1L’étude du bien-être relève d’une longue tradition en philosophie et en sciences sociales. Aristote s’en préoccupait déjà et les psychologues ont été les premiers à mesurer scientifiquement le bonheur des individus, à en préciser les diverses dimensions et à en explorer les déterminants tant psychologiques que sociaux, depuis les revenus personnels, la qualité des relations sociales ou les modes de vie (Nettle, 2005). En sciences économiques, les courants les plus classiques, comme l’utilitarisme ou le welfarisme, s’étaient précisément donnés pour objectif d’optimiser le bien-être des sociétés. Dans un ouvrage de synthèse au titre évocateur, Happiness : A Revolution in Economics, Bruno S. Rey (2008) soutient que la prise en compte de la mesure scientifique du bonheur et du bien-être est susceptible de renouveler la manière de caractériser l’utilité, concept classique de la discipline. De son côté, Daniel Kahneman (1999) retient la mesure subjective du bien-être pour caractériser ce qu’il appelle « l’utilité vécue » (experienced utility), autre manière d’ouvrir des perspectives théoriques nouvelles. En sociologie, l’approche de cette question est plus récente, notamment en France, mais elle participe d’un développement considérable que l’on ne peut que constater dans la littérature scientifique contemporaine. Ainsi, Ruut Veenhoven a constitué une importante base de données d’enquêtes sur le bien-être à Amsterdam qui témoigne de la vitalité de ce champ de recherche et il a été le premier rédacteur du Journal of Happiness Studies consacré à l’étude scientifique du bonheur et du bien-être. Fait à souligner, l’étude de bien-être est abordée avec les mêmes approches conceptuelles et avec les mêmes outils dans les diverses disciplines des sciences sociales.
Le bien-être, ses déterminants et ses mesures en débat
2Pour une bonne part, ce développement a bénéficié de plusieurs avancées et retournements qui n’ont pas manqué de susciter des débats heuristiquement féconds. Méthodologiquement tout d’abord, il est bien certain que l’on dispose aujourd’hui de données de plus en plus nombreuses et précises que ce soit à l’échelle locale, nationale ou planétaire. Des indicateurs de bien-être, en permettant une mesure objectivée, peuvent ainsi être de mieux en mieux élaborés, confrontés et discutés, notamment dans une perspective de comparaison internationale (Veenhoven, 2000). Des résultats empiriques solides, au sens donné à ce terme par Raymond Boudon, ont ainsi été obtenus [1]. Mais, au travers de cette effervescence, trois débats ont, de notre point de vue, joué un rôle notable pour ce développement actuel.
3Le premier débat tient à la définition même du bien-être. Il s’agit là d’une notion quelque peu polysémique qui doit se distinguer de notions connexes comme le bonheur, la satisfaction, le plaisir, l’utilité ou la qualité de vie. Mais les frontières entre ces notions ne sont pas totalement consensuelles. Le bien-être recouvre en outre des aspects très divers tels que la santé, la richesse ou le respect des droits fondamentaux, etc. Et certaines recherches mettent en avant telle ou telle dimension au détriment d’autres.
4Le deuxième débat a porté sur les déterminants du bien-être et, en particulier, sur les liens entre le revenu des individus et des ménages et l’atteinte du bien-être, tant aux plans transversal et longitudinal, d’un côté, qu’aux plans individuel et collectif, de l’autre. Le bien-être concerne en effet l’individu tout autant que la communauté au sein de laquelle il vit. Un certain bien-être est ressenti ou pas par des individus sans qu’a priori l’on puisse définir une liaison nécessaire avec celui de la collectivité qu’ils forment. Il n’en demeure pas moins que, jusque dans les années 1970, on avait tendance à penser que la richesse économique globale – mesurée par le Produit Intérieur Brut (PIB) – suffisait peu ou prou à engendrer un bien-être individuel. Richard Easterlin (1974) a remis en cause cette idée en montrant, à partir de données il est vrai quelque peu éparses, que la croissance économique ne rendait pas les citoyens plus satisfaits de leur vie. On parla alors de paradoxe d’Easterlin. Depuis lors, les données s’accumulant dans quasiment tous les pays, on ne peut plus douter du rôle majeur du revenu sur la satisfaction à l’égard de la vie menée. Non seulement, les sociétés les plus riches sont aussi les sociétés où les habitants sont en moyenne les plus satisfaits de la vie qu’ils mènent ; mais encore, au sein de chaque société, plus le revenu des citoyens et des ménages est élevé, plus le niveau de satisfaction de ces derniers est élevé. Le paradoxe d’Easterlin affirmait plus précisément que l’influence du revenu sur la satisfaction était beaucoup plus faible au niveau sociétal dans une perspective longitudinale qu’au niveau individuel au sein d’une société. D’où l’on pouvait conclure que le bénéfice de la croissance économique était perdu dans la mesure où la satisfaction à l’égard de sa vie était essentiellement relative à la situation de ses concitoyens ou encore parce que les attentes des individus augmentaient parallèlement à la hausse des revenus, créant ainsi un effet d’adaptation. De nombreux travaux s’en sont suivis et le débat persiste, mais il semble tout de même à présent que l’on puisse dire que l’influence du revenu sur la satisfaction soit proche entre le niveau individuel et le niveau sociétal d’après de nombreuses enquêtes empiriques, plus précises sur le plan méthodologique, menées dans un grand nombre de pays, et qui permettent de ce fait un diagnostic plus fiable sur cette question.
5Peut-on néanmoins se contenter de résumer le bien-être sociétal au seul PIB ? Cette fois, plusieurs travaux, notamment ceux d’Amartya Sen, ont conduit à une troisième série de débats en vue de réviser cette position. Tout d’abord dans la lignée de ses recherches sur les « capabilités » (qui impliquent pour évaluer le bien-être de prendre en compte la liberté réelle qu’ont les individus de mener à bien le projet de vie qu’ils ont choisi en fonction de leurs préférences), il propose de remplacer le Produit Intérieur Brut par l’Indice de Développement Humain (IDH). Cet indice, calculé concrètement par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) à l’échelle mondiale, prend dès lors en compte, outre la richesse, la santé (espérance de vie) et le niveau d’éducation. Ces trois facteurs (PIB, santé et éducation) pondérés pour aboutir à un indice unique restent cependant insuffisants (même s’il est vrai que les rapports du PNUD sont en réalité beaucoup plus complets dans leurs analyses détaillées). C’est pourquoi dans un rapport rédigé avec Joseph Stiglitz et Jean-Paul Fitoussi (2009), Sen propose d’aller plus loin en recommandant notamment de ne pas négliger la mesure du bien-être subjectif. Au niveau individuel, les mesures étaient en effet souvent basées sur le bien-être « objectif » au travers d’un certain nombre d’indicateurs tenant finalement à des ressources comme l’emploi, la participation à la vie politique, la santé ou le revenu. Or cette limitation apparaît contestable, notamment du point de vue des capabilités, puisqu’il semble là tout aussi indispensable de se centrer sur l’évaluation que les individus font eux-mêmes de leur propre bien-être. La mesure ne repose plus cette fois sur une liste d’items choisis a priori comme nécessaires au bien-être, mais est donnée a posteriori en analysant les réponses à des questions d’appréciation subjective du bien-être soumises à des échantillons représentatifs. Il s’en est suivi la constitution de tout un ensemble de données nouvelles, tant du côté de la recherche académique que de la part d’institutions statistiques nationales ou internationales.
6L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) développe ainsi depuis une dizaine d’années des analyses du bien-être dans les différents pays du monde qu’elle suit. Ses indicateurs intègrent différentes dimensions : condition matérielles, durabilité et qualité de vie, y compris sous l’angle de la mesure du bien-être subjectif [2]. L’OCDE a proposé une méthode pour mesurer le bien-être subjectif qui a été adoptée par les différents instituts statistiques du monde, ce qui permet le recueil de données standardisées et comparables sur le plan international. Plus largement, cet organisme a proposé sur son site dédié [3] de calculer soi-même de manière interactive un indicateur de bien-être de différents pays en associant ses propres pondérations aux différents facteurs qui y concourent.
7En juin 2011, l’assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution invitant les pays membres à mesurer le niveau de bonheur de leur population. Un premier rapport, intitulé World Happiness Report, a été publié en 2012 suivi d’un deuxième en 2013. Ce rapport exploite les données recueillies dans le cadre du Gallup World Poll, un vaste sondage effectué dans la quasi-totalité des pays du monde portant sur la représentation subjective du bien-être, ainsi que des données nationales portant sur diverses dimensions du bien-être, comme l’accès aux soins de santé ou la consommation de biens et services.
8Finalement, on aboutit aujourd’hui à une conception nettement pluridimensionnelle du bien-être, dont on admet qu’il doit être vu sous ses différents aspects : individuel, collectif, subjectif et objectif. Cette livraison de L’Année Sociologique a suivi ce parti de recherche.
Les contributions de ce numéro
9Pour commencer, Rémy Pawin rappelle, au travers d’une étude historique, que si les recherches sur le bien-être subjectif sont relativement récentes en France, ce n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons où elles remontent au début du xxe siècle. Il présente un certain nombre de travaux pionniers sur ce thème ainsi que les principales orientations théoriques qui ont guidé ce champ de recherche. Il analyse ensuite l’émergence dudit champ de recherche en France et fournit les raisons de son développement tardif.
10En prenant l’Europe pour cadre de son analyse, Wolfgang Aschauer montre que le bien-être semble y régresser au profit de ce qu’il nomme un « malaise » qui affecte en premier lieu les couches les plus défavorisées des populations. Certes, l’écart de bien-être tend (ou va tendre sur le long terme) à se réduire entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, mais un malaise assez profond s’est développé à la faveur de la crise dans les pays du Sud. Au-delà, Aschauer pointe le rôle néfaste pour la cohésion sociale et le bien-être collectif que joue la perception d’une menace ethnique. On semble assister à une nouvelle polarisation des valeurs autour du sujet de la diversité culturelle. Des individus aux orientations cosmopolites défendent des idéaux de tolérance et d’égalité, tandis que d’autres, de plus en plus nombreux, se replient sur leur identité nationale en traçant des frontières entre ceux qu’ils considèrent appartenir à leur groupe et les autres. Ce conflit entre visions inclusive et exclusive pour parvenir au bien-être, dans un contexte de malaise économique, n’est pas, selon lui, sans faire peser des menaces sur le développement de la démocratie au niveau européen.
11En se centrant cette fois sur la France, Régis Bigot et Sandra Hoibian dressent un bilan mitigé de l’évolution du bien-être que l’on peut y observer depuis une trentaine d’années. Sur la base du dispositif permanent d’enquête sur les « Conditions de vie et Aspirations » mené depuis 35 ans en France par le Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie (CRÉDOC), ils montrent que l’amélioration des conditions matérielles de vie, l’élévation du niveau de qualification et la démocratisation de l’accès aux loisirs n’ont pas empêché l’enracinement d’un sentiment d’insécurité sociale et économique, la propagation d’un certain mal-être et l’augmentation des inégalités de modes de vie entre groupes sociaux.
12Tout en restant centrés sur la France, Michel Forsé et Maxime Parodi s’appuient sur une enquête effectuée en 2009 sur le thème de la Perception des Inégalités et des Sentiments de Justice sociale (PISJ) pour y analyser une question posée à propos de la satisfaction à l’égard de la vie menée. Les incidences sur le bien-être subjectif du revenu, de la vie professionnelle, de la mobilité sociale et de la frustration relative ou plus largement de la comparaison aux autres, ainsi que des relations sociales et affectives sont mises en évidence. Mais il apparaît aussi une forte corrélation avec les sentiments à l’égard de la justice de la société dans son ensemble. Ce lien n’était pas donné d’avance, puisqu’il s’agit dans un cas d’un jugement sur sa vie personnelle et, dans l’autre, sur la société prise globalement. Il peut cependant trouver une explication dans des théories de la justice et notamment celle de John Rawls. C’est en tout cas là pour Forsé et Parodi une dimension explicative qui ne se réduit pas aux autres, ni même à la simple perception des inégalités, et il serait dès lors, selon eux, opportun, pour mieux comprendre le bien-être subjectif, qu’à côté de tous les indicateurs classiquement utilisés et qui jouent effectivement leur rôle, il soit davantage tenu compte de cette relation avec les sentiments de justice sociale.
13Cette conclusion est renforcée par l’étude que Simon Langlois a menée dans une enquête réalisée au Québec en 2013 sur les Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté (RSIP), où ce lien entre sentiment de justice sociale et bien-être subjectif ressort tout aussi nettement. Le contexte est pourtant très différent, puisque, si en France une majorité d’enquêtés jugent la société française plutôt injuste, une majorité de Québécois s’accordent au contraire à penser que leur société est plutôt juste. Nul doute donc qu’il y a là au total un résultat à la fois robuste et neuf à tirer des enquêtes française et québécoise qui devrait être davantage étudié à l’avenir.
14S’intéressant à la relation entre bonheur et bien-être subjectif, Langlois montre en outre, toujours à partir de la même enquête, qu’il existe une forte corrélation entre les deux. Pour autant, elle n’est pas totale et au-delà il semble se dessiner une implication. La satisfaction à l’égard de la vie que l’on mène implique le bonheur (le sentiment d’être heureux) et non (ou beaucoup moins) l’inverse. Ce résultat est en partie dû au fait que si le revenu du ménage est un important déterminant du niveau de bonheur ressenti, il ne suffit pas à prédire à lui seul le bien-être. Il faut en fait surtout tenir compte de la représentation sociale que les acteurs s’en font. Ainsi, des enquêtés disposant de revenus modestes ou moyens, mais qui se montrent par ailleurs satisfaits de leurs ressources financières au point qu’ils disent être en mesure de faire des projets d’avenir, ont des niveaux de bonheur mesurés comparables à ceux qui ont des revenus élevés. Mais, chez ces derniers au contraire, ceux qui estiment que leurs revenus ne satisfont pas leurs besoins ou qui expriment un sentiment de privation ont des niveaux mesurés de bonheur plus faibles.
15Les études qui viennent d’être évoquées relèvent d’une méthodologie quantitative appliquée à des données représentatives, mais ce numéro de L’Année sociologique accorde aussi leur place à des analyses plus localisées ou interrogeant des politiques publiques.
16Ainsi Barbara Fouquet-Chauprade se demande-t-elle ce qu’il en est du bien-être à l’école. Son enquête effectuée dans un contexte de forte ségrégation sociale (six collèges parmi les plus ségrégués de Seine-Saint-Denis et de Bordeaux) montre qu’il est possible d’objectiver le bien-être scolaire (celui des élèves) grâce à une définition incluant à la fois des dimensions subjectives et objectives. Elle plaide en conséquence pour une introduction du bien-être scolaire au sein de la sociologie de l’éducation en tant qu’objet d’étude à part entière. Les préoccupations actuelles placent en effet souvent les compétences des élèves, les parcours scolaires etc., au cœur des réflexions, mais la sociologie de l’éducation aurait, selon elle, tout à gagner à introduire davantage les dimensions non-académiques dans la compréhension des phénomènes scolaires. Si le bien-être ou l’estime de soi ne sont que marginalement étudiés, c’est que l’on considère encore souvent qu’ils relèvent plutôt de la psychologie. Pourtant, le bien-être est en partie une construction collective et la sociologie a, dès lors, beaucoup à apporter, puisqu’elle possède les outils lui permettant de comprendre le rôle central que le bien-être joue à l’école.
17En s’appuyant sur un corpus hétérogène composé de textes scientifiques et de divers rapports et textes de cadrage de politiques nationales ou internationales, l’article de Céline Collinet et Mathieu Delalandre est, quant à lui, plus dubitatif sur le bien-être lorsqu’on tente d’en faire une norme uniforme suivie par tous. Dans un premier temps, ces auteurs retracent les conditions d’émergence de la notion de bien-être dans les politiques de prévention du vieillissement au cours de la seconde moitié du xxe siècle. On voit ainsi le bien-être personnel devenir un objectif pour lequel la capacité à rester actif est présentée comme une condition. Pourtant, sous couvert de cette volonté de « capacitation », particulièrement saillante dans les politiques de prévention, se dessine un modèle quelque peu culpabilisateur, puisqu’il repose sur une injonction forte imposant aux individus âgés de rester actifs. Ceci conduit Collinet et Delalandre à mettre à jour les tensions qui émergent de cette conception du « vieillissement actif ». Tout d’abord, sommées de rester actives, les personnes âgées se voient chargées de contribuer elles aussi au bien-être économique de la collectivité. Ensuite, cette injonction tend à imposer une norme de bien-être identique sans tenir compte des différences pourtant fortes entre personnes âgées. Enfin, la volonté de mesure et d’objectivation du bien-être, que ce soit au niveau politique ou scientifique, tend à occulter la personnalité des individus. Finalement, sous couvert d’amélioration de la prise en compte de l’individu vieillissant dans sa totalité et d’amélioration globale de sa santé, la notion de bien-être se révèle imposer des normes et des pratiques et contribue à occulter les différences individuelles et sociales, conséquences de parcours de vie extrêmement hétérogènes.
Un aspect neuf : la recherche du bien-être sous les auspices de la justice sociale
18Il est donc légitime de se demander, pour finir, si le bien-être est l’objectif ultime qu’il faudrait poursuivre tant au niveau individuel que sociétal, ce qui nous ramène aux perspectives utilitaristes et welfaristes. Certes le welfarisme est une théorie moins étroite que l’utilitarisme. L’essentiel est ici de prendre en compte nos préférences, même lorsqu’elles portent sur l’état social (par exemple, souhaiter une société plus égalitaire) et non plus seulement sur notre état individuel. Le bien-être social ou collectif ne maximise plus la somme des utilités ou intérêts individuels, mais satisfait au mieux les préférences du plus grand nombre. Cependant, comment agréger les préférences individuelles pour parvenir à un bien-être collectif ? Comment pour ce faire comparer ces préférences les unes avec les autres ? Que faire des préférences dispendieuses ? Comment hiérarchiser les préférences sans les juger de manière paternaliste ? Finalement, les mêmes objections que celles que Rawls (voir infra) présente à l’encontre de l’utilitarisme peuvent être adressées au welfarisme.
19Face aux considérations utilitaristes ou welfaristes, bien des théories de la justice sociale présentent à cet égard de sérieuses objections. C’est en particulier le cas de celle de Rawls. Pour reprendre un vocabulaire kantien, on pourrait dire que, si moralement la recherche du bien-être peut fournir un impératif hypothétique, elle ne saurait en aucun cas être un impératif catégorique (passant donc l’épreuve de la généralisation et de l’universalisation). Lorsqu’en suivant ce dernier impératif un individu raisonne déontologiquement, l’option qu’il choisit est (ou peut être), du point de vue du cadre étroit de la rationalité restreinte, sous-optimale (y compris pour une théorie de la rationalité limitée) ; d’où l’incompréhension de l’utilitariste ou du welfariste. Ce dernier pourra toujours introduire, à côté des préférences sur le bien-être matériel et moral, des préférences sur le juste, tant qu’il ne cherchera pas d’autres solutions que ce qui est optimal pour cette fonction complexe de préférences, il ne pourra que de manière purement contingente rendre compte de ce qui s’observe quotidiennement. Il est pourtant simple de constater que lorsqu’un sujet accorde la priorité au juste sur le bien-être, il n’optimise rien. Loin du perfectionnisme, il recherche ce qui pourrait faire l’unanimité. Mais l’utilitariste ne peut pas trouver cette solution pour cette raison qu’Emmanuel Kant indiquait déjà très clairement :
Le principe du bonheur peut certes fournir des maximes, mais jamais de celles qui pourraient servir de lois à la volonté, même si l’on prenait pour objet le bonheur universel.
21L’utilitariste ne cessera donc jamais de s’étonner de ce que, dans la vie ordinaire, les hommes ordinaires ne se comportent pas toujours comme ils le devraient s’ils voulaient bien n’être que ces bons « demeurés sociaux » de la théorie des jeux qui le passionne tant ou ces bons « idiots rationnels » optimisant à tout instant, directement ou indirectement, des fonctions d’utilité pour atteindre le bien-être [5].
22Une orientation exclusive vers le bien-être est dans ces conditions un échec tout autant moral qu’empirique. Et l’on comprend pourquoi Rawls commence sa Théorie de la justice par cette objection très forte :
Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice […] n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre. […] les droits garantis par la justice ne sont pas sujets à un marchandage politique ni aux calculs des intérêts sociaux.
24Il est ainsi bien clair que le bien-être n’est pas la justice et surtout qu’il n’en est pas une garantie. Certes, les deux ont en partage certains réquisits comme le fait de disposer d’un revenu décent ou de pouvoir agir et évoluer dans sa vie professionnelle, affective et sociale. Mais, en tant qu’objectif social, ils se distinguent nettement. L’approche en termes de bien-être demeure assez peu critique sur la répartition sociale des « biens » qu’elle promeut et elle peine à définir un principe d’organisation entre les différentes conceptions du bien que chacun peut proposer. L’approche en termes de justice sociale tend au contraire à faire de la justice le principe d’organisation et de compréhension de la cohésion sociale, au sein de laquelle le bien-être tient seulement une place. Dès lors, les deux approches peuvent conduire à des évaluations fort différentes des états sociaux.
25Cette divergence n’est pas neutre si l’on pense, comme l’a rappelé la citation de Rawls ci-dessus, que la justice a nécessairement la priorité sur le bien-être. Cela ne signifie évidemment pas que la recherche du bien-être serait à rejeter d’un bloc, mais qu’elle doit se faire sous les auspices de la justice, qui est ici toujours aussi une fin et jamais simplement un moyen. Cette livraison de L’Année sociologique montre en tout cas, grâce à des enquêtes récentes menées sur des échantillons représentatifs en France et au Québec, que ce raisonnement est compatible avec celui d’une majorité de citoyens qui lient leur sentiment de bien-être avec leur appréciation du degré auquel une certaine justice sociale leur semble réalisée dans leur société.
Notes
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[1]
Plusieurs bilans de la littérature scientifique sur le bien-être ont déjà été publiés. Outre la contribution de Rémy Pawin dans la présente livraison de L’Année sociologique, on pourra consulter les ouvrages de Easterlin (2004), Nettle (2005), Bruni et Porta (2007), Rey (2008), notamment.
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[2]
Voir http://www.oecd.org/statistics/guidelines-on-measuring-subjective-well-being.htm
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[4]
On peut bien entendu, si on le souhaite, remplacer dans cette phrase « bonheur » par utilité ou bien-être.
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[5]
Nous empruntons les deux expressions placées entre guillemets dans cette phrase à Sen (1982).