1 Cet article traite des formes d’action collective développées par les entreprises. Il se centre sur les dispositifs de cette action collective, les méta-organisations définies par Ahrne et Brunsson (2008) comme des organisations dont les membres sont des organisations et non des individus, et se situe à l’articulation de la sociologie et des sciences de gestion [1].
2 Étudiant l’action collective dans le monde économique et social, la sociologie s’est surtout focalisée sur les syndicats de métiers (Andolfatto, Labbé, 2012) et plus particulièrement sur les syndicats ouvriers. Côté entreprise, en dehors des travaux pionniers de Bradley (1965) et de Lautman (1967), quand la sociologie s’est intéressée aux formes d’action collective, elle a surtout mis l’accent sur les négociations collectives, c’est-à-dire sur les relations entre le patronat et les syndicats (Fridenson, 2010 ; Join-Lambert et al., 2011). Or, avec la globalisation des échanges, les négociations collectives ont perdu de leur importance partout dans le monde, même dans des pays de forte tradition en la matière comme la Suède. Des chercheurs ont donc prédit la fin des organisations d’action collective entre firmes : « quand l’État se retire, […], l’action collective semble perdre ses principales justifications. » (Bunel, 1996, p. 6). Néanmoins, d’autres recherches ont montré que les dispositifs traditionnels, les associations professionnelles sectorielles, avaient évolué en devenant des fournisseurs de services à leurs membres, se transformant en quasi-structures de conseil (Schmitter, Streeck, 1999 ; Sheldon, Thornthwaite, 1999 ; Markey, Hodgkinson, 2008).
3 Traditionnellement, la recherche en gestion s’intéresse quant à elle aux stratégies individuelles des entreprises, et plutôt à leurs stratégies de marché. Chaque firme prise individuellement développe des stratégies en matière de prix, de quantité, d’organisation de la production et de la chaine de valeur visant à assurer un avantage compétitif sur ses concurrents (Porter, 1985). Pourtant, la recherche en gestion a aussi introduit la notion de stratégie hors marché (Baron, 1995), c’est-à-dire les stratégies de la firme vis-à-vis de ce qui constitue son environnement : l’État, les syndicats, les parties prenantes. Cette stratégie, intégrée dans la stratégie générale et individuelle de la firme (Baron, 2010), est développée en direction des gouvernements, des médias et des groupes de pression ou lobbies (de Figueiredo, Tiller, 2001; Woll, 2008). C’est de manière plus marginale que la gestion s’est elle aussi intéressée aux stratégies collectives en étudiant les associations professionnelles comme un dispositif spécifique. Depuis l’article fondateur de Astley et Fombrun (1983), la recherche sur les stratégies collectives s’est peu développée, comme si cette question se semblait pas constituer un véritable enjeu, ni sur le plan théorique, ni sur le plan pratique.
4 Ce relatif manque d’intérêt de la sociologie et de la gestion pour l’action collective développée par les entreprises est-il justifié ? Autrement dit, l’action collective portée par des dispositifs tels que les méta-organisations, essentiellement centrée sur les négociations collectives, est-elle en voie d’affaiblissement et s’est-elle simplement transformée en activité de services à leurs membres ? Ou, au contraire, ce type d’action collective a-t-il trouvé des voies de renouvellement ? Pour essayer de répondre à ces questions, nous avons choisi d’étudier à la fois un secteur spécifique et une entreprise au sein de ce secteur afin de mettre en évidence les formes d’action collective entre firmes. L’objectif de l’étude empirique est de savoir si le nombre de ces méta-organisations est en train de décroître, ce qui indiquerait un déclin de l’activité collective entre firmes, et si leur rôle se limite à l’activité de service, ce qui tendrait à prouver un affaiblissement des formes d’action collective, les méta- organisations tendant à se transformer au moins partiellement en firmes de conseil.
5 L’article est organisé comme suit : dans une première partie, nous revenons sur la littérature qui s’est intéressée aux dispositifs d’action collective, d’abord entendus comme relevant d’un « ordre corporatif-associatif » selon l’expression de Schmitter et Streeck (1999), d’autre part compris comme méta-organisations. Ensuite, nous présentons notre méthodologie de recherche, c’est-à-dire le choix de l’unité d’analyse, les entretiens que nous avons menés et les résultats empiriques que nous avons obtenus. Puis le matériau empirique – la dynamique et les formes de méta-organisations dans le secteur pétrolier – est exposé. Enfin, nous discutons ces résultats à la lumière du cadre théorique identifié précédemment.
Revue de littérature : l’action organisée entre firmes
6 Apparus en réponse – conflictuelle – aux syndicats ouvriers (Simmel, 1992[1908]), les associations professionnelles (ou syndicats professionnels), c’est-à-dire les organisations regroupant les firmes d’un secteur, ont été étudiées comme dispositifs d’action collective dans un jeu d’acteurs à trois : organisations patronales, syndicats et État. Beaucoup de travaux de recherche ont porté sur le rôle que ces dispositifs ont joué dans les négociations collectives (Laroche, 2012), mais également dans d’autres négociations comme celles ayant trait par exemple au contrôle des prix du temps où il existait encore (Dumez, Jeunemaître, 1989).
Lorsqu’il est question de “social patronal”, on pense spontanément à ce découpage traditionnel et fonctionnel des organisations professionnelles patronales entre leurs missions affichées dites économiques (défendre par des actions de promotion et de lobbying, les entreprises, l’esprit et la liberté d’entreprendre) et leurs missions dites sociales (négocier les normes sociales avec les organisations de salariés) (Offerlé in Join-Lambert et al., 2011, p. 180),
8 explique Offerlé. Olson (1978) a montré que ces organisations, rassemblant un nombre relativement restreint d’acteurs partageant des intérêts assez bien définis (ici ceux des firmes d’un même secteur), devaient être plus faciles à mettre sur pied et à faire fonctionner que les syndicats de travailleurs. Pourtant, les auteurs les ayant étudiées ont présenté les dilemmes (Bunel, 1996) et les difficultés rencontrées par ces structures (Dubar, 2003 ; Offerlé, 2009 ; Woll, 2006). Dans la période récente, l’affaiblissement des négociations collectives au niveau des branches (c’est-à-dire celles qui nous intéressent puisqu’elles impliquent les firmes collectivement) et le déclin du poids des États dû à la mondialisation ont amené à prédire le déclin symétrique de ces organisations (Bunel, 1996). D’autres chercheurs, ayant étudié leur fonctionnement, ont néanmoins estimé que ce n’était pas forcément le cas. En effet, il semble que ces organisations se soient tournées vers le développement de services à leurs membres (Schmitter, Streeck, 1999; Sheldon, Thornthwaite, 1999; Markey, Hodgkinson, 2008) et, en Europe, qu’elles aient évolué vers les instances supranationales tendant à supplanter l’action étatique (Quittkat, 2002). Ces organisations ont été analysées comme un ordre social particulier, celui de l’ordre corporatif-associatif :
Un ordre corporatif-associatif est […] fondé principalement sur les interactions à l’intérieur d’organisations complexes interdépendantes et entre elles. (Streeck, Schmitter, 1985, p. 124).
10 Une approche différente et originale pour comprendre ces dispositifs est celle développée par Ahrne et Brunsson (2010). Traditionnellement, on considère que les entreprises, et plus généralement les organisations, évoluent dans un environnement fait d’États, d’entrepreneurs moraux (Becker, 1985) ou d’Organisations Non Gouvernementales (ONG), d’autres entreprises et de marchés. Cet environnement produit des règles et des normes qui s’imposent aux organisations, il met également à leur disposition des ressources. Il peut être vu comme fortement contraignant – c’est l’image de la cage de fer empruntée par DiMaggio et Powell (1983) à Weber (Löwy, 2013) –, ou comme manipulé par les entreprises via des stratégies hors marché (Baron, 1995 ; 2010) qui peuvent être individuelles (au niveau de la firme) ou collectives (au niveau inter-organisationnel) (Astley, Fombrun, 1983 ; Yami, 2006). Même si la frontière entre les organisations et leur environnement apparaît souvent assez floue, cette vision traditionnelle repose sur cette opposition entre les deux. Ahrne et Brunsson (2010) ont formulé une thèse différente : ils affirment que l’environnement des organisations est organisé, étant fait en grande partie d’organisation(s). Autrement dit, les entreprises développeraient des stratégies collectives organisées alors que l’accent a été mis plutôt sur les réseaux (Thompson, 2003 ; Uzzi, 1996 ; White, 2002) ou sur la notion polysémique d’institution (Scott, Meyer, 1994; Barley, 2010). Ahrne et Brunsson (2010) ont introduit le concept d’organisation partielle qui semble bien correspondre à cette nature des dispositifs d’action collective des firmes. Tout d’abord, selon eux, il y a organisation quand il y a décision. Un réseau peut émerger au fil du temps, à partir d’interactions, sans qu’il y ait eu décision de création du réseau. Quand il y a décision, et seulement s’il y a décision, on peut parler d’organisation. Ensuite, l’organisation est complète si elle valide cinq critères : elle est de nature hiérarchique, elle définit qui est membre de l’organisation et qui ne l’est pas, elle émet et applique des règles, elle met en place des systèmes de surveillance pour vérifier l’application de ces règles, et elle dispose de sanctions, positives ou négatives, pour récompenser ou punir le respect des règles. L’organisation est partielle si elle ne valide pas l’ensemble de ces cinq critères (hiérarchie, appartenance ou membership, règles, surveillance, sanctions), mais seulement quelques-uns d’entre eux, voire un seul. Les associations professionnelles sont dans ce cas, étant donné que le seul critère toujours présent est celui de l’appartenance (Schmitter, Streeck, 1999). Les membres de ces organisations partielles que constituent les associations professionnelles sont eux-mêmes des organisations, ce qui constitue la définition de ce que Ahrne et Brunsson (2008) appellent une méta-organisation, une organisation dont les membres sont des organisations. Schmitter et Streeck (1999), on l’a vu, parlent quant à eux d’association et Dubar (2003) de groupe professionnel. Ces deux dernières catégories ont pour inconvénient de perdre la dimension organisationnelle, car elles peuvent recouvrir des réseaux, des forums ou d’autres formes d’action collective associative. Nous retiendrons donc plutôt celle de méta-organisation. Gulati, Pranam et Tushman (2012) reprennent cette notion et ajoutent l’idée que ce type d’organisation a également pour intérêt de permettre de contrôler les autres acteurs.
11 La dynamique de ces méta-organisations, supports de stratégies collectives, a été peu étudiée empiriquement. Or, ces dispositifs sont en « en constante évolution » pour reprendre Dubar (2003, p. 51). Les théoriciens de l’approche institutionnelle, quand ils cherchent à rendre compte des dynamiques de ce type d’organisations, estiment qu’elles sont ponctuées par des périodes de stabilité entrecoupées de périodes de bifurcation (critical junctures) (Thelen, 2003, p. 209), c’est-à-dire d’adaptation institutionnelle.
12 Cet article se propose d’étudier les méta-organisations en tant que dispositifs mis en place par les entreprises individuelles pour créer et gérer des stratégies collectives, dans une perspective dynamique.
Méthodologie de la recherche
13 L’objet de l’article n’est pas d’analyser un champ d’action stratégique (Fligstein, McAdam, 2012) dans son intégralité, c’est-à-dire compris comme un ensemble de relations entre des acteurs divers se comprenant mal car ne partageant pas le même capital social (Bastianutti, Dumez, 2012, p. 48) et qui engloberait donc toutes formes d’action collective, depuis les syndicats de salariés jusqu’aux organisations non gouvernementales, en passant par les mouvements sociaux (Haug, 2013) et les cercles de réflexion ou think tanks (Faupin, 2003; Garsten, 2013), qui ont largement été analysées par la littérature. L’objectif est plus limité : il consiste à étudier la stratégie des firmes en termes de « mobilisation collective d’action et de ressources orientée vers la réalisation de buts partagés […] » (Astley, Fombrun, 1983, p. 577). Ce sont donc les firmes, et les dispositifs qu’elles ont créés pour organiser leur action collective, qui constituent l’unité d’analyse dans la tradition de l’individualisme méthodologique. Peut-on appliquer les principes de cette approche à une entité comme une entreprise ou un État ? La question a été posée à Raymond Boudon qui a répondu de la manière suivante :
Dans la mesure où un gouvernement, surtout en politique étrangère, est une unité de décision, on peut le considérer de la même manière qu’un individu. On est d’ailleurs ici dans la tradition de Weber, c’est-à-dire la fabrication d’un acteur de base sous la forme d’un idéaltype. (Boudon, 2008, p. 16).
15 Les firmes sont donc ici considérées comme des « unités de décision ». C’est bien l’action stratégique de ces acteurs (Crozier, Friedberg, 1977) qui nous intéresse ici, à un niveau supra- organisationnel, c’est-à-dire que nous cherchons à analyser les dynamiques des dispositifs servant à organiser l’action collective entre firmes. Ces unités de décision conduisent des stratégies à la fois individuelles et collectives. Astley et Fombrun (1983) ont cherché à typifier les stratégies collectives et ont produit une grille à quatre cases tenant compte du fait qu’elles se font entre concurrents (horizontalement) ou entre firmes et fournisseurs (verticalement), et qu’elles sont directes (entre quelques firmes, souvent deux) ou indirectes (entre un grande nombre de firmes). Mais les stratégies collectives étudiées par les deux auteurs se situent essentiellement au niveau du marché et, du coup, mettent peu en évidence leur dimension organisationnelle (sauf sous la forme de la création d’organisations de type classique, dans le cas des joint-ventures ou des alliances). L’approche qui étudie les stratégies collectives au niveau du secteur apporte cet élément organisationnel et permet de développer une approche méso-sociologique, qui caractérise bien l’étude des associations professionnelles ou groupes d’intérêts (Dubar, 2003, p. 56).
16 Afin d’étudier les différentes dynamiques caractérisant les méta-organisations, nous avons choisi un secteur où le besoin en stratégie collective entre firmes se fait prégnant et produit des dispositifs de formes diversifiées. Schmitter et Streeck (1999) font remarquer que dans un secteur fait de toutes petites entreprises, l’action collective est difficile et peu efficiente. Si le secteur est oligopolistique, fait uniquement d’un petit nombre de grandes entreprises, l’action collective peut se faire de manière informelle (comme l’expliquent les théoriciens des jeux). Si le secteur est fait d’une grande firme et d’une multiplicité de petites firmes, la grande entreprise prendra la tête des négociations (stratégie individuelle) et les petites firmes se contenteront de suivre. Si l’on veut étudier l’action collective formelle, conduite par des méta-organisations, il faut donc choisir un secteur hétérogène, fait de grandes et de moins grandes entreprises. Le secteur pétrolier et gazier est de ce type. Il s’agit en effet d’un secteur hétérogène et fragmenté, fait à la fois de très gros acteurs, les multinationales verticalement intégrées dites « majors » (BP, Chevron, ConocoPhilipps, ExxonMobil, Shell, Total) et d’une pluralité de firmes de tailles diverses, spécialisées sur différents segments de l’industrie. Il est effectivement extrêmement organisé : le paysage de l’action collective est peuplé d’organisations complètes et partielles, et d’un large éventail de relations plus ou moins formelles, de partenariats et de réseaux, notamment en relation avec les gouvernements et les institutions (Dubash, Florini, 2011). Cette structure de l’industrie fait appel à différentes formes d’action collective pour défendre les intérêts des acteurs individuels et du secteur dans son ensemble – différentes selon que l’on se place en upstream, midstream ou down- stream (Zeigler, 1983). Située au cœur des enjeux de la transition énergétique et de l’avenir de la planète, cette industrie est également particulièrement critiquée pour les conséquences environnementales, sociales et économiques néfastes de ses actions qui engendrent donc nombre de conflits avec la société civile, représentée en particulier par les organisations non gouvernementales (Chartier, Ollitrault, 2005). Au niveau du secteur, ces conflits cristallisent la nécessité de développer une stratégie collective non seulement pour protéger la réputation des firmes (Fombrun, 1996 ; 2001), mais aussi pour définir collectivement des standards conformes à l’évolution de la règlementation internationale (Fransen, Kolk, 2007).
17 Afin d’analyser les méta-organisations professionnelles dans le secteur pétrolier, nous avons d’abord étudié les rapports annuels des six majors de 2002 à 2012 pour identifier les différents dispositifs de stratégie collective, leur émergence ou leur disparition. À partir de cette première liste de méta-organisations les plus visibles, nous avons cherché à créer une base de données aussi exhaustive que possible des méta-organisations dont étaient membres les compagnies pétrolières. Nous avons ensuite complété la liste en cherchant sur internet, d’abord par pays, les associations pétrolières ou gazières dont les membres étaient des compagnies – et non des individus comme c’est le cas des sociétés de géophysiciens – ensuite par référence croisée, selon un effet boule de neige (Miles, Huberman, 1994). Nous avons au final recensé quatre-vingt-seize méta-organisations à l’échelle mondiale, dont les créations s’étendent de 1917, date de l’apparition de la première méta-organisation pétrolière, à 2014. Nous avons classé les méta-organisations par nom, date de création, pays d’origine, classe de membres et objectif.
18 Ensuite, afin d’étudier les dynamiques de la structuration des méta-organisations, nous avons mené des entretiens à la fois dans des méta-organisations et dans une firme du secteur pétrolier (une major) pour éclairer les prises de décision stratégique collective. Au total, nous avons mené vingt-six entretiens semi-directifs (Dumez, 2013) d’une heure et demi à deux heures, dont dix dans la firme pétrolière et seize dans dix méta-organisations différentes. Dans la firme pétrolière, nous avons rencontré les managers et directeurs impliqués dans les méta-organisations dont l’entreprise est membre et nous les avons interrogés sur la stratégie de la firme (décision de devenir membre, implication de l’entreprise, fonctionnement, organisation interne de l’entreprise par rapport aux méta- organisations). Dans les méta-organisations, nous nous sommes entretenus avec les directeurs de recherche, les secrétaires généraux ou les managers. Le guide d’entretien suivait systématiquement le même processus : nous commencions par interroger la personne sur son parcours antérieur et sur son rôle dans l’organisation. Nous passions ensuite à la création de la méta-organisation : la date, le contexte et ses finalités initiales. Puis nous questionnions la personne sur l’organisation et la structure interne de la méta-organisation ainsi que sur son éventuelle évolution au fil du temps, dans le but de comprendre son fonctionnement. Nous nous concentrions sur les membres appartenant à la méta-organisation afin d’identifier les différentes compagnies représentées. L’objectif était de mettre en évidence les dynamiques d’appartenance de la méta-organisation et donc la stratégie sous-jacente au dispositif collectif : l’organisation visait-elle à demeurer un club au sein de l’industrie, à étendre le dialogue collectif à d’autres industries, voire à d’autres types acteurs ? Nous récoltions aussi des informations sur le rôle de la méta-organisation : les actions mises en place, le processus déci- sionnel, afin de comprendre les dynamiques de l’action collective dans ce type de dispositif. Lorsqu’il apparaissait que nous avions atteint le point de saturation (Glaser, Strauss, 1967), c’est-à-dire lorsque des questions supplémentaires n’ajoutaient plus rien à la compréhension des méta-organisations et des stratégies collectives, nous mettions un terme à l’entretien.
Résultats empiriques
19 Les résultats empiriques sont organisés en deux sous-parties. Nous présentons tout d’abord la structuration des méta- organisations dans le secteur pétrolier et ensuite leur fonctionnement comme organisations partielles.
La structuration des méta-organisations dans le secteur pétrolier
20 L’histoire de l’industrie pétrolière au xx esiècle connaît de multiples phases d’expansion, de perturbations et de rééquilibrages. Les méta-organisations existent pour accompagner et faciliter ces changements. Dès 1917, est créée la US Oil and Gas Association (US OGA) – au départ nommée la Mid-Continent Oil and Gas association – à Tulsa, Oklahoma, suite à l’entrée des États-Unis dans la première Guerre Mondiale. Un des objectifs premiers de cette association professionnelle est d’assurer l’approvisionnement en pétrole des forces alliées pendant la guerre. C’est aussi la période de création d’autres associations professionnelles nationales de cette forme traditionnelle dans le secteur pétrolier. Ainsi est créée la même année en Italie l’Assomineria qui défend les intérêts des entreprises pétrolières et minières et, en 1919, l’American Petroleum Institute (API) aux États-Unis. Une vague de création d’associations professionnelles de défense des intérêts pétroliers et gaziers, que nous nommons donc méta-organisations traditionnelles (des méta-organisations regroupant les entreprises du secteur et ayant vocation notamment à mener des discussions avec les État nationaux), se poursuit jusqu’à la fin des années 1950-début des années 1960. Sur cette période, vingt-et-une méta-organisations traditionnelles voient le jour dans le monde, principalement en Amérique du Nord, mais aussi en Europe.
21 En 1963, une nouvelle forme de méta-organisation apparaît avec la création du CONCAWE (CONservation of Clean Air and Water in Europe). Cette méta-organisation, ne rassemblant pourtant que des entreprises, diffère des associations professionnelles précédentes dans la mesure où elle est thématique : elle est en effet spécialement consacrée à la production de recherches scientifiques collectives sur la santé, l’environnement et la sécurité. CONCAWE est la première méta-organisation du secteur pétrolier et gazier à se donner pour objectif de développer des projets de recherche entre firmes sur un problème industriel donné. Elle se distingue des méta-organisations traditionnelles dont l’objectif premier est de produire des statistiques sur l’industrie et de représenter l’industrie dans les négociations avec les pouvoirs publics (Bradley, 1965). Nous appellerons ces méta-organisations « corporatives thématiques ». « Corporatives » renvoie au fait que ces méta-organisations ne regroupent que des firmes. « Thématiques » exprime le fait que, contrairement aux méta- organisations traditionnelles, celles-ci se sont donné un objectif et un domaine d’action particulier (mener des recherches communes sur les problèmes environnementaux, par exemple). Le principal moteur de la création de ces méta-organisations corporatives thématiques est la gestion des questions de développement durable, tant économiques que sociales et environnementales. À la suite de la création de CONCAWE, toute une série de méta-organisations corporatives thématiques vont voir le jour au niveau du secteur ou à l’échelle de plusieurs secteurs. C’est ainsi le cas de l’IPIECA créée en 1974 pour aider l’industrie pétrolière et gazière à améliorer sa performance sociale et environnementale. Puis de l’International Spill Control Organization en 1984 ou du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) en 1992. Ce dernier rassemble des firmes de tous secteurs et n’est donc pas propre à l’industrie pétrolière. À noter, cependant, que cette période ne voit pas la fin des méta-organisations traditionnelles qui continuent au contraire à exister et même à se multiplier. La Natural Gas Supply Association est créée en 1965 aux États-Unis, l’Union Française des Industries Pétrolières (UFIP) voit le jour en 1967, le Groupement Pétrolier Luxembourgeois en 1979 et toute une série de méta-organisations traditionnelles sont instituées partout en Europe. Au total, quarante-trois d’entre elles naissent durant cette seconde phase de création de dispositifs sectoriels.
22 Une dernière séquence commence en 2000, caractérisée par l’émergence d’un troisième type de méta-organisation : les méta-organisations multi-parties-prenantes (MPP) qui, si elles sont elles aussi thématiques, rassemblent, en revanche, différents types d’acteurs, depuis la société civile (les organisations non gouvernementales ou les syndicats) jusqu’aux gouvernements. Les Voluntary Principles for Security and Human Rights (VPSHR) sont la première méta-organisation de type MPP, créée dans les secteurs pétrolier, gazier et minier. Il s’agit d’une méta-organisation tripartite rassemblant des firmes pétrolières et minières, des gouvernements et des représentants de la société civile (des ONG). Les VPSHR traitent de la question de la sécurité et du respect des droits de l’homme sur les sites d’extraction minière et pétrolière. En effet, les installations pétrolières sont vulnérables (plates-formes, pipelines, raffineries, installations de stockage) et font donc l’objet d’une sécurité renforcée, policière et militaire. Il en est de même des mines. Dès lors, les firmes pétrolières ont été accusées de privilégier la sécurité au détriment des droits de l’homme et cette méta-organisation coordonne l’action des firmes, des gouvernements et des ONG pour assurer la formation des forces de sécurité au respect des droits de l’homme. Les industries extractives ont créé en 2002 une autre méta-organisation MPP tripartite dans le domaine de la transparence visant à éliminer la corruption de ces secteurs, l’ITIE (Initative pour la Transparence dans les Industries Extractives). Depuis 2000, cinq méta-organisations de type MPP ont été établies : les VPSHR, le UN Global Compact, l’ITIE, le Global Gas Flaring Reduction Partnership (GGFR) et le Women Empowerment Leadership Group (WEP LG). Dans le même temps, des méta-organisations corporatives thématiques sont toujours créées : cinq au total, dont le World Ocean Council en 2008 et la Global Business Initiative for Human Rights (GBI) en 2009, qui sont deux cas spécifiques de clubs trans-sectoriels thématiques (lorsque une méta-organisation rassemble des membres appartenant à des secteurs très différents, elles prennent la forme de clubs : l’appartenance est limitée, pour un secteur, à une entreprise ou à un très petit nombre d’entreprises). Des méta-organisations traditionnelles sont aussi créées : neuf au total, dont l’African Refiners Association en 2006, ou la Kenyan Oil and Gas Association et la Myanmar Oil and Gas Services Society en 2014.
23 L’histoire des méta-organisations dans l’industrie pétrolière et gazière suit donc trois phases de structuration, comme l’illustre la figure 1 : 1917-1962 avec l’émergence des méta-organisations traditionnelles, ayant pour objectif la représentation de l’industrie et la défense de ses intérêts face aux États ; 1963-1999 avec l’apparition des méta-organisations corporatives thématiques ; et la période qui va de 2000 à nos jours et qui voit la création de nouvelles formes de méta-organisations de type multi-parties-prenantes (manifestant le fait que, dans l’environnement des entreprises, à côté des États, sont apparues les ONG). Au total, quatre-vingt-seize méta-organisations ont été créées de 1917 à 2014 dans le secteur pétrolier et gazier, ou sur plusieurs secteurs mais incluant au moins une firme pétrolière, à l’échelle mondiale. Les méta-organisations sont à la fois nationales (notamment les méta-organisations traditionnelles) et internationales (en particulier les méta-organisations thématiques et les MPP). Ces méta-organisations assument différentes fonctions en tant qu’organisations partielles.
Le fonctionnement des méta-organisations comme organisations partielles
24 L’étude empirique des méta-organisations met en évidence différents rôles qu’assument ces organisations partielles. La méta-organisation traditionnelle, comme on l’a vu plus haut, sert de représentant de l’industrie, de « voix commune », comme l’explique une personne interviewée à l’International Oil and Gas Producers association (IOGP), et porte la responsabilité du plaidoyer et du lobbying auprès des instances de régulation, essentiellement nationales mais pas seulement.

Tableau 1 : Classification des méta-organisations professionnelles ou mixtes dans le secteur pétrolier
25 C’est le cas des méta-organisations nationales comme l’API, transnationales comme l’européenne Europia, ou internationale comme l’IOGP, qui suivent l’évolution de la législation. « Une de nos tâches est de veiller à ce que nous soyons conformes à la législation européenne » explique le membre d’une méta-organisation traditionnelle européenne. Les méta-organisations corporatives thématiques ont un rôle différent. Il s’agit pour elles de résoudre collectivement des problèmes spécifiques. Elles définissent des bonnes pratiques, conformes à la législation certes, mais surtout permettant à toute l’industrie de construire ses capacités autour des enjeux du développement durable (diminution des fuites de pétrole, etc.). Ces méta-organisations thématiques ne se trouvent pas tant dans une logique de fournisseur de services aux membres (Markey, Hodgkinson, 2008; Schmitter, Streeck, 1999; Sheldon, Thornthwaite, 1999) que dans une logique d’élaboration de règles privées (soft law) caractéristique du phénomène de privatisation de la régulation dans une économie globalisée (Büthe, Mattli, 2011). Enfin, les méta-organisations multi-parties-prenantes ont aussi pour objectif de résoudre certains problèmes spécifiques (la transparence des paiements, la sécurité dans le respect des droits de l’homme, le respect des droits des femmes, etc.) tout en intégrant dans le processus de management différentes parties prenantes.
26 Si leurs rôles diffèrent, des caractéristiques communes appa- raissent entre ces différentes formes méta-organisationnelles – caractéristiques qui relèvent de l’organisation partielle (Ahrne, Brunsson, 2010). Tout d’abord, l’existence de dates de création démontre la dimension d’ordre social décidé de ces dispositifs. Comme l’explique le secrétaire général d’une méta-organisation traditionnelle :
– L’organisation existait depuis un certain temps, elle a commencé par des relations informelles. Et puis pour des raisons de visibilité, elle a été formellement établie en 2000 avec les statuts et tout.
28 En ce sens, ce sont donc bien des organisations, mais partielles. En effet, elles ne présentent pas de hiérarchie. Même s’il existe des présidents ou des secrétaires généraux, les membres ne sont pas classés hiérarchiquement, et la conséquence directe qui en découle est le fonctionnement décisionnel par consensus. La surveillance et les sanctions, deux autres critères de l’organisation définis par Ahrne et Brunsson (2010), demeurent faibles dans ces méta-organisations : « les régulateurs sont ceux qui sanctionnent, pas nous », explique un membre de l’IOGP. « La seule sanction est l’exclusion, mais nous essayons de l’éviter autant que possible, même si cela existe » précise un membre de l’ITIE. La prépondérance des règles « molles » (soft law) apparaît comme la conséquence inévitable de cette structure d’organisation partielle. Et en effet, la plupart de ces méta-organisations sont construites autour de principes directeurs volontaires. Le UN Global Compact par exemple, repose sur un pacte par lequel les entreprises s’engagent à aligner leurs opérations et leurs stratégies autour de « dix principes du Global Compact des Nations Unies concernant le respect des droits de l’homme, des normes internationales du travail, la protection de l’environnement et la lutte contre la corruption. » (Lettre d’adhésion au Pacte Mondial)
29 Quant à l’appartenance, dernier critère des organisations par- tielles (Ahrne, Brunsson, 2010), l’étude empirique met en évidence plusieurs cas. De façon prévisible, les méta-organisations traditionnelles, dans leur fonction de représentativité, cherchent à couvrir l’ensemble des membres soit de l’industrie (l’API regroupe plus de 500 firmes pétrolières), soit du segment d’industrie qu’elles représentent (l’IOGP ne concerne que l’upstream, donc les compagnies d’exploration et de production), et sont donc sectorielles (voir tableau 1). La même logique apparaît sur certaines méta- organisations corporatives thématiques. Ainsi, l’IPIECA rassemble tous les membres de l’industrie ou presque, et CONCAWE regroupe 100 % du business downstream européen. En revanche, d’autres méta-organisations thématiques fonctionnent comme des clubs, rassemblant quelques membres de différentes industries, et sont donc trans-sectorielles. C’est le cas du GBI qui a pour membre des compagnies comme Total, ABB, HP et The Coca Cola Company, ou comme le World Ocean Council qui regroupe des compagnies choisies dans les industries marines (pêche, pétrole, tourisme, etc.). Dans le cas des méta-organisations multi-parties-prenantes, certaines comme le UN Global Compact ont tendance à vouloir couvrir toutes les industries et à inclure tous les membres possibles (7000 firmes en sont membres, dans 145 pays). D’autres, comme les VPSHR et l’ITIE, vont plutôt lever les barrières à l’entrée en demandant au candidat membre des gages de bonne foi, c’est-à-dire la validation d’un certain nombre de critères. Les méta-organisations multi-parties-prenantes élargies comme le UN Global Compact ou le WEP LG présentent une structure d’appartenance trans-sectorielle, alors que les VPSHR et l’ITIE ont plutôt une structure supra- sectorielle (elles regroupent deux secteurs différents, certes, mais qui font tous deux partie de l’industrie extractive, avec l’exploitation forestière, la pêche, etc.).

Discussion : la dynamique des méta-organisations
30 L’objectif de cet article était d’étudier la dynamique des formes d’action collective entre entreprises. Pour ce faire, nous avons choisi de suivre un secteur présentant différents dispositifs d’action collective (le secteur pétrolier et gazier). Une première contribution de notre article a consisté à mener une étude empirique des formes organisationnelles d’action collective développées par les firmes à l’échelle d’un secteur, ce qui n’avait jamais été fait à notre connaissance. L’investigation empirique montre que les firmes créent des organisations pour agir collectivement. Il s’agit bien d’organisations puisque c’est un ordre décidé, au sens de Ahrne et Brunsson (2010), dont on peut trouver la date de création, mais il s’agit aussi d’organisations partielles. Les entreprises ne veulent pas se soumettre à une hiérarchie et elles choisissent plutôt l’hétérarchie au sens de David Stark (2009). Elles jouent sur l’appartenance (membership) et des règles volontaires pour constituer ces organisations, mais développent peu les critères de surveillance et de sanction. L’étude empirique met en évidence la dynamique de création de ces dispositifs ou méta- organisations qui impliquent des stratégies collectives à l’articulation avec des intérêts individuels d’entreprises. À trois périodes succes- sives, les acteurs ont fait preuve de créativité organisationnelle en inventant les formes les mieux adaptées à leur action. Ces trois formes de dispositifs ont été étudiées. Tout d’abord, les méta-organisations traditionnelles apparaissent dès le début du xx esiècle. Ensuite les méta-organisations corporatives thématiques sont créées à partir de 1963. Et enfin, les méta-organisations multi-parties-prenantes voient le jour dans les années 2000. La méta-organisation traditionnelle représente les intérêts de l’industrie et porte la responsabilité du plaidoyer et du lobbying auprès des instances de régulation, au premier rang desquelles les États et, dans une période plus récente, la Commission Européenne. C’est le cas nous l’avons vu des méta-organisations nationales ou associations professionnelles sectorielles comme l’API, transnationales comme l’européenne Europia, ou internationale comme l’IOGP. Les méta-organisations corporatives thématiques ont une fonction différente, comme le montre notre étude. Il s’agit pour elles de résoudre collectivement des problèmes spécifiques en définissant des bonnes pratiques, en construisant collectivement les capacités des firmes autour des enjeux du développement durable ou de responsabilité sociale de l’entreprise. Ces méta-organisations corporatives thématiques ont souvent évolué vers une logique de fournisseur de services à leurs membres (Markey, Hodgkinson, 2008 ; Schmitter, Streeck, 1999 ; Sheldon, Thornthwaite, 1999), mais elles exercent aussi des fonctions de régulation privée. Enfin, les méta-organisations multi-parties-prenantes ont aussi pour objectif de résoudre certains problèmes spécifiques (la transparence des paiements, la sécurité dans le respect des droits de l’homme, le respect des droits des femmes, etc.), mais intègrent en même temps, dans leur fonctionnement, le management de différentes parties prenantes (notamment la société civile par des ONG locales). Les méta- organisations ont donc aussi pour avantage de faciliter le contrôle des autres acteurs (Gulati, Puranam, Tushman, 2012) par leur intégration. Ces méta-organisations reposent bien sur la menace extérieure (Woll, 2006), qui est ainsi internalisée. Avec notre troisième type de méta-organisation, la menace extérieure semble s’être déplacée des États et des syndicats vers les ONG et la société civile.
31 Comment peut-on expliquer cette structuration suivant deux bifurcations ou « critical junctures » (Thelen, 2003, p. 209) qui font évoluer les dispositifs méta-organisationnels au niveau du secteur pétrolier, mais aussi, plus largement, étant donné que le dernier type de méta-organisation n’est plus spécifiquement sectoriel ? Deux types d’explication peuvent être avancés : l’un est stratégique, et l’autre institutionnel.
32 Les raisons stratégiques expliquent à la fois que les méta- organisations soient beaucoup plus stables qu’attendu, et qu’elles continuent à voir le jour. En effet, trois raisons stratégiques justifient le fait que les firmes continuent à créer des dispositifs d’action collective. Tout d’abord, la gestion de la réputation (Fombrun, 1996 ; 2001) pousse les firmes à adhérer presque systématiquement à ce système. Si l’on reprend une analyse inspirée de Olson en termes de coûts, pour une grande entreprise, les coûts de création et d’adhésion à une méta-organisation sont généralement très bas (en termes de frais d’appartenance et en termes de coûts d’employés). Ce qui diffère de l’analyse de Olson est qu’il existe des bénéfices substantiels en termes de réputation. Surtout, les coûts en réputation pour une entreprise qui se tiendrait en dehors de la méta-organisation ou qui en sortirait peuvent être extrêmement élevés (si une des majors sortait d’une méta-organisation gérant les questions de droits de l’homme, elle serait immédiatement la cible des ONG spécialisées et devrait s’en expliquer). Les firmes ont donc plus intérêt à être membres que non-membres. À propos de l’ITIE, un manager explique que la méta-organisation sert à faire accepter localement la présence des firmes, et joue donc un fort rôle réputationnel :
« Les compagnies américaines étaient demandeuses afin de gérer le problème d’acceptabilité. […] Donc, mieux vaut être dedans que dehors ».
34 La deuxième justification stratégique de ces multiples dispositifs collectifs est à analyser en termes d’information : par leur présence dans différentes méta-organisations, et la création si nécessaire de nouveaux dispositifs d’action collective, les firmes cherchent à repérer les « signaux faibles » qui peuvent avoir pour elle une importance stratégique, comme l’explique un ancien président du WBCSD. Il s’agit pour les entreprises d’anticiper les points d’inflexion (Grove, 1996) qui peuvent avoir un impact sur l’avenir de la firme. Si les méta-organisations multi-parties-prenantes comme l’ITIE et les VPSHR rassemblent des firmes du secteur extractif, c’est parce qu’elles sont toutes confrontées aux mêmes problèmes. Mais, dans une perspective stratégique de repérage des signaux faibles, il est important de dialoguer avec d’autres industries rencontrant des problèmes que la firme ne rencontre pas encore au niveau de son secteur, mais qui pourraient bien se poser à elle. C’est pourquoi les firmes ont intérêt à être membres des dispositifs supra- ou trans-sectoriels, comme le GBI : « Coca Cola est plus en avance que nous sur la supply chain », explique un directeur dans une firme pétrolière. « C’est leur cœur de métier, ils ont été très challengés là-dessus. » L’entreprise pétrolière peut alors acquérir un savoir-faire à ce niveau qui pourrait se révéler stratégique à l’avenir et qu’elle ne pourrait acquérir dans une méta-organisation ne regroupant que des entreprises de son secteur. Une entreprise pétrolière doit donc être membre de méta-organisations dont des membres appartiennent à d’autres secteurs si elle veut pouvoir anticiper des risques non encore perçus au niveau de son secteur et pouvoir bénéficier de l’expérience acquise dans ces autres secteurs.
35 Enfin, la troisième explication de type stratégique est celle du désamorçage des conflits. Elle concerne les méta-organisations multi-parties-prenantes et contribue à expliquer leur émergence. Par leurs détracteurs, les firmes sont vues comme des ennemis de la société civile. Les ONG de type plaidoyer (advocacy) comme Green Peace ou les Amis de la Terre ont, elles aussi, leurs détracteurs et sont vues comme systématiquement hostiles aux entreprises. La conception d’une méta-organisation multi-parties-prenantes, qui intègre dans son fonctionnement et son processus décisionnel des États et des ONG (comme c’est le cas de l’ITIE et des VPSHR), permet d’internaliser les conflits avec les parties prenantes et donc de les désamorcer.
36 Le second type d’explication est institutionnel : toute cette gamme de dispositifs d’action collective a pour objectif de couvrir au mieux l’ensemble des problèmes auxquels sont confrontées les firmes et qu’elles sont mieux à même de régler collectivement. Depuis la représentation des intérêts et le lobbying dans les méta- organisations traditionnelles jusqu’à la conception collective de meilleures pratiques pour répondre aux enjeux du développement durable, en passant par la gestion des conflits avec les parties prenantes, ces dispositifs offrent une grande complémentarité institutionnelle (Aoki, 2001; Laroche, 2012). Dès lors que les firmes rencontrent un problème qui les touche collectivement, elles inventent une nouvelle méta-organisation, compatible avec les précédentes, ce qui crée des « interdépendances synchroniques » (Aoki, 2001, p. 225) entre les méta-organisations. La majorité des méta-organisations qui existaient au moment de la création de l’IPIECA en 1974 étaient des méta-organisations traditionnelles et le nouveau dispositif (une méta-organisation corporative thématique) s’est appuyé sur elles pour se créer. L’API par exemple, mais aussi l’IOGP, des méta-organisations traditionnelles, sont des membres de l’IPIECA, ce qui permet à cette dernière d’avoir accès à beaucoup plus d’entreprises que si elle se contentait de ses propres membres. À l’inverse, l’IPIECA est devenu un partenaire privilégié de l’API. Il y a donc bel et bien une forme de complémentarité institutionnelle et d’interdépendance entre ces dispositifs.
37 Les résultats obtenus lors de notre étude empirique sont-ils transférables à d’autres secteurs ? On l’a vu, les entreprises pétrolières participent à des méta-organisations dont sont membres des firmes de secteurs connexes. C’est le cas des autres industries extractives (industries minières, forestières, halieutiques, etc.), confrontées à des problèmes similaires, mais aussi aux projets énergétiques transnationaux qui soulèvent des enjeux sociaux et environnementaux suscitant de potentiels conflits avec la société civile (Simpson, 2014). Ces industries et ces projets transnationaux nécessitent de fait des stratégies collectives qui bénéficient de la mise en place de dispositifs méta-organisationnels. La généralisation peut-elle être plus large ? Si le secteur pétrolier présente des caractéristiques idiosyncratiques, l’étude a montré que, dans une logique de repérage des signaux faibles, des firmes de secteurs très différents pouvaient être à l’initiative de la création de clubs trans-sectoriels spécialisés dans la gestion de certaines questions. Les firmes pétrolières se retrouvent ainsi membres de méta-organisations dont Coca-Cola ou des firmes pharmaceutiques peuvent être membres. Le dynamisme de l’action collective entre firmes, et la créativité qui a donné lieu à l’établissement de nouvelles formes de méta-organisations, sont en réalité liés à la montée en puissance des questions de développement durable et de responsabilité sociale des entreprises qui se posent dans la plupart des secteurs. En ce sens, il nous semble que les résultats obtenus dans le cadre de l’étude du secteur pétrolier peuvent faire l’objet d’une généralisation analytique (et non statistique) au sens de Yin (2012, p. 18). C’est-à-dire qu’il est possible d’appliquer à d’autres contextes un cadre théorique élaboré dans un contexte particulier (ici, celui de l’industrie pétrolière) en tenant compte bien évidemment des spécificités de chaque contexte.
Conclusion
38 Les entreprises développent des stratégies individuelles, mais également des stratégies collectives qu’elles organisent autour de dispositifs. Ahrne et Brunsson (2008) ont proposé d’appeler ces dispositifs d’un type particulier des méta-organisations. Il s’agit d’organisations, au sens où elles relèvent d’un ordre décidé, mais d’organisations partielles ou incomplètes (Ahrne, Brunsson, 2010) dans la mesure où l’accent est mis sur le membership, alors qu’elles ne fonctionnent pas sur un principe hiérarchique, mais sur la base du consensus, et où elles ne disposent souvent pas de systèmes de surveillance et de sanctions.
39 Paradoxalement l’affaiblissement des négociations collectives et le phénomène de la globalisation n’ont pas fragilisé ces organisations, comme certains chercheurs l’avaient prédit. Tout au contraire, les entreprises étant soumises à un champ de responsabilisation (Bastianutti, Dumez, 2012) portant sur leur responsabilité sociale et le Développement Durable, de nouvelles formes de méta- organisations sont apparues, soit ne regroupant que des firmes mais se spécialisant par types de sujet (environnement, droits de l’homme, parité hommes/femmes, etc.), soit regroupant en plus des entre- prises, des États et des Organisations Non Gouvernementales (ONG). Cette dernière forme de méta-organisation, le groupe multi-parties- prenantes, montre que, dans l’action collective des entreprises, les États restent malgré tout présents, bien que le cadre se soit élargi à d’autres types d’acteurs, les ONG.
40 L’étude du secteur pétrolier et gazier illustre la dynamique quantitative et qualitative de ce type de dispositifs assurant l’action collective entre entreprises. Il se crée toujours au niveau du secteur des méta-organisations de type classique (associations professionnelles), mais les questions de RSE et de développement durable ont amené les firmes à créer de nouveaux types de dispositifs. Les firmes développent des stratégies infra-sectorielles (stratégies collectives regroupant quelques firmes du secteur), sectorielles (stratégies rassemblant toutes les firmes), supra-sectorielles (industries extrac- tives) et des stratégies trans-sectorielles (regroupant plusieurs secteurs). Elles articulent donc stratégies individuelles et stratégies collectives à plusieurs niveaux. La méta-organisation comme dispositif permet cette action multi-niveaux, sur des problématiques très diversifiées et à moindre coût. Deux types d’explications à ce phénomène ont été proposés dans cet article. Le premier est d’ordre stratégique. Les firmes utilisent ces dispositifs à des fins stratégiques de réputation, de gestion des signaux faibles et de désamorçage des conflits avec les parties prenantes (notamment les ONG). Le second type d’explication est d’ordre institutionnel : en ayant créé différents types de méta-organisations les entreprises ont cherché la complémentarité institutionnelle et les interdépendances synchroniques.
41 Le monde social des méta-organisations est encore largement inexploré et appelle des recherches futures dans tous les secteurs. Quant à leur fonctionnement, quant à leur importance dans les stratégies des entreprises, quant au rôle qu’elles jouent dans des questions économiques et sociétales centrales dans le monde contemporain, les méta-organisations constituent un champ de recherche fécond et novateur pour l’analyse des stratégies collectives. Cet article constitue une première étape dans son défrichement.
Notes
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Les auteurs adressent tous leurs remerciements à trois relecteurs anonymes, aux éditeurs de ce numéro et aux participants d’un atelier AEGIS, pour leur aide précieuse.