CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La coordination est véritablement la question centrale des sciences sociales qu’il s’agisse de l’analyse économique, de la sociologie ou de la science politique. La théorie des jeux¸ que l’on peut définir rapidement comme une théorie de la décision en situation d’interaction, avait fait de la coordination un enjeu de recherche majeur. Après avoir été investie tout d’abord par les économistes, elle est maintenant largement transversale à l’ensemble des sciences sociales. Pour autant, comme s’était interrogé de manière quelque peu ironique Stinchcombe, « Is the Prisoner’s Dilemma All of Sociology ? ». Il est loin d’être acquis en effet que tous les phénomènes sociaux relèvent d’une approche en termes de théorie des jeux (Stinchcombe, 1980 ; Scharpf, 1990). La complexité du problème autorise la diversité des questionnements comme la pluralité des méthodes. Pour la sociologie, la coordination peut tout à la fois procéder d’une action intentionnelle comme elle peut être expliquée par la façon dont les structures sociales et les cultures orientent les comportements des acteurs. Elle se pose ainsi à des niveaux différents, certes complémentaires, mais qui n’appellent pas les mêmes analyses, les mêmes raisonnements ni les mêmes méthodologies : soit la coordination est le résultat de croyances, d’effets de domination, d’institutions qui, par des mécanismes propres, par­viennent à imposer aux acteurs sociaux des comportements appropriés ; soit inversement elle est le fruit d’une recherche intentionnelle d’un ordre stable que ce soit pour administrer, produire, protester, faire du sport, etc. La sociologie des organisations comme sociologie des « outils ayant une vie propre » (Selznick, 1949) fut historiquement la perspective d’analyse qui s’imposa pour traiter cette question décisive pour le développement d’une société industrielle, que l’on se plaisait à qualifier de société d’organisations, en travaillant dans les deux perspectives à la fois. Fondamentalement artificielles de par les mécanismes de leur création, les organisations se distinguent d’autres formes instituées par leur intentionnalité et leur instrumentalité. Certes la capacité à s’organiser a été de tout temps nécessaire, mais pour autant la construction d’organisations comme solution au problème de l’action collective est un enjeu historiquement récent auquel on a consacré une véritable énergie de recherche et de mobilisation des savoirs, et donc tout particulièrement ceux des sciences sociales.

2 On doit à Max Weber d’avoir montré comment la figure de la bureaucratie s’est imposée comme mode dominant d’organisation associé au développement du droit comme outil de direction des conduites humaines. La recherche d’un ordre est rarement séparable de l’activité de création des règles comme l’a bien mis en évidence Jean-Daniel Reynaud dans sa théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1989). Il n’y a pas lieu de revenir ici longuement sur la théorie wébérienne de la bureaucratie, même si elle s’est révélée décisive en dépit des multiples malentendus auxquels elle a donné lieu, sinon pour en rappeler les dimensions les plus significatives (Mayntz, 1965 ; Chazel, 1995 ; Duran, 2011). L’analyse du sociologue allemand repose sur deux dimensions essentielles sur lesquelles les sociologues des organisations ont généralement fait l’impasse : la dimension proprement historique du processus de bureaucratisation d’une part et la dimension macro-sociale du phénomène bureaucratique d’autre part.

3 Dans son incarnation de la rationalité en finalité, la bureaucratie s’inscrit en rupture avec un monde marqué par des structures patriarcales et une administration patrimoniale. Elle repose sur un modèle de la qualification et de la compétence qui réalise ainsi ce désencastrement de l’autorité de ce que Nisbet appelait significativement les « privilèges hérités » (Nisbet, 1984). La bureaucratie est bien en cela la concrétisation du procès de rationalisation que Weber voit à l’œuvre en Occident et dont la portée proprement révolutionnaire est liée en particulier aux innovations multiples qu’elle permet dans la gestion des rapports sociaux. De fait, elle est représentative d’un modèle d’autorité rationnel légal qui la rattache à un ordre politique légitime généralisé tel qu’il se donne à voir dans l’ensemble de la société et dont Weber a développé la théorie dans sa sociologie de la domination (Weber, 2013).

4 Du même coup, en restant centrée sur une analyse de l’autorité sous le seul angle intra-organisationnel et fonctionnel, la sociologie des organisations a souvent perdu de vue le fondement macrosocial de l’analyse wébérienne et en est restée à la vision étroite d’une organisation comme machine bien huilée faite pour atteindre efficacement un but donné. Ainsi a-t-on pris généralement le modèle de la bureaucratie pour une description du fonctionnement réel de l’organisation, au point bien souvent d’assimiler l’idéal type de la bureaucratie à une proposition normative. La critique n’a été qu’une approche partielle de la théorie wébérienne de la bureaucratie identifiée à la seule formalisation des échanges sociaux au moyen de systèmes de règles et de procédures qui s’imposent aux acteurs. Ce n’est pas un hasard si la plupart des analyses ont ceci de commun qu’elles débouchent sur une critique de la bureaucratie telle que Weber en a proposé le modèle à travers la mise en évidence de « cercles vicieux » qui viendraient en contredire l’efficience comme l’efficacité. La bureaucratie n’a été perçue finalement qu’à l’aune de la rigidité de son fonctionnement, rigidité dont elle ne pourrait s’affranchir qu’au prix du développement d’une informalité que l’on voulait vertueuse dès lors qu’elle s’avérait productrice de souplesse dans l’action. L’informel a été alors bien souvent considéré comme une condition indispensable à l’adaptation des organisations, même s’il apparaît que les “informalités” ne sont pas sans poser des pro­- blèmes aux organisations formelles dans la mesure où la mise au jour des mécanismes informels a ainsi été souvent associée aux échecs ou au caractère inapproprié de l’organisation formelle. En effet, la bureaucratie voulait promouvoir la prévisibilité des conduites so­ciales par l’intermédiaire d’un jeu de règles aussi précises que pos­- sible. Celles-ci n’étaient généralement pas suivies au pied de la lettre créant de l’opacité, bien qu’il fut aussi montré qu’une telle situation n’était pas nécessairement productrice d’une imprévisibilité totale. En effet, si l’informel est très largement structuré par le formel, l’imprévisibilité n’existe alors que pour ceux qui ne connaissent pas les règles du jeu implicites.

5 La portée de l’œuvre wébérienne pour la recherche organisationnelle a été d’une certaine façon quelque peu surestimée. Le paradoxe est ainsi que, sur la base d’un Weber mal compris, la sociologie des organisations a produit une recherche qui s’est révélée hautement productive ! De fait cette dernière s’est moins affranchie du modèle wébérien qu’elle ne l’a d’une certaine façon continué en révélant les propriétés pratiques du fonctionnement bureaucratique sur lesquelles Weber s’était d’autant moins appesanti qu’elles ne constituaient pas l’essentiel de ses préoccupations (Meier, Schimank, 2014).

6 Cependant, l’intérêt, sinon d’un retour à Weber, tout au moins de son apport, est de bien marquer la dualité même de l’organisation moderne qui est d’être à la fois un mode de gestion des rapports sociaux et un mode de résolution des problèmes pratiques. Le principe de qualification qui en constitue le ressort central se révèle être tout à la fois un principe de traitement des tâches en même temps qu’un principe de classement qui fonctionne comme principe de justice dans la mesure où il permet de justifier l’inégale distribution des positions. Ainsi, la bureaucratie parvient à articuler la légitimité de l’autorité hiérarchique avec une logique d’efficacité qui met en jeu le pouvoir des acteurs dans leur aptitude au travail. La grande force de la bureaucratie aura résidé historiquement dans le parfait recoupement des principes d’ordre et des principes d’action, de l’autorité et du pouvoir, assurant ainsi une coordination efficace des conduites sociales.

7 De fait, la question ultime reste bien la gestion de cette dualité. Or, le fonctionnement des organisations bureaucreatiques dépend de plus en plus du degré de compatibilité dans le traitement de ces deux dimensions. L’analyse des organisations ne peut aisément se résumer à la seule discussion de la question hiérarchique. De ce point de vue, comme la sociologie empirique le montrera, la hiérarchie des compétences n’est pas pour autant le meilleur guide pour penser le traitement des tâches. Ce qui caractérise une hiérarchie c’est essentiellement la centralisation définie par une cascade d’asymétries transitives reliant les acteurs entre eux. Dans les faits, le type pur de la centralisation n’existe pas. Ces organisations ne fonctionnent pas mécaniquement : il y a à tous les niveaux de leur hiérarchie de la « déviance », des autonomies qui se manifestent par l’affaiblissement des symétries, des ruptures de transitivité, du relâchement de l’autorité, etc. Il faut donc considérer la hiérarchie organisationnelle, non comme une machine, mais comme une structure statistique, c’est-à-dire qu’il faut la penser en termes de probabilités. Elle joue toujours un rôle capital : elle fournit la loi de l’organisation et réduit la probabilité d’apparition de conduites aléatoires, elle instaure des contraintes qui induisent les marges de jeu et les opportunités d’action (frontières, juridictions, procédures, autorisations à agir, etc.). Autrement dit cela suppose deux types d’autorité : celle de la ligne hiérarchique conçue comme lieu de détermination de l’agenda pratique des acteurs de l’organisation (identification et définition des problèmes à traiter) et celle de la connaissance au sens de maîtrise de l’information pertinente pour la gestion des tâches. L’information signifie ici mise au jour des surprises, anomalies, effets inattendus, déviations par rapport aux attentes et aux normes, anticipations créées par la connaissance envisagée en termes de savoirs spécialisés (Landau, Russel, 1979). En fait, la capacité à résoudre des problèmes (problem-solving capacity) doit être clairement distinguée de la capacité à contrôler (control capacity) (Garlich, Hull, 1978). Il y a là des problèmes bien distincts dont les solutions ne ressortent pas des mêmes mécanismes, expliquant par là même la diversité des modes d’organisation en fonction des solutions à leur intégration. Là encore, Jean-Daniel Reynaud aura bien montré les désajustements possibles entre une régulation de contrôle qui détermine les rapports hiérarchiques au sein des organisations et une régulation autonome qui est fondée sur la manière selon laquelle les acteurs parviennent à gérer en pratique l’organisation du travail (Reynaud, 1988). C’est bien la « régulation conjointe » qui est à inventer. L’avenir de la bureaucratie est donc moins dans la permanence de ses formes que dans sa capacité à conjuguer en pratique légitimité et efficacité et articuler de facto une pluralité de modes de coordination.

8 Qu’en est-il du même coup lorsqu’il s’agit tout autant de produire de l’ordre et de la discipline que de trouver des solutions à des problèmes pratiques qui débordent de plus en plus largement les lignes hiérarchiques, voire même les frontières organisationnelles ? Et ceci est vrai tout autant dans le monde des entreprises où la notion d’entreprise étendue impose des formes de coopération nouvelles que dans celui des bureaucraties publiques où la nature des pro­- blèmes publics et la définition des politiques publiques sont de moins en moins congruentes avec la structure même de l’architecture institutionnelle de l’État. On le voit, s’il convient de distinguer analytiquement les formes de coordination verticale et horizontale, l’enjeu est dans les modalités de leur articulation, question qu’il convient à l’évidence de décliner aussi bien à l’échelle inter-organisationnelle qu’intra-organisationnelle. Force est de constater aujourd’hui que la coordination au sein d’ensembles organisés ne peut résulter que d’une pluralité de ses formes. Il s’agit donc moins pour la sociologie de les opposer que d’en analyser les articulations.

9 Le besoin de coordination est largement fonction du degré et des modalités d’interdépendances existant entre les parties d’un système inter-organisationnel ou intra-organisationnel. La perception que les acteurs ont de cette interdépendance devient donc cruciale. Les contours d’un système d’interdépendance sont certes des questions empiriques, mais leur détermination est aussi affaire de connaissance et de méthode. C’est l’intelligence des problèmes et des situations qui oblige à la coordination. Ceci ne fait que souligner l’importance des mécanismes cognitifs : quand il s’agit de construire de la coopération à travers la perception d’enjeux communs s’impose ainsi une sorte d’apprentissage collectif de la “conceptualisation conjointe” (Duran, Thœnig, 1996). L’action organisée n’est plus fondée sur une interdépendance essentiellement d’ordre vertical. Elle n’est pas seulement non plus d’ordre horizontal stricto sensu. Les filières de “production” ou d’“usage” n’ont plus de sens par elles-mêmes. D’où la difficulté à schématiser un univers où la ligne est moins pertinente que le cercle, les frontières moins nettes que les chevauchements, la diversité plus marquée que l’unité. Dans ces nouveaux modèles de coopération obligée, l’enjeu réside également dans la construction de réseaux susceptibles d’être mobilisés pour la résolution des problèmes collectifs.

10 De manière significative, ce qui est désigné comme l’informel a changé de statut et il ne peut plus être abordé dans les mêmes termes. Le statut de l’informel était d’ailleurs historiquement ambigu : moralement réprouvé car il ne correspondait pas aux normes institutionnalisées, il était perçu comme fonctionnellement efficace quant à la conduite des tâches. Aujourd’hui l’informel n’est plus seulement du formel “domestiqué”. L’informel est à inventer et vaut pour lui-même, il est “innovation” et n’est plus seulement “adaptation”. Il est solution collective à des interdépendances. Dès lors il n’a plus à être caché, il est institutionnalisé. L’intérêt pour les organisations informelles provient de leur capacité à résoudre les problèmes de coordination et de leur potentialité à être des alternatives à la vision orthodoxe de l’organisation bureaucratique. Si celle-ci visait à s’inscrire dans la durée, le développement d’un informel “manifeste” est un mode de gestion qui se veut au contraire défini par sa souplesse et son adaptabilité permanente grâce à l’instauration d’un mode de relations non-médiatisées par des règles strictes et orienté vers la gestion des problèmes pratiques.

11 De ce point de vue, les travaux sur la collégialité, c’est-à-dire de l’action collective entre pairs, sont particulièrement significatifs. Dans une société ‘moderne’ où la bureaucratie, basée sur le travail routinisé et la coordination de l’action collective par les relations impersonnelles et hiérarchiques, est la forme organisationnelle ‘par défaut’, la forme collégiale est omniprésente et pourtant peu visible. Inspiré de Weber, même si celui-ci y voit un affaiblissement de la domination monocratique et un mode de décision peu efficace, la forme collégiale, comme l’a montré Waters (Waters, 1989), répond à une organisation formelle spécifique construite pour la recherche de consensus et de responsabilité collective autour de tâches non routinières ou non routinisées. La nature des tâches y est donc un critère clé et la théorie de la collégialité n’est pas une théorie de l’informalité vertueuse, souvent le contraire. Cette forme collégiale idéaltypique, basée sur le travail non-standardisé, créatif et innovant, ainsi que sur la coordination de l’action collective par l’utilisation des relations personnalisées et flexibles entre pairs, s’appuie sur un ensemble de caractéristiques formelles, mais aussi sur la création d’une discipline sociale particulière. Cette discipline sociale de l’action collective entre pairs est faite de conventions culturelles et de structures relationnelles souvent « exogènes », importées d’organisations extérieurs comme les professions ou les institutions d’éducation et de socialisation. Elle est en particulier basée sur la gestion des relations personnalisées seule capable d’adaptation aux changements intensifs d’un environnement turbulent et de course à l’innovation. Elle s’appuie sur la construction d’infrastructures relationnelles relativement stables par les pairs (par exemple des formes de concurrence de statut social, un système de niches sociales) et mobilisées pour faire fonctionner les processus génériques qui leur permettent de gérer les dilemmes propres à leurs actions collectives : solidarités et exclusions, apprentissages et socialisations, contrôle social et résolution de conflits, régulation et institutionnalisation (Lazega, 2001). Les terrains empiriques qui ont permis, dans un premier temps, de développer cette théorie de la collégialité comme forme organisationnelle idéaltypique orthogonale à la bureaucratie ont été des terrains de sociologie des professions et de l’expertise (avocats, juges, scientifiques, prêtres, etc.) au sein desquels les acteurs se protègent de la routinisation ou cherchent à innover. La mise au jour de cette forme idéaltypique collégiale, – mais aussi de ses dérapages clientélistes –, a permis d’étendre cette problématique de la coordination par les relations personnalisées dans deux directions : d’une part l’étude de l’articulation entre bureaucratie et collégialité dans des organisations concrètes (voir par exemple Lazega, Wattebled, 2011) ; d’autre part en sociologie économique centrée sur l’action collective entre entrepreneurs interdépendants (Lazega, Mounier, 2002). Dans un contexte social et environnemental où l’avenir dépend de la capacité à innover (techniquement, socialement, politiquement), cette sociologie de la collégialité s’appuie sur (et développe) la théorisation et la modélisation des formes d’équilibre dans la coopération entre concurrents.

12 Aujourd’hui des évolutions majeures frappent tout autant le secteur privé que le secteur public. Dès les années 1970, on verra progressivement émerger un nouveau mode de raisonnement davantage tourné vers l’analyse des relations entre organisations dont la compréhension apparaît de plus en plus déterminante. Aucune organisation ne peut être pensée en dehors des rapports qui la lient aux autres. La compréhension du fonctionnement d’un tel univers collectif, ses modalités de structuration et de régulation, sont donc essentielles, car la stratégie ne peut plus être seulement fonction des qualités internes propres à l’organisation et de leur mobilisation. Elle devient une dérivée des opportunités offertes par le fonctionnement d’un système d’acteurs. Un tel raisonnement n’est probablement pas étranger au développement de marchés économiques beaucoup plus incertains qui font reculer les possibilités de la planification stratégique au profit d’une meilleure réactivité, laquelle ne peut qu’être fondée sur une connaissance approfondie des situations. C’est la régulation volontaire et collective des marchés qui prend alors le pas sur l’introspection organisationnelle.

13 Cette réalité est allée de pair avec une extension du regard sociologique. Il en est fini de la triade classique des études sur les modes de coordination : la communauté, le marché et la hiérarchie. L’extension à d’autres univers que celui des organisations proprement dites indique non seulement une réalité changeante des formes d’action organisées, mais aussi de nouvelles perspectives d’analyse. Ce n’est pas un hasard si la sociologie économique naîtra très largement d’une sociologie de l’action organisée qui s’est déplacée des organisations stricto sensu vers des réalités moins encadrées et plus volatiles. Et si la Policy Analysis comme la sociologie de l’État bénéficieront très largement des modes de raisonnement développés. L’approche en termes de réseaux inter-organisationnels (Benson, 1975) tout comme le plein développement de l’analyse des réseaux sociaux constitueront un tournant décisif. En France, la sociologie des organisations d’inspiration largement croziérienne marquera un glissement de l’analyse des organisations vers la mise en évidence de « systèmes d’action concret » où le souci de l’action l’emporte sur l’organisation (Crozier, Friedberg, 1977). Ceci est clairement facilité par le fait que le mode d’analyse développé par Michel Crozier repose plus sur l’acteur que sur l’organisation. Il est tout à fait symptomatique que les trois questions que Crozier dit être au fondement de sa réflexion ne présentent guère de spécificité strictement organisationnelle et pourrait même définir le projet de la sociologie dans son ensemble, à savoir comment des êtres humains parviennent à résoudre le problème de leur coopération, à quelles capacités les diverses solutions font appel et quel en est le prix (Crozier, 1970-1971). La sociologie croziérienne est de fait moins une sociologie des organisations qu’une sociologie de « l’action en contexte organisé ». Il n’est donc pas surprenant que, très vite, les analyses proposées par le Centre de sociologie des organisations se soient portées sur des ensembles bien plus vastes que les seules organisations qu’il s’agisse du système politico-administratif français ou du fonctionnement des marchés. À trop insister sur les systèmes d’action, la sociologie développée par Erhard Friedberg, au delà de son intérêt propre, opère cependant une radicalisation de l’analyse qui aboutit à une dilution peut-être excessive du phénomène organisationnel (Friedberg, 1993). L’analyse des processus sociaux conduit au bout du compte à se poser la question du statut de l’organisation. L’existence de systèmes d’action ne peut faire oublier que l’organisation existe à la fois comme projet et comme médiation nécessaire à l’action. Il ne saurait y avoir sans risque d’abandon du concept d’organisation.

14 L’impossibilité d’enserrer les problèmes de gestion dans des spécifications techniques étroites est un obstacle à toute solution centralisée. C’est donc progressivement une toute autre conception de l’organisation qui va s’imposer. Il ne suffit pas de rationaliser les moyens, de mieux ventiler les personnels, de repenser les lignes de commandement pour améliorer automatiquement l’efficacité de l’action, celle-ci résidant pour une large part dans la qualité de la coordination des interventions. La multiplicité des partenaires, le caractère souvent contingent des coalitions à mettre en place, des problèmes par nature évolutifs et aux frontières molles, autant de raisons qui militent en faveur de plus de flexibilité dans l’organisation. Assurément ces nouvelles conditions d’action ne sonnent pas le glas des Large Scale Formal Organizations, mais l’extension des échanges multiples tous azimuts, l’accroissement des transactions induisent d’autres exigences de structuration en matière d’action. La question est donc largement nouvelle dans la mesure où il s’agit de mieux croiser les démarches verticales de gestion des organisations avec les modalités de gestion des problèmes qui doivent être plus transversales. C’est bien dans la poursuite d’une double coordination que les organisations sont obligées d’avancer : coordination verticale, dans la mesure où il faut parvenir à une intégration des niveaux d’action ; coordination horizontale, en améliorant les possibilités d’articulation intra- et inter-organisationnelle entre les services et les acteurs concernés par un même problème. Ceci revient bien souvent à conjuguer de manière concomitante deux systèmes organisationnels profondément différents puisqu’il s’agit d’un côté de ce que les anglo-saxons appellent des « tightly coupled systems », des systèmes fortement liés correspondant généralement à des organisations hiérarchiques caractérisées par une cascade d’asymétries transitives reliant les acteurs entre eux (on reconnaîtra aisément le modèle classique de la bureaucratie), et d’un autre côté des « loosely coupled systems », des systèmes faiblement liés, sans véritable autorité centrale, orientés vers le traitement des problèmes et dont les interactions et les communications sont justement commandées par la nature des problèmes et non par d’éventuels organigrammes (Weick, 1976).

15 L’évolution du domaine militaire est exemplaire à cet égard où la logique classique du Command and Control est en train d’exploser. On le voit en effet dans les (trop) rares études consacrées aux grands conflits actuels, comme ce fut le cas pour la guerre d’Irak. Les nouveaux contextes d’engagement imposent en effet de nouvelles contraintes par leur complexité et leur globalité. Ce sont des univers dans lesquels la question de l’information prend une place centrale avec une inflation de cellules et d’experts compte tenu du développement exponentiel des systèmes de traitement de l’information et où le problème de l’interopérabilité des unités engagées est crucial. Mais cette complexité interne est aussi redoublée par une complexité externe liée à un contexte très instable dans lequel se déploient des acteurs multiples, pour une bonne part extérieurs, qu’il s’agisse des per­sonnes civiles ou d’acteurs politiques (Mandeles, 2005).

16 Dans le domaine public, l’apparition du concept de « gouvernance » a servi de label commode pour marquer le nouvel âge d’une action publique caractérisée par la complexité des problèmes publics, la croissance des interdépendances et de la compétition internationales, la pluralité des centres de décision sans hiérarchie claire et le développement de modes de décision à la fois formels et informels pour contrebalancer l’absence de flexibilité des structures bureaucratiques. À la polycentricité des formes de pouvoir liée tout à la fois à la construction européenne et aux processus de décentralisation qui se développent dans tous les États s’ajoutent les mutations internes de l’action publique elle-même. Celle-ci s’apparente de moins en moins à la logique de production caractéristique des développements de l’État providence et est fortement marquée par la fluidité des enjeux, l’indétermination des territoires et la fragmentation du pouvoir politique. On est passé historiquement d’une logique de production d’action publique, fondée sur la fourniture de services, à une logique de construction d’action publique, définie par la mise en cohérence des interventions publiques. Les problèmes publics sont « mal structurés » (ill structured) (Chisholm, 1987), caractérisés par leur ambiguïté et leur indétermination : il faut à la fois sauver l’emploi et conduire les restructurations industrielles, aménager le territoire dans une logique de développement durable, gérer des risques sanitaires aux conséquences sociales et économiques importantes, etc. Bref, des problèmes publics qui définissent une interdépendance généralisée dans le cadre d’une « multilevel governance ». Comment parvenir à articuler des buts collectifs dont la formulation est délicate, des acteurs dont le statut et les intérêts sont très différents, des territoires hétérogènes et des échelles de temps variables est tout à la fois une question qui montre à quel point gouverner, c’est gérer de l’action collective (Duran, 2009[1999] ; 2009 ; 2012). La recherche d’une “action publique flexible” nécessite le recours à une “ingénierie institutionnelle” sophistiquée dont on n’a pas nécessairement l’intelligence. Actuellement les travaux sur l’instrumentation de l’action publique, comme plus largement sur les instruments de gestion, attestent une volonté manifeste de repenser les modalités de strcturation de l’action collective (Lascoumes, LeGalès, 2005 ; Halpern, Lascoumes, Le Galès, 2014). Plus que jamais la définition parsonienne du pouvoir politique comme « capacité de coordination des unités sociales autour de la réalisation des fins collectives » paraît pertinente (Parsons, 1963). La multiplication des scènes et des niveaux de gouvernement, au-delà de l’explosion des coûts de coordination qu’elle génère, ne peut manquer cependant de poser la question de leur hiérarchisation. Tout ceci explique la géométrie brouillée de l’autorité et l’extrême difficulté à produire les réformes institutionnelles susceptibles d’y faire face qui conduisent à des modes de « coordination without hierarchy » non voulus (Chisholm, 1989). En France, les impasses actuelles de la réforme territoriale en sont le meilleur exemple. Là encore, on le voit, l’articulation entre coordination horizontale et coordination verticale est problématique. Une réflexion sur la capacité de pilotage de nos sociétés ne peut ignorer délibérément les dimensions juridiques et institutionnelles, même si le droit n’est pas le seul mode de coordination, il en demeure aussi un instrument essentiel qui pousse à analyser le poids de la régulation juridique dans les régulations sociales. L’extension des échanges multiples et l’accroissement des transactions tant en matière publique que privée induisent une exigence de structuration par des mécanismes de coordination stabilisée dont le droit ne peut être totalement exclu.

17 Aujourd’hui, la coordination volontaire se trouve posée en de nouveaux termes. Ainsi nous trouvons-nous confrontés à un paradoxe qui voit la critique forte des bureaucraties se développer insistant sur leur inefficacité à gérer des problèmes qui les dépassent largement se mêler à des efforts pour les repenser comme si on ne pouvait finalement s’en passer (Bézès, 2007 ; Le Galès, Scott, 2008). Si la question fut historiquement de réduire « the unmanageable complexity of a seamless web of interdependent interactions » (Scharpf, 1994), l’enjeu n’est plus désormais dans la réduction de la complexité mais bien dans l’art de s’en accommoder et de la gérer.

18 Ces quelques lignes d’introduction suggèrent que le fonctionnement des ensembles organisés relève d’une articulation toujours spécifique et exigeante des formes de coordination. L’ensemble des contributions à ce numéro spécial de l’Année Sociologique visent, chacune à leur manière, en termes de problématisation comme de méthodologie, à rendre compte de la complexité des mécanismes de coordination tant intra- qu’inter-organisationnels tout à la fois dans leur diversité et dans leur combinaison, que celle-ci relève d’une interaction particulière entre les niveaux micro, meso et macro, d’un effort d’intégration de l’ordre et du changement, d’un rapport particulier entre structure et agency, ou qu’elle vise à reconsidérer la relation entre organisation et institution. Ce numéro s’entend comme une contribution à une exploration raisonnée de la combinatoire des mécanismes de coordination possibles, combinatoire dont la connaissance reste encore peu développée ou encore trop fragmentaire et éclatée pour permettre de produire une théorisation relativement intégrée. En effet, aucune approche contemporaine en sociologie des organisations et des institutions n’a proposé de synthèse générale sur ces problèmes qui puisse servir de base pour la compréhension des nouvelles formes d’action collective émergentes et de base pour un renouvellement de la sociologie des organisations. Ce numéro cherche à rassembler des éléments pour le chantier de cette théorisation. L’enjeu est triple : il est tout à la fois de saisir les nouvelles formes de coordination, d’en apporter l’explication et d’en saisir la portée.

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Patrice Duran
est professeur des Universités à l’École Normale Supérieure de Cachan. Il est actuellement membre de l’Institut des Sciences sociales du Politique (isp-cnrs, umr 7220). Ses domaines d’enseignement et de recherche concernent notamment la théorie sociologique, la sociologie politique, la sociologie de l’action publique, la sociologie des organisations et la sociologie du droit.

École Normale Supérieure de Cachan
Institut des Sciences sociales du Politique
Patrice.Duran@ens-cachan.fr
Emmanuel Lazega
est professeur des Universités à Sciences Po et membre du Centre de Sociologie des Organisations-cnrs. Sa recherche porte sur la modélisation néo-structurale des processus sociaux génériques (solidarités, apprentissages collectifs, contrôle social, régulation) de l’action collective. Parmi ses ouvrages publiés, The Collegial Phenomenon: The Social Mechanisms of Cooperation Among Peers in a Corporate Law Partnership, Oxford University Press, 2001 ; ouvrage collectif dirigé avec Olivier Favereau : Conventions and Structures in Economic Organization: Markets, Networks, and Hierarchies, Edward Elgar Publishing, 2002 ; Micropolitics of Knowledge, Aldine-de Gruyter, 1992 ; ouvrage collectif dirigé avec Tom Snijders : Multilevel Social Networks: Theory, Methods and Applications, Springer Verlag, à paraître en 2015. Ses publications sont pour la plupart disponibles sur son site: http://elazega.fr/

Institut d’Etudes Politiques de Paris, CSO-CNRS et SPC
emmanuel.lazega@sciencespo.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/11/2015
https://doi.org/10.3917/anso.152.0291
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