du réseau de niveau 2 comme ensemble de facteurs exogènes dans l’évolution du réseau de niveau 1, et inversement. La co-évolution des deux niveaux s’additionne à la co-évolution du comportement et des choix relationnels propre à chaque niveau. En termes de spécification du modèle, les nouvelles variables “indépendantes” des réseaux inter-organisationnels opèrent ainsi au niveau inter-individuel, et vice-versa. Il est également utile d’introduire dans le formalisme de Snijders des « alters duals », ou alters potentiels induits par la structure multi-niveaux, qui créent des structures d’opportunité étendues (Lazega et al., 2011 ; 2013). Cette approche permet de proposer des concepts tels que la clôture multi-niveaux, et de mesurer les effets d’un niveau d’action collective sur un autre, toujours dans le cadre d’une dynamique de co-évolution.
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[10]
C’est le cas par exemple au travers de ce qu’il est convenu d’appeler le « coworking » actuel (Sweet, Moen, 2004), ou lorsque les grandes entreprises bureaucratiques licencient et maintiennent des relations de sous-traitance avec les anciens salariés. Autre exemple : Delarre (2005) montre que l’accélération du turnover, par cession ou par liquidation, des entreprises dans les grands groupes (au rythme d’environ 15 % par an) fragilise les salariés incités par ailleurs à investir financièrement dans « leur » entreprise au titre de la participation.