1Cet article propose de réinvestir sociologiquement la notion de « discipline » à travers l’étude du rôle d’« entrepreneur » disciplinaire joué par Robert K. Merton. Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à Merton dix années précisément après sa disparition en février 2003 ? Quatre raisons d’inégale portée peuvent être ici brièvement avancées.
2(1) La première tient à son rôle unanimement reconnu – même chez ses critiques les plus ardents – dans la formation de la sociologie des sciences comme « identifiable special discipline » [1]. Merton est un « discipline-builder » (Crothers, 1987). Les nombreux ouvrages, articles et numéros de revues qui s’accumulent depuis sa disparition n’ont jamais remis en cause ce rôle structurant [2].
3(2) La deuxième raison tient à ce que ce « programme disciplinaire » (Lenoir, 1997) conduit par Merton s’appuie sur un « programme de recherche » (Lakatos, 1994) dans lequel la science est définie comme un collectif social différencié. La science est pour lui une activité sociale, mais pas une activité sociale comme une autre. D’où la fréquence avec laquelle les promoteurs contemporains des « nouveaux modes » de production de la connaissance (Gibbons et al., 1994 ; Nowotny et al., 2001) prennent appui sur une critique plus ou moins radicale de la conception mertonienne des sciences.
4(3) La troisième raison tient à ce que Merton ne se contente pas de faire de l’objet « discipline » un « site de recherche stratégique » (Merton, Thacray, 1972). Conscient des propriétés réflexives de sa démarche, il associe étroitement l’accession de son programme de recherche à l’état de « science normale » à la possibilité de rendre manifestes pour la sociologie des sciences les mécanismes et facteurs institutionnels mis en évidence pour n’importe quelle autre discipline.
5(4) Enfin, la quatrième raison, plus conjoncturelle, mais non moins importante que les précédentes, est liée à l’accessibilité récente d’un matériau inédit sur lequel cet article repose pour l’essentiel : les Archives Merton (AM) disponibles à la Rare Book and Manuscript Library (RBML) de l’Université Columbia et particulièrement sa correspondance.
6La sociologie des sciences accorde une importance considérable à ce que Merton décrit comme « the gap between private and public knowledge » (Merton, 1990, p. 356). Les chercheurs dans leurs publications n’ont pas, en effet, vocation à restituer publiquement leur expérience privée de la recherche scientifique. Or précisément ici, que peut nous apprendre de nouveau ce matériau original, par rapport à la connaissance publique disponible, quant à la formation et à la conduite du programme disciplinaire mertonien – et par extension sur les facteurs qui contribuent à la formation d’une discipline nouvelle dans le domaine des sciences sociales ?
7Pour répondre à cette question, l’article est composé de trois parties. La première propose de constituer un bref état des savoirs sociologiques sur les disciplines. Elle sera l’occasion de caractériser les logiques d’action individuelle et/ou collective à l’œuvre dans la conduite d’un programme disciplinaire. La deuxième partie de l’article présente le matériau original utilisé – un corpus d’environ 450 lettres extraites des archives de la RBML [3] –, le statut sociologique de ce matériau, la méthodologie retenue ainsi que certaines des caractéristiques élémentaires du corpus. Enfin, la troisième partie applique la grille d’analyse définie dans la seconde section de la première partie sur le matériau présenté dans la seconde partie. L’étude de la correspondance de Merton est destinée à préciser la nature du « fossé » qui sépare les dimensions publique et privée de son activité. Plus encore nous faisons ici l’hypothèse que notre matériau permet d’identifier la manière dont la conduite d’un programme disciplinaire intègre la logique sociale propre au milieu académique. Si, comme le pense Merton, la science n’est effectivement pas une activité sociale « comme les autres », alors cette différence doit être perceptible dans la manière dont un programme disciplinaire se constitue comme principe d’action. C’est ce que nous essaierons de démontrer.
I – Différenciation disciplinaire et processus d’institutionnalisation dans les sciences
8L’analyse sociologique des disciplines est étroitement liée à une réflexion sur la manière dont les institutions modernes dédiées à la production et à la diffusion des savoirs mettent en œuvre un triple degré de différenciation. Le premier degré est celui qui permet de distinguer, au niveau microsociologique, l’étudiant de l’enseignant. La discipline, dans son sens premier, est d’abord un élément constitutif de la relation pédagogique. Elle représente la part de l’étudiant (disciplina) par opposition à celle de l’enseignant (doctrina). Le deuxième degré de différenciation, au niveau mésosociologique, correspond à la division du travail à l’intérieur du milieu académique. C’est en ce sens que Stichweh (1992) propose de définir la discipline comme une « unité primaire de différenciation interne à la science moderne » (p. 4). C’est-à-dire une unité organisationnelle à laquelle correspond un collectif distinct de recherche, de formation et d’enseignement. Enfin, à un niveau macrosociologique (3e degré de différenciation), la discipline comme « régime » (Shinn, 2000) – c’est-à-dire cadre référentiel non exclusif de l’activité de production et de diffusion de la connaissance – opère comme principe de différenciation entre milieu académique et milieu extra-académique.
9L’étude de l’origine sociocognitive de ces différents degrés de différenciation, de leurs matérialisations organisationnelles ou de leurs conséquences désirées et/ou non désirées sont des questions majeures pour l’étude des sciences. Nous nous concentrons ici sur trois points limités dont la discussion est un préalable nécessaire à notre étude de cas.
A – Front de recherche, profession et programme disciplinaire
10(1) Le premier point concerne l’usage argumentatif fait par les promoteurs des « nouveaux modes » de production de la connaissance de la transdisciplinarité d’une partie de la recherche contemporaine pour établir l’acte de décès des disciplines (Camic, Joas, 2004). Cette transdisciplinarité n’est pourtant pas neuve [4]. Les localisations interstitielles, les collaborations et recombinaisons ne sont possibles précisément qu’à partir de la préexistence d’une infrastructure disciplinaire. Mieux encore la transdisciplinarité représente une modalité de transfert de connaissance et d’innovation à l’intérieur de cette infrastructure pour laquelle elle constitue un principe dynamique majeur. D’où l’importance de distinguer deux niveaux d’analyse. Le premier est celui de l’« aire » ou du « front » de recherche proprement dit. Mullins (1972) et Whitley (1976, 1984) entre autres en ont proposé des caractérisations en termes de réseau communicationnel et d’engagement socio-cognitif par rapport à un ensemble d’interrogations (problèmes ou énigmes). Le deuxième niveau d’analyse est celui de la discipline proprement dite (la spécialité étant entendue ici comme sous-unité disciplinaire) qui correspond à une forme institutionnalisée de l’activité de recherche, d’enseignement et de formation. Il n’y a pas de relation simple entre front de recherche et discipline – l’un n’est pas nécessairement la cause de l’autre. De fait, tous les chercheurs n’ont pas nécessairement des objectifs disciplinaires et, par extension, tout collectif de recherche n’a pas vocation, ni parfois n’est en mesure, d’acquérir une forme institutionnelle.
11(2) L’avènement de l’infrastructure disciplinaire moderne relève d’un processus partiel de « déprofessionnalisation » (Stichew, 1991) qui conduit à assigner le scientifique à un « marché fermé », c’est-à-dire un marché pour lequel seuls sont « consommateurs » les autres producteurs de savoirs – d’où la représentation des scientifiques comme « associés rivaux » dans la production et la diffusion des connaissances. Ce processus de fermeture demeure bien entendu partiel dans la mesure où certains domaines (le droit, la médecine, l’ingénierie par exemple) continuent à bénéficier d’un « marché ouvert » et disposent en conséquence d’une « clientèle ». Le cas de l’ingénierie retient par exemple l’attention du fait de la capacité d’un certain nombre de scientifiques à transiter d’un espace à un autre – de l’université (discipline) vers l’ingénierie (profession) et vice versa –, mais sans pour autant remettre en question la démarcation entre ces espaces (Shinn, 2000). Si on accepte d’envisager de la sorte discipline et profession comme deux formes institutionnelles différenciées, on voit dès lors quels amalgames sont à l’œuvre dans le discours ordinaire sur la « professionnalisation » des disciplines. Ce discours contribue à masquer la diversité des formes d’« identité » associée aux unités primaires de différenciation interne au milieu académique. La « profession » (les ingénieurs) en est une, la « discipline » (les enseignants-chercheurs) en est une autre (Gingras, 1991).
12(3) Quelles sont les principales composantes de cette identité disciplinaire ? Il faut insister ici sur la dimension cognitive de cette identité – celle portée par le programme de recherche. Comme le rappelle Nye (1993), « le cœur de la discipline scientifique est manqué si ses valeurs particulières et ses problèmes caractéristiques ne sont pas identifiés et compris » (p. 20). Autant dire qu’une approche constructiviste pour laquelle « le monde naturel n’a aucun rôle ou presque dans la construction de la connaissance scientifique », selon la formule restée célèbre de Collins, se met dans l’incapacité de saisir une composante pourtant fondamentale de toute discipline. Aussi centrale qu’elle puisse être, cette dimension cognitive n’épuise pas la diversité des composantes de l’identité disciplinaire. Nous proposons de qualifier – à la suite notamment de Servos (1982) ou plus récemment Lenoir (1997) – de « programme disciplinaire » l’ensemble des actions, individuelles et collectives, orientées en finalité vers la formation des composantes sociales de l’identité disciplinaire. Les notions de « programme de recherche » et « programme disciplinaire » sont bien entendu liées. Elles se renforcent mutuellement et paraissent parfois difficiles à démêler dans le cours ordinaire de n’importe quelle activité de recherche, mais elles n’en demeurent pas moins analytiquement distinctes en raison de leur orientation propre : la première vers la dimension cognitive, la seconde vers la dimension sociale.
B – Le programme disciplinaire comme principe d’action : deux exemples en sciences sociales
13Pour préciser la nature des composantes sociales d’un programme disciplinaire nous choisissons d’évoquer brièvement deux exemples historiques en sciences sociales : Sarton et Merton. Ce choix présente un intérêt par rapport à l’objectif général de cet article. Les publications consacrées aux programmes disciplinaires de Sarton et Merton sont produites – au nom du principe d’auto-exemplification – par Merton lui-même ou certains de ses collègues les plus proches (Thacray, Cole, Zuckerman). En prenant appui sur ces études nous reconstituons donc la part autoproduite du « public knowledge » relatif au programme disciplinaire mertonien.
14L’étude comparée de Sarton et Merton montre bien que la conduite d’un programme disciplinaire va de pair avec celle d’un programme de recherche innovant au regard de l’état contemporain des savoirs et des pratiques. Ce qui suppose chez eux non seulement une intensité de travail hors norme, mais également une solide confiance en la valeur de leur démarche comme de leurs idées. La réussite ne dépend toutefois pas de ses seules caractéristiques personnelles. Indépendamment des facteurs sur lesquels ils n’ont généralement aucune prise – certains facteurs macro notamment – il leur faut agir sur différents plans successivement ou parallèlement.
15(1) S’établir sur un marché « fermé » : la conduite d’un programme disciplinaire suppose d’investir le marché académique. C’est sur ce marché fermé, au sens précédemment mentionné, qu’il sera par la suite possible de « faire carrière » et d’étendre progressivement son influence. Merton et Thacray (1972) reviennent longuement sur les nombreuses difficultés rencontrées par Sarton qui émigre de la Belgique vers les Etats-Unis. Comparativement Merton (1977, 1985, 1994) – comme Cole et Zuckerman (1975) – donne peu de détails sur son entrée dans la carrière. Il évoque le « trio interdisciplinaire » d’étudiants composé de Merton, Cohen et Barber qui s’intéresse aux « connexions entre sociologie et histoire des sciences ». Au milieu de ce trio, trois professeurs : « Georges Sarton, bien sûr ; et également […] Lawrence J. Henderson qui, en 1910, avait donné le premier cours d’histoire des sciences à Harvard […] l’ancien chimiste, historien des sciences autodidacte et président de l’Université Harvard, James B. Conant » (Merton, 1977, p. 73). Merton rappelle également qu’après avoir été un temps instructeur et tuteur dans le tout nouveau département de sociologie de Harvard, ses espoirs de recrutement disparaissent lorsque Conant annonce le gel du recrutement des professeurs assistants. Il lui faut donc quitter Harvard : « Lorsque l’Université Tulane a créé une chaire durant cette période économique difficile […] les dés étaient jetés. Par ailleurs, pour un provincial dont la vie était confinée jusqu’alors à Philadelphie et Cambridge, la culture pleine de fantaisie de la Nouvelle Orléans avait un attrait indéniable. Après une période à la fois relaxante et intellectuellement enrichissante, je suis parti pour Columbia […] » (1994, p. 354).
16(2) Se démarquer des disciplines préexistantes et/ou environnantes : une fois le marché académique investi, il est important de rendre visible la spécificité de son programme de recherche, et donc de se livrer à un « travail de démarcation » selon l’expression de Gieryn (1999). Merton rappelle que les premiers sociologues des sciences n’ont pas agi différemment « des pères fondateurs de la sociologie […] [ils ont] démarqué leur champ des autres pour acquérir un sens privé, publiquement exprimé, de ce qu’ils pensaient pouvoir accomplir. La recherche, cognitivement et socialement induite, d’une identité publique les a conduits à délimiter une juridiction leur appartenant en propre » (1977, p. 67). Ce travail de démarcation disciplinaire constitue une première différence significative entre Merton et Sarton. Il se manifeste dans la formulation même des orientations générales de leur programme de recherche. Si Sarton se donne pour objectif d’établir institutionnellement l’histoire des sciences, « ses préoccupations holistes, son ambition pour une compréhension totale, et l’importance qu’il accordait aux vertus morales de la recherche historique » vont, selon Merton et Thacray (1972, p. 494), à contre courant des nécessités du travail spécialisé comme étude approfondie et moralement « détachée » d’un domaine délimité. À l’inverse, dès sa thèse, Merton (1938, chap. 10) s’appuie sur la dichotomie externalisme / internalisme pour délimiter le territoire académique de la sociologie des sciences par rapport à celui de l’historiographie des idées ou de la philosophie des sciences.
17(3) Créer et diriger des instruments disciplinaires : le travail de démarcation est généralement associé à la production d’« instruments » qu’il s’agit de mettre au service du programme disciplinaire. La notion d’instrument représente ici des réalités très diverses. Pour Sarton, l’instrument majeur sur lequel s’appuie son programme disciplinaire est la revue d’histoire des sciences, Isis : « on voit de quelle manière Isis a constitué pour Sarton le premier des outils institutionnels dont il avait besoin pour transformer, sous son leadership, un domaine de recherche […] en une discipline structurée […] » (Merton, Thacray, 1972, p. 478). De son côté Merton concentre ses efforts sur les organisations et supports généralistes de la sociologie, l’American Sociological Association (ASA) en particulier. Il s’investit dans la création et l’organisation des comités de recherche spécialisés en sociologie des sciences, notamment celui de l’International Sociological Association (ISA). Il a décrit dans son Episodic Memoir les étapes de formation de cet instrument organisationnel selon une logique du progrès continu. C’est à l’occasion du 5e congrès de l’ISA à Washington, rappelle-t-il, que « le travail de fondation a été réalisé […] Pour le congrès de 1970 à Varna [Bulgarie], le groupe était parvenu à programmer plusieurs sessions thématiques, avec autant de participants et d’auditeurs que dans n’importe quel autre groupe […] La même chose se répétera à peu près en 1974 au congrès de Toronto. […] » (Merton, 1977, p. 15). Plus encore, à partir de 1970 le groupe décide d’organiser des sessions intermédiaires : la première à Londres et la deuxième à Varsovie. Les interventions de la conférence de Londres, se félicite Merton, « ont d’ores et déjà pris la forme d’une publication (Whitley, 1974) » (p. 17). Parallèlement à l’ASA ou l’ISA, Merton peut également compter sur un autre instrument organisationnel, nettement plus élitiste, créé sous le patronage de la Fondation Ford : le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (CASBS) situé à Stanford. C’est en tant que membre du Committee on Fellows, ayant pour tâche d’identifier les chercheurs prometteurs, que Merton contribuera à l’invitation faite au jeune historien des sciences, T.S. Kuhn, de passer une année au CASBS entre 1958 et 1959.
18(4) Former et (faire) recruter : un programme disciplinaire est fréquemment à l’origine une entreprise individuelle – d’où la tentation récurrente de donner une représentation « héroïque » des « fondateurs », mais c’est également et surtout rapidement une entreprise collective. La conduite d’un programme disciplinaire passe par la formation de « futurs collègues » qui pourront, une fois recrutés, mobiliser les instruments préétablis, développer le potentiel d’élaboration non encore exploité. Il revient aux autodidactes de se livrer à un double travail d’adaptation institutionnelle : (1) rendre accessible aux étudiants un enseignement non encore intégré au cadre disciplinaire et les former à la recherche, (2) obtenir et/ou créer des postes généralement non encore « répertoriés » pour transformer ces étudiants en « jeunes collègues ». C’est ici qu’il faut chercher, selon Cole et Zuckerman (1975, p. 155), la deuxième différence majeure entre Sarton et Merton. Si Sarton échoue à former des disciples, Merton y parvient. Le séminaire de sociologie des sciences qu’il dirige à l’Université Columbia lui permet de « détecter » les jeunes talents et de les former pour en faire de futurs collègues – qui se présenteront par la suite plus ou moins durablement comme sociologues des sciences « mertoniens ».
19(5) Produire le récit de l’identité disciplinaire : un dernier registre d’action – plus latent – doit être ajouté aux précédents, celui de la production même du récit sociohistorique du collectif disciplinaire. De fait, si cette dimension n’est pas objectivée, c’est tout simplement parce que ces articles rédigés par Merton, Thacray, Cole et Zuckerman sont des instruments au service de la production de ce récit. La pratique de la « self-exemplification » n’est pas simplement, comme cela a été rappelé, une façon pour Merton d’établir la « normalité » scientifique de sa discipline. C’est également une façon de donner au collectif disciplinaire une conscience de son histoire à travers la formulation de cette histoire.
II – La correspondance scientifique : approche méthodologique et nature du corpus
20Cette deuxième partie présente le corpus épistolaire à partir duquel seront analysées par la suite les cinq composantes du programme disciplinaire discutées dans la dernière section de la partie précédente.
A – L’échange épistolaire comme modalité de la communication scientifique
21L’échange épistolaire s’oppose par son caractère généralement « fugitif » et « privé » à la publication qui remplit une fonction publique d’archivage. Plus encore, il se caractérise par sa nature le plus souvent informelle. Il permet de faire circuler (comme toute autre relation informelle) des informations parfois difficiles à intégrer dans les publications (des conseils, des modalités interprétatives non consolidées, des opinions générales, etc.). Il possède également un plus haut degré de permissivité (Menzel, 1966). Il donne la possibilité aux scientifiques, libérés des contraintes associées à la « publicisation » des connaissances, d’accéder à une gamme plus étendue d’expression dans l’échange de suggestions et de critiques. Cela sans que la responsabilité des correspondants soit nécessairement durablement engagée.
22C’est sur ce statut particulier de l’écriture épistolaire que Merton insiste à l’occasion d’une lettre destinée à Nicholas Mullins suite à l’envoi par ce dernier, avant publication, d’un compte rendu extrêmement défavorable de l’un de ses ouvrages. Merton rappelle, qu’à une exception près, il n’a jamais fait parvenir une lettre à une revue après la publication d’un compte rendu défavorable : « lorsqu’il s’agit de se défouler (blowing off steam), écrit Merton, je considère qu’une catharsis utile est plus à sa place dans […] la correspondance privée plutôt que sur la place publique » (AM, lettre du 15 mai 1975). Et Merton de citer un bref extrait d’une lettre de Robert Hooke à Isaac Newton dans laquelle il demande à ce dernier de ne discuter de leurs désaccords que dans des lettres privées : « tous deux, écrit Hooke, nous recherchons la découverte de la vérité et je suppose que tous deux nous pouvons endurer l’écoute d’objections, de façon à ce qu’elles ne se transforment pas en une forme d’hostilité ouverte ». Cette lettre de Hooke à Newton est pour Merton révélatrice : l’espace informel de l’échange épistolaire permet aux scientifiques de s’affranchir du souci de l’image de soi présent dans toute controverse publique. « En tant qu’elle est distincte du débat public généralement guidé par la volonté de préserver l’estime de soi devant un auditoire, la correspondance privée autorise le va-et-vient centré sur la dimension proprement cognitive » (AM, lettre du 15 mai 1975). Ce bref rappel une fois effectué, Merton peut dès lors saluer avec humour les « pouvoirs d’allégation compacte » de Mullins et s’adonner sur quinze pages dactylographiées à la détection, ligne à ligne, des multiples erreurs factuelles qui jalonnent un compte rendu qui ne fait pourtant que trois pages.
B – Les Archives Merton (AM) et la méthodologie
23La correspondance de Merton, archivée à la RMBL, contient à la fois les lettres écrites par Merton (originales ou dupliquées selon l’état contemporain des techniques disponibles), les sollicitations et/ou les réponses (originales ou dupliquées) des correspondants, mais également parfois les copies de courriers qui ne le concernaient qu’indirectement, mais dont les auteurs prenaient soin de lui faire parvenir pour diverses raisons un exemplaire.
24En ne prenant en compte que la correspondance de Merton (et lorsque cela sera nécessaire certains éléments liés au séminaire dirigé par Merton), nous ne prenons ici en considération qu’une partie limitée du matériau disponible à la RBML. D’autant plus limitée que, pour cet article, nous choisissons de ne conserver qu’une partie de cette correspondance – celle qui a trait le plus directement au domaine de la sociologie des sciences. Ce travail de délimitation a abouti à la constitution progressive d’un corpus constitué d’environ 450 lettres.
25Pour l’ensemble des lettres présentes dans le corpus, nous avons choisi de coder dans notre base de données outre les informations élémentaires (noms des correspondants, dates, adresses) les données relationnelles – des « marqueurs » – susceptibles d’être étudiées par les diverses techniques de l’analyse des réseaux. Etudier une correspondance c’est étudier un réseau communicationnel informel, mais c’est également étudier la manière dont les correspondants citent ou co-citent un certain nombre de personnes, d’organisations, de sujets ou d’événements plus ou moins conjoncturels [5].
26Prenons comme exemple une lettre parmi d’autres, celle envoyée en 1997 par Merton à Mario Bunge (figure 1). Sur cette lettre, quelques marqueurs génériques (en souligné sur la figure 1) – expéditeur, destinataire, date, lieu – sont aisément identifiables. Cette lettre est par ailleurs la composante d’un échange (une succession de lettres se répondant l’une l’autre) « non orienté » ou encore « symétrique ». Ce qui veut dire ici qu’un échange épistolaire se caractérise par la capacité d’un acteur A à interagir (de façon asynchrone dans le cas des lettres) avec un acteur B et réciproquement.
Retranscription partielle de la lettre de Robert Merton à Mario Bunge [MA, 22 mai 1997]

Retranscription partielle de la lettre de Robert Merton à Mario Bunge [MA, 22 mai 1997]
27La lecture de la retranscription partielle de la lettre de Merton à Bunge, permet d’identifier divers thèmes ou personnes d’ordre privé et académique. Il s’agit notamment de faire suite à la demande de Bunge d’un « conseil » dans le choix de collègues pour composer un comité scientifique. D’où les différents noms qui sont cités : Raymond Boudon, Thomas Gieryn et Peter Galison. Nous considérons ces divers éléments – les marqueurs de « contenu » (personne, organisation, évènement, etc.) signalés en gras dans la figure 1bis – comme « partagés » par Merton et Bunge. Ce sont des éléments cités (et qu’il a été parfois nécessaire de simplifier au moment du codage) qui entretiennent une relation asymétrique avec l’échange épistolaire Merton-Bunge.
28L’exploitation du corpus permet donc d’associer à la correspondance de Merton une structure relationnelle « bimodale », c’est-à-dire une structure dans laquelle coexistent des « nœuds » (pour utiliser la terminologie standard de l’analyse des réseaux) de deux types : (1) la relation épistolaire proprement dite définie comme lien non orienté (symétrique) entre deux acteurs (A <—> B) ; (2) les marqueurs de contenu qui sont cités à l’occasion d’une relation épistolaire et avec laquelle ils entretiennent un lien orienté (asymétrique) ([A <—> B] —> a, b, c, … n.).
C – Eléments de caractérisation du corpus : distribution temporelle, auteurs et fréquence citationnelle
29Notre corpus (un peu plus de 450 lettres) est réparti sur un total de soixante et une années couvrant partiellement la période 1931-2002. La figure 2 ci-dessous présente à la fois la répartition du corpus par année pour la période 1931-2002 (histogramme et échelle sur l’axe vertical gauche) et l’évolution de l’effectif cumulé des échanges épistolaires (courbe et échelle sur l’axe vertical à droite).
Distribution temporelle du corpus

Distribution temporelle du corpus
30Cette figure permet de mettre en évidence une caractéristique singulière de notre corpus : 75 % des lettres qui le composent sont échangées durant la période 1970-2002. Ce déséquilibre s’explique aisément. Il est une conséquence de notre choix initial de sélectionner parmi l’ensemble des correspondants de Merton ceux ayant un rapport, direct ou indirect, avec la sociologie des sciences ; un domaine qui émerge comme discipline à la fin des années soixante. Un choix de recherche différent de notre part – comme par exemple celui de prendre en compte l’intégralité de la correspondance – aurait abouti à une distribution annuelle différente.
31En s’en tenant à l’identification des expéditeurs et destinataires, notre corpus intègre un total de 117 acteurs. Le tableau 1 ci-dessous détaille les trente noms les plus représentés (par ordre décroissant).
Les trente noms les plus représentés dans le corpus (expéditeur et/ou destinataire)

Les trente noms les plus représentés dans le corpus (expéditeur et/ou destinataire)
32Le tableau 1 met en évidence le caractère pluridisciplinaire de notre corpus. À l’évidence la conduite du programme disciplinaire va de pair avec une communication régulière hors des frontières étroites de la spécialité. Pour s’en tenir à ces trente noms les plus fréquents, on trouve ici des sociologues, mais également des philosophes et des historiens. Le groupe des sociologues – le plus fourni – peut être décomposé en quatre sous-groupes. Le premier est composé d’anciens « mentors » de Merton : Gilfillan comme Sorokin ont eu un rôle important dans le choix par Merton de l’étude des sciences. Le deuxième sous-groupe comprend des anciens étudiants (Zuckerman, les frères Cole, Gieryn, Gaston) ou des chercheurs maintenant un lien fort avec le programme de recherche mertonien (Barber, Ben-David, Fox, Etzkowitz, Lécuyer). Le troisième sous-groupe comprend également des spécialistes, mais qui, à la différence des membres du sous-groupe précédent, revendiquent une distance (théorique et/ou méthodologique) marquée par rapport au programme de recherche mertonien : Edge, Mitroff, Mullins. Enfin, le quatrième sous-groupe est constitué de sociologues « généralistes » ayant choisi d’investir provisoirement l’étude des sciences et/ou l’étude de la spécialité (Boudon, Bourdieu, Sztompka). Les historiens et philosophes des sciences peuvent également être distribués selon un principe de plus ou moins grande proximité. Certains sont à l’évidence très proches de Merton – Price, Thacray, Cohen chez les historiens, Bunge, Elkana, Ziman chez les philosophes. D’autres entretiennent des relations régulières tout en conservant une forme d’autonomie : Polanyi, Kuhn, Holton. D’autres enfin se tiennent résolument à distance – Feyerabend.
33La figure 3 ci-dessous permet de saisir la diversité des liens qui unissent l’ensemble des correspondants associés à notre corpus. Cette figure visualise les échanges épistolaires sous la forme d’un réseau ego-centré – le centre étant bien entendu Merton lui-même (RKM sur le graphe) [6]. L’épaisseur de chaque arête (edge) qui lie un nœud à un autre est proportionnelle au « poids » (weight) du lien, c’est-à-dire à l’intensité de la relation entre ces deux nœuds. Plus le nombre de lettres échangées par deux auteurs est important plus le lien gagne en épaisseur dans sa représentation graphique. Sans surprise, on constate que les liens les plus épais sont associés à la plupart des auteurs cités dans le tableau 2.
Le corpus comme réseau communicationnel

Le corpus comme réseau communicationnel
34Chaque lettre, et par extension chaque relation épistolaire, constitue un générateur de thèmes, de noms d’individus ou d’organisations, de supports de publications, d’évènements singuliers publics et/ou personnels, etc. Cette dimension citationnelle propre au contenu du corpus peut être brièvement décrite à partir d’une simple analyse de fréquence permettant d’identifier les marqueurs les plus cités. Là encore, pour chaque type, nous retenons les trente marqueurs les plus cités (par ordre décroissant). Etant donné la structure déséquilibrée de notre corpus, les tableaux 2 et 3 ci-dessous présentent les principaux marqueurs pour les deux périodes précédemment distinguées : 1931-1970 (25 % du corpus), 1971-2002 (75 % du corpus).
Les marqueurs les plus cités pour la période 1931-1970

Les marqueurs les plus cités pour la période 1931-1970
Les marqueurs les plus cités pour la période 1971-2002

Les marqueurs les plus cités pour la période 1971-2002
35Une lecture comparée rapide des différentes colonnes des tableaux 2 et 3 met en évidence à la fois certaines constantes et certaines variations dans le contenu des échanges épistolaires. Pour la première comme pour la seconde période, par exemple, les manuscrits et publications constituent le sujet d’échange le plus fréquent. La publication, ou sa préparation, constituant l’aboutissement d’une démarche de recherche, sa discussion est l’occasion d’apporter un regard plus ou moins critique sur tel ou tel aspect de la démarche, de la procédure de recherche, de la méthodologie adoptée, etc. L’encadrement des étudiants comme l’investissement dans les différents comités des organisations académiques sont des thèmes en bonne place dans les deux tableaux. Du point de vue des auteurs cités, la lecture comparée des tableaux révèle la présence durable de quelques sociologues classiques – Durkheim tout particulièrement qui apparaît également dans la colonne thématique avec la durkheimian school [7]. On perçoit également pour les deux périodes l’importance accordée par les correspondants aux diverses fondations et autres agences de financement – la Ford Foundation pour la première période, la Russell Sage Foundation et la National Science Foundation entre autres pour la seconde période.
36Malgré ces constantes indéniables (qu’il est inutile ici de détailler de façon exhaustive) il est aisé de percevoir en quoi notre corpus reflète l’évolution du domaine de recherche. Là où le tableau 2 reste globalement centré sur un registre citationnel généraliste – à l’exception des références à la sociologie de l’invention et à la Society for the Social Study of Invention –, on voit très nettement apparaître dans le tableau 3 un registre citationnel plus spécifique à travers la référence aux divers représentants et courants (new sociology of science, constructivism, etc.) de la sociologie des sciences et plus encore à des organisations ou des revues interdisciplinaires qui apparaissent au cours des années soixante-dix. La Society for Social Studies of Science (4S) comme la revue Social Studies of Science sont parmi les instruments et supports organisationnels les plus cités dans notre corpus pour cette seconde période. Plus encore, la discipline devient un sujet à part entière de conversation (le marqueur sociology of science as specialty) du point de vue de son histoire, de son identité ou de son évolution prévisible.
III – « Private knowledge » et programme disciplinaire : retour sur les composantes sociales de la discipline
37Cette troisième partie analyse notre corpus du point de vue du programme disciplinaire mertonien. Ce sont les cinq principales composantes sociales de l’identité d’une discipline (et leur interaction avec sa composante cognitive) qui guident notre analyse. L’étude de ces composantes n’a pas pour seul objectif de distinguer la connaissance publique de la connaissance privée, mais également de saisir dans quelle mesure la conduite d’un programme disciplinaire intègre la logique sociale caractéristique du milieu académique.
A – Le récit du collectif ou la lutte contre l’oblitération
38La première composante – chronologiquement la plus tardive dans la conduite d’un programme – consiste à établir le récit de l’institutionnalisation de la sociologie des sciences. Cette composante est sans doute celle pour laquelle l’intégration des attentes du milieu académique paraît la plus évidente. Produit au nom du principe d’auto-exemplification, le récit mertonien de la discipline prend la forme objectivée d’un exercice de sociologie historique des sciences. Les divers articles et chapitres d’ouvrages, évoqués dans la section IB, sont autant de publications basées sur la collecte de faits, de témoignages, de documents.
39L’étude des Archives Merton (AM) montre de quelle manière la pratique de l’auto-exemplification ne représente que la face émergée d’un souci permanent chez Merton du devenir de sa production scientifique. Cette attention n’a pas pour seul but d’évaluer la réalité de l’influence intellectuelle d’un programme de recherche. Il s’agit également de lutter contre un processus propre au milieu académique : l’oblitération par incorporation (obliteration by incoporation). Dans son sens strict, il s’agit de « l’effacement des origines des idées, méthodes ou découvertes par leur incorporation dans les canons communément acceptés de la connaissance » [8].
40Merton a été périodiquement confronté à cette thématique de l’oblitération. Nous nous en tiendrons ici à trois occasions parmi d’autres. Le premier exemple est tiré de sa correspondance avec le sociologue de l’invention, S. Colum Gilfillan. En 1935, Merton publie son troisième article (les deux premiers, en 1934, étant consacrés à la sociologie française) intitulé Fluctuations in the rate of industrial invention. Peu de temps après, Gifillan lui fait parvenir une lettre dans laquelle il ne masque pas un certain dépit :
Dear Merton, […] I have just been reading your able article on Fluctuations […] You show a real knowledge on invention […] I am all the more sorry that I had not made you familiar with the writings of the best man hitherto on this subject, who is the overprinted and undersigned […] I wish that I had known of your article sooner, in order to improve my own book […] and in order to cite your own. Let us keep closer in touch in the future.
42La réponse de Merton ne tarde pas :
Dear Gilfillan, […] I am sorry that in my brief article on invention I did not refer to your work in the field. It was simply a case of neglecting the obvious.
44Dans cet échange, Gilfillan ne se contente pas de rappeler sa priorité dans le domaine et son intention de ne pas être ignoré. Il associe ce rappel à l’énoncé d’un principe de réciprocité : une citation génère une citation en retour. De son côté Merton, dans sa réponse, explicite la logique même de l’oblitération par incorporation. Celle-ci consiste à négliger de signaler ce qui est considéré comme « allant de soi » (neglecting the obvious) [9].
45La deuxième occurrence est extraite de la correspondance entre Merton et Sorokin [10]. En 1952, Merton et Barber s’emploient à accroître la visibilité de la sociologie des sciences en publiant une première bibliographie spécialisée. Sorokin prend connaissance de la publication et envoie à son ancien étudiant une lettre dans laquelle il ne cache pas sa colère :
Dear Merton, sorry I sent to you Cowell’s introduction to Sorokin’s theories. If before its sending I had read Merton-Barber’s bibliography for the sociology of science I would have certainly avoided to send to you a book that flagrantly contradicts your non-mentioning Sorokin’s name among the contributors to sociology of science […] I do not want to cause any discomfort either to you and Barber […] and to some of my former students who seem to be anxious to « obliterate » Sorokin’s name and contributions. […]
47Dans sa réponse, Merton exprime son embarras tout en rappelant certains faits à son ancien mentor – notamment l’importance de Parsons :
Dear Pitirim, […] the failure to include reference to your relevant work in the sociology of science bibliography is an inexcusable oversight which succeeds only in damaging the value of that list of books. […] But for you to say that I am seeking to obliterate your name and your contributions is in turn very unfair to me. For I have always been glad to acknowledge both the one and the other. […] On several occasions, whenever the opportunity presented itself, I have had reason to express my gratitude to you in print, just as I have had reason to express it to Talcott Parsons […].
49L’incident ne parviendra pas à entamer l’amitié et le respect entre ces deux hommes, mais il restera gravé indubitablement dans la mémoire de chacun. La dédicace faite cinq ans plus tard par Sorokin à Merton lors de la réédition des Social and Cultural Dynamics – « To my darned ennemy and dearest friend, Robert » – témoigne de son ambivalence vis-à-vis de celui qu’il considère par ailleurs comme son « disciple » favori.
50La troisième occurrence de la thématique de l’oblitération nous ramène au problème même de la production du récit de la constitution de la sociologie des sciences. Elle est extraite de la correspondance entre Merton et Barber. Tous deux se connaissent de longue date – les années trente à Harvard. En 1987, Barber publie la future préface à la traduction chinoise de son ouvrage désormais classique Science and Social Order (1952) dans la revue Science & Technology Studies (5-3). Cette préface est intitulée The emergence and maturation of the sociology of science. Il s’agit d’un exercice réflexif comparable à ceux conduits auparavant par Merton, Thacray, Cole et Zuckerman. Peu de temps après sa publication, Merton fait parvenir une lettre à Barber dans laquelle il manifeste son étonnement :
Dear Bernie, […] as I continued reading your altogether apt Introduction to the Chinese translation of Science and the social order, I found myself responding to several paragraphs on page 130-131 […] Do let me know whether you […] have archival documentation that supports the substance of those questioned paragraphs. Or is it the case that I have not read you correctly ? If so, I suspect that I won’t be alone. For I asked two other readers of pages 130-131 of your piece to give me the gist of what you had to say there about [1] your having « heard nothing of the sociology of science as a specialty » « as an undergraduate student of Merton’s in the late 1930s, and as his associated and close friend thereafter on a continuing basis during the 1940s and 1950s ». And about [2] the later statement that « until the 1960s the sociology of science did not exist nor was even conceived of as a specialty in sociology. Since those two readers were given no clues to my own understanding […] I’m inclined to believe that either we have understood them as you wanted them to be understood or that the passages have an ambiguity […] ».
52Cette lettre de Merton se poursuit sur neuf pages dans lesquelles Merton recense, une à une, les références faites dans ses écrits à la sociologie des sciences « comme spécialité » des années trente jusqu’aux années soixante. Face à cette avalanche de références, Barber ne peut que s’incliner :
Dear Bob, […] The moutain of evidence you have sent me about your long-standing concern and hopes for the sociology of science is more than ample proof.
54Cependant, une fois Barber convaincu de sa maladresse, que faut-il faire ? Il suggère à Merton d’écrire à l’intention de l’éditeur chinois un correctif – « an authoritative emendation ». Merton, conscient des risques liés à la « publicisation » d’un tel correctif, refuse et l’invite à procéder de lui-même à la correction en intégrant une partie du matériau transmis. Comme le rappelle Merton à Barber la formulation du récit du collectif est un enjeu d’importance :
[…] We both recognize that the literal substance of those statements singled out in my memo will not only give our Chinese friends a misconception of the beginnings of the sociology of science in the US but will particularly delight some English workers in the now lush vineyards of the field we cultivated so long ago. That would be sad.
56Il ne s’agit pas simplement pour Merton de veiller à se préserver du processus d’oblitération par incorporation en rappelant la réalité des faits. Il s’agit également d’éviter de générer ou de renforcer la crédibilité de récits alternatifs ou concurrents – ceux produits par les « associés rivaux » désormais bien installés en Angleterre. D’où là encore l’effort méthodique de Merton pour établir les faits et contrôler autant que possible leur formulation sur la base de son réseau personnel d’influence.
B – La formation des disciples ou l’apprentissage de l’ethos scientifique
57Une différence significative entre Merton et Sarton (section IB) tient à la capacité du premier à attirer vers lui des étudiants. Cette capacité tient pour partie à la capacité d’attraction intellectuelle du programme de recherche. Elle repose également sur les qualités personnelles de son porteur. Coleman (1990) comme Cole (2004) évoquent un quasi « culte » de la personnalité autour de Merton parmi les étudiants de Columbia. Cette attraction tient également à la structure académique dans laquelle s’insère le programme disciplinaire. À la fin des années soixante, l’Université Columbia est divisée en deux facultés : d’un côté le Columbia College, de l’autre la Graduate School. Merton est contraint dans la conduite de son programme par cette division. Il ne peut intervenir que dans la Graduate School, ce qui limite significativement le nombre d’étudiants susceptibles d’interagir avec son enseignement [11].
58Les étudiants représentent un sujet d’échanges très fréquent dans notre corpus (cf. tableaux 2 et 3). Il s’agit d’évaluer leurs productions, de leur donner des conseils d’écriture, d’établir des lettres de recommandation, de les préparer à une soutenance, etc. L’étude de cette correspondance, d’apparence anodine, permet d’identifier la manière dont le programme disciplinaire intègre une nouvelle fois la logique sociale caractéristique du milieu académique. Soucieux de traduire en acte sa conception de la science comme « structure normative », Merton prépare les étudiants non pas simplement à la recherche, mais à l’ethos de la recherche. Cette dimension proprement socialisatrice du séminaire de sociologie des sciences dirigé par Merton et Zuckerman à l’Université Columbia – comme des divers rituels associés au séminaire – affleure régulièrement dans les échanges épistolaires :
RKM […] My defense was special […] I was nervous beforehand, but relaxed by your thoughtful telephone call. I would have a special sense of accomplishment if I could make the defenses of my future students as meaningful, exciting – special – as you made mine.
Dear Bob, […] I thought I would write a short piece on how the Merton sociology of science seminar began to use citations as measures of impact, « quality », « influence », etc. Sort of a piece for those hundred, if not thousands, today who use citations in ways first explored by us and just a few others.
Dear Bob […] I just completed reading your manuscript […] Much of the material it covered I was at least somewhat familiar with since I was fortunate enough to be part of the Columbia micro-environment in the 1960s and to benefit from all the oral publication which took place in that environment. […] The paper made me think back about how enjoyable it was to participate in that micro-environment as a student and to feel somewhat regretful that Stony Brook, even when it was a fairly good department, never had a similar environment in which to educate students.
62Ces extraits de lettres adressées à Merton par trois de ses anciens étudiants, à différents moments de leurs carrières, soulignent certains aspects de la socialisation à l’œuvre dans le programme disciplinaire mertonien : les rituels (Gieryn), la créativité (Cole J.), l’ambiance du département (Cole S.). Parmi les diverses normes transmises par Merton à ses étudiants, celle de « scepticisme organisé » occupe une place singulière. Cette norme représente la forme collectivement organisée – « socially paterned, motivated and reward skepticism » – de l’esprit critique qui anime individuellement chaque chercheur. Les manuscrits qui accompagnent régulièrement les courriers et qui sont soumis à l’évaluation de Merton sont à ses yeux autant de preuves de la prégnance de cette norme à l’intérieur du milieu académique. Au niveau individuel, l’esprit critique représente une véritable « obligation morale » :
« C’est de vous, écrit Merton à Sorokin, que j’ai appris quelle était [ma] première obligation : […] élever et maintenir le plus haut possible mon regard critique »
64Le séminaire de sociologie des sciences est un espace dédié à la formation de l’esprit critique dans ses dimensions individuelle et collective. Ce qui peut s’avérer parfois difficile à vivre. Stephen Cole (2004) a décrit la « difficulté psychologique » d’être un étudiant de Merton : « travailler avec Merton consistait à mettre votre ego à l’épreuve d’une tempête de grêle permanente » (p. 830) [12]. Cette exigence critique devient un véritable marqueur normatif à partir duquel il est possible d’identifier les anciens étudiants de Merton y compris pour ceux qui sont excentrés par rapport au programme disciplinaire :
You have a reputation among your former students for setting difficult assignment.
66En février 2002, Thomas Gieryn fait parvenir à son ancien mentor la copie d’un courrier électronique d’un responsable des Presses Universitaires de Chicago. Ce dernier, ayant sollicité Gieryn pour évaluer un manuscrit, fait suite à la réunion du comité éditorial :
Tom, I wanted you to know about our editorial meeting today […] your report is one of the best manuscript critiques anyone here has ever seen. […] You are Robert K. Merton’s own progeny, for sure.
68Et Gieryn de résumer sa pensée en intitulant son courrier électronique à son ancien mentor : « Once a student… »
C – Les instruments disciplinaires ou le rôle de gate keeper
69La troisième composante sociale de l’identité disciplinaire est celle des instruments. Ceux-ci apparaissent sous différentes formes dans nos tableaux 2 et 3. Tout d’abord sous la forme (1) des diverses organisations spécifiques à la sociologie des sciences (les comités de l’ISA, de l’ASA, la 4S, etc.), ensuite (2) des divers supports de publications dérivés ou associés à ces organisations (social studies of science, 4S review, etc.), enfin (3) des différents comités internes à ces organisations et supports qui prennent en charge le travail de programmation, d’orientation, d’évaluation, de sélection, etc.
70Notre corpus accorde une place considérable aux divers aspects de la création, du fonctionnement et de la transformation de ces instruments. D’où la place du marqueur « committee » dans les tableaux 2 et 3. La présence dans les comités de Merton, comme celle de ses proches et/ou disciples (Ben David et Barber à l’ISA, Gaston et Shrum à la 4S, Etzkowitz à l’ASA, etc.), représente une dimension stratégique du programme disciplinaire. De fait, ces comités sont autant de moyens d’assurer la visibilité du programme de recherche à l’intérieur de la discipline générale (ici la sociologie), puis de maintenir sa centralité à l’intérieur de la spécialité (la sociologie des sciences) une fois celle-ci institutionnalisée. Cette importance accordée au rôle des comités doit être là encore mise en rapport avec une caractéristique propre au milieu académique : le « referee system ». Les membres des comités – internes aux organisations et aux revues – sont autant de pairs transformés pour l’occasion en « gatekeeper », c’est-à-dire en pairs susceptibles d’allouer de façon différenciée (sur la base d’une évaluation généralement collégiale) les ressources disciplinaires : espace collectif de recherche et de discussion, supports de publications, réseaux communicationnels, etc.
71L’étude du corpus permet d’apporter un éclairage quelque peu différent de celui mentionné dans la section IB. Il permet tout d’abord d’accéder aux phases les plus méconnues de l’élaboration de ces instruments. Par exemple une première tentative, non évoquée par Merton, est celle conduite par Gilfillan au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce dernier cherche à créer une société savante interdisciplinaire : la Society for the Social Study of Innovation. Gilfillan qui suit de près la carrière de Merton ne manque pas de le solliciter au moment de la création du comité d’organisation de la future société. Il se heurte à un scepticisme évident :
Dear Doctor Gilfillan, […] I seriously doubt that it would be wise to establish an independent society at this time. I believe that there are too few people in the country who are devoting themselves fully to this area of intellectual interest. As a consequence, the membership which I would expect to be small in any case will have a considerable number of « part time adherents ». I don’t believe that this would make for a viable organization. I should myself favor the possibility of our being constituted as a special section or division of a society now in existence – the American Sociology Society or the A.A.A.S.
73De fait la Société portée par Gilfillan sera dissoute à la fin de l’année 1949 – faute d’un nombre suffisant de participants réellement actifs – et Merton se verra conforté dans sa stratégie patiente centrée sur les organisations préexistantes.
74Le corpus met également en lumière les nombreuses tensions et rivalités qui se cristallisent autour du fonctionnement des comités. C’est ici sans doute que la distance entre connaissance publique et connaissance privée est la plus sensible. Merton privilégie dans sa reconstruction publique la dimension cumulative à moyen ou long terme et ignore délibérément les micro-rivalités ponctuelles constitutives du fonctionnement de toute organisation académique. La correspondance privée étant, comme le rappelle Merton à Mullins, le lieu par excellence de la « catharsis », il n’est pas rare que ces micro-rivalités trouvent à s’exprimer de façon plus ou moins véhémentes. Prenons ici un exemple parmi d’autres, celui de la conférence de Londres (1972) à l’occasion de laquelle s’est posée la question de la composition du comité de sociologie des sciences de l’ISA alors présidé par Merton. Ce dernier présente cette conférence, on l’a vu, comme la preuve de la vitalité désormais incontestée du domaine (une intersession associée à une publication rapide). De fait la vitalité ne manque pas dans les nombreuses lettres qui font suite à cette conférence à laquelle Merton n’a pu assister :
Dear Bob, […] I find it rather difficult to reconstruct what happened. It started out as an attempt at complete revolt with Albert apparently siding with the rebels, who wanted to declare that everyone present was a member and proceed as a constituent assembly. Podgorecki and I fought against this, but in separate and occasionally contradictory ways. […] The battle went on for a while […] The whole thing was very depressing since among those present there were very few people who did serious research. By and large, the meeting consisted of people who saw the Committee as source of their legitimation as sociologists of science, in many cases because of the absence of more substantive legitimation.
Cher Monsieur, […] Je m’autorise des relations de maître à disciple qui m’unissent à vous après tant d’années pour vous lancer […] un véritable cri d’alarme au sujet du Comité de recherche de l’A.I.S. que vous présidez. La conférence de Londres […] a été un échec retentissant : pire, épouvantable. Du moins la France n’est-elle pas trempée dans ce crime scientifique. […] En bref : nous sommes en train de réorganiser ce Comité de Recherche. Deux personnes […] qui n’ont rien écrit de substantiel, tentent de mettre à profit cette période de transition pour satisfaire leurs ambitions personnelles. Il est de mon devoir […] et du vôtre, en tant que Président, de mettre fin une fois pour toutes à ces manœuvres indignes de notre profession. […]
Dear Joseph, […] It would take another 6 pages letter for me to inform you about l’affaire Lécuyer and its current aftermath […] As you will see, I am quite fed up with the entire business.
78Ces échanges montrent bien tant la charge de travail et les enjeux associés à la maîtrise des instruments que le degré élevé de personnalisation des échanges épistolaires. La conduite d’un programme disciplinaire n’est jamais le déploiement désincarné d’une idée ou d’un projet. Il suppose la maîtrise des instruments disciplinaires et la capacité de ses représentants à « tenir le fort » (holding the fort) selon l’expression de Merton – c’est-à-dire à affirmer collectivement à l’intérieur même de ces instruments une orientation de recherche et plus globalement un ethos scientifique. La légitimité scientifique du programme de recherche constitue de ce point de vue une condition nécessaire mais non suffisante à la réalisation d’un programme disciplinaire. Par ailleurs ces micro-rivalités que nous venons de décrire constituent, avec des variations d’intensité indéniables, la composante ordinaire de toute organisation collective. Cette observation a parfois été hâtivement mobilisée pour affirmer la « normalité sociale » de l’activité scientifique, voire pour justifier une approche indifférenciée des stratégies scientifique et politique. Cependant, là encore de telles affirmations contribuent davantage à masquer qu’à révéler la spécificité du milieu académique. La discipline, comme nous l’avons rappelé (section IA), est un « marché clos » à l’intérieur duquel tout chercheur perçoit potentiellement en son collègue un associé (dans la production de connaissance), mais également un rival (dans l’obtention de la reconnaissance et des ressources dérivées de cette reconnaissance). L’ignorer, en niant la spécificité du milieu académique, revient à s’aveugler quant à une source non négligeable des divers conflits qui jalonnent l’histoire de toute discipline.
D – La démarcation ou comment déplacer la frontière entre l’« interne » et l’« externe »
79L’évocation de cette conférence de Londres nous conduit à notre quatrième composante : la démarcation disciplinaire. En effet, cette conférence manifeste la volonté des sociologues des sciences européens – essentiellement anglais, français et allemands – d’investir les instruments disciplinaires tout en modifiant la ligne de démarcation préexistante. La controverse qui oppose alors Merton à ces collègues européens est en grande partie une controverse de démarcation [13]. Merton associe dès les années trente la légitimité de son programme disciplinaire à la distinction entre facteurs « externes » et facteurs « internes » à la science ; et par extension à la division du travail entre la sociologie des sciences et l’historiographie des idées (section IB). Une division du travail qui est rejetée plus ou moins radicalement par les sociologues européens. Il est inutile de revenir ici sur cette controverse bien documentée et maintes fois commentée. Il faut toutefois souligner un fait : son caractère étonamment asymétrique. Pour des raisons déjà évoquées, Merton ne souhaite pas perdre de temps à alimenter publiquement la controverse. La section IB ne mentionne à aucun moment cette controverse en cours. Ce qui ne veut pas dire qu’il reste inactif. L’étude de notre corpus permet de préciser les divers registres d’action adoptés pour mener cette controverse sur un mode asymétrique.
80Le premier concerne le récit du collectif précédemment mentionné. Il s’agit pour Merton de tenir compte du caractère désormais inopérant de sa ligne de démarcation initiale et plus encore du fait qu’on ne cesse d’opposer son programme de recherche à celui développé au même moment par Thomas Kuhn. La place considérable qu’accorde Merton à ses diverses interactions avec Kuhn dans son Episodic Memoir (1977) n’est pas un hasard. Kuhn et Merton se connaissent depuis longtemps. Et tous deux considèrent leurs approches des sciences comme fondamentalement complémentaires. C’est précisément ce qu’explique Kuhn à l’un de ses correspondants :
Dear Professor Horan […] In short, though I may not have emphasized the role and functions of norms, that is largely because I took them for granted. They do require much further study […] and I am most eager to see it done. In this sense, the Mertonian and Kuhnian approaches seems to me complementary and mutually supporting. The current movement towards polarizing them is, I think, likely to do profound damage to attempts at sociological examination of the sciences.
82Kuhn envoie une copie de ce courrier à Merton qui lui répond rapidement :
Dear Tom […] When will this new industry seeking to promote a Kuhn-vs-Merton cleavage of theoretical perspectives grind to a halt ? It has been providing employment for a goodly number of sociologists of science, chiefly in England […] But your response to Horan […] remains largely private while the noisy mock-battles contrived in the mythmaking Kuhn-vs-Merton papers reiteratively reach print and come to be taken as the real thing by readers who are not closely familiar with our work. A pity.
84Merton envisage tout d’abord la possibilité d’un ouvrage commun dans lequel tous deux démontreraient la complémentarité de leurs idées, mais ce ne pourrait être, observe-t-il, qu’un « usage secondaire » de l’ouvrage. Il choisira finalement de ne pas donner suite à ce projet d’ouvrage et d’intégrer une partie de sa correspondance avec Kuhn dans son Episodic Memoir alors en cours de rédaction.
85Le deuxième type d’action entrepris par Merton consiste à accroître la visibilité de certains pans de son programme de recherche, tout particulièrement le traitement sociologique de la dimension « cognitive » de la science. Si Merton a de fait associé la conduite de son programme disciplinaire à la dichotomie interne/externe, cette ligne de démarcation (1) n’est pas donnée une fois pour toutes [14] et (2) elle n’engage pas mécaniquement le programme de recherche qui intègre dès le début certaines des dimensions cognitives de l’activité scientifique. Il s’agit donc pour Merton de faire reconnaître collectivement cette différence entre programme disciplinaire et programme de recherche. Cette volonté est particulièrement perceptible dans ses échanges épistolaires avec tous ceux qui se donnent pour tâche de commenter ou de présenter ses recherches. Revenons à l’échange Merton-Mullins précédemment évoqué. Mullins reproche à Merton dans son compte rendu pour Contemporary Sociology de ne jamais mentionner « les formes de connaissance scientifique ». La réponse de Merton prend une forme analogue à celle opposée à Barber : la réfutation par l’accumulation de preuves.
[…] In reporting to the prospective reader that there is « no mention » of this matter, you are of course making a factual claim. Now, you may not approve of the ways in which the book treats of the « forms of scientific knowledge » ; that […] is your happy prerogative. But to assert that there is « no mention » is a claim easily falsified by the mere expedient of reading the book. I cannot undertake to do that for you or to supply a full inventory of what you declare is not there. But from memory and a glance at the table of contents, I can alert you to just a few items in point. […]
87Merton multiplie sur une dizaine de pages les références correspondant à l’étude des diverses dimensions cognitives de l’activité scientifique : le centre d’attention (foci of knowledge), le choix des problèmes, le degré d’abstraction, les présuppositions, le contenu conceptuel, les modèles de vérification, les objectifs intellectuels, etc. Le même matériau argumentatif sera utilisé quelques années plus tard lorsque Lécuyer fera parvenir à Merton son article « Bilan et Perspectives de la sociologie de la science » (1978) ; article dans lequel il décrit le programme de recherche mertonien comme étant l’origine de la « séparation radicale » entre étude des sciences et étude de la connaissance. Comme le dit Merton après avoir rappelé les multiples références déjà mentionnées à l’intention de Mullins trois ans plus tôt :
[…] It is not for me to suggest that you accept my account of the program of research I laid out for myself in those years but I do suggest that you might want to consider that account – i.e. to take it into account in your own account.
89Merton refusant d’investir publiquement la controverse de démarcation, ce sont ses proches et disciples qui se donnent pour tâche de réaliser ce travail dans leurs publications, avec des succès divers. Il s’agit de valoriser ce que Zuckerman désignera plus tard comme « the other Merton thesis ». En 1982 par exemple Gieryn soumet un article à la revue Social Studies of Science. Dans cet article il affirme que le programme constructiviste ne fait, au mieux, que répéter ce qui a été déjà démontré depuis longtemps par le programme mertonien. La revue, dirigée par D.Edge, accepte de publier le texte de Gieryn, mais comme la pièce d’un débat dans lequel la voix de Gieryn apparaît dès lors bien isolée :
Dear Bob […] Edge accepted for publication in SSS my Cazenovia address – « relativist/constructivist programs in the sociology of science : redundance and retreat » – and then gathered (largely hostile) comments from Harry Collins, Mike Mulkay, Karin Knorr and others. […] The whole affair was not very satisfying for me : I realize now that I have taken my struggling attempt to understand all this recent work, and hung it out on the line for all to see. Perhaps one should keeps one’s efforts at self-education in private.
91Nul doute que ce commentaire lucide de Gieryn n’aura guère contribué à faire évoluer le point de vue de Merton quant à l’intérêt de s’investir personnellement dans la controverse publique.
92Enfin, notre corpus met en évidence un troisième registre d’action : celui qui consiste pour Merton à mobiliser les nombreux instruments disciplinaires à sa disposition. Ces instruments, on l’a dit, sont autant de manifestations de la logique du « referee system » caractéristique du milieu académique. C’est donc en tant que pair que Merton sera régulièrement sollicité pour évaluer, de façon non publique, les manuscrits de ses rivaux. En 1977, David Edge reçoit pour la revue Social Studies of Science une proposition d’article de la part d’un jeune anthropologue des sciences français – Bruno Latour. Edge sollicite Merton pour obtenir de sa part un rapport d’évaluation :
Dear Bob […] I think the paper should be refeered at this stage : it is an empirical test of David Bloor’s « strong programme » in the sociology of knowledge. […] I am conscious that this paper should have careful scrutiny and (if accepted) preparation for publication. It represents exercise of a kind that may well be « the wave of the future » […]
94Merton fait parvenir son rapport à Edge en août 1977. Dans ce rapport il souligne le potentiel du texte – l’intérêt de l’approche microsociologique des sciences –, mais également certaines de ses faiblesses qui imposent selon lui une révision significative. La première de ces réserves retient particulièrement ici notre attention :
[…] First delete the strawman argument […] As it stands, the paper devotes excessive attention to the polemic against unnamed sociologists who are said to believe that one segment of scientific knowledge is in principle beyond sociological investigation, being only to logical investigation. It is not at all clear that sociologists of science are able or willing to draw this line […]
96Merton se place ici d’emblée sur le terrain de la ligne de démarcation. Il en fait une figure rhétorique – « l’homme de paille » – ayant pour but d’accentuer artificiellement la nouveauté de l’article, mais c’est une figure, suggère Merton, par principe sans rapport avec la réalité du programme de recherche conduit par ces « unnamed sociologists ».
E – Le marché académique ou l’« accès réservé » à la structure des opportunités
97La dernière composante qu’il s’agit ici d’évoquer brièvement – elle nécessiterait à elle seule une longue étude – est le milieu académique à l’intérieur duquel se joue la carrière des porteurs du programme disciplinaire. Cette dimension de stratégie de carrière échappe en grande partie au mouvement réflexif de Merton, Cole et Zuckerman.
98Comme le montrent nos tableaux 2 et 3, les échanges épistolaires accordent une place importante aux discussions relatives aux établissements de recherche et d’enseignement (l’élite des universités américaines notamment). Ces discussions portent fréquemment sur des problèmes d’accès aux postes, des demandes de promotion ou de mobilité d’une université à une autre, d’allocation ou d’obtention de récompenses, etc. Le milieu académique apparaît dès lors comme une « structure d’opportunités » face à laquelle il faut savoir agir de façon à la fois rapide et efficace. Accéder à une opportunité de carrière est une chose, savoir la saisir en est une autre. Ce raisonnement vaut tant pour les porteurs du programme disciplinaire – Merton et le premier cercle mertonien – que pour celles et ceux qui sont en situation de leur accorder un poste, une promotion, un prix. C’est ce que montrent notamment les deux extraits de lettres ci-après :
Dear President Butler, Our outstanding need in the Department of sociology is for the promotion of Assistant Professor Robert K. Merton to an associate Professorship. He came to us in 1941 from the chairmanship of the department of sociology at Tulane University. Both as a teacher and as a research man he has quite extraordinary capacity. […] Here is a man we must not lose […] Harvard is at present considering extending to Professor Merton an invitation to join them. We at Columbia are not interested in horse-trading with a man over a pending bid from another university. We do, however, consider it ordinary common sense to do everything possible to further the work at Columbia of a man of Professor Merton’s calibre. […]
Dear Bernie, […] The fact is that Chicago is not only after Steve Cole – and we may be unable to keep him – but they are now actively trying to induce Jon to join their ranks. Jon is one of the very best we’ve had in the past dozen years and he wants to stay. But if we don’t move promptly we’ll lose both Coles to Chicago while looking around for Assistant Professors who don’t begin to match his demonstrated abilities. What would you suggest I do in order not to have the passage of time defeat us ?
101La première lettre est rédigée par Robert S. Lynd, responsable du département de sociologie à l’Université Columbia, à l’intention de Nicholas Murray Butler, président de l’Université Columbia. Il s’agit ici explicitement de prendre de vitesse l’Université Harvard en accordant à Merton une promotion au grade de « professeur associé » [15]. La deuxième lettre est rédigée par Merton à l’intention de Bernard Barber. Il s’agit là encore de trouver rapidement une opportunité de carrière pour deux anciens étudiants – les frères Cole – afin de prendre de vitesse cette fois l’Université de Chicago.
102Ces échanges sont intéressants parce qu’ils soulignent en filigrane un élément de la logique de recrutement à l’œuvre dans le milieu académique conçu comme marché réputationnel : la volonté d’accroître sa réputation – individuelle ou collective – en attirant à soi les meilleurs éléments, puis se servir de la réputation acquise pour en attirer de nouveaux, etc. L’étude de notre corpus met en évidence la manière dont Merton intègre dans la conduite de son programme disciplinaire le mécanisme de l’avantage cumulé qu’il a lui-même contribué à mettre en évidence. Merton en rappelle le principe général à propos de Kuhn :
« lorsque la performance dans le rôle d’un individu dépasse grandement les attentes institutionnelles, cela initie un processus d’avantage cumulé à partir duquel l’individu acquiert dès lors des opportunités élargies pour mener plus avant son travail (et obtenir les récompenses correspondantes), etc. ».
104L’avantage cumulé n’est rien d’autre qu’une modalité particulière d’accès à la structure des opportunités académiques. Une modalité restreinte à un nombre très limité d’acteurs. Ceux précisément en qui leurs pairs perçoivent les « capacités extraordinaires » qu’évoque Lynd à propos de Merton dans son courrier à Butler. Il est dès lors possible de saisir la logique sous-jacente aux très nombreux échanges épistolaires destinés à féliciter Merton suite à l’obtention de tel ou tel prix ou à son élection à telle ou telle assemblée prestigieuse. Ce processus d’accumulation engage certes la personne de Merton et démultiplie sa capacité d’influence, mais rejaillit potentiellement sur son programme disciplinaire. Cet effet de halo est précisément le point sur lequel insiste Bernard Cohen alors qu’il apprend que Merton vient de recevoir la plus haute récompense scientifique aux Etats-Unis – la médaille nationale de la science :
Dear Bob, […] just when I thought you had been given every award and honor in the globe – I now learn from Stephen […] that you have been awarded (or are about to be awareded) the President’s medal of science. […] You have been the first person ever to break through the barricades of « hard » science and win this distinction as a social scientist. […] by your achievement you have honored all social scientists […].
106L’Université Columbia ne manquera bien entendu pas l’occasion de se féliciter publiquement de l’obtention par l’un de ses membres d’une telle récompense. Ce prix supplémentaire (le douzième depuis la création du prix) ne pouvant que servir sa réputation face aux universités concurrentes. De son côté, l’ancien étudiant devenu doyen de l’Université Columbia – Jonathan Cole – ne manquera pas non plus l’occasion, dans son communiqué public du 16 septembre 1994, de rappeler que Merton « est le père de plusieurs spécialités en sciences sociales – particulièrement de la sociologie de la science ».
Conclusion
107À la question initiale – un matériau informel tel qu’une correspondance épistolaire peut-il nous apprendre quelque chose sur la conduite d’un programme disciplinaire ? – il est possible de répondre à l’évidence de façon positive. Il existe un écart significatif entre la connaissance publique et la connaissance privée. Par-delà la possibilité de reconstruire le réseau communicationnel sur lequel s’appuie Merton pour mener à bien son entreprise d’institutionnalisation de la sociologie des sciences, nous avons montré l’intérêt de mobiliser ce matériau original pour comprendre de quelle manière s’articulent les unes aux autres les diverses composantes du programme disciplinaire mertonien. À l’évidence qu’il s’agisse du récit du collectif, de la socialisation des étudiants, de l’orientation des instruments, du travail de démarcation ou des stratégies de carrières… tous ces éléments participent conjointement à la formation de l’identité d’une discipline. Pour autant, cela a été dit à de multiples reprises, toutes ces composantes sociales sont impuissantes sans l’existence préalable ou parallèle d’un programme de recherche collectivement reconnu comme performant dans sa capacité à produire des connaissances, des méthodes, des théories. Ces deux dimensions – sociale et cognitive – sont étroitement liées. Cela nous conduit à un deuxième élément de conclusion. L’étude du programme disciplinaire mertonien ne peut s’affranchir de la prise en compte des caractéristiques propres au milieu académique. Si la science apparaît bien comme une activité sociale, cette dimension sociale prend une forme spécifique. Plus d’une fois les concepts forgés par le programme de recherche mertonien nous ont été utiles pour restituer le développement du programme disciplinaire mertonien. Après tout, sans doute n’est-il pas impossible que Merton ayant longuement étudié les mécanismes à l’œuvre dans le milieu académique ait pu en tirer pour lui-même quelques enseignements utiles. Enfin, et ceci est plus une invitation qu’une conclusion, notre étude porte sur une portion limitée du matériau disponible. Reste donc à entreprendre un travail de grande ampleur capable de restituer non plus seulement le parcours exceptionnel d’un sociologue des sciences, mais l’affirmation collective d’un ethos scientifique en sciences sociales.
Notes
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[1]
Nous reprenons ici les termes de Merton (1977, p. 58). Il faut souligner que cet article n’aborde qu’une dimension d’une œuvre qui déborde très largement le cadre de la seule sociologie des sciences.
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[2]
Parmi lesquels Scientometrics, 60, 1, 2004 ; Social studies of science, 34, 6, 2004 ; Simonson, 2005 ; Chazel, 2006 ; The American sociologist, 41, 2, 2010 ; Calhoun (ed), 2010 ; Nichols, 2010 ; Elkana, Szigeti, Lissauer (eds), 2011 ; Dubois, 2012 ; Saint-Martin, 2013.
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[3]
Le matériau a été collecté en avril 2011 lors d’un séjour à l’Université Columbia. Je remercie à cette occasion pour leur collaboration directe ou indirecte R. Boudon (Université Paris-Sorbonne), J. Cole (Université Columbia), M. Ryan et T.C. Craig (RBML). Je remercie également A. Saint-Martin (CNRS) pour sa pratique du « communism » mertonien, P. Ragouet (Université Bordeaux II), D. Raynaud (UPMF-Grenoble) et E. Schultz (Université Paris-Sorbonne - GEMASS) pour leurs remarques sur une préversion de ce texte, A. Frenod (GEMASS) pour sa relecture et ses suggestions.
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[4]
Voir notamment Mullins, 1972 ; Chubin, 1976 ; Lemaine et al. (eds), 1976.
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[5]
D’un point de vue méthodologique nous transposons sur un matériau contemporain la technique d’étude appliquée par Gingras (2010) à la correspondance de Mersenne, Darwin et Oldendburg.
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[6]
Notre réseau ego-centré est légèrement altéré par la présence dans notre corpus d’échanges épistolaires pour lesquels Merton n’était qu’en copie.
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[7]
Dans un courrier adressé à Jeffrey C. Alexander, Merton rappelle l’importance à ses yeux de l’héritage durkheimien : « […] we are all Durkheim’s descendants in the matter of recognizing the theoretical significance of contrainte in social life […] » (MA, lettre du 19 juin 1984). Pour une étude du programme disciplinaire durkheimien, cf. notamment Karady (1979).
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[8]
AM, lettre de Merton à Short, 23 avril 1981. Sur la notion d’oblitération par incorporation, cf. notamment Merton (1976), p. 130.
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[9]
Le lecteur notera l’absence de Gilfillan dans la liste discutée par Merton des professeurs ayant eu une influence lors de ses années de formation – liste rappelée dans notre section IB (Sarton, Henderson et Conant). Cela s’explique-t-il, sans doute, par le fait que Gilfillan était professeur à l’Université de Chicago. On notera également de quelle manière Merton met en pratique avec Gilfillan la formule du philosophe A.N.Whitehead (fréquemment citée dans sa correspondance) selon laquelle « everything of importance has been said before by somebody who did not discover it ». En 1932, Merton, jeune étudiant, demande à Gilfillan des conseils sur les objets les plus prometteurs de la sociologie de l’invention. Ce dernier lui donne quelques pistes de travail : « duplicate invention is an important point, which makes a good start on, and which could be handled statistically. Invention by accident is another one such, on which I could send you a number of references » (AM, lettre de Gilfillan à Merton, 1 juin 1932). Merton a de fait par la suite très largement contribué à établir, de façon méthodique, l’intérêt sociologique d’étudier tant les « découvertes multiples » que de la « serendipity ».
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[10]
Autre absent remarqué de la liste mentionnée dans la section IB établie à partir de l’Episodic Memoir. Il est important ici de souligner que nous isolons un incident unique dans une longue correspondance dont la lecture révèle beaucoup des hautes qualités personnelles de Merton comme de Sorokin. Par ailleurs Merton est revenu sur sa relation avec Sorokin à travers sa correspondance, cf. Merton (1988) mais également, bien avant, sur les apports de Sorokin à la sociologie des sciences, Merton (1963).
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[11]
La consultation des archives du séminaire donne accès à la liste des étudiants au séminaire. Pour l’année 1965-1966, ils sont une dizaine : Childs M., Cole J., Cole S., Dolby R.G.A, Heidt S., Johnson C., Landau D., Nash P., Reitz J., Savage D. Dix ans plus tard l’effectif des étudiants a doublé : Amsterdamska O., Beatt M., Brandt-Rauf S., Bystryn M., Cathey B., Chen M., Gieryn T., Hissel J., Indyk D., Johnson M., Koerber W., Lessinger M., Messeri P., Murphy J., Nadel E., Rango N., Rosen M., Schechter J., Stern L., Thaler R., White M.
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[12]
Bien qu’il ne soit pas possible d’entrer ici dans le détail de la mise en exercice de cette obligation morale, les archives Merton donnent accès à la retranscription des enregistrements du séminaire.
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[13]
Gieryn (1999) a proposé d’interpréter dans les mêmes termes la « science wars » qui a eu lieu à la fin des années quatre-vingt-dix suite au « sokal hoax ».
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[14]
La démarcation qu’il propose en 1952 est de nature assez différente lorsqu’il invite les sociologues des sciences à étudier « la façon dont les scientifiques pensent, ressentent et agissent réellement ».
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[15]
Ce dernier ayant accepté de quitter en 1941 l’Université Tulane pour l’Université Columbia à un poste moins bien rémunéré de « professeur assistant ».