1La question des controverses scientifiques n’est certes pas une question nouvelle en sociologie des sciences (Farley, Geison, 1974 ; Farrall, 1975 ; MacKenzie, 1978 ; Shapin, 1979 ; Webster, 1979 ; Collins, 1981 ; Lemaine, Matalon, 1985 ; Latour, 1989 ; Martin, 1991 ; Raynaud, 1998, 2003) ou en histoire et philosophie des sciences (Roll-Hansen, 1979, 1980 ; Franks, 1981 ; Stuewer, 1985 ; Engelhardt, Caplan, 1987 ; Olby, 1989 ; Dascal, 1998 ; Machamer, Pera, Baltas, 1999). Si nous avons choisi de l’investir aujourd’hui, c’est avant tout afin de contribuer à l’enrichissement et à l’édification de la perspective transversaliste en explorant un domaine empirique différent de celui des régimes de production et de diffusion de la science (Shinn, 2000a, 2000b ; Shinn, Ragouet, 2005 ; Marcovich, Shinn, 2012).
2Construite à partir d’une critique des sociologues inscrits dans la tradition mertonienne et de ceux qui, dans le sillage du Programme Fort, ont évolué vers un constructivisme radical, cette approche des sciences propose de « rendre intelligibles les dynamiques sociales à l’œuvre dans l’élaboration des connaissances scientifiques, mais également […] faire la lumière sur les conditions qui permettent aux scientifiques de neutraliser les facteurs socio-cognitifs susceptibles de peser sur le libre exercice de la rationalité critique » (Shinn, Ragouet, 2005, p. 192). Si les ateliers de production de la science sont disséminés dans l’espace social (Kornhauser, 1962 ; Cotgrove, Box, 1970 ; Shapin, 2008), si des rapports de transactions, de communication et de collaboration s’établissent entre les savants et les acteurs situés au sein d’autres univers sociaux comme l’industrie, les domaines de la santé ou de l’éducation (Shinn, 2000a, 2000b ; Zerhouni, 2011), s’il arrive également que, de ce fait, certains acteurs de la science voient leur identité sociale se modifier (Lamy, Shinn, 2006), il n’en reste pas moins qu’un consensus durable, voire irréversible, des savants sur la validité de certaines connaissances parvient à s’établir.
3Les analyses diachroniques mises en œuvre par les philosophes et les historiens des sciences révèlent ce processus de sélection et de sédimentation cognitive. Pourquoi refuser, à l’instar des sociologues constructivistes et relativistes des sciences, de penser sociologiquement les conditions sociales qui rendent ce processus possible ? Les méthodes ethnographiques qu’ils privilégient les rendent apparemment incapables de concevoir des investigations susceptibles d’apporter des éléments de réponse à ce problème pourtant fondamental. L’enjeu du travail présenté ici est certes plus modeste, mais s’inscrit dans cette volonté de poser, à partir de l’analyse des controverses scientifiques, des questions relatives au problème épistémologique de l’objectivité et plus précisément aux conditions de possibilité des débats scientifiques.
4Nous proposons de partir d’une étude de cas, celui de la controverse sur la « mémoire de l’eau ». Cette affaire débute avec la publication dans Nature en juin 1988 d’un article signé par une équipe de chercheurs dont certains appartiennent à l’unité 200 de l’Inserm dirigé par J. Benveniste. Ce dernier, médecin et directeur de recherche à l’Inserm, est un chercheur reconnu, notamment pour ses travaux sur le PAF-acether – un médiateur important des phénomènes allergiques – qu’il découvre en 1972 en collaboration avec M. Henson et C.G Cochrane, ce qui lui valut la médaille d’argent du CNRS. L’article qui paraît dans Nature ne s’inscrit pas dans cette lignée de recherche. À partir du début des années 1980, l’unité 200 signe des contrats avec les laboratoires Boiron et les laboratoires homéopathiques de France. Tout en poursuivant ses recherches classiques sur le PAF, l’équipe de Benveniste entreprend alors toute une série d’expériences sur les effets moléculaires des hautes dilutions, en mobilisant certaines des techniques utilisées en routine au sein du laboratoire. Elles feront l’objet de plusieurs publications entre 1987 et 1991 parmi lesquelles figure l’article de Nature dans lequel Benveniste et ses collègues entendent montrer que la dégranulation des basophiles humains peut être obtenue avec des dilutions d’anti-immunoglobulines E (anti-IgE) telles qu’il n’y a plus, en vertu du nombre d’Avogadro, de molécules actives d’anti-IgE [1].
5L’analyse de cette controverse révèle qu’au cours du « disputing process » (Lemieux, 2007) s’établit un jeu de tensions entre des logiques de transgression des frontières liées à la nécessité qu’ont les savants de s’affronter les uns aux autres dans un espace concurrentiel et des logiques de renforcement des frontières résultant de la force de l’illusio propre au champ scientifique (Bourdieu, 2001).
6Nous verrons dans un premier temps ce que révèle l’analyse de la dynamique même du processus de controverse, à savoir la succession de trois phases de confinement, de déconfinement et de reconfinement du débat. De façon assez comparable à ce que constate M. Dobry à propos des crises politiques (Dobry, 1992), il est possible de mettre en évidence, dans une conjoncture de controverse, une certaine fluidification des rapports sociaux dont les traductions concrètes sont : 1/ le désenclavement des espaces de communication et de confrontation académique et médiatique ; 2/ un « phénomène d’évasion des calculs » c’est-à-dire une certaine propension des acteurs « à faire prévaloir dans leurs calculs pertinents […] un univers de références, des indices et repères pour l’évaluation de la situation largement externes à la logique sociale spécifique à ce secteur » (Dobry, 1992, p. 141). Face à ces phénomènes qui témoignent d’une sorte de perte d’emprise du champ scientifique sur les pratiques des savants, on note la persistance et le déploiement de pratiques qui, sans être forcément tendues vers cet objectif, œuvrent à une réassurance symbolique des frontières entre ce qui relève de la science et ce qui n’en relève pas.
7Dans un second temps, nous nous détournons de la dynamique du processus de controverse pour nous interroger sur les objets même du débat et constater finalement que l’un des legs importants d’un débat scientifique est la délinéation de ce qui est controversable et de ce qui ne l’est pas. Ce qui est discutable, c’est l’homéopathie, c’est la fiabilité des tests de dégranulation, c’est l’importance à accorder à certains critères dans l’évaluation des énoncés scientifiques. Cependant, l’analyse de la controverse révèle que pour se battre, il faut que les adversaires s’unissent, qu’ils s’accordent sur les conditions indiscutées de la discussion, ici des savoirs qui sont intégrés au cœur cognitif de la science et des normes d’ordre épistémique. C’est un phénomène relevé en son temps par Simmel à propos des combats « ludiques » et « juridiques » (Simmel, 1992).
8Autrement dit, si l’analyse de cette controverse offre la possibilité de mettre en évidence une certaine plasticité des frontières de la science, elle permet également de comprendre que le débat scientifique contribue au renforcement d’une « doxa qui rend possible [la] concurrence » au sein des champs scientifiques « en lui assignant sa limite » (Bourdieu, 2001, p. 123). C’est alors leur réalité indéniable d’espaces structurés autour de la « norme du vrai » (Berthelot, 2008) qui est mise en lumière.
9Pour mener à bien l’analyse de cette controverse, nous avons eu recours à plusieurs types de sources. Afin de cerner le contenu même de la controverse dans sa période initiale, nous avons lu l’article publié dans Nature en 1988, signé par J. Benveniste et ses collègues, et les résultats de l’enquête diligentée par Nature quelques semaines après. Ceux-ci étaient accompagnés de commentaires critiques dont nous avons décortiqué le contenu également. La chronologie même de la controverse a été établie en triangulant deux sources de données : celles qui émanent de quatre ouvrages dus respectivement à M. de Pracontal (1990), M. Schiff (1994), J. Benveniste (2005) et F. Beauvais (2007) [2] et celles qui proviennent de la presse généraliste et de la presse spécialisée. Par ailleurs, quatre articles de sciences sociales ont été publiés sur cette controverse. Ils ont en commun de focaliser sur la dimension communicationnelle de la dispute et de mettre en évidence les rapports d’interaction entre les arènes de communication académique et médiatique (Kaufman, 1993 ; Picart 1994 ; Fadlon, Lewis-Epstein, 1997 ; Brossard, 2009 [3]).
10Enfin, il parait nécessaire de préciser ici que nos propres analyses s’appuient sur une posture d’impartialité résultant de la combinaison de trois principes :
- un principe de symétrie non sociologiste : toutes les croyances ou les connaissances doivent s’expliquer par des causes de même type qui ne sont ni exclusivement sociales ni exclusivement d’ordre logico-cognitif ;
- un principe d’agnosticisme : les désaccords repérables entre savants doivent être pris comme tels sans préjuger de la valeur de leurs arguments, non seulement parce que nous n’en avons pas les compétences, mais aussi parce que cela risquerait de nous conduire à faire passer l’analyse des désaccords et celle de la dynamique des débats derrière la volonté hautement présomptueuse de les trancher ;
- un principe de retrait épistémologique : la description et l’analyse d’une controverse ne sauraient être des objectifs subordonnés à l’ambition de défendre un parti épistémologique quel qu’il soit.
Controverse et plasticité des frontières
11La controverse étudiée ici montre que la réception de résultats s’opère au sein de deux arènes de communication socialement démarquées : les arènes académique et médiatique. Sous ce rapport, la dynamique de la controverse peut être décrite comme la succession de trois phases de confinement, déconfinement et reconfinement du débat.
12Dans un premier temps, entre 1986 et 1988, les échanges autour des résultats obtenus par l’équipe de l’unité 200 ont lieu entre les responsables éditoriaux de Nature et Benveniste. Puis, dans un second temps, de 1988 à 1992, s’opère un mouvement de déconfinement lié à la médiatisation de l’affaire. L’analyse des textes parus dans des journaux français révèle les conséquences de ce processus de médiatisation : 1/ une opacification du cœur du débat originel liée, d’une part, à une mauvaise description des protocoles et, d’autre part, à la mise en avant d’intérêts extrascientifiques, ce qui induit une démultiplication des arguments possibles pour justifier une prise de position ; 2/ une sécularisation de l’académie qui perd – au moins provisoirement – le monopole de la discussion des résultats et, dans une certaine mesure, celui de définir les conditions dans lesquelles le contrôle des pairs doit s’exercer ; 3/ un mixage des registres argumentatifs (registre de la preuve, registre de l’anathème, argument d’autorité, usage des métaphores, etc.). Dans un troisième et dernier temps, à partir de 1992 et jusqu’à la disparition de Benveniste en 2004, se dessine un mouvement de reconfinement du débat qui se traduit de deux façons : 1/ l’activation de mécanismes institutionnels de retour à l’ordre aboutissant à un déclassement social de Benveniste et 2/ le repli de l’acteur principal de cette dispute scientifique sur le travail expérimental que des commentateurs pressés ont réduit exclusivement à une forme de fuite en avant.
Un débat originel confiné : Benveniste vs Nature
13D’emblée, le débat se noue autour du statut des résultats obtenus par Benveniste et, plus particulièrement, de leur vraisemblance eu égard à « ce que l’on sait » en biologie. Du côté de Nature, cela va se traduire par la mise en œuvre d’injonctions qui vont alourdir fortement le fardeau de la preuve. Benveniste va jouer pour sa part la carte de la bonne volonté en affichant le souci de la preuve face à l’incrédulité de ses évaluateurs. Les échanges entre Nature et l’unité 200 précédant la publication s’étalent sur deux ans de novembre 1986 à juin 1988.
14Très rapidement, les échanges épistolaires entre les responsables éditoriaux de Nature et Benveniste révèlent un désaccord sur le cadre d’évaluation du travail scientifique. Les premiers considèrent qu’un phénomène acceptable doit être doté d’une stabilité, celle que lui confèrent la reproductibilité et le contrôle rigoureux des conditions qui en rendent possible ou non l’apparition, et d’une certaine vraisemblance, c’est-à-dire que son existence ne saurait entrer en contradiction avec ce que les pairs considèrent comme des acquis, des connaissances validées. Si ce n’est pas le cas, le chercheur a le devoir de fournir une explication valable et conforme à ce que l’on sait déjà. Benveniste revendique une attitude exclusivement empiriste et demande à ce que ses résultats, aussi surprenants soient-ils, constituent la base d’échanges interdisciplinaires destinés à comprendre. Du coup, ses stratégies expérimentales et argumentatives restent axées sur le problème de la stabilité. C’est pourquoi lorsque P. Newmark, alors rédacteur en chef de Nature, lui demande en novembre 1986 de faire reproduire ses expériences par un autre laboratoire, Benveniste y répond favorablement et rapidement, comme il répondra aux suggestions diverses des responsables éditoriaux de Nature ou aux critiques des referees.
15Face aux multiples demandes de Nature, Benveniste développe des arguments destinés à contraindre les gatekeepers de la revue (Crane, 1967). Il affiche de façon ostentatoire sa volonté de préserver la transparence des pratiques expérimentales. Ainsi, dans une lettre datée du 10 juin 1986, il propose à Nature l’envoi de « représentants afin de visiter le laboratoire et d’examiner [les] cahiers de laboratoire » (cité in Beauvais, 2007, p. 56). Il récidivera le 13 janvier 1987. Très régulièrement, Benveniste envoie des comptes rendus détaillés sur les expériences pratiquées, y compris sur celles dont il n’est pourtant pas question au sein de l’article.
16Enfin, dans ses échanges avec Nature, Benveniste propose à trois reprises (lettres de Benveniste à Maddox datées du 12 juin 1987, du 6 juillet 1987 et du 19 mars 1988) que les responsables éditoriaux fassent figurer en exergue de son article une réserve éditoriale dans laquelle ils exprimeraient leur surprise et leur scepticisme face aux résultats communiqués par l’unité 200. En exhortant les responsables éditoriaux à publier ce texte d’avertissement, Benveniste entend démontrer sa « normalité » ; contrairement à ses résultats, il n’est pas un hérétique, mais un savant pour qui un résultat est un résultat et qui entend se soumettre à la critique de ses pairs. En même temps, Nature se voit propulsée dans un rôle crucial d’incubateur de débats.
17Le 30 juin 1988, après de multiples allers-retours entre Clamart et Londres, l’article paraît enfin. En première approche, le texte communique des résultats et livre des informations sur la façon dont ils ont été produits. Certes, l’article se présente comme une succession de « lignes de défense » (Latour, 1989, p. 74) et, à maints égards, comme un dispositif rhétorique qui informe et agit (Latour, Fabbri, 1977 ; Callon, Law, 1982 ; Callon et al., 1984 ; Latour, 1989), mais, sa lecture attentive ne peut que prémunir contre la tendance des constructivistes radicaux à réduire l’écriture scientifique à un simple exercice rhétorique.
18Si la lecture de ce texte en révèle l’indéniable dimension stratégique, il se présente aussi comme la traduction édulcorée du long processus dialogique dans lequel l’équipe de Benveniste et les gatekeepers de Nature se sont engagés pendant deux ans. On y retrouve les réponses apportées aux questions et suggestions de l’équipe éditoriale du journal, même si ces réponses sont présentées comme les éléments d’une démonstration linéaire où sont exposés des résultats, la méthodologie mise en œuvre pour les produire, les expériences de contrôle censées en garantir la rigueur et les interprétations prudentes d’un phénomène « surprenant ». Certes, les rapports de force qui se sont établis entre les protagonistes de la publication ont disparu du papier, mais la dynamique d’intersubjectivité critique – débarrassée de sa dimension conflictuelle – marque indéniablement le texte. Il reste que celle-ci n’est perceptible qu’à la condition d’avoir exploré au préalable les conditions concrètes de la restitution publique des résultats.
Médiatisation du débat et sécularisation de l’académie
19Les travaux de Benveniste sur les hautes dilutions sont objets de médiatisation avant de donner lieu à publication, et cet état de fait n’est sans doute pas sans lien avec les initiatives du gouvernement socialiste de l’époque concernant l’homéopathie [4].
20Le 27 mai 1988, soit un mois avant la publication de l’article dans Nature, Benveniste communique sur la question des hautes dilutions lors du Congrès national d’homéopathie qui se tient à Strasbourg. Le Monde évoque la nouvelle dans le numéro du 29 mai 1988 : « une série de résultats scientifiques spectaculaires, qui pourraient bouleverser beaucoup de données actuelles de la biologie, de la pharmacologie et de la physique ». L’intitulé de l’article est évocateur : « Une base scientifique pour une discipline contestée ? Les « molécules fantômes » de l’homéopathie » (Nau, Le Monde, 29-05-1988). Le 30 juin 1988, le jour même de la publication de l’article dans Nature, Le Monde récidive (Nau, Nouchi, Le Monde, 30-06-1988).
21La médiatisation de la controverse va aboutir à une sécularisation rapide de l’arène académique : celle-ci se voit retirer le monopole qu’elle avait jusque-là de discuter la qualité des résultats obtenus par Benveniste et son équipe. Il ne s’agit pas de dire ici que les scientifiques perdent la légitimité de l’expertise, mais que d’autres, notamment les journalistes, généralement en relation avec des scientifiques, proposent leurs propres conjectures. Ainsi, dans L’événement du Jeudi, De Pracontal pense à un « problème méthodologique » (De Pracontal, 1988, p. 42). Bonnot du Nouvel Observateur estime que le débat reste ouvert ; il est possible qu’il y ait un artefact, mais il arrive aussi qu’en dépit de leur caractère surprenant, les faits soient têtus comme le montrent les cas de Becquerel ou Bohr (Bonnot, 8 juillet 1988). Pour Rossion de Science et vie, il ne fait aucun doute que la « découverte » de Benveniste relève du « blurgs » – « baliverne lamentable à l’usage réservé des gogos ». Le journaliste a demandé au Professeur F. Leynadier, allergologue à l’hôpital Rothschild de reproduire les expériences de Benveniste. Les résultats sont négatifs. Reprenant à son compte l’argumentation de Leynadier, Rossion conclue que la décoloration des basophiles obtenue par Benveniste est liée au colorant qu’il utilise dans son test de dégranulation. Il y aurait simplement achromasie [5] et non dégranulation. Mais Rossion va plus loin encore et suggère l’hypothèse d’une fraude en s’appuyant notamment sur les supputations du Comité français pour l’étude des phénomènes paranormaux alors dirigé par H. Broch.
22Dans leurs articles, les journalistes convoquent les scientifiques, amenés par conséquent à s’affronter au sein de deux arènes, ce qui les conduit à mixer les registres argumentatifs en cours au sein de ces espaces et à prendre de la distance par rapport à certaines normes du champ scientifique. Ainsi Benveniste lui-même n’hésite pas dans ses interventions médiatiques à recourir à l’argument d’autorité et à l’usage de métaphores qui procèdent d’un déplacement de la rhétorique de la preuve vers celle du rêve, voire de la fantasmagorie. Face à lui, certains de ses détracteurs donnent leur avis sans avoir pris sérieusement connaissance du travail. Ainsi, P. Joliot, spécialiste de la biologie des plantes et membre de l’Académie des sciences, considère que « l’hypothèse selon laquelle l’eau garderait la mémoire ou l’empreinte de molécules qui ont été présentes puis éliminées par dilution ne peut en aucun cas être retenue » alors qu’il avoue en même temps ne pas « avoir analysé en détail le protocole de l’expérience » (Le Monde, 01-07-1988). Dans les pages de Science et vie, André Lichnerowicz, mathématicien, membre de l’Académie des sciences et professeur au Collège de France est capable, pour sa part, de donner un avis sur le travail de Benveniste en se bornant « à lire ses déclarations dans la presse » (cité in Rossion, Science et vie, janvier 1989, p. 28). L’imputation d’intérêt extrascientifique est une technique argumentative elle aussi régulièrement utilisée par les sceptiques. Le Professeur M-F. Kahn qui regrette l’entêtement de son « vieil ami » estime qu’« […] il s’est manifestement planté » et précise : « Se mettre sous la coupe de l’industrie homéopathique est dangereux et toute cette histoire en est la preuve » (Rossion, Science et vie, janvier 1989, p. 22). On retrouve clairement cet argument dans le rapport que Nature fit paraître suite à la venue d’enquêteurs de la revue dans le laboratoire de Benveniste (Maddox et al., 1988).
23En effet, en juillet 1988, Nature dépêche à Clamart un aréopage d’experts chargés de vérifier le bien-fondé du travail de Benveniste et de ses collègues. L’équipage compte quatre individus : Maddox lui-même, physicien de formation, ayant étudié un peu de chimie au collège de Christ Church à Oxford, W. Stewart, J. Randi, un illusionniste accompagné pour l’occasion d’un ami artiste. Le séjour des quatre inspecteurs à l’unité 200 fut tumultueux et la presse écrite française ne s’est pas privée d’en faire le compte rendu ironique. Libération évoque ainsi dans son numéro du 23-24 juillet 1988 « La mémoire de l’eau au microscope magique ». Nau parle pour sa part, dans le numéro du Monde du 27 juillet – la veille de la parution du rapport des experts dans Nature –, de la venue d’ « une étrange brigade antifraude » à Clamart (Nau, Le Monde, 27-07-1988). Sur ce point d’ailleurs, les journalistes du Monde n’hésiteront pas à contester les conditions dans lesquelles le principe du contrôle par les pairs s’est concrétisé. Dans leur numéro du 27 juillet 1988, soit la veille de la parution du rapport dans Nature, Nau et Nouchi publient trois textes sur la question. Le premier, écrit par Nau, décrit rapidement la composition de l’équipe d’experts, une composition surprenante puisqu’elle compte dans ses rangs un magicien, J. Randi, dont la présence a été jugée utile « à cause des remarquables résultats qu’il avait pu obtenir en matière de tricherie » (Nau, Le Monde, le 27 juillet 1988).
« Ce sont ces trois personnes qui signeront, dans le prochain numéro de Nature (daté du 28 juillet), le rapport de la commission d’experts, trois personnes qui reconnaissent former « un groupe bizarrement constitué », qui avouent n’avoir aucune expérience particulière concernant le travail mené – entre autres – à l’unité 200 de l’INSERM et qui, enfin, reconnaissent que, dans ces conditions, le travail effectué dans ce laboratoire pourrait leur être difficile à appréhender. « Mais, sur la base de notre expérience, assurent-ils, nous sommes sûrs de nous quand nous concluons que la conception des expériences effectuées à l’unité 200 de l’INSERM est entièrement inadaptée aux affirmations faites le mois dernier » ».
25Les contre-experts « avouent n’avoir aucune expérience particulière concernant le travail mené – entre autres – à l’unité 200 de l’INSERM » et « reconnaissent que, dans ces conditions, le travail effectué dans ce laboratoire pourrait leur être difficile à appréhender ». Nau se demande alors pour quelles raisons l’« une des plus prestigieuses [revues scientifiques] du monde » n’a pas pris le soin de dépêcher sur place un aréopage d’experts compétents.
26Dans l’espace qui lui est imparti, Nau n’a pas la possibilité de rendre compte de façon exhaustive du rapport, si ce n’est pour souligner que les experts n’ont décelé aucune « tricherie » ou fraude dans le travail expérimental, que le contrôle statistique des résultats est, en revanche, considéré comme défaillant et que les enquêteurs déplorent l’absence de recherche « d’erreurs systématiques ». Le journaliste du Monde achève son papier sur une série de questions.
« Pourquoi une revue aussi prestigieuse que Nature a-t-elle précipité sa publication des conclusions d’un travail avant de mener l’investigation qu’elle souhaitait voir réaliser et qui était, au départ, une des conditions préalables à cette publication ? […] Pourquoi enfin les auteurs du rapport écrivent-ils avoir été « atterrés » lorsqu’ils se sont aperçus que deux des collaborateurs du docteur Benveniste étaient salariés de la société homéopathique française Boiron et Cie, le même Boiron et Cie qui a d’ailleurs réglé les notes d’hôtel parisiennes des trois “enquêteurs” de Nature ? ».
28Nau n’apporte pas de réponse à cette dernière question. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas tant l’argument qui intrigue Nau que le fait qu’il figure dans une revue académique [6].
29Enfin, la médiatisation de la controverse aboutit à la multiplication de théâtralisations publiques de la controverse qui ont pour effet d’opacifier le débat : le phénomène dont il est question est dénaturé et les raisons de le rejeter ou de l’accepter se démultiplient.
30Ainsi, dans l’article où ils annoncent la découverte qui « pourrait bouleverser les fondements de la physique » (Nau, Nouchi, Le Monde, 30 juin 1988), Nau et Nouchi parlent de « mémoire de la matière », expression qu’ils utiliseront à nouveau dans l’intitulé d’articles qui paraissent les 27, 29 et 31 juillet 1988. Cette dénomination procède d’un extraordinaire abus de langage, puisqu’il n’est question que d’eau et qu’en outre de mémoire, il n’est pas fait mention. Les descriptions même du protocole faites par les journalistes du Monde sont sujettes à caution. Dans leur article du 30 juin, il est question de transmission de l’information par de l’eau qui en garde la mémoire même lorsqu’il y a eu dilutions répétées, mais rien n’est dit sur cette « information » et rien n’est dit non plus sur la nécessité d’une succussion. Puis ils évoquent des « effets biologiques » et la nécessité d’accompagner la dilution d’une agitation. Cependant, en réalité, il est question de plusieurs dilutions entre lesquelles s’intercalent des phases de succussion. Dans l’article du 27 juillet, Nau parle du test de dégranulation comme d’un « phénomène biologique » alors qu’il s’agit d’une technique médicale inventée par Benveniste et destinée au dépistage des allergies.
31Même dans une revue à vocation plus spécialisée comme Science et vie, les imprécisions sont légion. La nécessité d’accrocher le lecteur a manifestement conduit P. Rossion à se hasarder à des raccourcis saisissants en dépit de sa prétention à dire « la vérité sur la mémoire de l’eau » (Rossion, Science et vie, août 1988). Le chapeau de l’article est éloquent ; il propose un résumé caricatural des résultats obtenus par l’équipe de Clamart et fait l’impasse sur le contenu réel du protocole. La légende de la photographie qui figure dès la première page de l’article – représentant deux des contre-enquêteurs diligentés par Nature – comporte quelques lignes de présentation du phénomène :
« C’est à un célèbre illusionniste, James Randi […] que la revue britannique Nature a fait appel pour vérifier les expériences d’une équipe française qui prétendait avoir découvert qu’une substance chimique pourrait avoir le même effet présente qu’absente ».
33Là encore, la « découverte » de Benveniste et son équipe est synthétisée de telle façon qu’il est impossible a priori d’y voir quelque chose de crédible. Comment imaginer que quelqu’un puisse croire que le fait d’avaler un verre d’eau minérale a le même effet que celui d’avaler un verre d’eau contenant de l’aspirine ? Dans les pages suivantes, Rossion se fait plus précis, mais les premières impressions données à un lecteur non averti par ce texte ne peuvent manquer de le porter à quelques préventions fortes par rapport au travail de Benveniste.
34Enfin, l’opacification du débat tient également à la démultiplication des raisons invoquées par les sceptiques pour rejeter le travail de Benveniste. S’agit-il de le rejeter parce qu’il vient renforcer la crédibilité de l’homéopathie ? Parce que le test de dégranulation qui est au centre du protocole expérimental n’est pas fiable ? Ou bien faut-il le rejeter parce que les résultats obtenus sortent du champ des possibles dessiné par la science rectifiée et validée ? Faut-il condamner les résultats obtenus à Clamart parce qu’il y a eu fraude ? Ou bien parce qu’il y a eu inconséquence méthodologique ?
Le « retour à l’ordre » : les logiques du re-confinement
35Nous évoquerons ici essentiellement deux voies. Toutes relèvent d’une logique académique. La première consiste en une concaténation d’initiatives prises par des acteurs individuels et collectifs en vue de sanctionner ou stigmatiser Benveniste et qui ont abouti à son déclassement social. L’autre voie est celle qu’a empruntée Benveniste lui-même. Décidé à convaincre ses pairs, il surinvestit dans le domaine du travail expérimental en se mettant en quête d’un nouveau protocole, espérant sans doute voir la nature délivrer aux hommes la preuve indéniable de sa bonne foi. Il s’est agi en quelque sorte pour lui de se mettre en quête de l’experimentum crucis. L’ensemble de ces réactions contribuent à une sorte de retour à l’ordre, de réassurance symbolique des frontières entre la science et la non-science ; elles peuvent s’interpréter comme des tentatives de défense des normes propres au champ scientifique face aux dérives auxquelles a abouti le processus de dispute dans un contexte de brouillage des frontières.
36Le 25 avril 1989, une délégation d’une commission de l’Inserm rend un rapport suite à une visite de l’unité 200 au cours de laquelle les membres du laboratoire ont exposé les différents thèmes de leurs recherches. Ce rapport contient quelques recommandations liées à un vote fait au sein de la commission sur le maintien et le développement des recherches portant sur le PAF, la poursuite des recherches sur les hautes dilutions et sur le renouvellement du mandat de Benveniste. Une seconde visite est programmée un mois plus tard. Sur la base de cette visite, le Conseil Scientifique de l’Inserm approuve le maintien de l’unité 200, mais recommande de différer le renouvellement du mandat de Benveniste.
37P. Lazar, directeur de l’Inserm, décide, conformément à la recommandation du Conseil scientifique, de laisser aller l’unité 200 jusqu’à son terme (en 1993), mais prend le parti de reconduire temporairement Benveniste dans ses fonctions de directeur d’unité, assortissant sa décision de conditions – notamment que Benveniste renonce « pour un temps » à s’exprimer sur ses recherches « en dehors des revues scientifiques de haut niveau » (Lettre de P. Lazar à J. Benveniste datée du 11 juillet 1989 citée in Beauvais, 2007, p. 201).
38À partir de 1992, Benveniste se lance dans une nouvelle phase de recherche. En juillet de cette année-là, il entreprend de donner une démonstration publique de ce dont il se dit désormais capable : transférer à l’eau l’activité de molécules et lui donner les propriétés biologiques de ces molécules. Il informe P. Lazar des résultats positifs de cette expérience publique. La réponse du directeur général de l’Inserm est cinglante : « Si vous deviez persister dans ce type de comportement, je serais obligé d’en tirer des conséquences sérieuses » (Lettre de Lazar à Benveniste, datée du 18 août 1992, citée in Beauvais, 2007, pp. 349-350)
39Finalement, Benveniste n’a cure des avertissements de sa hiérarchie et décide de diffuser des informations sur ses nouvelles investigations. Seize mois plus tard, après une demande de contrat « Jeune formation » repoussée, le laboratoire de Benveniste est fermé définitivement en décembre 1993. L’équipe recevra pendant 18 mois encore, jusqu’à l’été 1995, des crédits de fonctionnement minimaux destinés à liquider l’unité. Benveniste et ce qui reste de son équipe se replient progressivement dans un préfabriqué installé sur le parking du bâtiment de l’Inserm à Clamart.
40Le rappel à l’ordre peut prendre d’autres formes que celle de la sanction institutionnelle. En 1991, alors que la cérémonie est encore peu médiatisée, Benveniste reçoit le premier prix Ig-Nobel de chimie « pour sa découverte persistante (persistent discovery) que l’eau, H2O, est un liquide intelligent, et pour avoir démontré à sa satisfaction que l’eau peut mémoriser des événements longtemps après que toute trace de ces événements s’est évanouie » (cité in Gingras, Vécrin, 2002, p. 67). Il reçoit un second prix en 1998 pour ses expériences de transmission de l’activité biologique, mais cette fois-là, les choses ont changé. La cérémonie prend place, depuis 1995, sur le campus de la célèbre université d’Harvard et bénéficie d’une couverture médiatique bien plus conséquente. S. Nadis du journal Nature annonce la nouvelle dans un numéro d’octobre 1998 sous le titre « French scientist shrugs off winning his second Ig Nobel prize » (Nadis, 1998, p. 535).
41Si les porte-paroles des Ig-Nobel aiment sans doute l’humour, il paraît évident que ces cérémonies s’inscrivent dans une logique de boundary work. Gingras et Vécrin développent des arguments dans ce sens (Gingras, Vécrin, 2002, p. 68). Les cérémonies Ig-Nobel fonctionnent comme des entreprises de légitimation de deux catégorèmes susceptibles de structurer le jugement que tout pair porte sur la production de ses collègues : l’utilité et la vraisemblance de ses résultats. Dans ces conditions, ce serait une illusion de croire que l’attribution de ces prix reste sans effet sur la carrière de ceux qui sont nommés et qu’il ne constitue pas un élément de régulation du champ scientifique.
42Par ailleurs, entre 1988 et 2004, Benveniste et son équipe ont élaboré plusieurs protocoles expérimentaux. De 1985 à 1989, les expériences étaient construites autour du test de dégranulation des basophiles (TDBH). De 1990 jusqu’en 1992, l’enjeu des recherches entreprises au sein de l’unité 200 est encore d’étudier l’effet moléculaire des hautes dilutions, mais en mobilisant une nouvelle technique, celle de l’appareil de Langendorff, utilisée « en routine » dans les laboratoires de pharmacologie ; il s’agit d’un cœur de cobaye isolé rendu allergique à plusieurs substances et qui est utilisé comme un détecteur de ces substances : dès que l’on perfuse au cœur l’un de ces allergènes, il fait un choc allergique qui se traduit par une modification du débit coronarien.
43L’exploitation des ouvrages de M. Schiff et R. Beauvais permet de proposer un tableau récapitulant dans leur ordre chronologique d’apparition les différents protocoles expérimentaux mis au point par Benveniste et son équipe (Schiff, 1994 ; Beauvais, 2007). Il n’est pas possible d’évoquer dans le détail chacun de ces protocoles et les résultats obtenus dans le cadre de cet article.
Chronologie des différents protocoles expérimentaux mis au point par Benveniste et son équipe dans l’étude des effets de substances hautement diluées (1985-2000)

Chronologie des différents protocoles expérimentaux mis au point par Benveniste et son équipe dans l’étude des effets de substances hautement diluées (1985-2000)
44Ce qui est intéressant ici, c’est de réaliser que Benveniste lui-même participe au mouvement de re-confinement du débat en se centrant quasiment exclusivement sur l’activité expérimentale. À partir de 1992, il se met en quête de l’experimentum crucis. Cette quête consiste en premier lieu dans la recherche d’un protocole permettant la réduction des risques de biais. L’abandon des expériences de haute dilution avec ou sans appareil de Langendorff pour la transmission permet de conjurer le risque de la contamination ; la numérisation ouvre à la possibilité de limiter les risques d’interférences électromagnétiques avec les tubes imprégnés ; la perfusion directe de l’eau imprégnée dans les cœurs de cobaye ou de rat peut contribuer à limiter les risque de transferts désordonnés.
45La quête de l’expérience cruciale porte par ailleurs Benveniste à adopter une conception de l’expérience réussie telle qu’elle n’offre aucune marge de négociation pour juger de cette réussite. Partons d’un exemple pour mieux comprendre. Les tubes tests sont dotés d’un numéro par un témoin extérieur ; l’expérience est donc réalisée en aveugle puisque l’expérimentateur ne voit que des tubes numérotés sans savoir ce qu’ils contiennent. Seul le codeur détient cette information. Prenons le tube 12. Son contenu est injecté à 7 cœurs d’animaux immunisés, la variation du débit coronarien est mesurée et le résultat « 3.0±1.0 » correspond à la moyenne des mesures faites sur chacun des 7 cœurs plus ou moins l’écart-type. Le débit coronarien est censé augmenter significativement dès que le cœur des animaux immunisés est placé en présence de l’un des deux principes actifs. Une fois les calculs effectués, l’expérimentateur peut donc déterminer sur la base des mesures moyennées quels sont les tubes qui contiennent de l’ovalbumine transmise, des LPS transmis ou de l’eau.
Résultats de l’expérience du 28 septembre 1992

Résultats de l’expérience du 28 septembre 1992
46Ici, il pronostique que les tubes 1, 5, 7, 10, 11 et 15 contiennent les principes actifs transmis. Mais le décodage vient démentir ce pronostic : il y a bien 6 tubes dans lesquels se trouvent les principes actifs transmis, mais il s’agit des tubes 1, 2, 5, 7, 12 et 15. Le caractère négatif des résultats ne tient pas à l’absence d’effets (6 tubes étaient attendus comme « actifs » et sont effectivement présents), mais à une discordance entre les tubes actifs attendus et ceux que l’expérimentateur désigne comme actifs.
47Pour Benveniste, obtenir un résultat positif, c’est prédire dans quels tubes exactement se trouve la substance transmise, étant entendu que les expériences se font en aveugle ou double aveugle. Afin de marquer les esprits. Benveniste préfère ainsi délaisser une présentation probabilistique de ses résultats au profit d’une démonstration de sa capacité à deviner quels sont exactement les tubes qui contiennent le principe actif transmis ou numérisé. Il n’y parviendra pas. Ce faisant, en focalisant l’attention sur les codes, il invisibilise un fait pourtant intrigant : 6 tubes actifs étaient attendus et ils sont bien présents…
2 – Controverse et différenciation : la latence des normes épistémiques
48Dans la partie précédente, il s’agissait de décrire les mécanismes de brouillage des frontières qui constituent l’une des dimensions de la dynamique de la dispute. Les échanges, qui se nouent autour des résultats obtenus par Benveniste, aboutissent à la définition de plusieurs objets de débats liés entre eux dont il n’est pas possible de discuter en détail ici : les problèmes méthodologiques, la question homéopathique, celle des tests de dépistages des allergies, mais aussi le cadre du jugement scientifique, question sur laquelle nous nous proposons de revenir.
49Cependant, les protagonistes de la controverse semblent exclure du domaine de la discussion un ensemble de normes et un certain nombre de connaissances. Une controverse n’est pas réductible à un ensemble de débats, elle intègre une dimension de travail tacite aux frontières : les échanges qui se nouent nécessitent pour exister un ensemble de points d’accord plus ou moins explicites constituant des éléments de démarcation du domaine de la science.
Le cadre du jugement scientifique en débat
50Afin de saisir précisément ce qui est entendu sous l’expression de « cadre du jugement scientifique », nous allons revenir brièvement sur les échanges entre Benveniste et Nature. Manifestement, les deux partis ne sont pas d’accord sur les critères permettant de juger de la recevabilité scientifique d’un résultat. Benveniste est un empiriste. Pour lui, la réalité est ce qu’il observe au moyen de l’expérience et qui se présente à lui avec une certaine régularité, un phénomène dont il dit éprouver, au moyen de tactiques expérimentales, la relative stabilité. Les gatekeepers de Nature sont d’accord sur ce point, mais lui adjoignent une clause supplémentaire : ce phénomène doit être vraisemblable et s’il ne l’est pas, il faut alors en élaborer une explication. Benveniste est en désaccord avec cette idée : il faut admettre les résultats avant de comprendre pourquoi ils ont été observés et comment ils s’expliquent (Davenas et al., 1988, p. 818).
51Dès son développement initial, la controverse consiste donc en un affrontement concernant non seulement le statut des résultats, mais aussi les critères de définition de ce qu’est un résultat acceptable constitutif d’une base de discussion. Face à Benveniste qui entend susciter un débat multidisciplinaire autour d’un résultat « hérétique » (lettre de Benveniste à Newmark datée du 12 juin 1987) ou « perturbant » (lettre de Benveniste à Maddox datée du 6 juillet 1987), se dressent les gatekeepers de Nature et les détracteurs de Benveniste qui raisonnent dans un cadre épistémique croisant deux critères, stabilité et vraisemblance du phénomène, renvoyant en fait à deux normes, celles de réalisme et de vraisemblance.
52La norme de réalisme consiste : 1/ à affirmer l’existence d’une réalité dont il convient de rendre compte en en démontrant la stabilité et en déterminant les conditions sous lesquelles cette stabilité est possible, et 2/ à accepter d’être critiqué par rapport à cette réalité. La seconde norme, dite de vraisemblance, stipule qu’un phénomène ne peut être considéré comme base acceptable d’un échange scientifique que si son existence n’est pas interdite par ce qui est considéré comme des acquis de la science. À ces deux normes s’en ajoute une troisième, celle du scepticisme qui exige des scientifiques qu’ils exercent un doute critique soutenu à l’égard des découvertes de leurs pairs et acceptent également d’en être l’objet [7].
53La question des résultats « extraordinaires », « aberrants » ou encore « invraisemblables », très présente au sein du débat académique, est également fréquemment évoquée par les savants interrogés dans la presse et cela quelle que soit leur discipline. Par ailleurs, les journalistes se font eux-mêmes l’écho de ce type d’argument [8]. Benveniste, de son côté, rappellera à plusieurs reprises dans les colonnes des médias sa propre position épistémique.
54L’analyse de la controverse montre donc la possibilité d’un désaccord entre les savants à propos du cadre d’évaluation des résultats scientifiques. Il ne serait pas déraisonnable de penser que la « science normale » au sens de Kuhn s’inscrit dans un cadre épistémique articulant ces deux normes, mais la possibilité de développer une recherche « hérétique » suppose que tout chercheur puisse prendre de la distance par rapport à ce cadre. Cependant, et là encore les données empiriques sont explicites, cette prise de distance ne peut pas se faire n’importe comment ; elle suppose des accords tacites sur l’indiscutabilité de la norme de réalisme et de la norme du scepticisme réflexif. Comme le dit Bourdieu, des conditions minimales d’accord sur un certain nombre de points sont nécessaires afin que le débat scientifique puisse avoir lieu.
55Nous avons évoqué précédemment trois normes dont nous soutenons qu’elles orientent les pratiques argumentatives, contre-argumentatives et scripturales des savants. Elles échappent à des degrés divers aux débats et constituent une sorte d’axiomatique transversale aux configurations scientifiques contribuant finalement à la définition des frontières de la science en tant qu’espace normé. Cependant, la clé de voûte de cette structure normative paraît être la norme de réalisme. Deux éléments empiriques permettent d’aboutir à cette conclusion.
L’insuffisance de la norme de vraisemblance
56Les sociologues constructivistes montrent que les données d’observation s’avèrent souvent incertaines du fait de l’ « extériorisation de l’observation » (Collins, 1981 ; Pinch, 1985, 1986 ; Collins, Pinch, 1994) : lorsqu’ils travaillent sur des réalités a priori inaccessibles aux sens, les savants usent de tactiques expérimentales sophistiquées, articulées à des « savoirs tacites », à des théories et à des choix instrumentaux. Dans le cas présent, le protocole exposé dans l’article soumis à Nature par Benveniste mobilise plusieurs corpus de connaissances : 1/ les principes de la dynamisation homéopathique (dilution décimale et succussion), 2/ des connaissances relatives aux mécanismes biochimiques de l’allergie, 3/ les hypothèses sous-jacentes au test de dégranulation des basophiles humains, 4/ un savoir statistique et 5/ la connaissance des standards méthodologiques utilisés en biologie. Chacun d’entre eux peut faire l’objet de critiques.
57C’est pourquoi la remise en cause de la stabilité des faits passe par la critique du protocole qui permet de les rendre visibles et consiste à remettre en cause un ou plusieurs des éléments cognitifs qui viennent d’être évoqués. La contestation de l’homéopathie, la critique du test de dégranulation mis au point par Benveniste, la dénonciation des biais statistiques contenue dans le rapport de Nature constituent des stratégies argumentatives destinées à fragiliser l’ensemble de l’édifice. Face à ces manœuvres, Benveniste tente de déployer des tactiques destinées à démontrer la stabilité du phénomène qu’il étudie. La réalisation d’expériences en aveugle, en double-aveugle, la pratique du double-codage en constituent des exemples. La démonstration de la stabilité d’un phénomène implique aussi de s’intéresser aux paramètres physiques qui peuvent conditionner son apparition et Benveniste s’attelle à cette tâche dès 1987.
58Sans doute faut-il admettre que, dans le cas d’espèce évoqué ici, la stabilité du phénomène est remise en cause parce que les critiques considèrent que sa probabilité et sa signifiance sont nulles, puisque rien de ce que les pairs disent savoir assurément ne l’autorise et ne lui donne de sens. Pour autant, expérimentalement, ce n’est pas l’invraisemblance du phénomène que les adversaires de Benveniste tentent de démontrer, mais son instabilité. Accorder de la vraisemblance à un phénomène relève d’un acte de foi lié à un ancrage des savants dans ce qu’ils perçoivent comme étant connu et reconnu. La vraisemblance renvoie moins directement à un argument empirique qu’à la convocation de l’autorité de la science jugée, admise comme vraie par la communauté scientifique. Mais, apparemment, la réfutation scientifique des thèses de Benveniste ne saurait s’appuyer exclusivement sur ce type d’argument.
59L’invocation de la norme de vraisemblance dans une argumentation critique n’est pas suffisante, elle se double fréquemment d’un rappel à la norme de réalisme : est-il avéré que la réalité à laquelle renvoie l’article dont on prétend faire la critique est stable ? Les conditions physico-chimiques qui rendent cette stabilité possible ont-elles été appréhendées avec précision ? Parce que la norme de vraisemblance ancre le discours dans le registre de l’autorité et non dans celui de la preuve, il n’est pas possible de procéder à l’évaluation d’un travail scientifique sans se soumettre à la norme de réalisme, en se contentant du critère de l’adéquation paradigmatique ou, pire, en invoquant des critères « sociaux ». C’est pourquoi la nature ne peut être reléguée au second plan lorsqu’il s’agit d’expliquer la dynamique d’une controverse comme sa clôture.
60Nous ajouterons cependant que la norme de vraisemblance travaille au renforcement de la norme de réalisme. Si des résultats contredisent « ce que l’on sait assurément », il convient de revenir sur le protocole et de comprendre d’où peut provenir l’erreur et, si rien n’apparaît, il est nécessaire de produire une théorie permettant de donner un sens à ces résultats, une théorie là encore vraisemblable. C’est la conjonction de ces deux normes qui permet au champ scientifique de constituer un espace de filtrage et de sédimentation cognitive, un espace au sein duquel seules les connaissances susceptibles de résister au temps et aux expériences sont retenues puisque l’on exige de celui qui met en évidence un fait « décalé » de redoubler de vigilance empirique pour prouver que ce qu’il voit n’est pas un artefact ou une aberration, mais une anomalie. Ces deux normes participent donc au renforcement de la raison expérimentale.
La fragilité de la norme de vraisemblance
61La norme de vraisemblance pourrait avoir une grande capacité contraignante à condition qu’il y ait un accord fort sur le périmètre des acquis indiscutables de la science, dessinant ainsi un champ des possibles très largement partagé, ce que Kuhn nomme « paradigme », une matrice constituant un cadre permettant une standardisation des pratiques scientifiques et un point de référence pour l’évaluation des résultats notamment du point de vue de leur vraisemblance.
62Or l’observation empirique montre que, dans leurs pratiques évaluatives, les savants ne s’appuient pas uniquement sur un corpus de connaissances ayant la stabilité et le degré de formalisation que suggèrent les concepts de « paradigme » ou de « matrice disciplinaire » (Kuhn, 1990). Ils s’en remettent en réalité assez fréquemment à des informations qu’ils n’ont pas produites et qu’ils soumettent au mieux à des opérations de vérification plus ou moins rigoureuses, ce pour des raisons de temps ou d’incompétence liée à l’expansion considérable des connaissances scientifiques et à l’hyperspécialisation des savoirs. Il ne s’agit pas de condamner ce type de démarche, mais de souligner le fait que les arguments utilisés par les hommes de science dans l’évaluation du travail de leurs pairs – comme dans leurs activités propres – ne sont pas tous fondés sur des connaissances parfaitement maîtrisées et de première main. Nous avons vu plus haut qu’il arrive même que les savants se déterminent sur les travaux de leurs pairs en dehors de toute confrontation directe avec eux. Mais nous évoquerons ici les situations moins caricaturales où des sceptiques se sont penchés sur les travaux de Benveniste et ont formulé des évaluations en se basant sur une mauvaise connaissance du protocole ou sur des informations qu’ils n’ont pas produites et qu’ils ont acceptées sans réel contrôle.
63Ainsi, par exemple, dans le courant de l’année 1990, Jean Jacques, chimiste et directeur de recherche au CNRS, publie un article dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences. Selon lui, le colorant utilisé pour le comptage des basophiles humains serait sensible à une oxygénation des liquides de dilution, celle-ci intervenant lors de l’agitation des tubes. Mais Jacques pêche ici par manque d’information : les tubes témoins sont préparés et traités de la même façon que les tubes tests.
64Le second exemple a trait à un épisode plus tardif de la controverse – évoqué dans le chapitre précédent –, celui des expériences de transmission. À partir de 1992, Benveniste va mettre en place de nouveaux protocoles expérimentaux destinés à mettre en évidence la signature électromagnétique de principes actifs. Cela l’amènera à collaborer avec l’École supérieure de Physique et de Chimie de Paris et plus particulièrement avec G. Charpak – Prix Nobel de physique en 1992.
65Dès 1988, Benveniste avait invoqué les travaux de certains physiciens quantiques qui pourraient fournir les bases physiques permettant de comprendre comment l’information moléculaire passe dans un milieu liquide. Il a notamment beaucoup emprunté à G. Preparata et E. Del Giudice, deux physiciens italiens, défendant une théorie dite « des domaines cohérents ». Dans une lettre du 5 décembre 1994, Charpak informe Benveniste qu’il entend prendre définitivement ses distances avec lui après quelques temps de collaboration. Il évoque les travaux des deux physiciens italiens qu’il dit avoir fait examiner « par des théoriciens des plus éminents » qui les auraient « trouvés absurdes » (Lettre de Charpak à Benveniste datée du 5/12/1994, cité in Beauvais, 2007, p. 441). Charpak reviendra à la charge dans une lettre datée du 18 juillet 1995 :
« Il est intéressant de noter également que vous accordez foi à des publications qui vont dans votre sens et que vous trouvez les raisons les plus baroques pour expliquer les échecs. […] Vous nous avez donné également les textes d’un théoricien italien, professeur d’université. Nous avons donné son texte à analyser aux meilleurs théoriciens français. Ils ont dit que c’était truffé d’hypothèses grossièrement fausses. Mais comme c’est écrit dans un langage opaque à 99 % des physiciens, nous comprenons qu’il puisse vous leurrer par ses encouragements amicaux. ».
67C’est dans une lettre adressée à Charpak le 16 mai 1993 par M. Schiff [9] que l’on apprend l’identité des « théoriciens français » chargés de l’expertise des travaux de Preparata et Del Giudice :
« Aux textes que je vous ai remis et à l’exposé introductif que j’ai fait lors de votre visite du 21 avril 1993, il m’a semblé que vous répondiez par un argument d’autorité, expliquant que vous aviez consulté Monsieur De Gennes, qui lui-même s’était référé à Monsieur Nozières, lequel aurait déclaré sans valeur la théorie des domaines cohérents ».
69Preparata confirme ce fait dans une lettre au monde du 8 février 1997 :
« […] quand Benveniste tenta d’utiliser mon apport théorique dans sa lutte pour la survie de son unité INSERM et la reconnaissance de ses recherches, M. Charpak refusa mon point de vue en se fondant sur « l’autorité » de M. Nozières, qui condamna sans appel mes travaux, pourtant publiés dans des journaux scientifiques de haut niveau ».
71Il ne nous appartient pas de statuer ici sur les travaux de Preparata et Del Giudice. Ce qu’il importe de voir, c’est la façon dont Charpak, tout comme Benveniste, se déterminent sur la valeur d’une théorie qu’ils ne maîtrisent ni l’un ni l’autre, l’un pour la rejeter parce qu’il ne croit pas aux résultats de Benveniste et l’autre pour l’utiliser afin de fournir à sa thèse une base physique. L’un et l’autre mettent en œuvre une forme de « rationalité pragmatique » repérable ailleurs, notamment dans le domaine des croyances religieuses (Cuin, 2012). Il s’agit d’une forme de raisonnement que Cuin formalise ainsi :
« Si X affirme que (p,q,r)
Et si je constate empiriquement que p,q,r sont vrais
Lorsque X affirme que (s,t,u)
Et que les raisons objectives d’adhérer à (s,t,u) me sont inaccessibles
J’ai de bonnes raisons d’accorder à (s,t,u) la même validité qu’à (p,q,r) ».
73Le fait pour un savant de s’en remettre à l’expertise d’un autre n’est pas exceptionnel et constitue un moyen de se forger un jugement lorsque le seuil de compétence est atteint. La prise en compte de cette réalité ne peut que conduire à la prudence par rapport à des notions comme celles de paradigme ou de matrice disciplinaire. Si la notion de « science normale » permet de décrire avec pertinence l’activité scientifique dans toute son amplitude, que ce soit sur le plan de la conduite des expériences, des stratégies argumentatives ou encore de la démarche critique, les concepts de « paradigme » ou de « matrice disciplinaire » ne rendent que très imparfaitement compte de l’hétérogénéité des ressources cognitives mobilisées par les savants dans leurs activités et, notamment, celles qui touchent à l’évaluation des productions concurrentes. C’est pourquoi nous proposons à titre de conjecture de considérer que chaque chercheur est porteur d’un idioparadigme, une structure intellectuelle composite, comportant un « cœur cognitif », qui varierait peu d’un individu à l’autre et des éléments cognitifs qui sont à la fois moins stables et moins consensuels [10].
74Quant aux éléments cognitifs plus variables d’un individu à l’autre, il est possible d’en distinguer deux types : 1/ des informations de seconde main, soumises à des procédures de vérification plus ou moins rigoureuses, mobilisées par inconnaissance d’un phénomène et dont l’utilisation procède d’une forme de remise de soi dans la science d’un individu ou d’un groupe d’individus dont l’autorité a été reconnue au préalable ; 2/ un savoir tacite i.e. une sorte de sens pratique de l’analyse, ce que l’on pourrait désigner sous le nom de routines, de « métier », de « flair », de sens du bon protocole, un savoir faiblement formalisé et difficilement transmissible.
75Lorsque les savants disent juger d’un résultat, de sa fiabilité, de sa possibilité en fonction de son inscription dans le champ des possibles, de sa conformité à « ce que l’on sait déjà », ils font certes référence à un cœur cognitif qu’ils partagent avec les pairs, mais aussi à des connaissances nettement moins maîtrisées et contrôlées. Dans son premier commentaire des travaux de Benveniste, J-M. Lehn, Prix Nobel de chimie 1986, admet tout à fait la réalité selon laquelle les savants jugent moins en fonction de « l’état actuel des connaissances dans le domaine de la science moléculaire » (Nau, Le Monde, 30-06-1988), qu’en fonction de l’état actuel de leurs propres connaissances, des connaissances dont on a souligné qu’elle n’étaient pas de même nature et qu’elles ne procédaient pas des mêmes mécanismes de production.
Conclusion
76L’analyse de la dynamique d’une controverse permet de prendre conscience de la possibilité d’un brouillage des frontières entre la science et son environnement, entre les espaces de communication académique et médiatique ; elle rend plus visible le désordre des débats, les déplacements des savants par-delà les frontières disciplinaires et par-delà les frontières même de la science, leur sens aigu de la stratégie et de leurs intérêts, leur capacité à s’affranchir des normes de bienséance académique et des normes épistémiques de la science normale.
77Cependant, derrière le bouillonnement des arguments et des attaques qui constitue la trame des débats, œuvrent des logiques normatives qui viennent ancrer les échanges dans un cadre épistémique spécifique. Nous avons vu que les débats académiques mobilisaient deux critères d’évaluation : stabilité et vraisemblance des résultats. Nous avons formulé l’hypothèse que ces deux critères correspondent pour l’un à la norme de réalisme, qui consiste à « accepter l’arbitrage du « réel » » tel que l’expérience le donne à voir (Bourdieu, 2001, p. 137), et pour l’autre à la norme de vraisemblance, qui consiste à considérer un phénomène comme base acceptable d’un échange scientifique à condition qu’il entre dans le champ des possibles que dessinent les acquis de la science. Ces deux normes jouent dans un espace social où prévaut le principe d’un contrôle du travail scientifique par les pairs qui est la traduction institutionnelle d’une troisième norme, celle du scepticisme. Dans leurs interventions médiatiques, les savants ont par ailleurs largement recours à des arguments qui traduisent leur adhésion à ces normes.
78L’analyse de la controverse montre également la possibilité d’un désaccord entre les savants sur l’importance à accorder à ces deux normes. Néanmoins, la prise de distance ne se fait pas dans n’importe quelle condition, elle a pour condition tacite l’irrécusabilité de la norme de réalisme et de la norme du scepticisme réflexif. Nous avons montré en outre que la possibilité d’une prise de distance par rapport à la norme de vraisemblance tenait sans doute aussi à la faiblesse de son pouvoir de contrainte. Celui-ci pourrait être élevé s’il existait un accord fort des savants sur le périmètre des acquis de la science, ce qui n’est pas le cas. Dans leurs pratiques évaluatives, ils ne s’appuient pas exclusivement sur le « cœur cognitif » de leur discipline pour juger de la possibilité ou de l’impossibilité d’un phénomène, mais s’en remettent également à des éléments de connaissance peu maîtrisés, qu’ils considèrent vrais parce qu’ils les tiennent d’une autorité scientifique ou parce qu’ils leur sont utiles pour leur démonstration à un moment donné. Comme le fait remarquer Popper, Kuhn surestime le monolithisme de l’activité scientifique, tout simplement parce qu’il surestime celui des paradigmes qui prennent alors, au sein des communautés disciplinaires, l’apparence de véritables dogmes (Popper, 1977).
79Les normes de réalisme, de vraisemblance et de scepticisme constituent, ensemble, un mécanisme d’intégration du champ scientifique. Les sociologues des sciences ont développé de nombreux travaux montrant à quel point des formes d’organisation et de division du travail scientifique sont multiples. Certains en ont déduit qu’il n’était plus possible de voir dans la science l’existence d’un microcosme spécifique et qu’il valait mieux filer la métaphore du « tissu sans couture » empruntée à T. Hughes (1983). Cette conclusion paraît hâtive. Les configurations socio-intellectuelles dans lesquelles s’inscrivent les savants du fait de leur intérêt pour des problèmes de recherche similaires et au sein desquelles ils se dotent progressivement d’outils théoriques, de dispositifs instrumentaux, de méthodes et de références communs sont certes traversées par des logiques de déconfinement, comme en témoignent les phénomènes d’instrumentalisation et de transfert des savoirs scientifiques ou encore la réalité des itinéraires de transgression des frontières [11], mais elles sont traversées également par des logiques d’intégration qui peuvent être de nature instrumentalo-formelle – on renverra ici aux travaux de Shinn sur l’instrumentation générique (Shinn, 2000b) ou à ceux de Hacking sur les styles de raisonnement (Hacking, 1991) – ou normative – comme nous venons de le voir.
80L’analyse des controverses a ceci d’intéressant qu’elle permet de voir comment s’opèrent lors des débats scientifiques, d’autant plus lorsqu’ils sont médiatisés, des jeux de déformations du cadre épistémique de la science normale : des déformations dogmatiques, lorsque les savants invoquent exclusivement le critère de vraisemblance comme critère d’acceptation d’un énoncé, des déformations hyperempiristes lorsqu’il s’agit, comme Benveniste, de faire prévaloir exclusivement les données d’expérience, des déformations conséquentialistes lorsqu’il est question d’évaluer un énoncé en fonction de ses conséquences possibles s’il était admis.
Notes
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[1]
Les expériences mettant en évidence un effet biologique des hautes dilutions sont relativement simples à comprendre dans leur principe. Encore faut-il dans un premier temps saisir le mécanisme sur lequel repose le test de dégranulation des baso- philes qui est au centre du dispositif expérimental. Ce test permet de pratiquer le bilan d’une allergie qui consiste en une réaction immunologique anormale de l’organisme vis-à-vis d’une substance étrangère. Cela se traduit par la formation d’anticorps, les immunoglobulines E (IgE), qui se mettent à circuler dans le sang et viennent parfois se fixer à la surface de cellules sanguines comme les basophiles et les mastocytes. Lorsque l’allergène qui est à l’origine de la surproduction d’IgE se présente à nouveau dans l’organisme (bronches, tube digestif, etc.), il reconnaît les anticorps demeurés sur les cellules sanguines et se fixe dessus. Cette interaction entre l’allergène et l’IgE dé- clenche l’expulsion des granulations des basophiles et la libération des médiateurs qu’elles contiennent – notamment l’histamine. Le test de dégranulation des basophiles consiste donc à mettre en présence le sang prélevé chez le malade avec une substance dont on suppose qu’elle peut être à l’origine de l’allergie. Si c’est le cas, l’allergène se fixe sur les basophiles, provoquant ainsi leur dégranulation. Il suffit donc de repérer les tubes où le nombre de basophiles ayant dégranulé est élevé.
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[2]
Le travail de F. Beauvais a été l’objet d’une attention toute particulière dans la mesure où il livre au lecteur un matériau empirique fort riche, constitué, d’une part, d’extraits importants de la correspondance entre Benveniste et ses interlocuteurs (tout spécialement les responsables éditoriaux de Nature, ses détracteurs et ses collaborateurs) et, d’autre part, d’extraits importants des cahiers de laboratoire de l’unité 200. Par souci de rigueur, comme dans toute analyse secondaire de données, nous avons cerné autant que possible les conditions de recueil et de sélection des données contenues dans cet ouvrage en rencontrant le 14 mai 2012 son auteur, F. Beauvais, docteur en médecine de l’Université de Nancy 2, docteur en science de la vie de l’Université Paris XI. L’entretien a révélé, d’une part, que F. Beauvais a procédé au recueil systématique des documents produits au sein de l’unité 200 concernant les expérimentations faites en son sein et les échanges qui se sont noués entre le laboratoire et son environnement à cette occasion. D’autre part, il montre que Beauvais entretient, par rapport aux débats qui se sont développés alors, une distance critique respectable qui affaiblit fortement la probabilité d’une utilisation partiale et très partielle du matériau accumulé. On rappellera en outre que cet ouvrage de plus de 600 pages a été publié en 2007, soit presque vingt ans après la parution de l’article controversé de Benveniste dans Nature, ce qui laisse supposer là encore que l’auteur a eu la possibilité de prendre un certain recul par rapport aux événements qui ont fait la trame de cette dispute. Enfin, Beauvais a évoqué lors de l’entretien qu’il nous a accordé des travaux en cours dans lesquels il propose d’explorer la piste d’un effet expérimentateur complexe afin d’expliquer les résultats obtenus par Benveniste (voir notamment Beauvais, 2012), ce qui relativise encore l’idée selon laquelle la participation de Beauvais aux expériences de l’unité 200 implique nécessairement un parti pris favorable à Benveniste encore aujourd’hui.
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[3]
Je remercie Yves Gingras d’avoir attiré mon attention sur l’article de D. Brossard, dont les conclusions convergent dans une certaine mesure avec nos propres constats empiriques.
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[4]
Durant les quatre années qui précèdent la publication dans Nature, le champ médical est traversé par de vifs conflits portant sur l’homéopathie dont l’origine tient à une initiative du gouvernement Fabius. Georgina Dufoix, alors ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, publie un arrêté autorisant le remboursement des préparations homéopathiques au même titre que n’importe quel médicament traditionnel ; cent onze produits sont désormais remboursables par la Sécurité sociale. À cette époque, l’unité 200 travaille déjà sous contrat avec LHF et Boiron. La revue Science et vie se montrera particulièrement active dans cette lutte contre l’homéopathie.
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[5]
Il s’agit d’une perte de coloration.
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[6]
Dans son article, Brossard pointe le fait que les médias en viennent parfois à endosser des rôles ordinairement attribués aux revues scientifiques. C’est le cas du Monde ici : « […] through its defense of Benveniste, Le Monde may have been exercising the social control that “Science” (as an institution) had failed to perform » (2009, p. 273).
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[7]
Merton parle pour sa part de « scepticisme organisé ». L’expression a ceci de critiquable qu’elle subsume la norme – qui peut être intériorisée sous forme de dispositions durables – et son institutionnalisation à travers le système de peer review.
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[8]
Voir par exemple à titre illustratif (Nau, Nouchi, Le Monde, 30 juin 1988), (De Pracontal, L’EDJ), (Bonnot, Le nouvel Observateur, 8-14 juillet 1988, p. 26).
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[9]
M. Schiff a étudié la physique et plus particulièrement la physique nucléaire. En 1970, il change de discipline et devient psychologue. En 1994, il écrit sur la controverse qu’il considère comme un cas exemplaire de censure scientifique. Deux ans auparavant, agacé par la « frilosité » de ses collègues (Schiff, 1994, p. 10), il décide d’apporter son aide à Benveniste dans ses travaux sur la transmission du signal moléculaire.
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[10]
La notion de « cœur cognitif » est entendue au sens que lui attribue S. Cole : « The core consists of a small set of theories, analytic techniques and facts which represent the given at any particular point in time. […]. The core is a starting point, the knowledge which people take as a given from which knowledge will be produced. Generally, the core of a research area contains a relatively small number of theories, on which there is a substantial consensus » (Cole, 1992, p. 15).
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[11]
Nous pensons ici par exemple au phénomène des chercheurs créateurs d’entreprise (Lamy, Shinn, 2006).