1 Depuis la fin des années 1980 en France, les transactions d’entreprise ont connu une augmentation significative. Il s’est échangé plus d’entreprises et pour des montants plus importants depuis 30 ans (Badaro, Capelle, 2005), marquant en cela une transformation du capitalisme financier telle qu’elle a pu être observée initialement aux États-Unis (Dobbin, Jung, 2010 ; Fligstein, 1990 ; 2001 ; Useem, 1996). C’est un nouveau marché qui est apparu dans lequel les biens échangés sont des entreprises ou morceaux d’entreprise. Dans ce marché en expansion, est enchâssé un second marché, celui des services d’accompagnement de ces transactions. Vendeurs et acheteurs d’entreprise sont en effet aidés et conseillés par des intermédiaires qui mettent en marché les entreprises depuis leur identification comme produit à échanger jusqu’à la fixation de leur prix, en passant par la rédaction et la négociation des contrats et la recherche de modes de financement. De fait, participent à ce marché des transactions des banques d’affaires, des banques de financement, des cabinets d’audit, des cabinets d’avocats, des cabinets de conseil, des fonds d’investissement, etc.
2 L’activité d’intermédiaires en transaction d’entreprise est un espace hybride, au croisement de plusieurs professions, organisations, marchés et réglementations. Comme d’autres activités, et en particulier l’action publique contemporaine qui est loin d’être un « espace clos et unique », mais est à la rencontre d’une « pluralité de territoires légitimes », il « s’accommode fort mal de frontières institutionnelles » (Duran, 2010, p. 13). Mais si, contrairement aux perspectives weberiennes, l’action collective des différents acteurs n’est pas ordonnée rationnellement par des règlements, comme dans une organisation bureaucratique, si elle n’est pas encadrée par le droit ou par la légitimité des attentes institutionnelles, comment est-elle produite ? Quels sont les mécanismes d’ajustement entre des acteurs multiples, aux statuts et intérêts différents, opérant à partir de territoires hétérogènes, selon des temporalités internes variables ? En d’autres termes, quels sont les processus de coordination, en dehors de toute contrainte réglementaire, hiérarchique ou juridique, qui permettent de produire le marché des transactions d’entreprise et sa croissance? À moins de laisser à l’efficience des marchés la réponse à cette question, il est nécessaire, dans la tradition de la sociologie économique (Granovetter, 2000 ; White, 1981), de s’interroger sur les processus de construction de ce marché des transactions, à travers l’analyse des différentes médiations sociales dans lesquelles il est pris (Steiner, 2005), et en particulier celles opérées par les différents intermédiaires qui y agissent (Cochoy, Dubuisson, 2000 ; Bessy, Chauvin, 2013).
3 Dans la perspective tracée par l’économie des conventions, une première piste consiste à saisir « la construction conventionnelle des produits, des services et des anticipations » (Eymard-Duvernay et al., 2006), qui, en proposant une forme commune de qualification et d’évaluation, permet de surmonter l’incertitude des actions et de produire la régularité. Les conventions sont autant de cadres cognitifs qui ont pour particularité d’être incarnés dans des équipements matériels (Thevenot, 1985). Cette hypothèse d’une coordination de l’action d’acteurs hétérogènes par les éléments matériels se retrouve dans la sociologie interactionniste, avec la notion de « cadres » forgée par Goffman (1974) ou celle de « matériel » dont Howard Becker (1982) montre le rôle fondamental dans la production des œuvres d’art. Pour H. Becker les éléments matériels utilisés dans chaque monde de l’art sont des « conventions incorporées » [1] qui permettent une coordination des actions « dans des situations où tous les acteurs poursuivent un objectif commun, mais ont le choix entre plusieurs moyens de l’atteindre » (p. 78). Ces conventions matérialisées permettent aux différents professionnels impliqués de travailler ensemble. Ainsi, la question posée à l’espace des intermédiaires de transaction est celle de l’existence d’outils, de méthodes et d’équipements matériels partagés d’une part, et de leur rôle sur la coordination des acteurs de l’autre.
4 Parallèlement, une deuxième piste d’analyse de la coordination peut être trouvée du côté de la structure des relations sociales. La notion de réseau, au sens de relations sociales structurées par un ensemble de liens interpersonnels, a été analysée par la sociologie économique, à la suite des travaux de H. White (1981) comme une forme de régulation des marchés (Lazega, 1994, p. 300) : ce sont les relations sociales qui régulent le comportement des concurrents sur le marché, que ce soit en terme de fixation des prix ou de comportements stratégiques. Dans cette perspective, la coopération est permise par les liens informels entre partenaires et par un ensemble d’actions réciproques. Le réseau est une forme de coordination économique, entre l’organisation (ajustement par les règles) et le marché (ajustement par la rencontre de l’offre et de la demande) (Powell, 1990). Les réseaux relient entre eux des acteurs qui peuvent appartenir à des organisations, des professions, des collectifs différents (Granovetter, 2000). On peut dès lors appliquer cette hypothèse pour analyser les liens entre les différents intermédiaires de transaction qui pourraient expliquer leur coordination et la régulation du marché des transactions.
5 Cette double perspective invite à articuler niveau matériel et niveau relationnel pour saisir les processus de coordination. Cette articulation peut être pensée à travers la notion de « monde social » proposée par Howard Becker. Celui-ci montre que dans un monde artistique donné, les artistes ne sont pas les seuls acteurs à participer à la production des œuvres d’art : personnel de renfort (fournisseurs divers, marchands, critiques), et « amateurs avertis » (souvent d’anciens artistes devenus profanes) contribuent à faire les œuvres, depuis leur conception jusqu’à leur réception par la critique. Au delà des réseaux interpersonnels, ce qui lie ces acteurs entre eux, ce sont l’ensemble des conventions, incorporées matériellement, qu’ils partagent et qui forment une « culture professionnelle » (Becker, 1982, p. 83).
6 C’est l’exploration de cette hypothèse de monde social, à la croisée d’équipements matériels communs et de liens interpersonnels que propose cet article pour comprendre les mécanismes de coordination à l’intérieur de l’espace des intermédiaires de transaction d’entreprise. Il s’agit de donner à voir qu’il a pour caractéristique d’être un « monde » partageant des conventions de travail communes. Ce monde a pour première caractéristique de partager, au delà de son caractère hybride (I), des dispositifs communs de division et d’organisation du travail. Ces dispositifs matérialisent et rendent opérantes des conventions qui assurent une qualification commune des tâches et de la valeur des entreprises à échanger (II). La coordination se joue également à partir des dispositifs de jugement des travailleurs qui construisent de mêmes normes de professionnalité, dans un espace d’interconnaissance, et assurent une même définition de ce qui se joue dans le travail (III). Par ailleurs, ces dispositifs de jugement, en permettant des mises en équivalence des individus, organisent la circulation des professionnels dans un espace élargi (IV). Le marché des transactions apparaît in fine comme un monde social, constitué d’autant de marchés secondaires enchâssés et reliés les uns aux autres par un effet de mise en abyme générateur de coordination.
7 Cet article s’appuie sur un ensemble de données issu d’un programme de recherche collectif [2] croisant analyses du travail des acteurs des transactions d’entreprise et des dispositifs qu’ils utilisent d’une part, et analyses des carrières et des liens entre les acteurs, de l’autre. Il s’appuie sur des récits biographiques, des observations du travail de type ethnographique, de l’analyse documentaire et des données quantitatives sous forme d’une base de données des intermédiaires en transaction (pour l’année 2010). Plus de 80 entretiens ont été réalisés avec des acteurs du marché des transactions ou leurs clients, la plupart à Paris (68), les autres à Londres ou New-York. Les personnes interrogées appartiennent à plus de 40 entreprises différentes, couvrant un échantillon assez représentatif des acteurs du marché (entreprises françaises ou étrangères, taille et ancienneté, spécialisation, …). L’auteure a effectué des observations ethnographiques dans un cabinet d’audit financier et des observations de formations à destination de clients de ce marché. Elles ont été complétées par des observations menées avec l’équipe, dans un cabinet de « chasseurs de tête » spécialisé en finance, et par des observations d’évènements professionnels (remises de trophées, congrès professionnels, conférences). Parallèlement, l’auteure a mené une analyse documentaire, à partir de manuels de finance utilisés dans les formations des professionnels (en France et aux États-Unis), à partir des méthodes d’évaluation d’entreprise, de rapports et diagnostics financiers fournis par les acteurs rencontrés. Les sites internet d’intermédiaires et la presse professionnelle ont également donné lieu à un suivi et à des analyses ponctuelles au cours de la recherche. Un autre volet de la recherche a constitué en la production collective d’une base de données des intermédiaires en transaction (pour l’année 2010). Elle a nécessité le dépouillement de nombreux guides et annuaires professionnels, l’analyse de la base de données du cabinet de recrutement ayant donné lieu à l’observation, l’analyse d’une revue rendant publique les transactions (Capital Finance) et la collecte de CV des personnes impliquées dans les transactions à partir du réseau social Linkedin. La base de données ainsi constituée recense 664 transactions impliquant 1280 firmes et 1990 personnes (hors avocats). Parmi ces 1990 personnes, 781 ont des CV suffisamment renseignés pour donner lieu à une exploitation statistique (39%).
I. Le marché des transactions d’entreprise, espace hybride
8 Une transaction d’entreprise consiste en la cession d’une entreprise par son propriétaire (le vendeur) à un autre (l’acheteur). Vendeurs et acheteurs dans ce marché sont rarement des personnes physiques, mais sont eux-mêmes des sociétés (entreprises de production ou entreprises financières – sous forme de « fonds d’investissement » –). Vendeurs et acheteurs font appel à différentes sociétés intermédiaires pour réaliser ces transactions, réalisation divisée en plusieurs tâches et opérations. La première tâche, traditionnellement celle des banques d’affaires, est la mise en relation et l’accompagnement lors de l’opération de vente ou d’achat. Les banques d’affaires organisent la rencontre des vendeurs et des acheteurs, produisent des analyses, conseillent sur le prix de vente et négocient pour leurs clients. Ils ont un rôle d’entremetteurs. La seconde tâche est confiée aux cabinets d’audit et de conseil en finance : elle consiste à rédiger des rapports financiers sur l’entreprise, nécessaires pour calculer le prix de vente, pour le compte de l’acheteur ou du vendeur, selon les cas. On peut considérer leur rôle comme un rôle d’enquêteurs. Des banques de financement interviennent parallèlement pour financer les opérations, grâce à de la dette : elles produisent leurs propres analyses sur la base des rapports réalisés par les cabinets d’audit. Ce sont les prêteurs. Des cabinets d’avocats interviennent également dans ces opérations, en contractualisant les accords entre les différentes parties (acheteurs/vendeurs/prêteurs). La liste des intermédiaires est rendue publique par la presse professionnelle, comme dans cet exemple pris dans la lettre hebdomadaire de la revue « Capital Finance », dans lequel on distingue le nom des sociétés intermé- diaires et le nom des individus responsables de l’opération en fonction de leur rôle (juridique ou financier) et du client qu’ils conseillent (investisseur, cédant, dirigeant) :
BPI s’allie in fine à Perceva Capital : Perceva Capital : Christophe Ambrosi. Conseil juridique investisseur : Veil Jourde (Géraud Saint Guilhem, Sylvain Clérambourg). Conseils cédants : financier : Sodica (Pascal Loison, Rebecca Ganancia) ; juridique : CGSM (Marc Baffreau, Sandra Matas). Conseil juridique dirigeant : Régis de Laroulière.
10 Sur les 664 transactions recensées dans la base de données en 2010, on peut ainsi comptabiliser 4 000 interventions d’intermédiaires, avec une moyenne de 7 intermédiaires par transaction et une médiane à 6. 50 % des interventions sont du conseil juri- dique (cabinets d’avocats), 19 % des interventions d’entremetteurs (banques d’affaires), 24 % des interventions d’enquêteur (Cabinets d’audits et conseil), 8 % des interventions de prêteurs (banques ou fonds).
1) Le marché des intermédiaires : un marché enchâssé dans le marché
11 Acheter ou vendre une entreprise, consiste donc d’abord à acheter les services de différents intermédiaires. C’est ce qu’explique ce jeune salarié (28 ans) d’un fonds d’investissement, donc tantôt acheteur, tantôt vendeur de sociétés, après qu’il a passé 4 ans comme salarié d’une banque d’affaires à participer au travail d’entremetteur :
– La banque d’affaires, pour simplifier : le client fait appel, quand il prend la décision d’acheter ou de vendre (ou alors on l’a poussé). Nous (la banque d’affaires), on maîtrise le processus de vente/achat. C’est un processus très cadré. Mais quand on fait de l’investissement, c’est l’autre côté de la barrière. Vous avez des fonds. Vous rachetez des entreprises. Vous revendez plus tard, plus cher. C’est comme ça que vous faites de l’argent (…). Quand on a le choix d’acheter… On fait appel à une banque, mais aussi à des cabinets d’avocats, d’audit. Ça devient des prestataires. Vous utilisez leurs connaissances pour décider. La banque d’affaires, c’est qu’une facette (du travail des prestataires).
13 (Homme, 28 ans, responsable d’investissement).
14 Derrière le marché des transactions d’entreprise, c’est donc un autre marché qui se profile. Ce « marché dans le marché » est plus difficile à cerner quantitativement car il n’en existe pas d’instruments de mesure. Il fait intervenir des entreprises et des acteurs qui participent aux transactions, sans forcément être identifiés comme tels. Par exemple le chiffre d’affaires des banques réalisé par leurs activités de fusions-acquisitions n’est pas déclaré publiquement de façon différente du reste de leur activité. Il en est de même pour les cabinets d’audit ou d’avocats. En d’autres termes, ce marché enchâssé n’est pas un secteur économique (identifiable par un code INSEE par exemple). Il mélange en outre des prestations de nature différente (mise en relation et négociation, analyse financière, financement, contractualisation) qui constituent autant de micro-marchés sur lesquels opèrent des concurrents bien distincts. Certaines sociétés comme les cabinets internationaux offrent tous les services pour réaliser une transaction (sauf le financement), mais pour des raisons réglementaires, ils ne peuvent intervenir sur toutes les tâches d’une même transaction (conflits d’intérêt en cas de cumul des rôles de conseil et d’analyse). Pour compliquer le tout, peu de sociétés ne vendent que des prestations pour les fusions-acquisitions : par exemple, au sein de grands cabinets d’audit, seuls certains services interviennent sur les transactions d’entreprise, et parfois en assurant aussi d’autres services annexes. L’identification des acteurs intervenant sur le marché est ainsi complexe. Elle fait d’ailleurs l’objet d’une activité spécifique, l’édition de guides, d’annuaires spécialisés ou de classements, à destination des acteurs de ce marché.
La société « Leadersleague » édite chaque année un guide des « fusions-acquisitions », numéro spécial de leur magazine Décideurs. Stratégie-Finance-Droit. Voici la présentation générale de ce guide sur le site internet (http://boutique.decideurs.fr/fusion-acquisisition.html) : « L’étude du marché des fusions et acquisitions 2014 proposée par le magazine Décideurs à l’occasion de son guide annuel sélectionne et met en avant les stratégies et pratiques génératrices de valeur pour l’entreprise. Véritable outil de travail au service des chefs d’entreprise, directeurs financiers et de la stratégie, ce guide classe et référence l’ensemble des conseils (audit, droit, finance, …) susceptibles d’intervenir sur le secteur des fusions et acquisitions ». Une rubrique est en effet dédiée à des « Classements métiers par métiers » et présente « Les dix plus importantes opérations en fusions/acquisitions en France », les « Conseils financiers » classés par secteur (énergie & infrastructures, industrie, TMT, distribution & biens de consommation, investissements immobiliers, LBO…), les « Cabinets de conseil d’audit, en recrutement, en stratégie et conseil en transaction services » et les « Classements des cabinets d’avocats en France et à l’international (USA, Canada, Grande-Bretagne, Allemagne…) ».
16 Bien que ne réalisant pas directement les transactions, ces éditeurs contribuent au marché des transactions, en organisant le marché des intermédiaires à travers des dispositifs de jugement (Karpik, 2007 ; Chauvin, 2011).
17 Par ailleurs, l’activité d’intermédiaire en transaction n’est pas globalement encadrée juridiquement. Il existe une réglementation de l’activité de « Conseiller en investissement financier » par l’autorité des marchés financiers, mais seules les organisations assurant la mise en relation (et donc le conseil en investissement) sont concernées. Les cabinets d’audit sont eux concernés par la réglementation sur les normes comptables provenant de l’Autorité des Normes Comptables, les cabinets d’avocats par les barreaux. L’activité d’intermédiaires en transaction d’entreprise n’est donc pas institutionnellement identifiée, et ne correspond pas non plus à une profession : elle est réalisée par des professions différentes, qu’il s’agisse de professions établies (experts- comptables, avocats) ou de groupes professionnels plus flous (banquiers, auditeurs, consultants, etc.).
2) Un marché en abyme
18 L’activité d’intermédiaires en transaction d’entreprise est donc un espace hybride, où se rencontrent et agissent, comme concurrents ou comme partenaires, plusieurs professions et organisations. On y trouve enchâssés les uns dans les autres plusieurs marchés dont tous les segments n’opèrent pas selon les mêmes règlemen- tations.
19 Mais cet enchâssement ne s’arrête pas à l’activité d’intermédiaires. D’autres activités participent aux transactions, sous la forme de ce que H. Becker (1982) appellerait le « personnel de renfort ».Par exemple, la réalisation de transaction nécessite le recours à certains logiciels, comme ceux qui gèrent les « data room » (voir infra). Ces derniers sont édités par quelques sociétés qui fournissent des produits relativement équivalents par lesquels les intermédiaires passent nécessairement pour archiver et organiser la consultation des données des entreprises. Les fournisseurs de logiciels de data room participent eux-mêmes à un marché et sont mis en concurrence par les intermédiaires de transaction.
– L’événement les « trophées Leaders de la Finance 2012 » réunit dans un grand hôtel parisien plus de 500 personnes, pour remettre les prix des meilleurs « directions financières » et « meilleurs conseils financiers ». L’événement est payant (500 euros par personne). Les personnes concernées par les prix sont donc soit des directeurs financiers et leurs équipes, soit des banquiers d’affaires assurant le rôle d’entremetteur dans les transactions. Pourtant lors de cette observation nous croisons, plusieurs intermédiaires de transaction, à la recherche de contacts avec des (futurs) clients. Un avocat à la table duquel nous dînons, visiblement déçu du peu de contacts commerciaux qu’il fera lors de son dîner nous déclare « qu’il n’a rien à faire dans cette soirée, qu’il se retrouve à la table de relégués, qu’il va partir très vite, qu’il est sans doute le seul avocat dans cette soirée ». Mais nous croisons aussi au cocktail un jeune homme de 30 ans. Il est commercial dans une entreprise qui monte des « data room ». Il explique que « tout l’enjeu est de garantir la confidentialité ». Il nous parle de ses clients, « les financiers dans les fusions-acquisition qui font des carrières très rapides ». Après cet échange rapide, verre de champagne à la main, il rentre en contact avec d’autres personnes, à la recherche de clients.
(Journal de terrain, 29 mars 2012).
21 De la même façon, les classements et palmarès des intermédiaires de transaction sont organisés par des sociétés de presse professionnelle, qui ne participent jamais directement aux transactions, sauf pour les rendre publiques. Elles sont elles-mêmes prises dans un marché. Derniers exemples de ce marché en abyme : les cabinets de recrutement spécialisés en finance ou les écoles et universités formant les futurs recrutés participent au marché des transactions en « fournissant » les intervenants, que ce soit en les formant ou en les sélectionnant. On trouve aussi tous les experts des normes comptables ou des méthodes d’analyse financière qui interviennent pour la production et la diffusion de ces dernières, fondamentales à tout opération de transaction.
II. Un espace où des équipements matériels et des méthodes homogènes cadrent le travail
22 Les différents intermédiaires et le « personnel de renfort » qui participent au marché des transactions dépendent d’institutions, de professions et de règlementations différentes et leur activité est donc encadrée par une organisation à chaque fois spécifique. Pourtant au delà de cette apparente hétérogénéité, cet espace est réuni autour d’un certain nombre d’équipements matériels et d’instruments communs, organisant la division des tâches et le calcul du prix de vente de l’entreprise à échanger.
1) Une organisation homogène des tâches et des rôles
23 L’ensemble des activités relatives à la réalisation d’une transaction est identique d’une transaction à l’autre. Il est composé d’un certain nombre d’opérations, de tâches et de rôles dont le détail et l’articulation répondent à une norme commune. La première de toute concerne le déroulement d’une transaction et l’enchaînement des étapes. La banque d’affaires ayant une entreprise à vendre pour le compte de son client établit un premier document (« le Teaseur »), envoyé à un ensemble d’acheteurs potentiels. Ce document comprend toujours les mêmes informations financières, assez générales, sur l’entreprise. C’est avant tout un document commercial. Les acheteurs intéressés doivent se manifester, et après signature d’une convention, reçoivent un rapport plus conséquent présentant les données financières de l’entreprise (« Information Memorandum »). La forme comme le ton de ces documents ré- pondent à des attendus, comme l’explique cet associé qui présente lors d’une formation à des directeurs financiers le processus de transaction d’entreprise :
– On commence par faire un Teaser : c’est une page très simple dans un format anonyme (préparé par la banque d’affaires) qu’on va envoyer à des acquéreurs potentiels. Les Corporate [3] quand ils le reçoivent, s’ils ont fait une bonne veille, ils voient de quoi on parle comme actif.
S’ils sont intéressés alors on envoie un Information Memorandum (IM), à peu près 100 pages. Il détaille l’activité, l’équipe de management qui part avec la cible. C’est un document marketing, très agressif au niveau du Wording. Dans ce document il y a toujours écrit qu’on est leader de quelque chose. Mais c’est normal.
(Observation d’une formation assurée par un associé d’un cabinet d’audit à des directeurs financiers)
25 Si les acheteurs potentiels sont intéressés par faire une offre, la signature d’une autre convention, leur permet d’avoir accès aux données financières plus détaillées dans un rapport (les « Vendor Due Diligence ») et à des données complémentaires (bilans et comptes de résultat, trésorerie, contrats, etc.) rassemblés de façon physique ou électronique dans une « Data Room ». Parallèlement, les acheteurs (et leurs intermédiaires : entremetteurs, enquêteurs et prêteurs) sont conviés à des présentations de l’entreprise par son management (« les Management Presentations »). C’est à partir de ces différentes informations, délivrées selon des formes, des canaux et une temporalité très normés, que les enquêteurs des acheteurs (« auditeurs », « transaction services ») peuvent alors préparer leurs rapports, aidant au calcul de la valeur de l’entreprise, et donc à la fixation d’une offre de prix. La phase suivante est une phase de négociation, incluant des discussions avec les prêteurs (banquiers de financement) et les avocats contractualisant la transaction.
26 Il est déjà remarquable que le type d’acteurs (banquiers d’af- faires, auditeurs, etc.) impliqué à chaque étape soit codifié et que chacune de ces étapes porte un nom connu de tous (« Teaser », « Due diligence », « Management Presentations », etc.). Mais si l’on rentre dans le détail de chaque étape et de chaque tâche, on s’aperçoit qu’elles partagent les mêmes caractéristiques, d’une transaction à l’autre, quels que soient les intermédiaires qui les ont réalisées. Par exemple, les rapports de « Vendor Due Diligence » ont la même structure, au sens où ils présentent le même type de données (en anglais la plupart du temps) issues des comptes de résultat, bilans et tableaux de trésorerie (Sales, Margin, EBITDA, Working Capital, Cash Flow, Free Cash Flow, Debt, Capex). Ils donnent lieu à des séances dites de « Questions and Answers », organisées par la banque d’affaires du vendeur et mettant en présence les enquêteurs du vendeur, auteurs du rapport de « Vendor Due diligence », l’acheteur (ou ses représentants), les enquêteurs de l’acheteur et les prêteurs pressentis pour financer l’opération. Ces séances sont préparées par une série d’allers-retours par mail entre les enquêteurs des deux parties consistant à produire un tableau présentant les questions posées par les enquêteurs de l’acheteur et les réponses apportées par les enquêteurs du vendeur.
– Une réunion téléphonique avec le client, représenté par le Directeur financier, est organisée dans le bureau de l’associé responsable du rapport de « Vendor Due Diligence ». Il a imprimé la liste des questions posées par le cabinet YYY (cabinet international travaillant au rapport de Due diligence pour un des acheteurs potentiels). Les deux consultantes en charge du dossier sont présentes dans le bureau. L’associé lit les questions de la liste pour lesquelles l’équipe n’a pas de réponse et interroge le directeur financier. Il note sur le fichier dans la colonne « Answer », les réponses, pour transmission au cabinet YYY et à la banque d’affaires de l’acheteur, Bankinter. À la fin de ce fichier il dit : « On a bouclé Bankinter. Il y a quelques points où on a fait un numéro d’équilibriste. Et on verra bien si on leur apporte pas assez de confort. Maintenant on fait le fichier de Bankone (Banque d’affaires représentant un autre acheteur potentiel).
(Extrait journal de terrain, observations cabinet d’enquêteurs, 9 septembre 2011)
28 Pendant les séances orales de « Questions and Aswers », les enquêteurs de l’acheteur peuvent questionner ceux du vendeur sur l’ensemble des données (depuis leur origine et leur construction, jusqu’à leur interprétation). Ils se servent pour cela des listes de questions/réponses préalablement travaillées et envoyées.
29 Si l’on descend encore d’un niveau est que l’on observe la réalisation de chaque tâche par les acteurs, on s’aperçoit que le mode opératoire est globalement équivalent, d’une société à l’autre. Par exemple, la division du travail au sein des banques d’affaires pour fabriquer un « Teaser » est toujours la même : ce sont les plus jeunes recrues qui vont rechercher les informations, faire les calculs et la mise en forme, à partir d’instructions et de modèles donnés par les responsables d’équipe (« Managers »), pendant que le responsable de la mission (un « Director ») est en relation avec le client pour lui présenter et faire valider le document final. Voici ce qu’en dit un jeune homme qui a démarré sa carrière en banque d’affaires :
– (En banque d’affaires), l’intérêt du boulot est inversement proportionnel à l’échelon. Moi, j’étais à l’échelon de base très concrètement : tâches hyper basiques de recherche d’information sur les sociétés (acheteur potentiel), un peu de modélisation financière (à partir des comptes de l’entreprise, voir quel prix vous êtes prêts à offrir). Cela suppose un travail de modélisation, mais ce n’est pas compliqué, c’est surtout du temps. Ce sont des tâches nombreuses qui prennent du temps, mais relativement basiques (intellectuellement basiques en dehors du modèle). (…) Au contraire, au niveau senior, ils sont tous stimulés intellectuellement parce que c’est ce que requiert le métier.
31 De la même façon, la réalisation d’un rapport de « Due diligence » passe par une série d’opérations intermédiaires normées réparties sur les différents membres des équipes et coordonnées par le responsable de la mission.
2) Des instruments de mesure de la valeur qui diffusent une représentation commune des entreprises
32 L’ensemble du déroulement de la transaction vise à ce que chaque partie se fasse une idée de la valeur de l’entreprise, et que ces deux valeurs s’affrontant, elle donne lieu, lors des négociations, à un prix de transaction (Boussard, 2013). L’établissement de ces valeurs et prix repose sur l’utilisation commune de mêmes documents. D’une part les bilans et comptes de résultat passés de la société, d’autre part les projections futures de ces derniers, à partir d’hypothèses de marché, dans un document appelé « Business Plan ». Les catégories comptables et financières utilisées dans ces documents, de même que la structure de ces derniers, correspondent à des règles légales (plan comptable, normes comptables internationales), mais également à des règles d’usage. C’est le cas d’un certain nombre d’agrégats comptables (regroupement de plusieurs catégories comptables) qui donnent lieu à une attention particulière, comme l’E.B.I.T.D.A (Earning Before Interests Taxes Depreciations and Amortizations), qui est une des façons de calculer un résultat (brut) d’exploitation. Les différents rapports présentant l’entreprise (« Teasers », « Information Memorundum », « Due diligence ») sont toujours organisés pour présenter ces différents agrégats qui constituent les « abrégés du bien et du vrai » (Berry, 1983), à partir desquels les acteurs entrent en discussion, comme le signale cet extrait d’entretien d’un banquier d’affaires à propos de l’EBITDA et de la dette :
– Aujourd’hui un deal Corporate c’est leveragé entre 0,5 et 1,5 fois l’EBITDA. Nous on a des deals qui sont leveragés à 8 fois, 9 fois. On a fait des deals à 7 fois. Aujourd’hui, on a un leverage moyen à 5. Ce qui est très important. Ça veut dire que le risque de perdre un montant de dette conséquent est élevé. Parce qu’on a des performances qui ne sont pas forcément en ligne, donc des valorisations d’entreprises qui baissent, donc un potentiel de sortie du fonds au même multiple inexistant.
(Banquier d’affaires, femme, 36 ans).
34 De ce point de vue, comme A. Desrosières (1993) a pu le montrer pour l’appareil statistique national, la comptabilité financière crée des catégories et des « êtres » sur lesquels prendre appui pour décrire le monde et agir sur lui. Elle participe à rendre « calculables les états du monde » (Callon, 1999) et permet une mise en équivalence des entreprises et des valeurs.
35 Ces catégories sont en effet utilisées pour calculer la valeur des entreprises, à partir de trois méthodes toujours associées : la méthode patrimoniale, la méthode des multiples et la méthode des Discounted Cash Flow. Ces méthodes, comme les catégories comptables et financières sur lesquelles elles s’appuient, permettent de rendre commensurable ce qui ne l’est pas. C’est ce qu’explique ce jeune enquêteur, qui insiste sur la variabilité des données en l’absence de méthodes « d’ajustement et de retraitement » partagées.
– Disons que les chiffres sont ce qu’ils sont. Mais on peut les interpréter de différentes façons, les placer dans telle ou telle catégorie [selon la catégorie dans laquelle on les a placés], et on les prendra ou non dans le calcul. Et c’est ce placement, qui est laissé à notre appréciation. Par exemple, si on souhaite calculer la valeur d’utilité (pour son propriétaire actuel) d’une filiale, on a souvent des coûts qui remontent vers la maison mère. Les coûts on peut les enlever (les retraiter) ou pas, selon qu’on considère qu’ils sont intrinsèques à la filiale, ou si on considère qu’ils n’existeraient pas, si la filiale était détenue par un autre propriétaire. Les termes qu’on utilise c’est ajustement et retraitement.
(Auditeur, Homme, 25 ans)
37 Ces méthodes, associant formules de calcul et protocole d’identification des données pertinentes (comme le taux d’actualisation ou les multiples de vente du secteur) sont partagées par l’ensemble des intermédiaires (même si leur choix est ensuite laissé à l’appréciation des acteurs). Elles circulent dans cet espace des intermédiaires à travers les formations continues et les différents manuels de finance d’entreprise ou de valorisation d’entreprise. Elles sont le fruit « d’investissements de forme » (Thévenot, 1986, p. 29) qui permettent de rendre opératoires les conventions de calcul. Dans ce sens le caractère hybride de l’espace des intermédiaires s’efface devant l’ensemble des mises en équivalence qui sont rendues possibles par les méthodes de valorisation (Vatin, 2009 ; Muniesa, 2011).
38 Ainsi, si les intermédiaires sont différents et pris dans des organisations séparées, les catégories avec lesquelles ils voient et parlent des entreprises les réunissent. De façon similaire à la comptabilité en partie double (Carruthers, Espeland, 1991), ces méthodes jouent comme modèle cognitif, transformant la représentation que les acteurs se font des entreprises, en même temps qu’elle sont une rhétorique pour montrer leur adhésion à la norme professionnelle, comme le signale ce gestionnaire de fonds d’investissement lors d’un entretien en présentant une méthode de financement d’acquisition d’entreprise particulière, le LBO (Leveraged Buy Out)
– Le LBO, c’est un travail d’investigation sur les sujets clés de l’entreprise. L’évaluation de la position dans son marché, les perspectives dans son marché, l’évaluation des moyens de l’entreprise (informatique, industriels, humain), projeter l’entreprise dans le temps (on dit qu’on fait un business plan. En québécois ils disent un plan d’affaires). On met en route les critères économiques du projet. De combien d’argent on a besoin. Le LBO s’applique à des entreprises qui sont saines, qui gagnent de l’argent. C’est très technique, car il faut savoir descendre dans la soute, savoir où il faut creuser (assurance, industriels, …) Il y a aussi des sujets d’ordre humain. Le rôle, c’est d’être proche de managers. être capable de sélectionner les compétences pour faire le management. C’est un travail important, doublé d’une compétence de négociation forte. À l’achat, il faut négocier avec le vendeur, et avec les dirigeants.
(Gestionnaire de fonds d’investissement en LBO, Homme, 50 ans)
40 Les instruments de mesure partagés par cet espace construisent une même représentation quantifiée, abstraite et marchande des entreprises à échanger (Boussard, Dujarier, 2014). Les situations où vendeurs et acheteurs s’affrontent lors d’une phase de transaction, sont rendues possibles parce qu’ils partagent cette même représentation de l’entreprise comme une marchandise dont l’évaluation se fait par le recours à des données financières quantifiées et abstraites, sur la base de méthodes similaires. Ils sont les premiers à avouer que les transactions ne peuvent être réalisées si la partie adverse ne partage pas cette représentation, comme lorsque les clients sont des « personnes physiques », c’est-à-dire ici des petits patrons de PME, par opposition aux clients que sont les fonds d’investissement (qui investissent l’argent placé par d’autres personnes, de façon répétée dans le temps)
– Quand vous demandez à des personnes physiques de lâcher 200 000 euros, c’est plus difficile qu’avec un fonds d’investissement. 1) ce n’est pas leur argent. 2) ils connaissent les Due diligence et 3) ils doivent se backer [4]. Une personne physique 1) c’est son argent, 2) il ne sait pas ce que c’est des Due diligence, et que c’est important 3) il n’a pas besoin de se backer, car il assume ses responsabilités.
(Banquier d’affaires, Homme, 28 ans)
3) Des normes de travail matérialisées par les équipements matériels
42 Au sein de chaque type d’intermédiaires de transaction, la division du travail, sa répartition, sa coordination et les instruments de mesure ont la même structure. On peut donc parler d’isomorphisme organisationnel à l’intérieur de cet espace hybride des intermédiaires en transaction d’entreprise, espace qui peut être décrit comme un « champ organisationnel » (Di Maggio, Powell, 1983), c’est-à-dire comme l’agrégation de plusieurs organisations (fournisseurs clefs, clients, agences de régulation, organisations produisant des biens et des services similaires) qui constitue un « espace reconnu de vie institutionnelle » (p. 148). Cet espace partage en effet un ensemble de normes concernant le séquençage, la division et l’organisation du travail. Ces derniers sont largement codifiés voire même ritualisés, comme par exemple les « Questions and Answers », qui donnent lieu à des mises en scène particulièrement minutieuses d’affrontement : chaque partie se trouve d’un côté d’une longue table et les discussions sont menées par les deux responsables d’équipe, placés l’un en face de l’autre, au milieu de la table. Cet affrontement est considéré comme celui de deux récits sur l’entreprise à vendre qui se font face, celui du vendeur cherchant à l’enjoliver, celui de l’acheteur cherchant à dévoiler les faiblesses pour mieux négocier le prix.
– Si vous vendez, votre métier c’est de raconter une belle histoire sur PowerPoint au repreneur ; quand vous achetez, à l’inverse, vous devez décortiquer le document fait par un autre cabinet, pour savoir quelle est la vérité sur les gains possibles.
(Directeur financier, Homme, 37 ans, ancien d’une banque d’affaires).
44 On voit ainsi bien comment dans ce « champ organisationnel », les interactions sociales et les pratiques de travail sont adossées à des règles partagées. Le marché des intermédiaires, dans cette perspective néo-institutionnaliste, a une forme stable, parce qu’il est adossé à ces règles et à la structure sociale du champ (Fligstein, 1990 ; 2001).
45 Pour autant, ces normes et règles communes ne sont pas désincarnées : les interactions et pratiques de travail s’appuient sur un ensemble d’outils, de méthodes, d’éléments matériels qui les cadrent : structure et forme des différents documents présentés avec le logiciel PowerPoint, salles de réunions, installations pour conférences téléphoniques, jusqu’à la proximité géographique de tous les acteurs [5], qui permet des réunions improvisées entre les intermédiaires. On peut penser que ces derniers jouent le rôle de « dispositifs cognitifs collectifs » (Orléan, 1989), c’est-à-dire de cadre d’interprétation commun, délimitant le champ des possibles et contraignant la production et l’utilisation de connaissances. Ils sont la forme qui stabilise et donne à voir la convention (Thévenot, 1986). La notion de cadre peut également être reprise à la sociologie interactionniste (Goffman, 1974 ; Becker, 1982), pour montrer comment la scène, les accessoires et les éléments matériels contraignent le déroulement des interactions et la production de l’action collective. À ce titre, les documents de « Questions & Answers » qui mettent en face à face questions et réponses, comme les salles de réunions qui mettent en face à face les deux camps, participent de la fabrication de situations d’affrontements. Les équipements matériels et autres instruments forment autant de dispositifs qui encadrent la production du travail, la réalisation d’une transaction, en lui donnant une forme sociale (Simmel, 1908) particulière.
III. Un espace constitué autour de normes professionnelles
46 Les dispositifs qui équipent les transactions, que ce soit pour leur déroulement ou pour la fixation du prix, donnent un cadre homogène et structurant aux pratiques de travail des acteurs de cet espace hybride. Ils forment un modèle cognitif au travers duquel ces acteurs issus d’organisations différentes se représentent leur activité de façon homogène et en particulier l’objet principal de celle-ci, les entreprises échangées. La coordination des acteurs du marché des transactions ne se résume pourtant pas à l’unité des dispositifs d’organisation et de mesure utilisés. Les opérations de transaction ne sont en effet pas la rencontre problématique d’acteurs hétérogènes mais des appariements d’acteurs partageant des normes communes sur ce que doit être un professionnel des transactions, c’est-à-dire sur ce qu’il convient de faire et de comment le faire.
1) Des normes de professionnalité entretenues par les dispositifs de classement
47 L’espace des intermédiaires de transaction est un ensemble de marchés de singularités, comme les autres marchés de prestations de conseil (Karpik, 2007), dans lesquels le prix ne peut lever l’incertitude sur la qualité de la prestation qui n’est connue qu’après sa réalisation. L’incertitude est résolue dans ce marché, en partie par le recours à des prescripteurs (Hatchuel, 1995), qui fabriquent un jugement pour aider les clients dans leurs choix. Ainsi, alors que les sociétés d’intermédiaires participent toutes, à un degré ou à un autre, à l’évaluation (financière) des entreprises, elles sont elles-mêmes en permanence évaluées, notées, récompensées par une série de dispositifs qui produisent un jugement sur les prestations qu’elles rendent.
48 Les sociétés d’intermédiaires sont classées, chacune à l’intérieur d’une ou plusieurs catégories (type d’intermédiaire, taille, type de transaction, etc.), par différentes institutions, en fonction de cri- tères variables qui sont le plus souvent le nombre et le volume des opérations réalisées. Ces classements, appelés « League tables » sont diffusés par les medias professionnels, qui en sont les organisateurs. Ils donnent même parfois lieu à des remises de prix, lors de cérémonies ad hoc rassemblant les acteurs de l’espace. Une autre forme de mise en visibilité de la place occupée dans cet espace, consiste en la remise de trophées matérialisant la participation à une transaction. Ces trophées, appelées « Tombstones » sont des objets emblématiques de l’entreprise vendue/achetée, distribués par la banque d’affaires organisatrice de la transaction. Ils sont en général exposés sur les bureaux ou dans les salles d’attente des sociétés qui les ont reçus pour avoir participé, en tant qu’intermédiaires, à la transaction.
49 Classements, prix et trophées organisent le marché, en le structurant et le hiérarchisant à destination des clients. Ils jouent le rôle de dispositifs de jugement impersonnels (Karpik, 2007) qui permettent de créer des instruments d’évaluation du bien singulier qu’est une prestation d’intermédiaire. C’est ce que raconte ce patron d’une société d’intermédiaires, rencontré lors d’une remise de prix, qui constate l’effet auto-réalisateur de la prescription sur les clients, tout en remettant en question les critères de l’évaluation :
– Il explique que cette soirée est organisée par une revue que personne ne lit car elle est mauvaise. « C’est un média très décrié », car c’est très marketing, ils vendent des contacts et font de la pub. Mais ils arrivent à regrouper 600 personnes pour des distributions de prix, en faisant des classements bidons. Les mieux placés sont juste les plus gros annonceurs de la revue. Il dit que sa société a eu un prix une année, car elle avait retiré ses budgets publicitaires l’année précédente. « Quand nous avons eu ce prix nous avons mis cela dans nos plaquettes et avons eu des clients grâce à ça ». Finalement, il affirme que « les classements, personne n’y croit, mais ça a un effet, donc on continue.
(Observation d’une remise des trophées « Leaders League »).
51 En conséquence, ces dispositifs de jugement jouent aussi sur les acteurs de l’espace lui-même. D’une part, à l’image des autres types de classement (Espeland, Sauder, 2007), ils créent un phénomène d’ajustement, chaque acteur alignant son activité en fonction des critères de classement. Par exemple, la taille des opérations jouant sur la catégorie -et donc les concurrents-, les intermédiaires se spécialisent en fonction de celle-ci (Foureault, 2014). D’autre part, ils construisent et rendent visibles en même temps des normes de professionnalité à l’intérieur de cet espace des intermédiaires. Être un bon professionnel, c’est être reconnu comme performant, brillant ou « leader » par la communauté. C’est aussi être devenu une personnalité visible, dont on parle, une « star ». C’est enfin être associé à d’autres personnes ou à des sociétés reconnues, en tête de classement ou sur des transactions. Ces classements rendent compte de rapports agonistiques déjà présents dans la réalisation des transactions, où l’affrontement entre les parties adverses pour conclure l’affaire est de mise. In fine, la réputation professionnelle de chaque société (et de l’individu qui la représente), pour ses pairs ou clients, dépend beaucoup de l’identification de sa place dans les classements ou de l’association de son nom à d’autres noms réputés sur les trophées ou dans les annonces de transaction.
– On pousse le client dans la direction qui favorise nos bonus et nos carrières. Par exemple on fera une acquisition juste pour avoir un beau nom dans nos références, et attirer de nouveaux clients.
(Banquier d’affaires, Homme, 38 ans).
– Après ce qui est génial, c’est que vous faites des super opérations, les gens veulent travailler avec vous, on est devenu une des trois équipes les plus puissantes à Paris.
(Banquier de financement, Homme, 45 ans).
53 Les individus qui participent aux transactions jugent ces der- nières à l’aune du même critère : leur capacité à produire la réputation professionnelle de leur société, et par ricochet la leur. La rencontre des différents acteurs est facilitée par cette perception de la transaction, qui est équivalente, quel que soit l’employeur, le rôle d’intermédiaire, le niveau hiérarchique de l’individu ou le parti dans la transaction (vendeur/acheteur). De ce point de vue, les acteurs qui se rencontrent lors d’une transaction, peuvent avoir une tâche différente à réaliser (accompagnement de la transaction pour le banquier d’affaires et expertise financière pour l’auditeur, par exemple), mais dans tous les cas, la forme sociale dans laquelle se joue leur activité professionnelle est équivalente
2) La transaction comme dispositif d’appariement : un espace professionnel d’interconnaissance
54 Comme on l’a vu depuis le début de cet article, une transaction procède de la rencontre sur une même opération d’acteurs provenant d’organisations différentes. Au sein de chaque organisation, les équipes intervenant sur chaque transaction sont constituées au cas par cas, en fonction des besoins, sur le principe de l’organisation par projet, comme il peut en exister dans les mondes artistiques (Menger, 2002) En ce sens, la transaction est elle-même un dispositif. Il s’agit ici d’un dispositif d’appariement mettant en relation, pour la réalisation d’une activité commune, des individus venant d’horizons divers. Ces appariements successifs provoquent de l’interconnaissance, ancrée dans une situation de travail. Un certain nombre d’individus ont déjà travaillé ensemble et considèrent cette expérience comme source de proximité d’une part et de confiance d’autre part.
– C’est un superbe carnet d’adresses, toutes les personnes avec qui j’ai travaillées, je les revois parce qu’on en a tellement bavé ensemble qu’on est très proches.
(Banquier d’affaires, Femme, 36 ans).
– On mandate des gens qu’on connait. Des gens que vous avez vus sur d’autres transactions, que vous avez vus interagir. C’est un réseau de confiance qui se crée.
(Banquier de financement, Homme, 35 ans).
56 L’interconnaissance ainsi créée fonctionne comme dispositif de jugement personnel (Karpik, 2007). Avoir vu une personne à l’œuvre, y compris comme adversaire sur une transaction, permet aux individus de savoir sur qui ils peuvent compter pour une transaction future : ils estiment pouvoir repérer les bons professionnels grâce à cette expérience de travail commune et à l’inverse détecter ceux avec qui ils souhaitent ne pas avoir à faire. Dès lors, le réseau d’interconnaissance participe au marché des transactions lui-même, non pas tant parce qu’il fait circuler les informations, que parce qu’il organise les appariements à venir.
– La presse économique, c’est pour comprendre ce qui se passe aux alentours, sur les secteurs. Et la principale source, ce sont les banquiers. Ils parlent, il parlent,… Ils disent quel dossier va venir sur le marché. On déjeune avec eux. Ils connaissent des managers qui veulent éviter la course à l’échalote et il y a aussi les avocats, les auditeurs financiers. Et il y a des affinités qui se créent. Il y a des firmes meilleures que d’autres. Soit on les connaît car on a travaillé avec eux, c’est plus facile et efficace.
(Gestionnaire de fonds d’investissement en LBO, Homme, 50 ans)
58 La constitution des équipes d’intermédiaires procède ainsi en grande partie de relations d’interconnaissance générées par des transactions antérieures (Woloszko, 2013 ; Boussard, Godechot, Thine, Woloszko, 2014). L’interconnaissance acquise par le travail en commun participe également des déroulements de carrière, en facilitant les promotions et les recrutements externes, comme dans le cas de la finance de marché (Godechot, 2014)
– Je pensais rejoindre une des trois meilleures équipes de France et finalement comme l’équipe avait été amputée, je me suis retrouvé avec une équipe moins glam que ce que je pensais avec moins de technicité. Et en même temps je voyais bien que XXX (une autre banque d’affaires) était en train de devenir un acteur important grâce toujours au même type (avec qui j’avais travaillé) qui continuait de me dire tu viens si tu veux. Donc j’ai fini par aller voir mes patrons et je leur ai dit « je vous adore, vous êtes des types super », ce qui est vrai d’ailleurs je les vois toujours, on continue de déjeuner ensemble une fois par an, je connais leurs femmes, ce sont des gens avec qui j’ai une vraie relation, « mais j’ai envie d’aller voir autre chose ». C’était en 2002, j’ai rappelé mon contact et je lui ai dit « si tu es toujours OK pour me prendre chez XXX, je viens ». J’étais déjà directeur je crois à l’époque, je suis arrivé comme directeur chez XXX. Et je me suis retrouvé chez XXX, un des seniors de l’organisation. J’avais des patrons à Paris qui avaient eux-mêmes des patrons à Londres. Mais c’était clairement la banque qui montait.
(Banquier de financement, Homme, 45 ans)
60 En conséquence, l’espace des intermédiaires en transaction y perd son côté hybride. Les acteurs qui s’y rencontrent se connaissent et organisent le travail en fonction de ces liens de proximité.
IV. Un ethos professionnel en abyme
61 Les dispositifs précédents traduisent les catégories de jugement utilisées dans cet espace et les normes de professionnalité qui en découlent. D’autres dispositifs appliqués cette fois-ci directement aux individus, en tant que travailleurs, participent aussi à définir la professionnalité des individus, et par là-même à formaliser un ethos professionnel (Weber, 2013[1905], pp. 17-37 ; Elias, 1974 ; Zarca, 2009) commun. Ces dispositifs ont une autre particularité, celle de permettre la circulation des individus au cours de leur carrière, en créant un marché du travail, rassemblant les différentes sociétés d’intermédiaires, leurs clients et certaines activités de renfort.
1) Des dispositifs de gestion de la main d’œuvre qui formalisent un ethos professionnel commun
62 Les sociétés d’intermédiaires, qu’elles soient banques d’affaires, cabinets d’audit ou autres, utilisent les mêmes méthodes de gestion de la main d’œuvre (recrutement, évaluation, promotion). Le recrutement se fait au niveau débutant, par présentation des sociétés sur les campus des écoles ciblées, suivie de phases de sélection des CV. Il se fait aussi à des niveaux confirmés, et passe cette fois-ci par des cabinets de recrutement spécialisés, des candidatures spontanées ou des mises en relation par réseau.
– Pour les recrutements de juniors, on passe des annonces dans les trois [Écoles] parisiennes (HEC-ESSEC-ESCP), plus l’EDHEC et l’EMLyon. (…). Il y a un effet de bouche à oreille et on aime bien recruter le copain du copain, celui qui est de la promotion d’en-dessous (de celui qui travaille déjà chez nous). Nos critères, c’est de prendre une école d’un bon rang (…) des gens avec des têtes bien faites. (…). Pour les recrutements de personnes expérimentées, on fonctionne par chasseurs de tête et par notoriété : par exemple, XXX (un cabinet concurrent), on l’a bien infiltré. On a des anciens (de chez nous) qui ont là-bas des copains à eux et qui postulent chez nous.
(Femme, 40 ans, associée, cabinet « d’enquêteur »).
64 Dans tous les cas, comme le signale la citation précédente, le critère du diplôme est central. Les écoles sont classées par les recruteurs en plusieurs catégories en fonction du prestige associé à ces dernières. Le recrutement cherche à se faire prioritairement parmi les diplômés des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs françaises et des universités spécialisées en économie/finance (Dauphine, Sciences Po). La base de données des transactions en France pour l’année 2010 confirme que cette intention des recruteurs se traduit dans les faits, quoique moins centralement que ce qui est visé. Sur les 781 individus intervenant sur ces opérations (hors avocats), 51 % ont un diplôme d’une grande école française ou assimilée ou un diplôme d’une université anglo-saxonne prestigieuse [6]. La proportion de diplômés des grandes écoles varie selon le prestige de la société d’intermédiaires.
65 Mais, le diplôme ne suffit pas : pour départager les candidats de diplôme équivalent, le recrutement consiste aussi en une série de tests et entretiens qui portent en particulier sur la vérification de savoirs techniques et de leur mise en œuvre (résolution d’exercices types correspondant à des cas d’évaluations d’entreprise). C’est ce que raconte cet enquêteur de 30 ans qui participe régulièrement aux recrutements de son cabinet en faisant « plancher les candidats sur un cas très simple » :
– Je leur donne le bilan et le compte de résultat d’un groupe ; je leur demande de retrouver le secteur d’activité à partir des résultats comptables. Je montre qu’il y a une forte croissance du chiffre d’affaires. Je leur demande de justifier comment c’est possible. J’essaie de les aiguiller sur les questions de croissance interne/croissance externe (rachats d’entreprise). Ça me permet de voir si le candidat a la fibre financière.
67 Les entretiens opèrent également une sélection sur un certain nombre de savoirs sociaux (aisance sociale, habileté relationnelle, réseaux, etc.), comme le dit dans le même entretien que celui où elle annonce recruter dans les grandes écoles (cité précédemment), l’associée en charge du recrutement d’un cabinet d’enquêteur :
– Pour le premier entretien, on teste plutôt les compétences (financières) sur les bases, mais ça va être aussi plutôt du critère de personnalité : est-ce que la personne parle bien, s’exprime bien, a l’air équilibré. Est-ce qu’elle nous donne envie de travailler avec elle ? On évite les personnes trop « premiers de la classe ». On préfère les personnes extraverties, capables de prendre la parole, d’assister à des réunions. Au deuxième entretien, on fait faire un cas technique. On valide les connaissances de base et l’aptitude analytique des personnes.
(Femme, 40 ans, associée, cabinet « d’enquêteur »).
69 Le parcours antérieur et en particulier le prestige des sociétés où ils ont travaillé, celui du rôle joué et des opérations sur lesquelles ils sont intervenus (le « Track record »), constitue également un critère de sélection, dont la forme normalisée des CV rend compte.
– Ils ont vu que j’avais travaillé chez Nomura, ils ont vu les villes que j’ai faites (…). Nomura [une banque d’affaires] rassurait. Case [une autre banque d’affaires] ça ne rassure pas.
(Banquier d’affaires, homme, 30 ans).
71 Aux niveaux de recrutement les plus élevés, aux critères déjà mentionnés, vient s’ajouter celui de la réputation professionnelle qui circule dans les réseaux d’interconnaissance ou plus formellement dans les média professionnels grâce aux classements et annonces de transactions. Être connu par les différents acteurs de l’espace comme un « bon professionnel » est un gage de recrutement.
– J’ai fait un recrutement pour une équipe de M&A de XY [Banque d’affaires]. J’ai essayé de repérer une « superstar ». Une « superstar », c’est souvent par rapport à sa compétence technique. C’est quelqu’un qui a un parcours qui nous intéresse. Là par exemple, ils voulaient quelqu’un qui avait travaillé chez Rotschild. Quelqu’un qui a travaillé dans une belle structure ou qui a une compétence rare.
(Femme, 45 ans, associée d’un cabinet de recrutement spécialisé en Finance).
73 Ces recrutements à des niveaux confirmés, voire élevés, sont permis par une classification des emplois relativement standard. Il existe à chaque fois une hiérarchie des grades, allant des stagiaires aux associés de la société. Chaque grade correspond à un nombre d’années d’ancienneté [7]. Si l’appellation des grades varie d’un type d’intermédiaire à l’autre ou d’une société à l’autre, la structure – extrêmement pyramidale – reste la même et une équivalence entre grades peut être facilement opérée.
74 La progression en grade correspond au même processus partout, consistant à promouvoir les meilleurs, et en stigmatisant ceux qui ne sont dès lors pas reconnus comme les professionnels que la société veut retenir, à susciter leur démission, voire pour les moins bons à déclencher leur licenciement. Ce mécanisme est appelé le « up or out ». Pour distinguer les individus « performants » des autres, les sociétés d’intermédiaires utilisent les mêmes méthodes d’évaluation individuelles : entretiens individuels avec le supérieur hiérarchique, appréciation selon un référentiel de compétences, évaluation par les pairs, les clients, les subordonnés (évaluation « 360° »).
– L’évaluation est totalement unifiée à travers toute l’industrie. Ça permet des comparaisons. La grille de compétences et la grille salariale est la même pour tous les concurrents (même en France et en Suisse). Sur chaque projet, il y a une personne de chaque seniorité. Chaque année on monte : A1, A2, A3. C’est up or out. Soit au monte de classe d’âge, soit on est licencié. Chaque année. C’est un système d’évaluation à 360°. C’est débattu, et on est classé. Il ne faut pas être dans les 5 à 10 % du bas qui sont licenciés.
(Banquier d’affaires, Femme, 36 ans)
76 Les mêmes catégories de jugement de ce qui fait un bon professionnel se dégagent de cet espace (Boussard, Dujarier, 2014) : les savoirs techniques y sont valorisés (rapidité de compréhension et de mobilisation des instruments de mesure) à condition qu’ils soient assortis d’une capacité à obéir à la hiérarchie et au client, d’une facilité à faire travailler les équipes intensément mais sans heurts, d’une aisance sociale dans les situations les plus diverses et d’une intériorisation des représentations professionnelles dominantes (valorisation de la transaction et des relations agonistiques). In fine, dans cet espace, c’est un même ethos professionnel qui rassemble les acteurs et c’est à l’aune de cet ethos que les acteurs se jugent et se jaugent les uns les autres, ce que cet ancien auditeur appelle « les codes » dans l’extrait d’entretien ci-dessous.
– La première année je n’ai pas réussi à m’intégrer (…). J’ai pas compris les codes. Fallait que je refasse mes preuves, donc j’ai redoublé (je n’ai pas été promu au grade supérieur et j’ai fait deux années au même grade).
(Directeur financier, homme, 35 ans, ancien « enquêteur »)
2) Des professionnels des transactions qui deviennent « clients » de transaction
78 La même nomenclature d’emploi, le même mode d’information sur les candidats (CV et mise en situation) et des catégories de jugement des compétences identiques (Eymard-Duvernay, Marchal, 1997 ; Bessy, Eymard-Duvernay, 1997 ; Gautié, Godechot, Sorignet, 2005) fabriquent un marché du travail spécifique. Dans le cas des intermédiaires de transactions, on voit très nettement ce marché du travail à travers des carrières assez rarement linéaires au sein d’une même société ou d’une même activité, mais qui se constituent plutôt par circulation entre ces sociétés et activités, et par passage d’un rôle d’intermédiaire à un autre, surtout dans les toutes premières années. Avec le temps les parcours se spécialisent par rôle d’intermédiaire, mais peuvent continuer à se jouer entre institutions différentes. Les CV des individus recensés dans la base des transactions 2010 montrent très clairement des parcours qui enchaînent des rôles d’intermédiaire différents, plutôt qu’une continuité dans un rôle. Seuls 46,2 % de ceux qui jouent un rôle de prêteur dans une transaction, 52,9 % de ceux qui jouent un rôle d’enquêteurs et 30,7 % de ceux qui jouent un rôle d’entremetteur ont une carrière homogène, au sens d’une succession de postes dans le rôle correspondant (mais ils peuvent avoir changé d’employeur et de grade). Les autres ont enchaîné des postes dans des rôles différents de celui qu’ils tiennent en 2010.
79 Derrière la diversité des institutions et des rôles au sein de cet espace, on peut finalement repérer un même marché du travail, fondé sur une définition commune de ce qui fait le bon professionnel, une même régulation des acteurs du marché par des normes de professionnalité et une circulation intense des individus.
80 Mais les frontières de ce marché du travail dépassent d’une certaine façon le seul espace des intermédiaires. Une autre circulation se fait du rôle d’intermédiaire vers le rôle de client. Les postes de directeur de participation en fonds d’investissement, c’est-à-dire de clients des intermédiaires, sont particulièrement recherchés. Dans la base des transactions, les individus qui sont identifiés comme acheteurs dans une transaction au nom d’un fonds d’investissement sont en effet 77 % à ne pas avoir fait toute leur carrière dans ce métier. Les rôles de prêteurs, enquêteurs et entremetteurs font partie de ceux qui amènent à ce rôle d’investisseur.
81 Les postes de directeur financier, en charge de fusions-acquisitions, font également partie des trajectoires possibles (voir encadré 1).
82 En conséquence, clients et intermédiaires ont été sélectionnés en fonction de catégories de jugement professionnel identiques. Dès lors, ils partagent aussi les mêmes modèles cognitifs, les mêmes conventions sur ce qu’il convient de faire et comment, le même rapport aux dispositifs qui matérialisent ces conventions.
Encadré 1 : une carrière entre intermédiaire et client :
3) Des ex-professionnels des transactions dans le « personnel de renfort »
83 Par ailleurs, compte tenu de la structure pyramidale des sociétés, des effets stigmatisant d’une mauvaise évaluation et des contraintes liées aux emplois en fusions-acquisitions (horaires extensifs, rythme de travail intense, déplacements fréquents,…), tous les individus ne font pas carrière au sein de l’espace des fusions-acquisitions. Un grand nombre d’entre eux sort de cet espace stricto sensu pour exercer des activités « de renfort », en lien avec celui-ci, au sein des autres marchés enchâssés à celui des transactions. Parmi les journalistes financiers, les fournisseurs (organisateurs d’évènements, sociétés commercialisant les logiciels de data room), les régulateurs (AMF, expert des règles comptables ou d’évaluation), les cabinets de recrutement, les formateurs, etc. on trouve un nombre important d’anciens professionnels des transactions. Ces derniers deviennent « fournisseurs » de dispositifs pour le marché des transactions, qu’il s’agisse de dispositifs d’organisation des tâches (logiciels de data room), de classement (journalistes, organisateurs d’évènements professionnels), d’instruments de mesure (experts de règles comptables, formateurs) ou de gestion de la main d’œuvre (cabinet de recrutement et de ressources humaines).
Encadré 2 : Parcours d’expert en normes comptables
Au moment de l’entretien, Nathalie Morin, 50 ans, dirige une équipe technique qui évalue les impacts de la régulation financière pour un grand groupe du CAC 40. Pour défendre les positions de son groupe, elle est en contact avec ses homologues dans d’autres groupes.
Diplômée d’HEC, elle débute dans un des grands cabinets d’audit. Elle y reste 12 ans, sur des missions d’audit et participe à plusieurs missions d’évaluation (équivalent des « transactions services » pour l’époque). Elle devient mère de plusieurs enfants. Comme on ne lui propose pas de passer associée, elle accepte un poste proposé par un chasseur de tête dans une des associations professionnelles de l’audit. Elle y reste trois ans, pour s’y occuper des normes comptables et fait à l’époque partie des experts de l’association internationale des normes comptables (International Accounting Standard Board : IASB). Elle quitte ensuite cette association pour une autre, ACTEO , émanation du MEDEF, créée pour défendre le point de vue des sociétés du CAC 40 sur la normalisation internationale. Cette activité lui donne l’occasion de toucher au lobbying sur les normes comptables, en organisant des réponses aux avis de l’IASB et en faisant défendre des propositions. Elle exerce actuellement une activité similaire pour son entreprise, et à ce titre est membre de deux associations professionnelles qui font du lobbying (APDC et ACTEO ).
84 On a pu relever précédemment le caractère homogène de ces dispositifs. Si on peut parler à son propos d’isomorphisme, avec des processus évidents de mimétisme (Di Maggio, Powell, 1983), on peut comprendre celui-ci comme produite par des fournisseurs partageant les conventions professionnelles de ceux à qui ils s’adressent. En tant qu’anciens professionnels, ils connaissent les normes de professionnalité de l’espace des transactions et sont enclins à les reproduire dans les dispositifs qu’ils offrent à leurs clients. L’experte en normes comptables dont le parcours est présenté ci-dessus explique ainsi qu’elle « travaille avec la direction financière en charge des fusions acquisition », pour voir :
– Comment les achats, ça va avoir un impact dans les comptes. Les gens du M&A (fusions-acquisitions) sont bien équipés sur les problèmes de valorisation, mais pas sur comment ça va se traduire dans les comptes. Le premier point, c’est : qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on vend ? Ça va produire quoi ? Le client achète quoi ? Nous, on regarde tous les points de gouvernance. On regarde la consolidation. S’il y a des pactes d’actionnaires, les statuts, tous les accords (…) On essaie de comprendre. Quand on est en face de projets, on essaie de comprendre la sensibilité des hypothèses (du Business Plan utilisé pour faire la valorisation).
86 La façon dont elle présente l’activité de fusions-acquisitions de son groupe montre qu’elle partage une même connaissance et utilisation des dispositifs de la transaction, et une même professionnalité, même si son rôle est souvent de tempérer les ardeurs des équipes de M&A en insistant sur les risques générés par les règles comptables. Elle intervient dans les associations de lobbying pour faire produire les règles comptables les plus à même de créer des valorisations d’entreprise favorables à leur mise en marché.
– Si le M&A travaille sur un projet, on regarde quel sera l’impact dans les comptes, si ça va être au bilan, consolidé… Sur tous les KPI (indicateurs) importants. Quant on rachète, est-ce que ça va être consolidant ? Ça, c’est pour l’équipe de M&A. Il y a aussi la trésorerie : si vous voulez faire des échanges (vente de participations) : comment ça va être comptabilisé ? C’est tout cet aspect conseil en interne. Et on fait aussi toujours tout le lobbying vers l’IASB qui est anglo-saxon : ils font des projets, et ils les exposent pour commentaires. On répond. On travaille avec d’autres groupes européens pour faire du lobbying. En plus, on fait la mise en place de procédures qui aident à mettre en place le reporting. On doit être compliant (respecter les règles). On doit vraiment être expert sur les normes comptables.
88 Ainsi, comme pour les productions artistiques décrites par H. Becker (1982), les anciens professionnels font partie intégrante du monde qui fabrique et juge les transactions, que ce soit du côté des clients, des critiques (journalistes, régulateurs) ou des fournisseurs d’équipements matériels ou d’instruments de travail. Il ressort de cette analyse que le marché des intermédiaires en transaction est un marché en abyme à double titre : il y a bien des marchés dans ce marché, mais ces derniers sont aussi des espaces professionnels re- produisant en miroir les normes de professionnalité du marché dans lequel ils sont enchâssés. Cette mise en abyme est construite par la circulation des individus entre ces espaces au cours de leur carrière, circulation permise tant par les dispositifs communs de gestion de la main d’œuvre que par les catégories de jugement informelles constitutives de l’ethos professionnel.
Conclusion
89 L’espace des intermédiaires en transaction est un marché enchâssé dans le marché des transactions dont on peut dire que les dispositifs qui l’équipent matérialisent et rendent opératoires les normes et conventions qui le structurent. Ce marché est lui-même en abyme, constitué par différents marchés dans le marché, donnant à cet espace un caractère hybride, rassemblant des institutions, des organisations, des professions et des régulations hétérogènes. Pourtant, l’analyse des opérations concrètes de fusions-acquisitions laisse apparaître un ensemble d’éléments matériels, d’équipements, de modes opératoires, d’outils et instruments qui traverse les différentes organisations impliquées. Le périmètre de l’espace des fusions-acquisitions se laisse ainsi saisir aux frontières de ces différents dispositifs. Il dessine un monde social partageant des conventions communes incorporées dans les dispositifs utilisés, qu’il s’agisse de conventions relevant de l’organisation du travail, des représentations de la valeur des biens échangés – les entreprises –, des catégories de jugement des acteurs (sociétés et individus) et de l’ethos professionnel. Les dispositifs créent un espace où les acteurs qui se rencontrent pour produire une transaction se reconnaissent comme professionnels et se connaissent. En retour, cette proximité cognitive et cette interconnaissance produit des dispositifs qui incorporent les normes professionnelles de cet espace. Finalement, derrière le caractère apparemment hybride de cet espace, c’est une même forme sociale qui se dégage, assurant la coordination des acteurs, et in fine, la production des transactions.
90 Pour autant, coordination ne veut pas dire symétrie, ni absence de relations de pouvoir. Ce monde social est l’objet de luttes internes pour en définir le cœur et les marges. Les processus de hiérarchisation, stigmatisation et exclusion y sont endogènes et participent de sa dynamique, dans la mesure où la concurrence pour la réalisation des transactions et la lutte pour la réputation sont au centre des conventions professionnelles. Les processus de coordination qui fixent les frontières extérieures et fabriquent un même espace d’action sont aussi ceux qui en structurent la segmentation interne et les hiérarchisations pratiques et symboliques.
Notes
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[1]
Howard Becker emprunte le terme de convention et sa définition au philosophe américain David K. Lewis (1969)
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[2]
Données établies dans le cadre du programme ANR (2011-2014), « CARFI » (Carrière de la finance) dirigé par Valérie Boussard. avec la participation de Marlène Benquet, Théo Bourgeron, Sébastien Chapy, Marie-Anne Dujarier, Paul Lagneau-Ymonet, Véronique Levy-Bensoussan, pour la partie qualitative et Olivier Godechot, Ilan Mouyal, Simon Paye, Sylvain Thine, Nicolas Woloszko pour la partie quantitative (base de données). Certains résultats de ce programme de recherche ont été formalisés dans des articles ou communications individuels ou collectifs que cet article reprend (Dujarier, Boussard, 2014 ; Boussard, 2013 ; Woloszko, 2013 ; Boussard, Godechot, Woloszko, Thine, 2014). Cet article ne saurait donc exister sans l’immense travail individuel et collectif entrepris par l’ensemble des chercheurs. L’auteure est seule responsable des mises en perspective de ces différents résultats dans le cadre de cet article.
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[3]
« Corporate » : le client, s’il est une entreprise
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[4]
Ici, faire faire toutes les rapports nécessaires pour justifier la décision, quitte à ce qu’elle soit mauvaise a posteriori.
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[5]
La très grande majorité des sociétés d’intermédiaires sont installées dans le « triangle d’or » du huitième arrondissement et les autres à La Défense ou en bordure (Neuilly, Levallois).
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[6]
42,9 % : HEC, ESSEC, ESCP, EM Lyon, Edhec, Sciences Po Paris, Dauphine, ENA.
4,9 % : Polytechnique, Centrale Paris, Mines Paris, École des Ponts, Telecom Paris, Supelec, Centrale Lyon.
3,2 % : université anglo-saxonne prestigieuse sans diplôme français. -
[7]
Les niveaux de rémunération ne sont eux pas fixés et dépendent des sociétés et de négociations individuelles.