CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Michel Crozier est mort à Paris le 24 mai 2013. Il avait 90 ans. Avec lui s’est éteint un sociologue des organisations ayant marqué de son empreinte non seulement toute une génération de sociologues, mais aussi toute une génération d’administrateurs et de managers qui trouvaient dans son œuvre une inspiration pour renouveler leur style d’action.

2Si l’on cherche à caractériser la sociologie de Michel Crozier, trois mots viennent rapidement à l’esprit : terrain, liberté et rationalité. Le mot « terrain » rappelle sa conviction absolue que la sociologie n’était utile que si elle était capable de renouveler notre vision de la réalité, et ce renouvellement ne pouvait venir que si la sociologie restait une sociologie de terrain, c’est-à-dire une sociologie de première main qui cherchait à décrire et à rendre intelligible la logique des pratiques observables dans les situations réelles. Il s’agissait donc d’une sociologie de l’enquête, d’enquêtes qui devaient s’appuyer sur une écoute des acteurs, écoute elle-même fondée sur une pratique de l’entretien semi-directif dans l’exercice duquel Michel Crozier était un maître incontesté. Mais cette écoute n’était pas une fin en soi : elle devait fonder une interprétation renouvelée des pratiques des acteurs. Et cette interprétation n’était pas le résultat d’un cadre préétabli. Elle s’appuyait d’abord sur le croisement des données elles-mêmes, dans ce que ce croisement ou cette confrontation donnait à voir comme écarts entre les objectifs que (se) donnent les acteurs, les résultats atteints et les effets produits. Le résultat était de permettre de restituer aux acteurs leur part de responsabilité dans la construction et le maintien de systèmes de relations et de fonctionnements organisationnels que ces mêmes acteurs ressentaient, voire dénonçaient comme imposés par le haut ou par une autorité supérieure.

3Le deuxième mot est tout naturellement « liberté ». La sociologie de Michel Crozier était une sociologie de la liberté. Elle récusait tout déterminisme et reconnaissait aux acteurs qu’elle observait, une zone de liberté qu’ils utilisaient activement dans la poursuite de ce qu’ils considéraient à un moment donné comme leurs intérêts. Pour lui, les acteurs avaient toujours le choix et avaient toujours de bonnes raisons d’agir comme ils le font. Le rôle du sociologue, dès lors, n’est pas de dénoncer, mais de reconstruire les contraintes qui pèsent sur les acteurs et les raisons qui les conduisent à prendre une décision ou adopter un comportement. Cette démarche est d’abord une démarche monographique sensible aux spécificités des situations et des contextes. Mais elle ne rechigne pas à des montées en généralité fondées sur, et contrôlées par, la comparaison raisonnée de monographies approfondies. La mise en évidence de récurrences systématiques dans des situations étudiées dans leurs spécificités mêmes, permet de développer des hypothèses plus générales capables de nourrir des enseignements plus généraux (Robert K. Merton aurait appelé cela « theories of the middle range ») et des diagnostics sur l’efficacité des comportements et des modes de régulation observés. En ce sens, la sociologie crozierienne était un compagnon de route de sociologues de l’École de Chicago et de leur ambition de ne construire que des théories fondées (« grounded theory »).

4Le troisième terme pour caractériser la sociologie de Michel Crozier est le corollaire direct de l’idée de liberté : c’est le mot « rationalité ». Lors de son année passée au Center for Advanced Studies in the Behavioral Sciences de Palo Alto, Michel Crozier a été profondément impressionné par la lecture du livre de March et Simon Organizations (1958) et du concept de rationalité limitée qui y est exposé. Ayant été un des premiers sociologues organisationnels à en pressentir toute la richesse et toutes les implications pour l’analyse et la compréhension des organisations, des systèmes et des processus de décision, Crozier a contribué à la publication et la diffusion du livre en France. Il a surtout fait de la rationalité limitée un pivot des analyses présentées dans Le Phénomène Bureaucratique (1965) et dans la pratique de recherches developpées à partir des enquêtes séminales dont ce livre rend compte. Les acteurs des deux monographies organisationnelles présentées dans Le Phénomène bureaucratique sont analysés comme des acteurs qui tous, de haut en bas de la hiérarchie organisationnelle, ont de bonnes raisons de se comporter comme ils le font et qui sont donc “rationnels” (au sens de la rationalité limitée de March et Simon) dans leurs “choix” pas nécessairement conscients d’ailleurs. Il allait même plus loin et considérait ces comportements comme l’expression d’une stratégie rationnelle qui prenait son sens (tirait sa rationalité) non des buts des acteurs, mais du contexte d’interdépendances stratégiques dans lequel ceux-ci étaient insérés et qu’ils devaient gérer pour l’accomplissement de leurs tâches. Du coup, c’est en prenant au sérieux les comportements des acteurs, en cherchant les « bonnes raisons » (pour utiliser un terme popularisé beaucoup plus tard par Raymond Boudon) que les acteurs pouvaient avoir pour adopter tel ou tel comportement, que l’analyste réussirait à reconstruire les caractéristiques spécifiques et les « règles du jeu » prévalant dans une organisation ou dans un contexte d’action donné.

5Une telle utilisation de l’idée de rationalité dans ses analyses a valu à la sociologie de Crozier le qualificatif erroné de “sociologie néo-rationaliste” en proximité des “théories du choix rationnel”. Ce qualificatif feignait d’oublier que le raisonnement ne supposait nullement un acteur conscient, ayant une vision claire préalable de ses préférences, de ses intérêts et de ses objectifs, vision qui lui permettrait de choisir en toute conscience et connaissance de cause ses comportements au mieux de ses intérêts. Ce cas de figure n’est pas exclu par un tel cadre d’analyse et peut par moments correspondre à une réalité empirique. Mais il s’agit d’un cas de figure extrême dans un continuum en fonction du degré de conscience du choix et du degré de conscience des objectifs et des intérêts. La rationalité dont il était question ne se définissait pas par rapport à des objectifs clairement perçus et sélectionnés. Elle se définissait par rapport à la perception pas toujours claire et toujours partiellement intuitive des interdépendances dans lesquelles était inséré un acteur donné. Elle correspondait en quelque sorte à ce qui serait plus proche d’une décision intuitive, presque instinctive, fruit de ce que dans L’Acteur et le système (1977) nous avons appelé “l’instinct stratégique” de tout acteur, instinct qui lui fait chercher comment il peut “tirer son épingle du jeu” dans lequel il est engagé.

6La combinaison des ces trois termes, joints à une insatiable curiosité de la réalité empirique de nos sociétés, a permis de fonder une démarche de recherche dont la caractéristique essentielle est la très grande ouverture intellectuelle et pratique. La raison en est que la question de fond qui l’animait n’était pas la question sur les “formes d’organisations”, leurs origines et leurs conséquences, mais la question plus générale sur les dynamiques de l’action collective et du changement institutionnel (dynamiques conscientes et inconscientes, intentionnelles ou émergentes de l’interaction entre un ensemble d’acteurs liés par de l’interdépendance stratégique). Les organisations dans leurs différentes formes étant les instruments (récalcitrants) mais nécessaires pour l’action collective des hommes, il importait de s’intéresser au fonctionnement des organisations pour mieux comprendre les ressorts et mécanismes de cette « récalcitrance » (P. Selznick, Leadership in Administration : A Sociological Interpretation. Evanston, IL, Row Peterson, 1957) afin de promouvoir le changement. Le but était non pas de décrire différentes formes d’organisation, mais de mieux comprendre les processus d’organisation sans lesquels aucune action collective durable n’est possible. En d’autres termes, et c’est en cela qu’à mon sens réside le mérite, l’intérêt et la véritable originalité de l’approche crozierienne, “l’organisation” était transformée en un paradigme de recherche non pas pour un champ particulier de la société, mais pour l’étude de la société toute entière ou mieux pour l’étude empirique des processus socio-politiques les plus divers, leurs structurations, leur évolution et leur changement. C’est ce qui explique aussi que Michel Crozier a pu fonder, developper et laisser derrière lui un centre de recherche sociologique qui incarne cette ouverture et la démarche qui la fonde, le Centre de Sociologie des Organisations, qu’il avait crée en 1964 et qui demeure cinquante ans après un laboratoire de recherche d’une grande vitalité et originalité.

Erhard Friedberg
Professeur émérite de Sociologie à Sciences Po Paris
Senior Advisor de la School of Government and Public Policy (SGPP-Indonesia)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2014
https://doi.org/10.3917/anso.141.0009
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