CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’affirmation de l’indispensable alliance entre le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté par laquelle se clôt le livre de Michael Löwy en écho à la belle formule de Gramsci entend souligner un positionnement personnel étroitement lié à un parcours au cours duquel l’auteur n’a jamais fait mystère de son engagement politique anticapitaliste comme son inscription intellectuelle au sein du marxisme. Bref, l’entrée en réflexion n’interdit pas un intérêt de connaissance à visée politique ; en termes wébériens, la neutralité axiologique (Wertfreiheit) n’exclut pas tout rapport aux valeurs (Wertbeziehung), elle en est même le complément nécessaire.

2Depuis 1969, comme il le rappelle lui-même, Michael Löwy arpente l’œuvre wébérienne et s’en nourrit tout en la questionnant en retour. Cette ancienneté est à souligner dans un univers académique français globalement peu familier du sociologue allemand, qui plus est chez les intellectuels marxistes. Rares en effet sont ceux qui, à cette époque, ont une connaissance de première main de l’œuvre de Max Weber. Tout en conservant sa fidélité à l’auteur du Capital, il entend ainsi proposer une démarche « marxiste-wébérienne » qui combinerait le pessimisme wébérien et l’optimisme marxiste apte à enrichir notre compréhension des réalités capitalistes actuelles.

3Sous un titre et un sous-titre à mon avis contestables, j’y reviendrai, Michael Löwy propose un recueil de notations et réflexions visant à asseoir la pertinence et le bien-fondé d’une telle perspective d’analyse. À partir du pessimisme wébérien qu’exprimerait l’image de la cage d’acier, c’est la « civilisation capitaliste » et les conditions de son examen – pour ne pas dire de son rejet – qui constituent le fil conducteur du livre. C’est en effet la critique du capitalisme énoncée par Weber dans des jugements particulièrement féroces qui incite l’auteur à rechercher les « affinités électives » entre les deux démarches, de Weber et de Marx, et leur prolongement possible dans une orientation de recherche conjointe. Le refus de la civilisation capitaliste serait au fondement de leur rapprochement possible. Weber est ainsi transmué en héraut de l’anticapitalisme tant par la force de ses convictions (première partie) et la portée heuristique de ses concepts pour saisir les potentialités d’opposition au capitalisme (deuxième partie) que par l’influence exercée sur la pensée critique (troisième partie).

4Pour autant, l’ouvrage qui reprend bien des analyses déjà développées par l’auteur dans le passé s’apparente moins à une démonstration systématique qu’à la réunion de travaux divers, plus voisins que clairement articulés autour d’une thématique précise. Et, comme c’est souvent le cas en l’absence d’une réelle introduction (4 pages), il faut attendre la conclusion pour saisir l’enjeu central du propos et reconstruire enfin la trame générale qui lui donne toute sa portée. L’éclatement en trois parties distinctes fort éloignées les unes des autres ne donne guère de sentiment d’unité et en accentue le caractère impressionniste, même si ce défaut est compensé par la lecture agréable que procure une écriture toujours claire au service d’une grande culture.

5La première partie intitulée « Weber, Marx et la cage d’acier » entend revisiter l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme et promouvoir la proximité de Marx et de Weber telle qu’elle se serait construite autour d’un même intérêt de connaissance pour le capitalisme et d’une même condamnation d’un système promu à un sombre avenir. La force de la critique wébérienne n’aurait de fait rien à envier à celle de Marx. Löwy joue d’ailleurs à l’excès de citations qui, sorties de leur contexte d’écriture, pourraient faire penser avoir été écrites par Marx. La recherche à tout prix des points de convergence conduit bien souvent Löwy à en exagérer la portée.

6Si les rapports entre Marx et Weber ont fait couler beaucoup d’encre, il est cependant acquis désormais que l’anti-marxisme de Weber doit être fortement nuancé et que son opposition n’excepte ni le respect ni la nuance, voire quelquefois l’accord. Une interprétation causale « spiritualiste » ne peut être simplement substituée à une interprétation « matérialiste historique », l’affaire est aujourd’hui entendue et il n’y a pas là découverte majeure. L’auteur souligne bien que la confrontation de Marx et de Weber marque une différence réelle au double plan de la théorie et de la méthode, mais pour lui le désaccord est « politique » avant que d’être « méthodologique », même si cette formulation peut paraître curieuse et sujette à interrogation. En tout cas, les divergences n’excluent pas la convergence quant aux effets néfastes du système économique sur les individus. Mais, parler de « similarité » de leurs analyses n’est pas concevable dans la mesure où une telle affirmation procède en fait d’une confusion entre résultats de l’analyse et conduite de l’analyse elle-même, au risque de faire disparaître tout l’appareillage conceptuel et méthodologique qui permet la production d’une « évaluation critique » du système capitaliste. La recherche des « parentés » conduit manifestement à une confusion des niveaux d’analyse. Si les jugements émis sont « globalement » proches, ils procèdent de procédures de recherche « analytiquement » très différentes, pour ne pas dire souvent contraires. Malheureusement Löwy reste là très imprécis au point même de s’interroger sur la véritable thèse de l’Éthique protestante. La critique qu’il adresse à Weber de n’avoir pas procédé à « un examen approfondi » du matérialisme historique pourrait aisément lui être retournée dans la mesure où sa propre analyse ne repose à aucun moment sur une comparaison ferme des épistémologies des deux auteurs en présence. À ne pas aborder les questions théoriques de fond, le propos reste superficiel qui se borne à l’opposition simple de deux visions de la réalité capitaliste : de la vision dialectique du progrès chez Marx à la critique lucide, mais pessimiste des paradoxes de la rationalité capitaliste qui conduit Weber à refuser les illusions du progrès. Finalement, on ne sait plus trop ce qui rapproche les auteurs et les distingue vraiment. La convergence des raisons ne crée pas mécaniquement la convergence des raisonnements. Du même coup, si leur dénonciation du capitalisme procède d’une différence de regard et de perspective d’analyse, il n’y a peut-être pas lieu de s’étonner des divergences de positionnement pratique et d’engagement et peut-être que le pessimisme de l’un comme l’optimisme de l’autre ont aussi quelque chose à voir avec la nature profonde de leur réflexion.

7En tout cas, la proximité des deux auteurs dans leurs jugements sévères sur les effets d’un système économique néfaste pour les individus est ce qui permet à Löwy de faire ressortir avec plus de force ce qui les distingue au plan de leur engagement politique. Si l’analyse wébérienne, appuyée sur un pessimisme culturel très développé à son époque, conduit au mieux à une « résignation héroïque », Marx, lui, est clairement un révolutionnaire qui vise à changer le monde. Il n’y a pas d’ouverture révolutionnaire chez Weber à la différence de Marx. Le pessimisme wébérien serait issu d’une critique forte de la nature du capitalisme et de la dynamique de la rationalisation qui concourt à faire peser une menace lourde sur l’autonomie des individus du fait du « pouvoir dominant de la culture des choses ». La métaphore de la « cage d’acier » est ainsi conservée, en dépit d’une erreur majeure de traduction abondamment soulignée par l’auteur, pour marquer tout à la fois l’hostilité de Weber au capitalisme et la nature de son opposition [2]. Ainsi Weber serait bien lui aussi un penseur du capitalisme tout comme un critique averti de la civilisation capitaliste, mais pas de sa sortie ! Mais, réduire Weber à un « observateur fataliste et résigné » pour mieux faire de Marx un « humaniste révolutionnaire » paraît bien réducteur. Relever le caractère « ambigu et contradictoire » de sa posture pour la renvoyer au déchirement entre sa condition de bourgeois et son identité d’intellectuel repose sur des présupposés bien mécaniques pour être acceptables. C’est aussi faire l’impasse sur toute la sociologie politique wébérienne que de considérer comme paradoxal que Weber puisse, au nom du libéralisme et de la démocratie dénoncer le capitalisme qui enferme l’humanité dans « un habitacle dur comme l’acier », un « habitacle de la servitude des temps futurs ».

8Dans la deuxième partie, « Max Weber sur les affinités électives », Löwy revient sur une notion qu’il a abondamment travaillée par le passé et qu’il considère comme un concept puissant de l’analyse wébérienne. Pour ce faire, il lui consacre un chapitre entier visant à donner une définition qui permette d’en saisir les multiples visages et usages. On est cependant tenté de donner raison à Jean-Pierre Grossein qui parle de « haut rendement littéraire » d’une expression qui est plus une notion qu’un concept (Grossein, 1996). Il paraît en effet bien difficile d’en saisir davantage qu’une dimension essentiellement descriptive. Elle a certes un grand pouvoir d’évocation, mais cette expression significative qui exprime un processus de convergence entre deux ordres de réalité ne va pas au-delà de la description d’un processus et ne permet pas d’expliquer ce qui la produit autrement que par l’évocation sans autre précision « des conditions historiques et sociales concrètes ». Distinguer des niveaux ou degrés d’affinité sans en donner la justification ne saurait suffire. La puissance d’évocation de la notion est réelle, mais elle rend compte d’une situation plus qu’elle ne l’explique. Du même coup, elle donne lieu à beaucoup de flottement dans ses usages potentiels.

9Löwy y trouve pour sa part l’opportunité de rendre compte – contre Weber – de la puissance du catholicisme comme réponse critique au développement du capitalisme. Il revient sur ce qu’il considère comme un manque dans la sociologie religieuse de Weber, à savoir le faible intérêt marqué par celui-ci pour le catholicisme. La recherche des formes d’opposition possible au capitalisme l’amène ainsi à reprendre la question d’une « antipathie culturelle » entre catholicisme et capitalisme sous l’angle d’une « affinité négative » à l’opposé de celle qui lie protestantisme et capitalisme. L’Église catholique n’offre pas au développement du capitalisme un environnement aussi favorable que le protestantisme. Le catholicisme peut parfois lui être même franchement hostile. Derrière l’affinité négative du catholicisme avec le capitalisme se profile ainsi une affinité positive entre un certain catholicisme et la lutte anticapitaliste. Du reste, l’identification religieuse du Christ avec les pauvres serait de fait porteuse d’une dimension critique indéniable. Ceci conduira l’auteur à voir dans le christianisme de libération d’Amérique latine, au-delà de sa spécificité propre au contexte latino-américain, la marque de la « profonde aversion du catholicisme » pour le cosmos capitaliste. Ainsi n’a-t-on pas suffisamment porté attention aux potentialités critiques d’une religion qui s’est pourtant montrée historiquement plus apte à conforter le conservatisme social.

10Si l’analyse proposée est incontestablement stimulante, il paraît néanmoins hâtif de voir dans le faible intérêt de Weber pour la religion catholique l’indice d’un « vide étonnant ». Le jugement mérite d’être nuancé. Tout d’abord, le propos de Weber, faut-il le rappeler, n’est pas construit autour de la seule critique du capitalisme comme pourrait le faire croire le livre, mais largement consacré à l’émergence d’un type d’homme nouveau, l’homme de la profession-vocation. L’attention portée à une religion reposant sur une éthique de la conviction était décisive pour sa démonstration. C’est bien là ce qui fonde tout l’intérêt de la comparaison qu’il établira entre confucianisme et puritanisme. Dans ces conditions, l’attrait de la religion protestante, au-delà de son développement historique, était décisif. Mais, Weber n’était pas indifférent pour autant aux autres dimensions de la présence religieuse au monde. Du même coup, son analyse a porté certes sur le message religieux dont la religion pouvait être le porteur, mais aussi sur les institutions ecclésiales afin de montrer les rivalités et accommodements multiples auxquels conduisait nécessairement la confrontation du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Ainsi, il a souvent fallu « pactiser » avec les forces politiques, quitte à faire de l’alliance du pouvoir et de l’Église l’instrument de domestication des dominés. Inversement, l’Église sera parfois conduite à défendre la liberté de conscience pour se protéger elle-même de tout empiètement excessif du pouvoir. De même, tout en étant moins favorable au capitalisme, le catholicisme a été favorable à l’apparition de formes rationnelles d’organisation tout comme il a contribué positivement au développement de la science et du droit. Il est donc difficile de s’en tenir à une vision de la religion réduite à son seul message. En fait, l’existence institutionnelle d’une Église modifie considérablement les choses et on ne peut dès lors étudier une religion sans prendre en compte cette inscription institutionnelle qui conduit à étudier avec précision la façon dont les serviteurs de l’Église vont eux-mêmes se comporter à l’égard du pouvoir politique. La dimension institutionnelle conduit généralement à des compromis nécessaires avec les réalités économiques et politiques qu’il convient de prendre en compte dans la gestion des biens de salut.

11Enfin, la troisième partie, « Marxisme wébérien », vise à se pencher sur la façon selon laquelle les propos wébériens ont conduit à alimenter la réflexion critique contre le capitalisme. Löwy s’intéresse tout d’abord à des auteurs qui certes ont été des lecteurs de Weber mais qu’on ne peut qualifier a priori de marxistes wébériens. Ils vont en fait se servir de Weber et de ses arguments pour attaquer « la religion capitaliste » au prix d’une sorte de « détournement » de ce dernier pour défendre leur propre cause. Il s’agit essentiellement de Ernst Bloch, Walter Benjamin et Erich Fromm. Le traitement privilégié de Benjamin qui occupe plus de la moitié du chapitre s’explique à l’évidence par la connaissance fine qu’en a Löwy au point que l’examen des deux autres paraît bien rapide. Il faut attendre en fait le second chapitre de cette troisième partie pour que soient abordées les figures du « marxisme wébérien », de Lukacs à Merleau-Ponty en passant par Gramsci. Löwy rappelle d’ailleurs à cette occasion que l’expression est née sous la plume de l’auteur des Aventures de la dialectique. Étrange chapitre qui voit l’auteur insister d’abord sur le fait que l’appellation est « inapte » à saisir la complexité des rapports entre les différents auteurs étudiés, pour la qualifier ensuite de « provocation intellectuellement productive ». La dissémination de l’œuvre wébérienne de par le monde le conduit d’ailleurs à chercher chez des penseurs critiques nord-américains au premier rang desquels des auteurs tels que Alvin Gouldner, Wright Mills et naturellement Hans Gerth les traces d’une utilisation potentiellement critique de Weber. Nous sommes loin cependant d’un quelconque « marxisme wébérien » et le propos est trop allusif pour emporter la conviction. Plus intéressante et significative est l’évocation des travaux d’auteurs français venus du marxisme comme Jean-Marie Vincent et Catherine Colliot-Thélène qui auraient amplement mérité une attention soutenue. On peut en effet se demander si l’intérêt que ces derniers manifesteront pour Weber, figure moins la constitution d’un wébéro-marxisme qu’une voie de sortie du marxisme dans un contexte d’épuisement du marxisme lui-même comme de toute ambition totalisante. Au bout du compte, la moisson est maigre qui conduit même l’auteur à constater in fine que l’appellation recouvre un « champ intellectuel passablement hétérogène ». Le chapitre se clôt d’ailleurs bizarrement sur Habermas pour montrer à quel point celui-ci se dissocie de cette mouvance de « marxistes-wébériens » dont on a pourtant bien du mal à saisir la consistance. On ne peut que regretter a fortiori le traitement superficiel qui est fait de Gramsci, incontestablement le moins éloigné de Weber et le plus « politique » des auteurs marxistes classiques.

12Ainsi, curieux ouvrage dont le titre se réfère à une formule qui constitue une erreur de traduction grave, la « cage d’acier », et le sous-titre met en avant un courant de pensée dont l’existence est plus que problématique, pour ne pas dire inexistante. Si on peut comprendre l’usage d’une allégorie pour exprimer l’inexprimable, alors pourquoi conserver un titre qui n’est pas ce que Weber entendait exprimer ? Certes, on peut toujours penser qu’il s’agit là d’une pratique éditoriale qui entend jouer de la facilité d’un titre accrocheur, mais l’idée même de « cage d’acier » induit une interprétation erronée de la pensée wébérienne, désormais figée dans une expression très marginale qui non seulement ne peut la résumer, mais la dessert totalement.

13Pour cette raison, l’explication selon laquelle il est préférable de conserver la formule au prétexte qu’elle est maintenant largement entrée dans le langage ne peut convaincre. Le vocable allemand de Gehäuse rappelle en effet qu’il s’agit d’un habitacle, mais d’un habitacle qui suppose le consentement de celui qui l’habite. Il n’est donc pas question de contrainte ni de violence. L’enjeu est donc bien de comprendre comment des acteurs s’approprient le monde qui est le leur, à commencer par les règles qui en structurent la réalité, en conditionnent l’existence. C’est bien pour cela que Weber parle de manière suggestive « d’esclavage sans maître » et Löwy en est lui-même parfaitement conscient qui évoque « la soumission à un mécanisme tout-puissant, l’emprisonnement par un système qu’on a soi-même créé ».

14C’est bien là une dimension essentielle de l’analyse wébérienne de l’action que l’on ne saurait négliger. Il n’y a pas, pour Weber, d’action sans dispositions à agir qui structurent une conduite de vie. Max Weber s’intéresse aux représentations pour leur efficacité pratique et non pas pour leur contenu de sens intrinsèque. Il lui fallait donc comprendre comment certains contenus de croyances religieuses ont conditionné l’apparition d’une “mentalité économique”. La question des dispositions à agir et des incitations pratiques à l’action est décisive. Le concept de conduite de vie (Lebensführung) est capital, car il est celui qui organise justement la rencontre de dispositions intérieures et d’un contexte spécifique. Il définit un rapport pratique au monde. C’est en ce sens que Weber s’est donné pour but d’analyser le développement d’un “style de vie” éthique adéquat au capitalisme naissant de l’époque moderne, et “rien d’autre”, comme il le souligne avec fermeté dans les Antikritiken. L’intérêt de Weber, tel qu’il le précise dans l’Avant-propos, réside de ce fait moins dans l’étude de l’expansion capitaliste pour elle-même que dans la mise au jour d’un type d’homme (Menschentum) particulier, tel qu’il naît de la conjonction de composantes d’origine religieuse et de composantes d’origine économique.

15Enfin, si la sociologie wébérienne est une sociologie de l’action, elle est aussi une sociologie pour l’action. La résignation de Weber fût-elle qualifiée d’héroïque manifeste tout de même une grande ignorance du rapport que Weber entretenait avec le politique tant en théorie qu’en pratique. Les contraintes du réel n’impliquent pas de renoncer à l’exercice de la volonté, tout au contraire, et leur connaissance offre une “propension à agir”. Le “contextualisme” wébérien est tout à la fois une posture sociologique au plan de l’analyse et une posture pratique à celui de l’action. C’est bien une conception de l’action politique “dans le monde” qui est développée et qui s’interroge moins sur la question de ses fondements que sur celle de sa capacité et ses limites à “faire” l’histoire [3]. Comme le dit Aron (1959, p. 8), « une théorie de l’action est une théorie du risque en même temps qu’une théorie de la causalité ». L’homme politique est nécessairement un homme d’action, or jamais l’homme d’action n’agit en se disant que cela revient au même. La détermination causale débouche chez Weber sur une morale exigeante. De plus, l’homme rationalisé vit dans le provisoire et dans l’incertain, faut-il le rappeler. Raymond Aron (1959, p. 13) le fait bien ressortir, « une science qui analyse les rapports de cause à effet, telle que la souhaitait Max Weber en théorie, est donc celle même qui répond aux besoins de l’homme d’action ». La détermination n’est pas le déterminisme, elle est au contraire un rempart contre le fatalisme, elle est chez Weber au fondement de la liberté et de la responsabilité de l’homme politique.

16Pour finir, un livre quelque peu déconcertant qui alterne des remarques fines et justes avec des propositions générales qui tendent à montrer que l’auteur n’a pas toujours pris la mesure des ambitions de la sociologie wébérienne. Il porte en lui les deux faiblesses endé­miques de la pensée marxiste : l’absence d’une théorie de l’acteur et la faiblesse de la théorie du politique. On ne peut résumer Weber à son opposition au capitalisme, sauf à passer à côté de sa sociologie.

17Tout en reconnaissant que le capitalisme actuel n’est plus celui du xixe siècle, Löwy trouve dans le développement des forces impersonnelles du marché sous ses diverses formes la pertinence des intruments d’analyse forgés par Marx et Weber. Pour affronter cette nouvelle « servitude des temps futurs », la question est bien celle des outils théoriques à construire. C’est dans la complémentarité des deux pensées que résideraient les possibilités d’un renouveau intellectuel permettant d’affronter une réalité qu’il faut tout à la fois comprendre et expliquer pour en proposer le changement. Mais du même coup, c’est bien la fécondité et surtout la compatibilité des perspectives d’analyse qu’il faut discuter. Or, si le marxisme peut s’accommoder en partie de la sociologie wébérienne, ce que l’idée d’un wébéro-marxisme tend à suggérer, l’inverse n’est pas vrai. Un wébérianisme marxiste est plus qu’improbable. Ainsi, l’ouvrage qui revendique plus la fertilité d’un croisement qu’il n’en démontre la possibilité, exprime surtout un souhait, celui d’un programme à construire. Bref, le plus dur reste à faire.

Notes

  • [1]
    Michael Löwy. – La cage d’acier, Max Weber et le marxisme wébérien, Paris, Éditions Stock, 2013, 196 p.
  • [2]
    Il faut se reporter ici au chapitre précédemment écrit par l’auteur (Löwy, 2012). Il nous paraît bien plus précis et enrichissant que ce qui nous est dit dans le présent ouvrage.
  • [3]
    Sur ce point, Patrice Duran, 2009.

Références bibliographiques

  • Aron R., 1959, “Introduction”, in Weber M., Le Savant et le politique, Paris, Plon.
  • Duran P., 2009, « Max Weber et la fabrique des hommes politiques. Une sociologie de la responsabilité politique », in Hinnerk Bruhns et Patrice Duran (eds), Max Weber et le politique, Paris, L.G.D.J.
  • Grossein J.-P., 1996, « Présentation », in Weber M., Sociologie des religions, textes réunis, traduits et présentés par Jean-Pierre Grossein, introduction de Jean-Claude Passeron, Paris, Éditions Gallimard.
  • Löwy M., 2012, « Stalhartes Gehäuse : l’allégorie de la cage d’acier », in Löwy M., (ed.), Max Weber et les paradoxes de la modernité, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 61-79.
Patrice Duran
Patrice Duran est professeur des Universités à l’École Normale Supérieure de Cachan. Il est actuellement membre de l’Institut des Sciences sociales du Politique (ISP-CNRS, UMR 8166). Ses domaines d’enseignement et de recherche concernent notamment la théorie sociologique, la sociologie politique, la sociologie de l’action publique, la sociologie des organisations et la sociologie du droit.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/05/2014
https://doi.org/10.3917/anso.141.0205
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