1Comment quantifier ou jauger du bien-être d’une population ? Est-il possible de trouver des étalons de mesure qui s’appliquent quelles que soient les cultures, qui résistent au temps et arrivent à rendre compte des multitudes d’individualités avec leurs aspirations propres ?
2Pourtant l’exercice apparait de plus en plus nécessaire. Longtemps la mesure du progrès des sociétés a été dévolue aux économistes. Au plan macro-économique, le Produit Intérieur Brut (PIB) a ainsi focalisé une grande partie de l’attention. Outil de mesure stabilisé, il devait témoigner de l’opulence des sociétés, offrir des comparaisons dans le temps ou à travers l’espace dans un univers mondialisé. Au niveau individuel, le revenu moyen devait pouvoir rendre compte du bien-être de chacun. Mais depuis quelques années, le besoin de compléter ces approches est devenu indispensable (Meadows, Randers, Behrens, 1972 ; Nordhaus, Tobin, 1972 ; Gadrey, Catrice, 2007[2003] ; Viveret, 2004). Plusieurs dimensions du bien-être échappent en effet au PIB (Stiglitz, Sen, Fitoussi, 2009 ; Meda, 1999), qu’il s’agisse des dimensions non marchandes (travail domestique, soins aux enfants, temps passé avec ses amis, temps libre, etc.), ou des caractéristiques propres aux sociétés (leur caractère démocratique, liberté de circulation ou de pensée, accès à une justice efficace et non corrompue, etc.). Les infrastructures, les services publics, sont par ailleurs valorisés en fonction des dépenses occasionnées et non pas des bienfaits qu’ils peuvent procurer. La mesure du PIB n’intègre pas non plus les effets des modes de production sur les générations futures (les investissements réalisés ou au contraire les ressources surexploitées, etc.). Enfin, une dernière critique vise le PIB qui ne donne pas une image de la répartition des richesses au sein de la société.
3La mesure des différentes composantes du bien-être s’impose donc de plus en plus à l’appareil statistique, selon les recommandations – entre autres – de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi : les politiques publiques doivent disposer d’indicateurs plus fins leur indiquant quels sont les besoins et les aspirations de la population, les priorités, pour réorienter leurs actions.
4Le présent article vise donc à apporter quelques éléments de réponse à cette ambitieuse question : comment ont évolué le bien-être et la qualité de vie des Français au cours des dernières décennies ?
5Arrêtons-nous un instant sur les deux notions. Qu’avons-nous cherché à mesurer précisément ? Les nombreuses disciplines qui ont défini ces concepts – philosophie, psychologie, sciences sociales, sciences politiques, économie, neurobiologie, etc. – ont pu leur apposer des sens différents. Leurs définitions ont également pu évoluer au cours du temps.
6La qualité de vie s’apparente plutôt aux caractéristiques de l’environnement de l’individu : de bonnes conditions de logement, la facilité d’accès aux loisirs, au transport, mais aussi à un emploi « décent », l’accès à des droits (de vote, de parole, etc.), à une éducation de qualité, la sécurité économique et physique, etc.
7La notion de bien-être fait plutôt référence à la sphère de la vie personnelle et renvoie à la fois à l’état général de santé, la bonne forme physique, l’absence de détresse psychologique et à la satisfaction globale de l’individu par rapport à sa vie. En cela, la notion de bien-être pourrait opérer la synthèse entre la situation personnelle d’un individu et ses systèmes de valeurs, ses préférences, ses aspirations.
8Nous avons pris le parti d’utiliser indifféremment les deux termes même s’ils ne revêtent pas exactement la même signification, dans la mesure où plusieurs des indicateurs mobilisés se situent à la frontière des deux notions. Le sentiment de sécurité individuel par exemple relève-t-il avant tout du bien-être individuel ou doit-il être lu comme un indicateur de la qualité de vie ?
9Pour tenter de mesurer l’évolution du bien-être des Français, nous avons principalement mobilisé l’enquête « Conditions de vie et Aspirations » du CRÉDOC (décrite dans l’encadré).
L’enquête « Conditions de vie et Aspirations »
L’enquête est conduite en « face à face », auprès d’un échantillon représentatif de 2 000 personnes, âgées de 18 ans et plus, sélectionnées selon la méthode des quotas : répartition des enquêtés par ZEAT (9 grandes régions françaises) ; taille de l’unité urbaine (9 postes : rural ; moins de 5 000 habitants ; 5 000 à moins de 10 000 habitants ; 10 000 à moins de 20 000 habitants ; 20 000 à moins de 50 000 habitants ; 50 000 à moins de 100 000 habitants ; 100 000 à moins de 200 000 habitants ; 200 000 habitants et plus, Paris et agglomération), sexe, âge (6 postes : 18-19 ans ; 20-29 ans ; 30-49 ans ; 50-59 ans ; 60-69 ans ; 70 ans et plus) et PCS (profession et catégorie sociale) en 12 postes (exploitant ou salarié agricole ; artisan, gros commerçant ; artisan, petit commerçant ; cadre supérieur et profession libérale ; profession intermédiaire ; employé ; ouvrier qualifié ; ouvrier non qualifié ; personnel de service ; étudiant ; autre inactif ; retraité). Les quotas sont déterminés à partir des dernières statistiques mises à jour par l’INSEE (Recensement, Bulletin mensuel de la statistique, Enquête Emploi). Un redressement final est effectué pour assurer la représentativité par rapport à la population des 18 ans et plus.
10Pourquoi mobiliser un tel dispositif ? De nombreux travaux s’appuient sur des données établies au niveau macro-économique, décrivant la population française dans son ensemble. L’intérêt de l’enquête « Conditions de vie et Aspirations » est de mobiliser des données qui ont été recueillies au niveau individuel. L’enquête mesure ainsi le « cumul de désavantages » ou d’avantages : on identifie les individus bénéficiant à la fois d’une bonne santé, d’un accès aux loisirs fréquent, d’un équipement du foyer confortable, ou au contraire ceux étant en situation difficile dans plusieurs domaines de la vie. En cela, l’enquête suit la huitième recommandation de la commission Stiglitz–Sen-Fitoussi qui souligne l’idée que les conséquences d’un cumul de situations difficiles dépassent largement la somme de leurs effets.
11L’autre apport de l’enquête est qu’elle intègre à la fois des indicateurs « objectifs » tels que les taux d’équipement en divers biens de consommation, le statut d’occupation du logement, et des indicateurs « subjectifs » portant sur les aspirations, les opinions et les préoccupations. Pourquoi mêler ces deux types d’approches ? Intégrer des indicateurs « subjectifs » repose avant tout sur l’idée que les individus sont les plus à même de juger eux-mêmes leur propre situation. Les opinions individuelles forment, en outre, un « raccourci pratique » intégrant en particulier les opinions sur ce que chacun considère comme important dans la vie. La réponse à la question relative à l’état de santé ressenti pourra, pour certains, intégrer l’absence de maladie grave et, pour d’autres, la capacité à faire du sport sans difficulté. L’important étant qu’en définitive l’individu juge qu’il est en bonne santé.
12Toutefois les indicateurs « subjectifs » ne peuvent être les uniques étalons de mesure du bien-être et de la qualité de vie dans la mesure où ils présentent plusieurs limites : les interviewés répondent-ils honnêtement quand on les interroge sur leur bien-être ? Est-il vraiment possible, en termes cognitifs, pour un individu, de faire la somme de toutes ses expériences et de les traduire dans une réponse à une courte question ? Les mesures subjectives sont, en outre, particulièrement sensibles au contexte de l’interview (la présence d’un tiers, le souhait de se présenter sous un jour favorable à l’enquêteur) ou aux effets de mémoire. Elles sont également sensibles aux attitudes des interviewés : certains seront probablement plus enclins à enjoliver leur situation, d’autres à la dépeindre sous un jour plus sombre. Enfin, certains travaux pointent le phénomène de l’adaptation ou de l’« engrenage hédonique » : les individus auraient tendance à adapter leurs perceptions à leur situation (une amélioration de la qualité de vie se traduirait par davantage d’ambition) ou à ce qui leur semble possible : les désirs et les attentes des personnes défavorisées s’accordent, par exemple, avec ce qui leur semble réaliste. Mêler des indicateurs objectifs et subjectifs paraît donc constituer une approche intéressante pour dresser un portrait le plus complet possible du bien-être des Français.
1 – Les choix méthodologiques
13Le choix précis des indicateurs à intégrer ou au contraire à exclure dans la mesure du bien-être pourra donner matière à débats. Nous avons fait le choix, dans ces travaux exploratoires, de nous limiter au seul matériau de l’enquête « Conditions de vie et Aspirations ». Les informations ont toutes été recueillies auprès des interviewés, sans les mettre en regard ou les compléter par d’autres types de mesure (taux de mortalité, de morbidité, participation électorale, etc.). L’enquête ne prétend pas à l’exhaustivité. Cette réserve inhérente à toutes les thématiques de recherche est encore plus apparente lorsqu’il s’agit de mesurer le bien-être des individus, qui touche à une multiplicité d’aspects de la vie. Des dimensions tout à fait pertinentes, mais insuffisamment présentes dans l’enquête « Conditions de vie et Aspirations » n’ont pu être intégrées : comme les conditions de transport (temps passé, accessibilité, confort, etc.), les risques psychosociaux au travail, la qualité de l’environnement, l’état des libertés, l’existence ou non de corruption, de clientélisme, etc.
14Nous avons par ailleurs cherché à utiliser le plus grand nombre de variables qui étaient disponibles dans l’enquête et se rapportant au champ du bien-être et de la qualité de vie. Seules les variables dont les séries temporelles étaient incomplètes ont été exclues.
15Nous avons procédé en deux temps. La première étape a consisté à créer onze indices composites, à partir des données de l’enquête, pour décrire onze dimensions du bien-être : la situation financière, le patrimoine, l’équipement, le logement, l’emploi, les loisirs, la vie citoyenne, l’état de santé ressenti, la sociabilité, le sentiment de sécurité et l’éducation. Puis, pour élaborer l’indicateur synthétique, les onze indices composites ont été cumulés, avec ou sans pondération.
16Pour construire les 11 indices composites, plusieurs principes ont été appliqués :
- Différentes variables ont été prises en compte au sein de chaque indice composite. Par exemple, l’indice du temps libre et des loisirs a été calculé comme un compteur de situations positives à partir de sept variables : la fréquentation d’un équipement sportif, d’une bibliothèque, d’un cinéma, le fait d’être parti en vacances au cours des douze derniers mois, le temps libre disponible, la fréquence de « visionnage » de la télévision, la participation à des associations sportives ou culturelles.
17Dans chaque indice ont pu être agrégées des variables « objectives » comme, par exemple, le revenu du ménage, et des variables décrivant les perceptions des ménages comme, par exemple, le sentiment de devoir s’imposer des restrictions sur certains postes de son budget.
18Ont été également intégrées des variables portant à la fois sur la situation individuelle de chacun comme, par exemple, l’opinion sur l’évolution de ses propres conditions de vie, et le regard porté sur la société dans son ensemble, comme par exemple, les anticipations sur l’avenir économique de l’ensemble du pays.
- Nous avons privilégié les variables présentes en longue période. L’enquête « Conditions de vie et Aspirations » étant évolutive, certaines questions ont pu ne pas être posées à certaines époques. Des questions récentes, bien que tout à fait adaptées à notre problématique, n’ont pas été intégrées dans les indices. En définitive, l’indice composite d’évolution du bien-être dans son ensemble a été calculé pour la période durant laquelle tous les indices ont pu être mobilisés, soit à partir de 1988.
- Chaque indice a été calculé au niveau individuel, plutôt qu’au niveau macrosocial. Pour chaque individu, on a comptabilisé le nombre de réponses positives à chaque variable. Dans l’exemple de l’indice d’évolution de l’accès aux loisirs, un individu qui fréquenterait régulièrement un équipement sportif, un cinéma et serait parti en vacances au cours des douze derniers mois, mais qui aurait répondu par la négative aux autres indicateurs (ne fréquente pas de bibliothèque, travaille plus de 39 h par semaine, ne regarde pas souvent la télévision, ne participe pas à une association sportive, ni à une association culturelle) cumulerait 3 points. Le choix des variables retenues et leur affectation à telle ou telle dimension prête à discussion : dans notre exemple, le fait de regarder la télévision régulièrement doit-il être considéré comme un facteur de bien-être ? Doit-il être comptabilisé au même niveau que le fait d’être parti en vacances ? L’analyse des appréciations données par différentes activités dans le cadre de l’enquête Emploi Du Temps 2010 de l’Insee montre par exemple que la télévision est assez appréciée, mais moins que le fait de se rendre au cinéma. On pourrait chercher, dans des travaux ultérieurs, à attribuer des poids différents aux diverses activités. Il conviendrait alors de s’interroger sur les critères de pondération. Faut-il faire évoluer ces poids selon les caractéristiques sociodémographiques des interviewés, selon la période considérée ? Nous avons préféré, dans le cadre de ces premiers travaux, donner à chaque variable disponible le même poids.
- Ensuite les indices synthétiques ont été divisés par le nombre de variables qu’ils intègrent (dans l’exemple des loisirs, par sept) pour obtenir une note comprise entre 0 et 1. Cette opération vise à normer toutes les dimensions, lesquelles peuvent ensuite être agrégées par simple addition, pondérée ou non, afin d’élaborer l’indicateur du bien-être global.
19Au total, onze dimensions de la vie ont été distinguées, intégrant soixante variables (liste en annexe).
20L’évolution de chaque indice synthétique a été étudiée au niveau moyen (pour l’ensemble de la population) et selon le niveau de vie par unité de consommation de l’interviewé. Les unités de consommation sont déterminées par la racine carrée du nombre de personnes du foyer. En suivant les travaux de Régis Bigot et Simon Langlois (2011), trois catégories ont été distinguées : hauts revenus, classes moyennes et bas revenus. Les « bas revenus » correspondent aux personnes dont le niveau de vie par unité de consommation est inférieur à 70 % du niveau de vie médian, les « hauts revenus » sont les personnes dont le niveau de vie dépasse 150 % du niveau de vie médian ; les « classes moyennes » se situent entre les deux. Nous avons là aussi suivi les recommandations du rapport Stiglitz, qui préconise de ne pas seulement suivre les données en moyenne mais d’observer comment se ventilent les situations dans la population.
- Pour calculer l’indicateur du bien-être global, nous avons utilisé deux méthodes. Dans la première nous avons accordé la même importance à toutes les dimensions du bien-être. Dans la seconde méthode, nous avons accordé une importance plus grande aux dimensions qui apparaissaient, à partir de calculs économétriques, les plus influentes sur le sentiment de bonheur déclaré par les interviewés.
21Notons enfin que, dans les différentes analyses réalisées, nous avons suivi l’évolution de la population française et des catégories de revenu dans leur ensemble sans prendre en compte les transformations sociologiques qui ont pu s’opérer en leur sein : les modifications de la structure socio-professionnelle, de la pyramide des âges ou l’élévation du niveau de diplôme ont pu jouer, toutes choses égales par ailleurs, sur les évolutions constatées.
2 – Un bilan en demi-teinte : cinq dimensions de la qualité de vie s’améliorent, quatre se dégradent, dans de nombreux cas les inégalités augmentent
22On constate une amélioration des conditions de vie des Français dans plusieurs domaines : en vingt-cinq ans, le confort matériel des ménages a nettement progressé, les foyers ont acquis de nombreux biens d’équipement et ont très rapidement adopté les technologies dites de l’information et de la communication. Ils jouissent également de logements de meilleure qualité (espace disponible, commodités). L’accès aux loisirs s’est également très largement démocratisé. Si la nature des liens sociaux a beaucoup changé sous l’impulsion de la reconfiguration des structures familiales et des modes de vie, le lien social reste très vivace. Autre amélioration significative : le niveau d’éducation de la population a nettement progressé. Mais, dans le même temps, plusieurs dimensions importantes du bien-être se sont dégradées : les contraintes financières des Français sont plus fortes à cause de l’augmentation des dépenses « contraintes » liées aux charges de logement, la situation professionnelle est plus précaire, l’impression d’être en mauvaise santé est plus présente et le sentiment d’insécurité s’est accru. De surcroît, dans de nombreux domaines, des inégalités de modes de vie et de perception se sont renforcées entre le haut et le bas de l’échelle des revenus.
Tableau synoptique de l’évolution de la qualité de vie en France entre 1988 et 2012

Tableau synoptique de l’évolution de la qualité de vie en France entre 1988 et 2012
2.1 – Le confort matériel progresse
23C’est probablement en matière d’équipement que la situation des ménages s’est le plus améliorée. En l’espace de trente ans, les foyers ont élargi le panel des biens détenus, qu’il s’agisse des biens ménagers ou, depuis le milieu des années 1990, des technologies de l’information et de la communication. Les individus bénéficient ainsi d’un confort matériel accru : 79 % des Français ont l’usage d’une voiture (+6 points par rapport à 1981), plus d’une personne sur deux dispose d’un lave-vaisselle (20 % seulement il y a trente ans). L’essor des nouvelles technologies est aussi frappant. Début 2012, 87 % de la population disposent d’un téléphone mobile (3 % en 1993), 79 % sont équipés d’un ordinateur (10 % en 1989) et 76 % bénéficient d’une connexion à Internet à leur domicile (4 % en 1999). Autant d’équipements qui offrent de nouvelles possibilités : pouvoir être joignable en tout lieu, profiter d’une nouvelle tribune d’échange avec ses pairs au travers des forums ou des blogs, accéder plus facilement à la connaissance (fonds bibliographiques, archives en ligne, visites virtuelles de musées, encyclopédies, etc.).
24En la matière, les inégalités ont, de surcroît, eu tendance à se résorber : l’indice d’équipement (cumulant les équipements suivants : voiture, lave-vaisselle, télévision, ordinateur, téléphone fixe, téléphone mobile, internet) est aujourd’hui 1,7 fois plus élevé chez les hauts revenus que chez les bas revenus, quand le ratio était de 4,7 en 1981. Même le « fossé numérique » a tendance à se résorber : aujourd’hui 62 % des bas revenus disposent d’une connexion à Internet à domicile, contre 94 % des hauts revenus ; l’écart reste important mais il est moindre qu’au début des années 2000, lorsque les hauts revenus étaient 8 fois plus souvent équipés que les bas revenus.
Très forte progression de l’équipement du foyer en biens durables et en TIC (Proportion d’individus équipés des biens suivants)

Très forte progression de l’équipement du foyer en biens durables et en TIC (Proportion d’individus équipés des biens suivants)
Champ : ensemble de la populationGuide de lecture : 87 % des Français possèdent un téléphone mobile début 2012, ils n’étaient que 3 % en 1993
2.2 – L’accès au savoir se diffuse
25Le niveau d’instruction de la population a lui aussi progressé : la proportion d’individus au moins titulaires d’un Baccalauréat est passée de 20 % à 45 % en trente ans. Même s’il n’est qu’un indicateur de compétences parmi d’autres, on ne peut que se réjouir de la diffusion progressive du savoir qui, selon de nombreux travaux (Argyle, 2003 ; Becker, 2009 ; OCDE, 2010), rejaillit positivement sur de nombreuses dimensions du bien-être : santé, participation civique, opportunités professionnelles, confiance dans les autres.
2.3 – Plus de temps libre, davantage de loisirs
26S’inscrivant dans une tendance plus que séculaire, la durée du travail a diminué en France entre le début des années 1980 et 2012, passant de 42h par semaine à 36h. Les enquêtes « emploi du temps » de l’INSEE indiquent par ailleurs que le temps nécessaire à faire le ménage, s’occuper de son foyer, manger, dormir, se laver et se préparer a également diminué. Si bien que le temps libre a progressé de 25 minutes par jour par rapport au milieu des années 1980. Les Français en profitent pour aller plus souvent au cinéma (70 % aujourd’hui, contre 48 % en 1988), faire davantage de sport (47 % fréquentent un équipement sportif, contre 35 % en 1988) et passer plus de temps à la bibliothèque (35 %, contre 25 %) ; ils sont plus nombreux à faire partie d’une association culturelle ou de loisirs (19 %, contre 15 %).
27La progression des pratiques a été plus rapide dans les années 1980 et 1990 qu’elle ne l’est depuis le début des années 2000, mais quasiment toutes se sont diffusées. Seule ombre au tableau : la proportion de personnes parties en vacances a, depuis le début des années 1990, tendance à diminuer : alors que les deux-tiers de la population partaient en vacances au moins 4 nuits consécutives au milieu des années 90, seule la moitié (54 %) des Français partaient en 2012.
28Là aussi, les inégalités ont eu plutôt tendance à se résorber, les classes moyennes s’appropriant peu à peu des pratiques longtemps réservées à une élite. Prenons deux exemples : en 2012, 48 % des classes moyennes fréquentent un équipement sportif, 33 % une bibliothèque, c’est respectivement +13 points et +8 points par rapport à 1988. Dans l’intervalle ces pratiques progressaient moins vite chez les catégories aisées (57 % fréquentent un équipement sportif +8 points, 42 % une bibliothèque +2 points).
29Au total l’indice d’évolution de l’accès aux loisirs témoigne de cette résorption des inégalités : les classes moyennes et les bas revenus ont significativement amélioré leur situation (leur indice a été multiplié par 1,4 et 1,6 entre 1988 et 2012, contre 1,1 pour les hauts revenus).
Augmentation des loisirs du quotidien (proportion d’individus regardant la télévision, fréquentant un cinéma, un équipement sportif, une bibliothèque, adhérant à une association sportive ou culturelle)

Augmentation des loisirs du quotidien (proportion d’individus regardant la télévision, fréquentant un cinéma, un équipement sportif, une bibliothèque, adhérant à une association sportive ou culturelle)
Champ : ensemble de la populationLecture : 70 % des Français vont au cinéma de temps à autre en 2012 contre 48 % en 1988.
2.4 – L’amélioration des logements a surtout profité aux classes moyennes et aux hauts revenus
30En trente ans, le confort dans les logements a progressé. Quasiment tous les logements disposent aujourd’hui de toilettes et de sanitaires : selon l’INSEE, 0,9 % des foyers ne disposent pas de toilettes aujourd’hui, alors qu’au début des années 1980, 15 % des ménages n’en étaient encore pas pourvus (Jacquot, 2006). L’espace dont chacun dispose dans son logement s’est aussi agrandi. La surface moyenne par personne a ainsi augmenté de 11 m2 dans l’habitat individuel et de 6 m2 dans l’habitat collectif au cours des vingt dernières années (Briant, Rougerie, 2008). Cette évolution tient pour beaucoup aux changements démographiques (vieillissement de la population) et aux évolutions de société (décohabitation des générations, progression des périodes de célibat) qui se traduisent par une diminution du nombre de personnes par logement. Dans l’enquête « Conditions de vie et Aspirations », la proportion d’individus disposant de logements spacieux (1,8 pièces par unité de consommation ou plus) est ainsi passée de 70 % au début des années 1980 à 84 % en 2012. Près de neuf personnes sur dix jugent leur logement adapté à leur famille (87 %, +4 points durant la même période). Les Français se disent d’ailleurs globalement satisfaits de leur cadre de vie quotidien (86 %) ; ils sont aussi plus nombreux à pouvoir jouir d’un jardin (58 % en 2012 contre 53 % au début des années 2000).
31Il reste qu’une partie non négligeable des Français ont toujours à faire face à des « défauts majeurs de qualité » dans leur logement : en 2007, l’enquête européenne SILC indiquait que 32 % vivaient dans un logement comportant une installation de plomberie ou électrique défectueuse, un toit percé, de l’humidité, ou des moisissures sur les montants de fenêtres ou sur les sols ou sans sanitaires dans le logement (Bigot, Hoibian, 2009). Autre bémol d’importance : les dépenses liées au logement pèsent de plus en plus sur le budget des ménages. En trente ans, la proportion d’individus estimant que leurs dépenses de logement constituent une lourde charge (ou une charge à laquelle ils ne peuvent faire face) pour leur budget est passée de 37 % à 48 %. Il faut dire qu’au cours des quinze dernières années, les prix des logements anciens ont été multipliés par 2,5 (selon les indicateurs INSEE-Notaires) et les loyers par 1,6 (indices des prix, Comptabilité nationale). Depuis la fin des années 1990, les ménages ont des difficultés croissantes à devenir propriétaires de leurs logements : le taux d’accédants à la propriété qui suivait une pente ascendante pour atteindre 26,1 % en 1988 est tombé à 19,6 % en 2006 [1], expliquant probablement les frustrations croissantes durant la période. Au total, la situation en matière de logement s’est un peu améliorée, mais le bilan est assez divergent selon les catégories sociales. En particulier, les personnes aisées ont été les grandes gagnantes en termes de logement. Les classes moyennes ont profité d’une amélioration beaucoup plus timide. Dans le même temps, les bas revenus ont vu leur situation en matière de logement nettement se dégrader. Pour comprendre ces évolutions, il faut rappeler que l’augmentation des taux d’effort (la part des ressources consacrée à se loger) a été plus forte pour les bas revenus que pour les catégories aisées (Fack, 2009). À cela semble s’ajouter une dégradation des conditions de logement : la proportion de hauts revenus satisfaits de leur cadre de vie quotidien a augmenté entre 1981 et 2012 (+10 points), tandis que celle des bas revenus perdait 6 points. L’indice, en agrégeant différentes dimensions, met ainsi à jour un « cumul de situations défavorables » en matière de logement en bas de l’échelle des revenus : leur indice a diminué de 33 % entre 1981 et 2012, tandis que celui des classes moyennes progressait légèrement (+12 %), et que celui des hauts revenus s’améliorait significativement (+36 %)
Une amélioration qui a surtout profité aux catégories supérieures et moyennes

Une amélioration qui a surtout profité aux catégories supérieures et moyennes
Lecture : 63 % des bas revenus estiment aujourd’hui que leurs dépenses de logement constituent de lourdes charges (+18 points par rapport à 1981), et 78 % d’entre eux se disent satisfaits du cadre de vie quotidien autour de leur logement (-6 points par rapport à 1981)2.5 – Lien social et vie citoyenne
32En trente ans, les liens avec autrui se sont profondément recomposés, évoluant du noyau familial vers l’extérieur du foyer. La place de la famille, autrefois centrale, reste prépondérante mais a perdu son caractère quasi-hégémonique : seuls 55 % des Français estiment aujourd’hui que « la famille est le seul endroit où l’on se sente bien et détendu », la proportion était de 67 % en 1981. L’augmentation du nombre de divorces et de séparations, du célibat, des familles dites « recomposées », des foyers monoparentaux et le vieillissement de la population ne sont pas étrangers à cette évolution. Les liens familiaux semblent moins denses qu’auparavant : le nombre de personnes rencontrant régulièrement des membres de leur famille proche, bien que toujours très élevé (85 % de la population en 2012), diminue lentement depuis 30 ans (-10 points). Dans le même temps, les liens « souples » et « choisis » que constituent les amitiés ont tendance à occuper plus de place dans la vie : en 1982, 56 % des Français disaient recevoir des amis ou des relations au moins une fois par mois ; on en compte aujourd’hui 74 %. Cette évolution n’est pas sans conséquence sur le bien-être : passer du temps avec des amis ou des proches hors de son foyer est l’une des activités préférées des individus (Kahneman, Krueger, 2006). Les liens se tissent donc de plus en plus fréquemment avec des personnes choisies et non plus des personnes imposées par des normes sociales (de Singly, 2010).
Une sociabilité qui se développe hors foyer, hors famille (proportion d’individus rencontrant régulièrement les membres de leur famille proche, recevant leurs amis une fois par mois, ne vivant pas seuls, en couple, sans enfant au foyer mais avec un enfant hors du foyer)

Une sociabilité qui se développe hors foyer, hors famille (proportion d’individus rencontrant régulièrement les membres de leur famille proche, recevant leurs amis une fois par mois, ne vivant pas seuls, en couple, sans enfant au foyer mais avec un enfant hors du foyer)
Lecture : en 1982, 56 % des Français disaient « recevoir des amis ou des relations au moins une fois par mois », on en compte aujourd’hui 74 %33La nature et l’étendue des réseaux sociaux dépendent largement du niveau de revenus. Ce résultat est bien connu et largement documenté (Héran, 1988 ; Pan Ké Shon, 1998). Mais notre indice synthétique montre que le réseau social des personnes disposant de bas revenus tend à s’effriter depuis une vingtaine d’années, contrairement à la stabilité observée parmi les hauts revenus et les classes moyennes. Cette érosion du lien social chez les bas revenus est peut-être liée à une dégradation de leur situation financière et professionnelle, qui laisse de moins en moins de marges de manœuvre pour créer et entretenir des relations.
L’érosion du lien social est marquée en bas de l’échelle des revenus Indice d’évolution du lien social – base 100 en 1982

L’érosion du lien social est marquée en bas de l’échelle des revenus Indice d’évolution du lien social – base 100 en 1982
L’indice est calculé à partir des indicateurs suivants : fait partie d’un des six types d’associations (culturelle, sportive, syndicale, de parents d’élèves, environnementale, confessionnelle), reçoit des amis au moins une fois par mois, rencontre des membres de sa famille proche régulièrement, fait partie d’un foyer de plus d’une personne, a des enfants, est en couple (marié ou pacsé), est actif occupé.34La participation à la vie citoyenne et la perception du fonctionnement de la société ont beaucoup évolué en trente ans. L’adhésion aux partis politiques, aux syndicats, ou aux associations impliquées dans la vie de la cité, telles que les associations de parents d’élèves ou de défense des consommateurs poursuivent une lente diminution au cours des trois dernières décennies. Parallèlement s’installe une grande défiance dans le politique et les gouvernements qui se succèdent. Un sentiment d’injustice se développe : se diffuse l’impression que les inégalités de niveau de vie ou d’accès à la santé se creusent. Si bien que le désir de profondément remettre en cause le fonctionnement de la société a beaucoup progressé : 35 % des Français estiment qu’il faut des réformes « radicales » pour que la société fonctionne mieux aujourd’hui, contre 25 % en 1981. Cependant, tous les indices reflétant la vitalité citoyenne ne se dégradent pas : la proportion de personnes qui estiment que la justice fonctionne est plutôt en augmentation depuis 30 ans, même si elle reste faible (37 % en 2012, +14 points depuis 1981). L’impression que les familles ayant des enfants sont correctement aidées par les pouvoirs publics progresse aussi (45 %, +14 points). Si les Français sont critiques à l’égard des hommes et femmes politiques, ils s’intéressent toujours à la politique : la proportion d’individus se positionnant sur l’échiquier politique (à gauche, au centre, à droite) a progressé entre 1999 et 2012, passant de 78 % à 84 %. En 2012, 15 % des Français jugent que « la politique ou la vie publique » constitue un domaine très important dans la vie, contre 10 % en 1985. Si la participation à la vie publique sous des formes institutionnelles marque le pas, le militantisme change de forme et se manifeste sous des formes qualifiées parfois de « désaffiliées » et de solidarités « faibles », notamment au travers de nouvelles possibilités de participer au débat grâce à Internet (réseaux sociaux, blogs, etc.). Si bien que, globalement, l’indice de vie citoyenne est stable en tendance depuis trente ans.
2.6 – Univers professionnel fragilisé
35L’univers professionnel des Français a beaucoup changé au cours des trente dernières années : tertiarisation de l’économie, montée du salariat, progression des emplois de cadre et de professions intermédiaires, taux d’activité des femmes en hausse. D’une société où l’emploi en CDI et à temps plein constituait la norme, nous sommes passés à un marché flexible où l’emploi précaire ne cesse de se développer : le travail à temps partiel représente 18 % des cas aujourd’hui, contre 10 % au début des années 1980, on dénombre 20 % d’actifs en CDD aujourd’hui, contre 9 % au début des années 1990 ; 6 % des salariés du secteur privé travaillent en intérim, contre 3 % il y a vingt ans. Enfin, Le ralentissement de la croissance économique s’est traduit par une augmentation du chômage (plus de 10 % de la population active en 2013 ; seulement 3,5 % en 1975). Le caractère persistant du chômage a durablement installé dans l’opinion l’idée que les carrières professionnelles sont sans cesse soumises aux dures lois de la compétition. Les bas revenus ont été les plus touchés par cette « insécurisation » des parcours professionnels, mais les classes moyennes n’ont pas été épargnées et, en fin de compte, seuls les hauts revenus ont pu maintenir une certaine stabilité dans leur emploi.
L’emploi des classes moyennes et des bas revenus est de plus en plus précaire Indice d’évolution de la situation professionnelle*, base 100 en 1983 pour l’ensemble des actifs*

L’emploi des classes moyennes et des bas revenus est de plus en plus précaire Indice d’évolution de la situation professionnelle*, base 100 en 1983 pour l’ensemble des actifs*
* L’indice est calculé à partir des indicateurs suivants : n’est pas au chômage, est salarié à temps plein ou à son compte.Champ : actifs
Guide de lecture : la situation professionnelle des classes moyennes et des bas revenus s’est dégradée depuis 1983, tandis que celle des hauts revenus est restée à peu près stable.
2.7 – Progression des souffrances psychiques
36En matière de santé, les perceptions des ménages se sont aussi dégradées. Cela peut paraître étonnant au regard des progrès qui ont été réalisés en trente ans : l’espérance de vie à 65 ans en France est l’une des plus élevées du monde, tant pour les hommes (16,9 ans) que pour les femmes (21,4 ans), seul le Japon fait mieux (17,8 ans et 22,7 ans) et la Suisse pour les hommes (17,2 ans) (Cambois et al., 2009). La mortalité dite « prématurée » (décès survenus avant 65 ans) a été en forte régression durant ces trente dernières années, comme dans la plupart des pays européens, grâce notamment à la baisse des comportements à risque (consommation de tabac, d’alcool, accident sur les routes…), pour de multiples raisons que nous n’exposerons pas ici car elles sont déjà très bien documentées. Mais dans le même temps, la proportion d’individus qui considèrent leur état de santé satisfaisant, en se comparant aux personnes de leur âge, après avoir progressé entre 1981 et 1990, s’effrite lentement depuis 20 ans : elle est passée de 90 % en 1990 à 84 % au début 2012. Les raisons de cette baisse sont multiples. L’espérance de vie augmente, mais avec l’âge, les maladies chroniques et l’incapacité augmentent. De récents travaux de l’INED indiquent que l’espérance de vie sans incapacité a tendance à diminuer ces dernières années (Sieurin, Cambois, Robine, 2011). Par ailleurs, les souffrances psychiques ou physiques ont significativement augmenté : en 2012, 33 % des Français sont tourmentés par l’insomnie (contre 20 % en 1981), 47 % se plaignent de maux de dos (33 % en 1981) et 40 % signalent de la nervosité (29 % en 1981).
Proportion d’individus ayant souffert de maux de dos, de nervosité ou d’insomnies au cours des quatre dernière semaines

Proportion d’individus ayant souffert de maux de dos, de nervosité ou d’insomnies au cours des quatre dernière semaines
37Là encore, on observe une nette divergence entre les catégories sociales. Alors que les hauts revenus témoignent d’un état de santé ressenti très proche, en 2012, de ce qu’il était en 1980, les indices des classes moyennes et des bas revenus ont subi un net décrochage. La baisse est surtout marquée chez les bas revenus. Ces résultats font écho aux inégalités en matière de santé pointées par le Haut conseil de la santé publique (2012) : les différences de mortalité entre les ouvriers et les cadres se sont accrues ces dernières années dans pratiquement tous les domaines, qu’il s’agisse des maladies cardio-vasculaires, des cancers, des accidents, des problèmes dentaires ou de la santé mentale. De quoi alimenter une idée de plus en plus répandue en France, selon laquelle « on est mieux soigné quand on a de l’argent et des relations » : 37 % des Français partagent ce point de vue en 2012, contre 26 % en 1981.
Les bas revenus se sentent de moins en moins souvent en bonne santé Indice d’évolution de la santé ressentie*, base 100 en 1981*

Les bas revenus se sentent de moins en moins souvent en bonne santé Indice d’évolution de la santé ressentie*, base 100 en 1981*
* L’indice est calculé à partir des indicateurs suivants : estime son état de santé satisfaisant par rapport aux personnes de son âge, ne souffre pas d’un handicap ou d’une maladie chronique, n’a pas souffert d’insomnie, de nervosité, de maux de tête, de maux de dos et d’état dépressif au cours des 4 dernières semaines.Champ : ensemble de la population
Guide de lecture : les bas revenus et les classes moyennes déclarent un état de santé moins bon aujourd’hui qu’au début des années 1980.
2.8 – Des budgets de plus en plus contraints
38Contrairement à ce qu’on entend dire parfois, le niveau de vie des Français n’a pas baissé sur la longue période : entre 1988 et 2012, le pouvoir d’achat par personne a progressé de 35 %. En revanche, il s’est accru de manière inégale entre les différentes catégories de la population, les hauts revenus distançant de plus en plus les classes moyennes (+44 % pour les hauts revenus depuis 1988, contre +27 % pour les classes moyennes) (Bigot, Croutte, Muller, Osier, 2011). De plus, les dépenses « contraintes » telles que le logement, l’eau, l’énergie, les assurances, les impôts, les abonnements téléphoniques et internet ont augmenté beaucoup plus rapidement que les revenus : ces charges représentent aujourd’hui 35 % du budget des ménages, contre 20 % il y a trente ans (INSEE, 2010).
39Ainsi, les marges de manœuvre des consommateurs sont de plus en plus réduites et les restrictions budgétaires touchent de plus en plus de postes. Le nombre de budgets pour lesquels les foyers ont le sentiment de se restreindre est ainsi passé de 3,9 en moyenne en 1981 à 5,5 en 2012 (sur les dix postes étudiés). L’augmentation des dépenses contraintes a touché de plein fouet les catégories modestes et n’a pas épargné les classes moyennes. Cela renforce le sentiment de déclassement : actuellement, 70 % des Français ont le sentiment de faire partie des classes sociales inférieures, contre 60 % en 1999. Une personne sur deux a même l’impression que son niveau de vie s’est dégradé depuis 10 ans. La proportion ne cesse d’augmenter depuis 2001. Le « moral économique » n’a jamais été aussi bas depuis 35 ans.
Augmentation des inégalités en matière de situation financière Indice de situation financière*, base 100 en 1981 pour l’ensemble de la population

Augmentation des inégalités en matière de situation financière Indice de situation financière*, base 100 en 1981 pour l’ensemble de la population
*L’indice de situation financière est calculé à partir des indicateurs suivants : disposer de revenus supérieurs à 70 % du revenu médian, avoir le sentiment de se restreindre budgétairement sur moins de 3 postes, avoir le sentiment que son niveau de vie s’est amélioré ou est resté le même au cours des 10 dernières annéesChamp : ensemble de la population
Guide de lecture : La situation financière des hauts revenus est à peu près stable depuis le début des années 1980, tandis que celle des bas revenus et des classes moyennes s’est dégradée.
2.9 – Les Français sont de plus en plus inquiets
40Enfin, si certains risques semblent moins inquiéter la population (accident de la route, et risques alimentaires notamment) les Français ont de plus en plus le sentiment de vivre dans un univers insécurisant, tant sur le plan physique (avec la peur grandissante des agressions dans la rue et la montée des inquiétudes par rapport aux maladies graves) qu’économique, en liaison notamment avec la montée du chômage et l’augmentation de l’instabilité professionnelle.
Les Français sont de plus en plus inquiets

Les Français sont de plus en plus inquiets
Conclusion
41Nous nous sommes livrés à une tentative de synthèse de ces différentes dimensions au sein d’un indicateur de bien-être global. Cet exercice est évidemment sujet à discussion : chacun pourrait, légitimement, décider d’affecter un poids plus ou moins important aux dimensions qui lui semblent les plus marquantes. Nous proposons ici deux modes de calcul alternatifs. Le premier indice, appelé « indicateur de bien-être non pondéré » intègre les onze dimensions étudiées en accordant à toutes le même poids. Le second « indicateur de bien-être pondéré » accorde plus d’importance aux dimensions qui, aujourd’hui, ont le plus d’impact sur le bonheur ressenti par la population. Cette seconde tentative revient, en quelque sorte, à tenter de mesurer l’évolution du bien-être à l’aune des critères jouant aujourd’hui le plus grand rôle dans le sentiment d’être heureux. Les deux courbes convergent dans un mouvement de progression au cours des vint-cinq dernières années. Les mouvements des deux courbes sont également très proches. Mais dans un cas (lorsqu’on accorde à toutes les dimensions le même poids), le bien-être semble suivre l’évolution du PIB, tandis que dans l’autre, on observe, depuis le début des années 2000 un décrochage du bien-être par rapport au PIB. Alors que les deux courbes étaient extrêmement proches, l’indice du bien-être pondéré semble quasiment stagner ces dix dernières années, tandis que le PIB continue de progresser. Nos analyses montrent que, dans plusieurs dimensions, les inégalités ont fortement progressé : en matière de situation financière, de patrimoine, de logement, d’emploi, d’état de santé ressenti, ou de sentiment de sécurité. Or les Français sont, de longue date, et sensiblement plus que d’autres peuples, très attentifs aux inégalités (Forsé, Galland, 2011) et ils ont le sentiment que les écarts entre les groupes sociaux se creusent. La crainte du déclassement, la peur de basculer soi-même dans la pauvreté et le sentiment que les générations futures vivront dans des conditions plus précaires se nourrissent sans doute des écarts de qualité de vie grandissants que nous constatons dans nos travaux. Ces perceptions expliquent probablement, pour partie, le regard négatif que portent les Français sur leur situation et le décalage entre notre indice du bien-être et le PIB.
42L’amélioration du confort des ménages et la démocratisation des loisirs ne compensent pas les répercussions de la fragmentation de la sphère professionnelle : comment profiter pleinement de son temps libre lorsque le chômage, le développement des contrats courts ou le temps partiel subi compromettent l’accès à des biens essentiels tels que le logement ? Le malaise de l’opinion est d’autant plus profond que le politique peine à convaincre de sa capacité à infléchir l’économique : l’enquête « Conditions de vie et Aspirations » montre que de législature en législature, les Français remettent de plus en plus souvent en question la capacité des gouvernements à résoudre les difficultés qui se posent en France et la demande de réformes radicales de la société française n’a jamais été aussi forte depuis 35 ans.
Deux tentatives de mesure de l’évolution du bien-être global entre 1988 et 2012 Indicateur de bien-être « non pondéré » – base 100 en 1988 pour l’ensemble de la population Indicateur de bien-être « pondéré » – base 100 en 1988 pour l’ensemble de la population, un poids plus important a été donné à la santé, à la situation financière, au lien social, à la vie citoyenne, aux loisirs

Deux tentatives de mesure de l’évolution du bien-être global entre 1988 et 2012 Indicateur de bien-être « non pondéré » – base 100 en 1988 pour l’ensemble de la population Indicateur de bien-être « pondéré » – base 100 en 1988 pour l’ensemble de la population, un poids plus important a été donné à la santé, à la situation financière, au lien social, à la vie citoyenne, aux loisirs
Source de l’indice de bien-être : CRÉDOC, Enquête « Conditions de vie et Aspirations »Source du PIB : INSEE, comptes nationaux base 2005, 2012 : prévision de PIB
Les variables composant chaque dimension du bien-être


Notes
-
[1]
Source : INSEE, données du recensement avant 1984 et enquêtes « Logement » à partir de 1984.