Introduction
« Les sciences sociales ne se contentent pas plus de décrire et d’analyser la société que les sciences naturelles ne se contentent de décrire et d’étudier la nature : les unes et les autres contribuent à la mise en forme et de la société et de la nature. »
2Les travaux de Michel Callon, mobilisant la notion de performativité des énoncés économiques, sont à l’origine d’une vaste littérature se donnant comme focale la manière dont les théories économiques s’inscrivent dans la réalité sociale par le truchement des dispositifs techniques dont elles renseignent l’élaboration. C’est ainsi qu’ont été étudiés la constitution des marchés financiers ainsi que des modes de fixations des prix (MacKenzie et Millo, 2003 ; MacKenzie, 2007), le rôle des économistes dans le design institutionnel des systèmes d’enchères publiques (Guala, 2007) ou d’appariements (Steiner, 2010b), ou encore l’impact des statistiques sur le monde social (Didier, 2007) [2]. Dans la lignée de la sociologie dont est issu Michel Callon, la théorie de l’acteur-réseau (actor-network theory, désormais ANT), ces différents regards se concentrent en priorité sur le rôle des dispositifs techniques dans la construction du monde social. On qualifie fréquemment ce primat épistémologique d’hypothèse de symétrie entre l’humain et le non-humain. Cette approche s’émancipe volontairement d’une vision de l’influence sociale des théories économiques en terme de représentations et de croyances collectives. Callon parle à cet effet de tournant de l’ANT :
« Context cannot be reduced, as in semiotics, to pure world of words and interlocutores ; they are better conceived as contextual and material assemblages. »
4Ainsi, l’originalité de la thèse de la performativité est, pour Callon comme pour d’autres (Steiner, 2010b), son ancrage dans l’ANT, caractérisé avant tout par la focalisation sur les agencements techniques comme vecteurs de performation. Dans cette optique, les dispositifs techniques sont considérés à la fois comme des béquilles cognitives utilisées lors des prises de décisions individuelles et collectives et comme des faits dont personne n’a besoin de comprendre les composantes en jeu pour pouvoir les utiliser. Ces deux caractéristiques sont en général mobilisées pour justifier une telle démarche. L’objectif du présent texte est de questionner cette concentration des points de vue afin de requalifier une approche de la performativité cette fois-ci fondée sur l’idée que performer c’est mettre en place une nouvelle convention sociale définie comme une représentation commune du monde. Requalification qui permet d’éclairer un point particulièrement important de la notion de performativité : son échec.
5Cette démarche s’organisera en trois temps. Premièrement, nous soulignerons la filiation entre ANT et théorie de la performativité. C’est plus précisément aux travaux de Bruno Latour, pour l’ANT, et de Michel Callon, pour la performativité, que nous ferons référence. Nous réunirons les deux auteurs autour d’un point central. Ils prennent tous deux explicitement le parti de rejeter les notions classiques des sciences sociales : celles de norme, de convention, d’institution, de société, afin de revenir au sol raboteux de l’élaboration technique. C’est ce que Callon nomme le tournant de l’ANT.
6Dans un second temps, nous dégagerons deux caractéristiques fondamentales du dispositif technique : (1) il est un fait dans le sens qu’il est considéré comme une boîte noire dont l’utilisation ne nécessite nullement l’ouverture ; (2) il constitue une béquille cognitive pour les acteurs sociaux qui l’utilisent. Nous montrerons que ces deux caractéristiques ne constituent pas une originalité propre à ces dispositifs techniques, en ce que la catégorie générique de convention sociale, qui sera définie précisément, concentre les mêmes signes distinctifs. On tentera ensuite de montrer que si, selon les caractéristiques citées, le concept d’agencement technique et celui de conventions sont équivalents, il existe une primauté du second vis-à-vis du premier, remettant ainsi en cause l’hypothèse épistémologique de la symétrie entre l’humain et le non-humain. L’idée de symétrie a d’ailleurs dès son origine prêté le flanc à de nombreuses critiques, dont il semble qu’elles puissent être réactivées au sujet de la notion de performativité. Principalement, nous montrerons que la notion de convention sociale, rejetée à la fois par l’ANT et par la théorie de la performativité, reste un outil de premier plan pour la compréhension de la vie sociale. Plus particulièrement, il sera mis en évidence que le social est un élément décisif pour la compréhension de l’usage des dispositifs techniques eux-mêmes.
7Au terme de ce travail, nous montrerons que la réhabilitation d’une catégorie sociale comme celle de convention permet une meilleure compréhension d’un phénomène constituant un angle mort des études performatives : celui des échecs de performativité. Nous nous saisirons à cet effet d’un exemple particulièrement parlant : celui de l’échec de la mise en place de marché aux organes prélevés sur vif. On s’appuiera particulièrement sur les récents travaux de Philippe Steiner. L’objectif de cet article est donc triple : caractériser le lien entre ANT et théorie de la performativité autour de l’hypothèse de la symétrie et du rejet de l’utilisation de la notion de convention, apporter un regard critique sur cette hypothèse en montrant la nécessité analytique de cette dernière notion, et enfin montrer qu’une telle approche de la performativité permettrait un approfondissement de la compréhension de ce phénomène.
I – Du rejet de la modernité à la thèse de la performativité
8Dans la lignée de la sociologie de l’acteur-réseau, les études de la performativité des sciences économiques se focalisent le plus souvent sur les dispositifs techniques. L’ANT, à travers l’œuvre de Bruno Latour, constituera dès lors notre point d’entrée. Celle-ci, qui prend naissance dans le champ des études des pratiques scientifiques, se revendique originairement comme un dépassement de la sociologie des sciences (Sociology of Social Knowledge, maintenant SSK), principalement portée par l’école d’Édimbourg. Cette première partie sera l’occasion de pointer du doigt l’extension thématique de l’ANT aux études sociales en général, puis à la performativité en particulier. On dégage ainsi le point autour duquel se réunissent ces deux approches : le rôle particulier qu’elles confèrent aux dispositifs techniques.
1 – Bruno Latour et la science en action
9Les années 1970 constituent un tournant des réflexions sur les sciences : ces dernières deviennent un objet d’étude stimulant pour la méthode sociologique. Là où l’on se penchait sur la validité des structures de raisonnement et sur les modes d’inférences (induction, déduction, rétroduction, causalité, etc.), la sociologie entreprend de considérer les systèmes de pensée comme des jeux de langages dont la validité devient contingente de leurs contextes d’énonciation. Dans ce cadre, l’environnement social, en ce qu’il est constitutif des registres de vérité liés à des habitudes d’action, est un élément déterminant dans la résolution des controverses entre les théories concurrentes. Cette manière de faire de la sociologie des sciences débouche sur un précepte (Bloor, 1976) : les programmes de recherche concurrents ne doivent pas être étudiés à l’aune de leurs succès ou de leurs échecs. Il convient au contraire de les appréhender de manière symétrique afin de retracer les controverses ayant mené à cet état de fait.
10Si la sociologie latourienne prend acte du tournant sociologique de l’étude des sciences, elle revendique un éloignement substantiel vis-à-vis de la SSK. En particulier, Bruno Latour (1989) refuse de voir la science comme une activité se contentant de mimer un arrière-plan institutionnel constitué de conventions et d’intérêts collectifs [3]. Ainsi, il rejette l’adoption du point de vue de Sirius, s’appuyant sur des macrostructures qui déborderaient les décisions individuelles (Latour, 2006b, p. 63) :
« Pour que les sciences sociales retrouvent leur énergie première, il est essentiel de ne pas assimiler toutes les formes d’existence [agency] qui débordent l’action à une d’entre elles seulement, qui serait faite en social – la ‘société’, la ‘culture’, la ‘structure’, les ‘champs’, les ‘individus’, peu importe le nom qu’on lui donne. »
12Il serait donc nécessaire d’en revenir aux pratiques, de regarder la science telle qu’elle se fait, in situ. Ce n’est plus la société qui détermine l’issue des controverses scientifiques, mais bien les chercheurs, les ingénieurs et leurs réseaux divers et variés qui stabilisent le monde social autour des faits techniques qu’ils produisent [4]. Ne pas réduire l’histoire des sciences à son contexte social – comme si la société était le cadre déterminant de l’activité scientifique –, mais expliquer la manière dont la science crée des faits, des objets acceptés par tous, tel est l’adage de l’ANT. Pour ce faire, Latour (1991) s’oppose à la séparation – qu’il qualifie de moderne – entre l’humain et le non-humain, entre le naturel et le social. Par référence à la SSK, il parle à ce sujet d’un principe de symétrie élargie. La validité d’un fait scientifique, loin de se rapporter à une réalité extérieure ou à un régime de vérité socialement construit et commun à l’ensemble d’une communauté, dépend de la solidité des liens unissant les différentes composantes d’un réseau d’actants humains et non-humains dont il est le centre. Ainsi, Latour entend par fait scientifique un objet, une équation, un raisonnement, un article, dont on ne remet plus en cause la pertinence. Accepté par tous comme une boîte noire, il n’est convoqué que de manière instrumentale au sein d’autres processus réticulaires de création de faits scientifiques. Acquérir le statut de fait nécessite de sortir vainqueur de controverses avec d’autres faits concurrents. Pour ce faire, il doit d’une part prouver sa résistance, d’autre part se placer lui-même au cœur d’un réseau d’autres faits admis afin d’asseoir, d’accroître sa légitimité. Ainsi, l’objectivation du fait est le fruit de la construction d’un réseau d’alliés.
13L’histoire des sciences se résume dès lors à une suite de constructions et de déconstructions de réseaux. Lorsqu’en 1973, Fischer Black et Myron Scholes publient les bases d’un modèle d’évaluation des prix des options (MacKenzie et Millo, 2003 ; MacKenzie, 2007), l’équation Black et Scholes est encore loin d’être acceptée comme un fait. Certes, les deux économistes convoquent comme alliés bon nombre d’éléments empruntés à leurs prédécesseurs, faits inclus comme des boîtes noires au sein de leur propre théorie : l’utilisation de la variance comme marqueur de volatilité des prix (Markovitz, 1952), l’hypothèse de marchés efficients (Fama, 1965), l’idée que les cours des actifs sous-jacents à l’option suivent un mouvement brownien [5]. Ils doivent aussi se confronter à la concurrence d’autres modèles d’évaluation, comme le Capital Asset Model, développé par Jack Treynor, William Sharpe et John Lintner, controverse constituant une résistance à l’avancée de l’équation Black et Scholes comme boîte noire. Le processus de réification passera par l’élargissement du réseau à divers dispositifs techniques. Dans un premier temps, Black fournit aux arbitragistes des fiches permettant d’utiliser l’équation à la fois rapidement et sur la base de paramètres facilement observables. Dans un second temps, l’équation sert d’outil institutionnel de fixation des prix via les dispositifs d’autoquot sur les marchés financiers. Désormais, l’équation est même enseignée comme un fait scientifique dans les manuels standards de finance (Hull, 2011).
14Cet exemple est significatif de l’approche de l’ANT : un fait scientifique est le nœud d’un réseau unissant des alliés (Markovits (1952), Fama (1965)) dans des controverses dont il s’agit de sortir vainqueur en traduisant le fait (ici, le prix) au sein de dispositifs (fiches, autoquot, manuels d’enseignement) de telle sorte qu’il soit pris comme une donnée pour autrui [6]. C’est en ce sens que Latour étend aux non-humains le privilège de déborder les activités humaines, i.e de les influencer, de les transformer. C’est exactement la définition donnée à la notion de dispositif par Giorgio Agamben :
« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. »
16La caducité de la distinction arbitraire entre humain et non-humain provient précisément du fait que ces dispositifs incorporent à la fois des matériaux et des connaissances pratiques idiosyncrasiques.
2 – De la science au social
17Parallèlement à ses travaux relatifs à la sociologie des sciences, Latour étend ses concepts à l’étude du monde social en général (Latour, 2006b) [7]. En s’éloignant à la fois du constructivisme social et du déterminisme technologique (Akrich, 2006a), l’ANT entend considérer le monde comme un processus constant d’assemblage et de désassemblage de réseaux d’actants, humains et non-humains, ne tenant ensemble qu’en raison de la solidité des liens qui les unissent. Les équations Black et Scholes, les logiciels d’autoquot, le manuel de Hull, forment un réseau durable constitutif du monde social : au-delà des débats de spécialistes, les marchés et les prix sont la plupart du temps considérés comme des réalités objectives. Par l’étude de la constitution des dispositifs, Latour tente très précisément d’expliquer la fabrique de l’objectivité [8] de la connaissance par les objets techniques :
« À partir du moment où l’objet technique est quasiment stabilisé, il devient, par son effacement, un instrument de connaissance. »
19Les dispositifs techniques constituent dès lors un point central de l’ANT en ce qu’ils se substituent aux faits sociaux de la sociologie classique dans l’explication du monde social. Latour (2006a) illustre parfaitement cette inversion dans un exemple parlant de mise en place d’un dispositif technique comme traducteur d’une règle morale : ramener sa clef d’hôtel à la réception à la fin de son séjour. Pour Latour, cette règle ne peut jamais expliquer par elle-même sa propre mise en application. Il est nécessaire de s’attarder sur les dispositifs techniques destinés à la faire respecter. On peut, par exemple, inscrire sur la facture de la chambre d’hôtel l’impératif « Rapportez vos clefs à la réception SVP ». L’expérience montre que ce dispositif n’est que peu efficace pour une raison simple : l’injonction dépend de manière trop importante du bon vouloir du client, qui résiste à l’énoncé. Devant ce type d’échec, l’idée a été de faire prendre à la règle morale une forme plus contraignante, par exemple celle d’un poids de fonte attaché au porte-clefs, constituant ainsi une gêne dont le client se débarrasse en laissant sa clef à la réception. Le dispositif technique traduit la règle pour la faire respecter :
« Les clients ne rapportent plus la clef de leur chambre ; ils se défont d’un truc encombrant qui déforme leur poche. S’ils obéissent aux désirs de l’hôtelier, ce n’est pas qu’ils aient lu le panonceau ou qu’ils soient particulièrement bien élevés. Ils ne peuvent plus faire autrement. Ils n’y pensent même pas. Ils y sont forcés. »
21On a ici assisté à l’assemblage d’un réseau sociotechnique unissant des humains, et non le social, et des non-humains. Considérer avec la même importance les objets et les personnes, gommer les différences d’échelles dans la constitution des réseaux, telle est la marque de fabrique de l’ANT. On ne parlera donc plus d’acteurs ou d’agents, mais d’actants. Dans la lignée des travaux de Gabriel Tarde [9], Latour rejette à la fois l’idée de sujet conscient et de monde commun. Le monde social n’est pas une prédonnée que les acteurs conscients actualisent, mais un assemblage d’actants humains et de non-humains pris dans une dynamique de réseau. À ce titre, « il n’y a pas de monde commun a priori » (Latour, 2011), il n’y a qu’un ensemble d’objets hétérogènes pris dans leurs relations réciproques.
22La position latourienne relative à l’absence de monde commun ex ante est explicitement reprise par Michel Callon au sein d’un ouvrage collectif :
« Un groupe ne sort jamais tout armé de la cuisse de Jupiter. Il s’éprouve, tâtonne, se cherche, naviguant au milieu des incertitudes. »
24Ce livre, d’un grand intérêt tant intellectuel que politique, tente précisément de mobiliser les outils de l’ANT dans l’optique de comprendre la constitution de mondes communs à la suite de controverses sociales relatives à utilisation des nouvelles techniques (nucléaires, génétiques, etc.). Les auteurs se concentrent tout particulièrement sur les liens entretenus entre les profanes et ce qu’Anthony Giddens nomme systèmes d’experts (1994) dans la constitution des réseaux sociaux. La découverte des processus de mise en place des réseaux passe encore une fois par la mobilisation du concept de traduction. Les auteurs distinguent trois types de traduction :
Traduction 1 : opération consistant à rendre le monde intelligible au sein de l’espace réduit du laboratoire scientifique. Ainsi, le monde ouvert devient équations, graphiques, concepts.
Traduction 2 : opération de constitution d’un collectif de recherche par le développement d’un système commun de traductions des inscriptions produites au sein des laboratoires par les instruments de recherche (ordinateurs, tables de chiffres etc.).
Traduction 3 : il s’agit maintenant d’appliquer au monde réel les résultats et dispositifs techniques produits lors de la traduction 2.
26Ces mécanismes mènent in fine à l’assemblage de réseaux alliant différents types d’actants, sans que cet assemblage ne soit prévisible a priori. Appliquée à l’exemple déjà cité des équations Black-Scholes-Merton sur les marchés financiers, la traduction 1 correspond à la mise en place d’un système d’équations modélisant les cours de bourses, la traduction 2 à la mise en place de référentiels communs aux économistes. Black Scholes et Merton utilisent par exemple la notion de volatilité implicite des cours des actifs, correspondant à la volatilité théorique calculée à partir de l’observation des prix réels des options sur ces actifs. Cette notion et le discours qui l’accompagne participent à la constitution d’un langage commun aux économistes. Enfin, la traduction 3 correspond à la mise en application du nouveau modèle par les agents de marchés grâce aux fiches fournies par Black. Ainsi, un monde commun se constitue autour d’une innovation technique. Est ainsi ouverte la porte à l’étude de l’impact spécifique des sciences sur le monde social, programme débouchant sur la notion de performativité des théories économiques.
3 – Du social au performatif
27La thèse de la performativité s’inscrit directement dans le type d’analyse que produit l’ANT. Dans cette lignée, la sociologie performativiste rejette le Grand Partage entre social et naturel, entre l’humain et le non-humain, refuse la focalisation sur les faits sociaux dépassant les actants et considère la science comme un élément actif de la construction du monde social. Ce mouvement de « laboratisation du monde » se déploie dans le cadre de la traduction 3 :
« Pour que le monde se comporte comme dans le laboratoire des chercheurs, il ne faut pas y aller par quatre chemins, il faut tout simplement transformer le monde pour qu’en chaque point stratégique soit placée une « réplique » du laboratoire, ce site où l’on sait contrôler les phénomènes. »
29L’hypothèse fondamentale est de :
« considérer que la société ne constitue pas un cadre à l’intérieur duquel évoluent les acteurs. La société est le résultat toujours provisoire des actions en cours. La SAR (Sociologie de l’acteur réseau) se distingue des autres approches constructivistes par le rôle actif qu’elle fait jouer par les sciences et les techniques dans l’explication de la société en train de se faire »
31Ainsi, lorsque Callon étudie l’influence sociale des théories économiques, il refuse l’explication mertonienne en termes de prophéties auto-réalisatrices (Callon, 2007, p. 321). Si l’on suit Merton, une théorie peut devenir vraie à condition qu’elle prenne la forme d’une croyance collective. Cette théorie serait insuffisante en ce que le contexte technique est un élément primordial du processus performatif se définissant, comme dans l’exemple des équations Black et Scholes, comme un processus de traduction par le dispositif. Alors que la lignée mertonienne en resterait au simple constat d’une croyance commune vis-à-vis de la constitution des prix, croyance qui, une fois inscrite dans les pratiques, serait soumise à un phénomène d’auto-réalisation, l’approche par le performatif insiste sur la constitution de dispositifs épargnant aux actants la nécessité de croire que les énoncés de BSM sont vrais. Ainsi, alors que dans le premier cas, les agents croient et connaissent la théorie, dans le second ils ne font qu’utiliser un dispositif technique. Pour Philippe Steiner (2010b), c’est ici l’originalité de la sociologie performativiste vis-à-vis de la sociologie classique de la connaissance économique portée par Weber, Durkheim ou encore Bourdieu (Steiner, 1998). Le principal apport de la sociologie de la performativité est d’avoir envisagé les dispositifs techniques à la lumière d’une caractéristique inédite : une fois inscrite dans un dispositif, la théorie économique sur la base de laquelle ce dernier a été construit n’a plus besoin d’être connue, comprise ou acceptée par les acteurs qui l’utilisent.
32Autrement dit, la théorie performativiste substitue aux catégories collectives les dispositifs techniques dans l’explication des décisions individuelles et collectives. Épistémologiquement parlant, il nous semble donc que les dispositifs techniques remplissent la même fonction que les déterminants sociaux des approches plus classiques de l’influence sociale des théories économiques. Dans l’optique de l’ANT, ce point justifie que l’on s’intéresse tout particulièrement aux objets techniques comme stabilisateurs des réseaux, dans celle de la performativité, que l’on rejette les approches standards de l’influence de l’économie sur le monde social [10] (auto-réalisation, convention, institutions, normes de représentation). On oppose alors l’influence par la technique à une vision plus large de l’influence sociale de la science économique en termes de transmission de connaissance. Selon cette dernière vision, le monde social est formé à l’image d’une théorie à partir du moment où tout le monde adopte la représentation du monde de celle-ci. Dumez et Jeunemaître résument parfaitement cette position en soulignant que la théorie de la performativité
« s’oppose également à la notion de convention, c’est-à-dire l’idée que les agents se mettent d’accord sur des règles, des normes, explicites ou implicites, formulées ou tacites, qui leur permettent de se coordonner. Pour Michel Callon, l’important ne se joue pas dans ces règles ou conventions : il faut aller plus loin pour saisir le réel »
34On s’écarte dès lors des autres types d’études de la connaissance économique (Steiner, 2001), notamment en termes de constitution des croyances économiques (Lebaron, 2000 ; 2010) ou d’éducation à l’économie par les milieux universitaires (Frank, Gilovich et Regan, 1993).
35L’apport principal de la thèse de la performativité est donc la thèse méthodologique de la symétrie entre les humains (et non le social) et les non-humains dans l’étude du lien entre science économique et réalité sociale.
II – Critiques de la thèse de la symétrie
36Si son enracinement dans la sociologie de l’ANT est considéré comme la principale originalité de la théorie de la performativité, il devient intéressant de réactualiser au sujet de cette dernière les critiques auxquelles la première a pu prêter le flanc. On se concentrera ici sur deux idées fondamentales :
- L’objet technique a la particularité de forcer les agents à agir sans qu’ils aient conscience des mécanismes techniques mis en branle
- Il est possible de considérer qu’il y a une symétrie entre l’humain et le technique, sans rapport de subordination de l’un à l’autre.
1 – L’objet comme béquille cognitive
37Une idée phare, commune à la théorie de l’acteur-réseau et à la sociologie performativiste, est que l’objet technique agit comme une béquille pour celui qui l’utilise à partir du moment où il devient une boîte noire.
39Comme nous l’avons vu plus haut, Philippe Steiner fait de ce point l’originalité de la notion de performativité. Comme dans l’exemple du moteur, dont l’utilisateur ignore le fonctionnement et les théories physiques qu’il englobe, lorsqu’une paire de receveur-donneur d’organes incompatibles s’orientent vers des institutions, telle la Kidney Exchange Clearinghouse aux États-Unis, afin d’être mis en relation avec d’autres paires pour qu’elles puissent échanger les reins des donneurs respectifs, elles s’en remettent entièrement aux logiciels d’appariement confectionnés par des économistes (Steiner, 2010a, 2010b). Elles les utilisent comme des boîtes noires en ce sens qu’elles n’ont pas besoin de connaître le fonctionnement de ces systèmes, réunissant des connaissances théoriques complexes telles que l’algorithme standard de Gale et Shapley (1962) ou le modèle d’appariement développé par Roth, Sönmez et Ünver (2004 ; 2005). C’est précisément parce qu’ils n’ont pas besoin de maîtriser ces éléments théoriques que le design institutionnel peut servir de béquille cognitive pour les acteurs utilisateurs. Une fois mis en place, un tel système doit uniquement recueillir les informations nécessaires (input) afin de mettre en relation (on parle de Matching Market) les individus entre eux (output). Au-delà d’une simple performation par production d’un ensemble de croyances économiques, l’économiste, comme ingénieur, impact les pratiques des agents sans qu’il y ait besoin de les éduquer :
« many dispositifs exist in which economic knowledge, formally-rational economics included, is embodied in such a way that economic action implements what economic theory predicts will occur, even where there is complete ignorance on the part of the agent of such economic theory. »
41Nous avons vu que deux arguments sont donnés pour caractériser le biais du non-humain comme une spécificité de la performativité. Les dispositifs techniques sont à la fois des faits dont personne n’a besoin de comprendre les composantes mobilisées pour pouvoir s’en servir, et des béquilles cognitives aidant à la prise de décision. Nous défendrons dans un premier temps que ces deux caractéristiques ne sont pas suffisantes pour opposer la performativité par la croyance et la performativité par l’objet. Il est en effet possible de montrer que ces deux caractéristiques peuvent très bien s’appliquer aux croyances collectives, aux conventions, i.e aux accords explicites ou implicites, formulés ou tacites, qui leur permettent de se coordonner. Pour Lewis (1969, p. 61), auteur de la définition standard des conventions, x est comme une convention dans une population si :
- Chacun se conforme à x
- Chacun croit que les autres se conforment à x
- Cette croyance que les autres se conforment à x donne à chacun une bonne raison pour se conformer à x
- Tout le monde préfère une conformité générale à x plutôt qu’une conformité d’une moindre généralité
- Il existe au moins une alternative x’ pour laquelle les étapes précédentes seraient valables
- Les points 1 à 5 sont connaissance commune
42Lewis (1969, p. 56) définit la connaissance commune comme suit : dans une population P, x est connaissance commune dans une situation A si et seulement si :
- Chaque membre de P a des raisons de croire que A
- A indique à chaque membre de P que chaque membre de P à des raisons de croire que A
- A indique à chaque membre de P que x
43Cette définition s’inscrit dans le cadre de la problématique de la coordination entre plusieurs agents lorsqu’il y a indétermination au niveau du résultat de cette dernière (Hardin, 2003). Pour décider de rouler à gauche ou à droite, encore faut-il que je croie qu’autrui fera de même, ce qui signifie que je pense qu’il pense que je pense … qu’il roulera à gauche ou à droite. C’est pour répondre à cette indétermination, liée à l’existence d’équilibres multiples et à la connaissance commune de la rationalité, qu’est souvent convoquée l’idée de convention (notamment en théorie des jeux). La convention est ici de type régulative : elle régule une activité existante. Pour Mary Douglas, cette définition a l’inconvénient de négliger les conditions d’auto-application de la règle conventionnelle :
« nous voulons qu’il y ait des conventions sur les passages piétons, mais en l’absence de sanction, nous ne les respecterons pas nous-mêmes ».
45Se pose dès lors la question de la légitimité de la convention : pour qu’une convention soit respectée (au moins par ceux qui la font respecter), il est au préalable nécessaire qu’elle s’appuie sur une convention plus profonde [11]. Autrement dit, pour qu’une règle conventionnelle persiste, il est nécessaire qu’une représentation commune du monde la soutienne, la légitime. La convention revêt dès lors un aspect phénoménologique (Berger et Luckman, 1966), elle s’appuie impérativement sur une communauté de croyances vis-à-vis du monde physique et social [12]. On peut parler d’institution pour évoquer un ensemble auto-entretenu de règles formelles et de croyances légitimatrices. Notons que cette analyse est tout à fait compatible avec la définition lewissienne des conventions : une convention n’a de sens que si tout le monde sait que nous sommes dans la situation A, dans un monde commun A. Cette définition de la convention, intégrant à la fois l’idée de règle et de légitimité de la règle, va au-delà du simple cadre de la coordination [13]. À ce titre, une institution est à la fois une règle et un élément épistémique (au sens d’une vision du monde) venant peser sur la légitimité de son application. La composante épistémique peut être ramenée à un élément conventionnel non réductible à une convention de coordination : une convention constitutive (Marmor, 2009, p. 31) ayant la particularité de constituer le cadre dans lequel un type de coordination par des conventions régulatives sera légitimé.
46Partant de là, deux constats s’offrent à nous :
- Premièrement, une convention est un objet permettant de résoudre des dilemmes de coordination qu’un esprit isolé ne pourrait résoudre. En effet, sans la médiation externe d’un objet social (une convention) venant discriminer un point de coordination parmi d’autres, aucune décision individuelle ne pourrait être prise.
- Secondement, définie comme un cadre cognitif, la convention agit tel un pilote automatique (Douglas, 1986, p. 99). À ce titre, elle est un fait, une boîte noire à laquelle les individus abandonnent leurs décisions.
47Il est donc évident, si l’on accepte notre définition de la convention, que les caractéristiques que la sociologie performativiste prête aux non-humains peuvent tout aussi bien être prêtées aux conventions sociales. Si une convention sociale est inspirée (via, par exemple, l’apprentissage) d’une théorie économique particulière, rien ne permet a priori de la différencier d’un actant non-humain selon les critères qui nous ont été donnés plus haut. Une convention est un dispositif particulier permettant la prise de décision, une boîte noire construite et que l’on rouvre en période de crise. Lorsque Karl Polanyi, dans La Grande Transformation (1983) fait l’histoire de la société de marché, il montre la manière dont la connaissance économique, portée par les économistes classiques (principalement Smith, Ricardo, Malthus et Bentham), joue en faveur de l’instauration d’une mentalité de marché venant soutenir le dispositif institutionnel du marché. Si la caractéristique majeure de la société de marché est la marchandisation d’éléments sociaux autrefois régis par d’autres modèles organisationnels (le travail, la monnaie et la terre [14]), le marché ne devient une institution que lorsqu’il est soutenu par la convention sociale de la mentalité de marché, i.e lorsqu’il est considéré par les acteurs comme une réalité anhistorique. Il devient alors un dispositif : les agents en ignorent le contenu exact et lui abandonnent leurs décisions quotidiennes, précisément en vertu d’un processus conventionnel (Brisset, 2012a). Néanmoins, comme tous les dispositifs analysés par l’ANT, une crise peut justifier la réouverture du dispositif ainsi que la mise en cause de son objectivité. Ce processus est la toile de fond de La Grande Transformation : l’Homme étant bousculés par les forces aveugles du marché, un contre-mouvement de réencastrement des activités économiques au sein de dispositifs sociaux considérés plus humains prend forme, notamment sous l’autorité du socialiste réformateur Robert Owen.
48Nous ne remettons pas ici en cause la pertinence d’une démarche centrée sur les dispositifs techniques, mais seulement l’argument d’une originalité fondamentale de cette démarche.
2 – Retour sur le principe de symétrie
49Nous avons donc montré qu’en soi, l’argument du pilotage automatique ne justifie pas que l’on accorde un statut particulier aux non-humains, vis-à-vis des catégories collectives classiques, dans la fabrique du monde social. Nous allons maintenant interroger la pertinence d’un rapport symétrique entre l’humain et non-humain. Selon Bruno Latour, il est improductif de considérer une société déjà là à laquelle viendrait se greffer les agencements techniques. Dans une telle optique, une technologie ne serait que le reflet d’un arrière monde social d’ordre supérieur. Bien au contraire, il serait nécessaire de comprendre la société en construction, i.e l’agglomération d’éléments techniques et humains venant stabiliser le social. Cette idée a fait l’objet de vives critiques, notamment de la part des tenants de la SSK [15]. Nous passerons en revue trois critiques, avant de les intégrer à l’aide des travaux de Wittgenstein.
50Pour Winner (1993), à se focaliser de manière excessive sur la construction et la stabilisation des dispositifs techniques, l’ANT constituerait un outil heuristiquement faible en vue de la compréhension de l’impact des outils techniques sur les relations sociales au sein des groupes. De plus, elle ne permettrait pas de saisir les différentes manières d’utiliser les objets techniques. Le contexte social étant primordial pour comprendre l’usage social des dispositifs, se débarrasser de la société revient à manquer une partie de l’histoire. En négligeant les rapports sociaux sous-jacents au contexte de découverte scientifique, l’ANT retomberait dans les travers du whiggisme [16], à savoir faire l’histoire des vainqueurs et des groupes sociaux dominants en ne considérant les dispositifs scientifiques que dans leurs utilisations sociales orthodoxes. Nous ne nous prononcerons pas sur cette dernière accusation, notons que ce qui est ici reproché à l’ANT est de ne considérer les non-humains que pour eux-mêmes. Ce point est le cœur de la critique de Collins et Yearley (1992a ; 1992b). Au-delà de la question du caractère conservateur de l’histoire des sciences produite par l’ANT, Collins et Yearley posent le problème d’une autonomie relative des dispositifs techniques. Ces derniers sont nécessairement intimement liés à leurs contextes en ce que l’utilisation d’un objet nécessite un savoir-faire conféré par la communauté dans laquelle il prend place. Lorsqu’un outil technique sert d’appui à une procédure scientifique, tel un spectromètre de masse (Collins et Yearley, 1992a, p. 311), il est impératif qu’on en interprète les résultats selon des règles propres au champ scientifique. Dans l’exemple des équations d’évaluation du prix des options évoqué plus haut, les fiches fournies aux arbitragistes demandent un savoir-faire ainsi qu’une capacité d’interprétation des résultats des calculs qu’elles permettent d’effectuer. De manière similaire, un dispositif ayant pour objectif de coordonner les actes individuels doit être compris par les acteurs en question :
« I won’t learn from a No Smoking sign why people obey it while many others ignore it ».
52Ces deux exemples montrent la nécessaire médiation par les conventions sociales entre les individus et les dispositifs techniques. Ce point de vue est également partagé par David Bloor, pour qui :
« Systems of belief, that is, shared institutionalised forms of knowledge, are the medium through which peoples co-ordinate their shared interactions with non-social nature ».
54Dans la lignée des travaux de David Bloor (1997), on peut s’appuyer sur l’œuvre de Wittgenstein pour asseoir ces critiques de l’ANT. Comme il vient d’être dit, l’utilisation d’un dispositif nécessite des règles, qu’elles soient des procédures d’utilisation ou des méthodes d’interprétation des résultats. Or, comme nous l’a montré Wittgenstein, une règle, si on la réduit à sa forme langagière, est irrémédiablement incomplète si l’on considère que ni la définition verbale du langage (qui nous fait passer infiniment de mot en mot) ni sa définition ostensive (en ce que certains mots ne peuvent tout simplement pas être montrés : « un », « nombre ») ne sont opérantes (Wittgenstein, 1996, pp. 35-36 et p. 155). De cette manière, une règle ne peut être appréhendée comme un rail (2006, § 218) déterminant une manière d’agir, car toutes les manières d’agir possibles pourraient découler de la même règle [17]. La solution de Wittgenstein au problème de la définition du langage – et a fortiori de la règle – sera de réancrer ce dernier dans la pratique via la notion de jeu de langage : « j’appellerai aussi ‘jeu de langage’ l’ensemble formé par le langage et les activités avec lesquelles il est entrelacé » (2006, § 7). Or, les jeux, les langages ou les règles [18] ne sont que des exemples de convention. C’est d’ailleurs au départ pour résoudre le dilemme de l’origine du langage, soulevé par Willard Van Orman Quine, que David Lewis mobilise la notion de convention. Dans sa préface à l’ouvrage de Lewis (1969, p. xi), Quine reformule de manière ludique son paradoxe :
« When I was a child I pictured our language as settled and passed down by a board of syndics, seated in grave convention along a table in the style of Rembrandt. The picture remained for a while undisturbed by the question what language the syndics might have used in their deliberations, or by dread of vocious regress ».
56Les notions de convention et de jeu de langage ont donc in fine le même objet : dissoudre l’arbitraire du langage et, par extension, de la règle [19]. C’est donc dans un rapport pratique au monde que se manifestent les conventions. La notion d’habitus a, ailleurs, été utilisée pour donner corps à cette critique de l’ANT (Brisset, 2012b, p. 48). Défini comme un :
« système acquis de préférences, de principes de vision et de division […], de structures cognitives durables […] et de schèmes d’action qui orientent la perception de la situation et la réponse adoptée »
58l’habitus est un complément social nécessaire à l’utilisation d’un dispositif. Il existe d’ailleurs une grande proximité entre la pensée de Bourdieu et celle de Wittgenstein. Tous deux partent d’un même constat : l’idée de règle n’est pas suffisante pour expliquer les actions humaines, la pratique (l’habitus ou le jeu de langage) n’est pas réductible à l’énoncé d’une règle d’action. À ce titre, il est tout simplement impossible de rejeter, comme le fait Latour, les vieilles catégories collectives sociologiques. Celles-ci sont nécessaires à la compréhension de l’utilisation des dispositifs : si la convention s’exprime par un rapport à la chose, elle ne peut s’y réduire en ce que l’objet technique utilisé au sein du monde social n’est au final que l’expression d’un monde conventionnel sous-jacent [20]. On débouche dès lors sur une inversion du projet performativiste.
59Au terme de notre deuxième partie, il semble que l’ANT puisse prêter le flanc à deux types de critiques. La spécificité des non-humains vis-à-vis des conventions sociales est discutable, tout comme l’est la thèse épistémologique de la symétrie entre humains et non-humains. En ce qu’elle n’est in fine qu’une extension de l’ANT, la sociologie de la performativité est sujette aux mêmes considérations. Les critiques produites par les tenants de la SSK vis-à-vis de l’ANT peuvent néanmoins paraître en partie injustes. Si l’ANT accorde une grande importance aux dispositifs techniques ce n’est que parce qu’elle prend place au sein d’un champ qui se donne comme objectif de les étudier. D’un point de vue méthodologique, l’ANT ne se concentre pas exclusivement sur les dispositifs techniques. Il arrive d’ailleurs de rencontrer la notion de dispositifs sociotechniques, i.e des assemblages de techniques et de connaissances. Le point important de la critique ne doit donc pas être la négligence de la médiation sociale entre les hommes et les dispositifs, mais la nature de cette médiation. Nous avons vu que celle-ci, pour fonctionner, débordait nécessairement l’humain face au non-humain : une règle d’utilisation ou d’interprétation n’est opérationnelle que dans la mesure où elle prend place au sein d’un jeu de langage commun à tous. À ce titre, contrairement aux approches de Latour et Callon, le monde social est nécessairement un déjà là. Séparer l’explication en termes de croyances et de conventions collectives d’une explication par le dispositif n’a que peu de sens. La prochaine partie du présent travail exploite cette idée dans le cadre spécifique de la performativité. Ceci ouvrira la porte à une approche alternative de la performativité permettant la compréhension du phénomène de contre-performativité.
III – L’importance des conventions dans le processus performatif
60Il sera ici question de réactiver les critiques de l’ANT dans le cadre de la performativité des énoncés théoriques. Le point primordial est qu’il n’est tout simplement pas possible de partir d’un monde social vide de toutes catégories collectives. Allant plus loin que Bruno Latour sur ce point, Callon, Lascoumes et Barthe abordent la question du monde commun, définit comme système interprétatif et langagier encadrant l’utilisation des dispositifs techniques. Au sujet des inscriptions, que nous avons déjà évoqué plus haut, ils affirment (2001, p. 8) :
« L’inscription est infra-linguistique. Elle est une invitation à parler. Elle pousse à l’articulation des propositions, elle la sollicite, la prépare, en est comme l’antichambre. C’est pourquoi l’inscription est reprise dans des discours, des narrations, qui à la fois lui assignent un sens et s’appuient sur elle. »
62On comprend parfaitement que le projet calonnien est ici d’envisager la construction des réseaux socio-techniques au lieu que de les présupposer. Néanmoins, notre position est sur ce point contraire : il est impossible de comprendre la constitution d’un monde commun sans partir d’un monde commun préalable. Ainsi, alors que le monde commun de Callon se résume à une organisation (un réseau) d’actants non-humains et humains menant à une redéfinition des actants eux-mêmes (qui, pour un actant humain, passe par une production de sa propre subjectivité [21]), le monde commun qu’est une convention constitue une base épistémique nécessaire à toute organisation, à tout réseau. En effaçant le rapport de priorité de l’humain sur le non-humain dans l’explication des phénomènes sociaux, l’ANT semble manquer quelque chose, précisément parce qu’il est vain de considérer un non-humain en dehors des pratiques sociales dont il est le centre et qui le précèdent. Ce vice de fabrication a été transmis à la sociologie de la performativité. Il s’exprime particulièrement dans la difficulté qu’a cette théorie à penser l’échec de performativité (Butler, 2010 ; Brisset, 2011). À considérer un monde social en construction, on oublie que ce dernier représente une limite à la performation des différentes théories. Sur la base des critiques faites à l’ANT, il est ainsi possible de poser une limite à une vision trop étriquée de la performativité : si un dispositif sert d’outil de coordination, alors, il est en lui-même une convention en ce que c’est précisément parce que je sais qu’autrui l’utilisera que je ferai de même. Or, comme nous l’avons vu avec David Lewis, puis avec Mary Douglas, une règle de coordination doit nécessairement être dotée d’un support cognitif pour pouvoir s’auto-appliquer. Il doit à ce titre exister un monde phénoménologique commun dans lequel utiliser l’outil en question est connaissance commune. Dans la perspective de la théorie de la performativité, ces deux remarques induisent qu’une technologie dont l’élaboration s’est inspirée d’énoncés théoriques n’est pas le point de départ du processus performatif. En effet, l’utilisation par les acteurs sociaux d’un dispositif est contingente d’un environnement déjà là et constitué à la fois de conventions de légitimation et de règles de savoir-faire. Il a ailleurs (Brisset, 2011) été utilisé la notion de complémentarité institutionnelle, empruntée à Masahiko Aoki (2001), pour poser cette contrainte. À considérer qu’une technologie va obligatoirement avec un ensemble conventionnel, encore faut-il que ce dernier soit compatible avec les conventions constitutives du monde social.
63L’exemple du design institutionnel de l’appariement des organes est sur ce point emblématique. Dans un article, entré au panthéon de la pensée économique depuis l’attribution à son auteur du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, Alvin Roth (2007) revient sur la difficulté posée par les marchés répugnants dans le design institutionnel. Un marché est dit répugnant lorsque l’existence d’une offre et d’une demande ne permet pas la mise en place d’un système d’échange par le marché en raison de son aspect répugnant pour la population :
« even where there may be willing suppliers and demanders of certain transactions, aversion to those transactions by others may constrain or even prevent the transactions ».
65L’auteur donne un grand nombre d’exemples de ce type de bien, dont le caractère marchand a été rejeté : argent (prêt à intérêt), prostitution, esclavage, organes, sperme et ovules, assurance vie, etc. Une telle définition de la répugnance pose le problème du poids que fait peser le social sur la constitution des marchés [22]. La répugnance vis-à-vis des biomarchés est un exemple parlant de ce type de mécanisme en ce qu’elle est un obstacle central au design de marché [23], une modalité importante de performativité. L’évocation de la possibilité de mise en place d’un marché aux reins inter vivo à dès l’origine suscité de vives critiques (Radcliffe-Richards, Daar et. al, 1998). D’un point de vue purement économique, l’interdiction des biomarchés apparaît comme inefficace. En soi, l’approche par le marché de la distribution des organes est justifiée par les économistes de manière générique. Comme sur tout marché, et dans la lignée de l’économie du bien-être, l’échange décentralisé est censé mener à une situation de maximisation du bien-être social. C’est notamment ce que défendent Becker et Elìas (2007). Tant l’aspect immoral que l’aspect inefficient de tels marchés ont été les sources de fortes oppositions. On a particulièrement souligné que la rémunération corromprait l’autonomie de choix des donneurs qui vendraient un rein afin de recevoir un revenu [24], que la transformation d’un acte altruiste en une transaction intéressée pouvait impliquer un effet d’éviction vis-à-vis des dons d’organes [25], ou encore que le marché aux organes prélevés sur personnes vivantes pouvait avoir de fortes conséquences sur la situation de personnes ne se proposant pas comme offreur. L’anthropologue Lawrence Cohen (2003) [26] montre, par exemple, que la généralisation du marché aux reins dans un pays pauvre où la population est fortement endettée peut limiter la liberté de choix en ce que le rein devient un collatéral généralisé au crédit. En dernier ressort, son corps est la dernière possession de l’être humain. Il existe ainsi une externalité négative forte au commerce des reins : soit il force les individus à gager un rein pour accéder au crédit, soit il fait monter les taux d’intérêt pour les personnes n’étant pas prêtes à cela. Ces considérations constituent de véritables limites à la logique de marché (Satz, 2008). La répugnance vis-à-vis de la marchandisation d’objets appartenant traditionnellement à d’autres sphères institutionnelles est un objet d’étude standard de la sociologie économique. Nous avons déjà parlé des marchandises fictives de Karl Polanyi. Viviana Zelizer a produit un grand nombre de travaux concernant les transformations de statut social de différents types de transactions : l’argent, les enfants, les relations amoureuses. Pour Zelizer, l’utilisation et la place sociale d’un élément sont déterminées par son marquage, défini comme un phénomène cognitif de classification. Dans un ouvrage de référence (1985), la sociologue montre que l’enfant, alors qu’il avait pu être considéré comme une source de revenus, une force de travail, a petit à petit acquis un marquage en partie non marchand. La notion de marquage social permet donc de comprendre la répugnance vis-à-vis de certains marchés en ce qu’elle lie un objet et un système institutionnel approprié. Remarquons également qu’en tant qu’élément cognitif de classification, le marquage est un élément conventionnel permettant de discriminer les systèmes de répartition des objets. Au-delà de l’aspect purement cognitif, la répugnance peut également s’inscrire dans les dispositifs légaux, par exemple l’interdiction pure et simple du commerce d’organe ou la régulation des potentiels marchés. Dans cette optique, la loi traduit et s’appuie sur les classifications sociales des biens et vient limiter la mise en place par les économistes de dispositifs techniques inspirés des théories économiques.
66Selon Alvin Roth (2007), le design institutionnel doit permettre de contourner la répugnance vis-à-vis de certains commerces. Dans le cas des reins prélevés sur vifs, il remarque que la substitution d’un système d’échange entre paires de donneur-receveur non compatibles à un simple marché permet la mise en place d’un commerce non marchand des organes. Dans les grandes lignes, une chambre de compensation nationale permet à un couple donneur-receveur incompatible d’échanger leur rein (celui du donneur) avec un autre couple dont le donneur serait compatible avec le receveur en question, mais incompatible avec son propre binôme. Le mécanisme de mise en relation des couples suit un algorithme élaboré par la théorie économique. In fine, les prélèvements sont effectués en même temps. Dégageons trois caractéristiques saillantes de ce processus : premièrement, on sort d’une simple relation monétaire entre le donneur et le receveur. La structure de l’appariement fait que le receveur se retrouve confronter - au sein d’une paire - à un donneur qui accepte de faire le sacrifice d’un rein (qui sera échangé). Ainsi, et c’est le deuxième point, l’échange à lieu entre deux paires et le receveur se voit d’abord confronté à un membre de ce que Steiner (2010a) nomme sa communauté émotionnelle. Enfin, la structure de l’appariement (les prélèvements se font en même temps) minimise la peur d’un comportement opportuniste consistant à refuser de donner un rein une fois que le proche a reçu le sien. On pourrait dès lors conclure qu’un dispositif technique a été utilisé comme outil de performation du réel en ce que le système imaginé par Roth permet de faire le pont entre théorie économique et monde social.
67Philippe Steiner souligne néanmoins un point majeur pour notre argumentation : malgré ce que peut écrire Alvin Roth, ce n’est ici pas un marché qui est performé – la coordination ne se fait pas par les prix –, mais un système proche du don-contre-don tel qu’il a pu être décrit par Malinowski et étudié par Marcel Mauss ou encore Karl Polanyi. Finalement, contrairement à ce que peut affirmer Roth, le design institutionnel, c’est-à-dire la mise en place d’un dispositif technique, ne permet pas ici de contourner la répugnance. Au contraire, la répugnance, c’est-à-dire un élément conventionnel coordonnant les acteurs autour du statut non économique d’un objet, impacte fortement le design en empêchant la mise en place d’un marché aux organes au profit d’un système compatible avec les valeurs sociales. À ce titre, il est particulièrement éclairant de constater que la raison pour laquelle un tel système a pu être implémenté est qu’il ne s’agit précisément pas d’un marché, un dispositif rejeté socialement et interdit par la loi américaine. Au terme de ce développement, on peut donc conclure que la mise en place d’un dispositif technique nécessite au préalable qu’il soit compatible avec un ensemble de conventions sociales, voire de normes juridiques. Le marquage social des organes est une convention constitutive autour d’une définition de l’objet « organe » légitimant son insertion dans le dispositif de Roth.
68Encore une fois, le présent travail ne remet pas en cause l’intérêt d’une étude des dispositifs techniques comme biais performatifs, il insiste uniquement sur l’idée que l’oubli des conventions sociales est dommageable dans la compréhension des processus performatifs. Si, comme l’affirme Michel Callon :
« Les agents économiques sont calculateurs parce qu’ils sont équipés, appareillés, dotés d’un tas de prothèses ; certains ont des puissances de calcul et de décision très grandes, d’autres en sont pratiquement dénués et sont calculés par les plus forts : ils choisissent rationnellement, mais en suivant des algorithmes définis par d’autres, un peu comme lorsqu’un joueur d’échecs tombe sous l’emprise calculatrice de son adversaire ».
70encore faut-il comprendre les rationalités ayant mené au choix d’un dispositif plutôt qu’un autre. Ici, le choix entre marché et chambre de compensation est le fruit d’une convention sur la définition des marchandises.
Conclusion
71La problématique de la performativité des énoncés économiques constitue un champ d’interface stimulant entre la sociologie et l’économie. Ce travail s’est donné pour objectif de revenir sur un point précis de cette théorie, point qu’on identifie régulièrement comme son originalité première, à savoir le rôle des non-humains. En revenant aux sources sociologiques de la théorie de la performativité, il a tenté de réactualiser les critiques de la théorie de l’acteur-réseau dans le cadre de la performativité. Au final, il semble que la partition entre humains et non-humains ne puisse être systématisée en ce qu’elle va de pair avec un rejet de catégories analytiques, notamment celle de convention, essentielle pour comprendre les non-humains dans leur rapport au monde social. Si le rôle des dispositifs est d’un intérêt certain, le potentiel d’une telle analyse ne semble pouvoir s’exprimer qu’à condition de réinvestir les outils qu’elle a dans un premier temps rejetés.
72On a particulièrement montré qu’élargir les recherches performatives à l’étude des ensembles conventionnels nécessaire à l’utilisation des techniques permettait de saisir avec plus d’acuité le phénomène de l’échec de performativité. Ce dernier peut en effet être dû à une incompatibilité entre le système performé dont l’élaboration a été renseignée par une théorie économique particulière (dans le cas étudié, un marché aux organes) et un système conventionnel préexistant. Cette approche ouvre la porte à un nouveau type d’analyse de la performativité.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier Jérôme Lallement, Roberto Baranzini, Annie Cot, Judith Favereau, Cléo Chassonnery Zaïgouche, Raphael Fèvre, Matthieu Renault, Pierrick Dechaux, Dorian Jullien et Maxime Desmarais-Tremblay pour leurs commentaires. Je remercie le comité de rédaction de l’Année sociologique pour ses précieuses remarques qui ont permis d’améliorer substantiellement le présent article. Je reste néanmoins seul responsable des éventuelles erreurs ainsi que des opinions qu’il défend.
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[2]
Pour un panorama des différents travaux, voir Muniesa et Callon (2009).
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[3]
Nous nous contenterons ici d’une description succincte de l’ANT. Pour une approche plus approfondie, qui situe notamment cette démarche vis-à-vis de la sociologie actionniste, voir Dubois (2005).
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[4]
La même règle s’applique au sujet de la nature : « Comme le règlement d’une controverse est la cause d’une représentation stable de la nature, et non sa conséquence, nous ne pouvons jamais utiliser la conséquence, l’état de la nature, pour expliquer comment et pourquoi une controverse a été close. » (Latour, 1989, p. 628)
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[5]
Sans rentrer dans les détails, un mouvement brownien peut se définir comme un outil de description d’un mouvement aléatoire (ici, celui des prix) dont une des caractéristiques est que le logarithme des variations suit une loi normale.
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[6]
Il est primordial de noter que la traduction n’est jamais neutre, elle est également synonyme de mobilisation de ressources, i.e de détournement d’actants, ainsi que de réappropriation par ces derniers du fait en question. À ce titre, plus que de simples intermédiaires, les dispositifs sont considérés comme des médiateurs (Latour, 2006b, p. 58).
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[7]
Pour Michel Dubois (2007), l’extension thématique de l’ANT des sciences sociales au social se fait sur le mode métaphorique : on applique le concept de construction aux faits scientifiques, puis au monde social. L’auteur juge d’ailleurs que l’ANT ne fournit in fine qu’une étude métaphorique du social.
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[8]
« Pour déterminer l’objectivité ou la subjectivité d’un énoncé, l’efficacité ou l’inefficacité d’un procédé, nous ne chercherons pas ses qualités intrinsèques mais nous reconstituerons l’ensemble des transformations qu’il subit plus tard entre les mains des autres » (Latour, 1989, p. 627). On peut lire dans un récent ouvrage (Latour, 2012, pp. 17-18) : « Nous voulions comprendre par quels instruments, quelle machinerie, quelles conditions matérielles, historiques, anthropologiques, il était possible de produire de l’objectivité. Et, bien sûr, sans faire appel à quelque certitude transcendante qui aurait, d’un coup et sans discussion, dressé la Science – avec un grand S – contre l’opinion. À nos yeux l’objectivité scientifique avait une valeur trop importante pour être laissée à la seule défense de ce qu’on appelle, d’un terme fourre-tout, le ‘rationalisme’, et dont l’usage consiste trop souvent à interrompre toute discussion par l’accusation d’irrationalité portée contre des adversaires trop insistants. »
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[9]
Sur ce point, voir Debaise (2012).
-
[10]
Pour une réflexion sur ces différentes approches et leur compatibilité, voir Brisset (2012b).
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[11]
Sur l’idée de convention profonde (deep convention), voir Marmor (2009).
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[12]
Mary Douglas s’inspire largement des travaux de Durkheim (notamment sur les formes de solidarité) et du philosophe des sciences Ludwig Fleck.
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[13]
Mary Douglas (1986, p. 32 et p. 155) souligne également le rôle primordial des institutions dans les cas de crises morales. C’est par exemple le cas lorsque la survie du groupe nécessite la mort d’un de ses membres : l’institution est souvent convoquée pour prendre la décision à la place de l’individu. Personne n’a alors à endosser la responsabilité d’une décision socialement lourde.
-
[14]
Polanyi parle de marchandises fictives.
-
[15]
Les débats sont souvent enflammés entre les deux « camps ». Voir par exemple la violente joute entre d’une part Collins et Yearley (1992a ; 1992b) et d’autre part Michel Callon et Bruno Latour (1992). Ou encore entre Bloor (1999) et Latour (1999). Ces deux échanges constitueront notre point d’entrée dans le débat.
-
[16]
Rappelons que l’appellation remonte à l’historien Herbert Butterfield, qui critique la tendance des historiens à se placer du côté des whigs, c’est-à-dire des tenants de cet ancien parti libéral alors dominant en Angleterre.
-
[17]
« ‘suivre la règle’ est une pratique. Croire que l’on suit la règle n’est pas la suivre. » (2006, § 202)
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[18]
Sur le rôle de la règle chez Wittgenstein, ainsi que son rapport avec le collectif, l’institution, voir Laugier (2009).
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[19]
C’est bien la forme conventionnelle d’une règle qui permet son suivi, sa légitimité, pour reprendre les termes de Mary Douglas.
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[20]
Comme le soulignent Batifoulier et Thèvenon (2001, p. 249), « Les objets imposeraient des contraintes suffisantes pour se coordonner non seulement par le format de médiation qu’ils induisent, mais aussi parce qu’ils ne seraient rien d’autre que la face émergée d’un modèle d’évaluation, cristallisant une forme de jugement particulière à même de garantir l’objectivité souhaitée. »
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[21]
On touche ici le lien intime entre l’ANT et la pensée de Michel Foucault, que ce soit au niveau de la redéfinition du pouvoir comme ensemble de micropouvoirs disséminés dans l’ensemble d’un réseau d’actants, ou au niveau des techniques (productions) de soi. Ce dernier point entre en résonance avec le terme même d’ANT : « ils [les agents] n’ont pas besoin de s’ouvrir au monde car ils contiennent leurs mondes. Les agents sont des acteur-mondes » (Callon, 1998, p. 8).
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[22]
Il faut ici distinguer deux cas : si un marché est jugé répugnant par les offreurs et les demandeurs eux-mêmes, c’est qu’il n’y a pas d’offre et de demande car la structure institutionnelle d’allocation d’un bien peut être considérée comme une caractéristique du bien. A contrario, si ce ne sont ni les offreurs, ni les demandeurs qui empêchent un marché d’être mis en place, mais un groupe d’individus tiers, alors on peut considérer que c’est la société qui réduit la liberté contractuelle des individus.
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[23]
Pour un ouvrage de référence sur la problématique de la distribution des organes, voir Steiner (2010a). Notre discussion sur ce sujet part en grande partie de cet ouvrage.
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[24]
Debra Saltz (2008, p. 274) parle à ce titre d’un « échange désespéré ».
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[25]
Dans un registre similaire, celui du don du sang, Frey et Oberholzer (1997) montrent que la rémunération peut faire baisser la motivation intrinsèque de l’acte (c’est-à- dire la motivation liée à l’acte lui-même). Ainsi, en attirant des donneurs, il est possible qu’on en écarte d’autres.
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[26]
Ce cas est également discuté par Satz (2008).