1Économie (et) érotisme : deux livres ou un seul ? Construit en deux parties de dimensions sensiblement égales, ce bel essai de Michel Lallement s’ouvre par une introduction dans laquelle l’auteur précise sa vision des liens entre l’économie et l’érotisme chez Max Weber. À l’ampleur des mutations que subissent à l’époque les deux domaines, liés en outre par la question sociale, dont la Frauenfrage – la question de la femme – est un aspect qui gagne en actualité (p. 20), s’ajoute une tension entre ces deux domaines : l’érotisme offre la possibilité de faire pièce à l’économicisme « le plus triste et le plus sombre » (p. 17). L’auteur décrit également une tension majeure dans la vie de Weber lui-même : le couple Weber incarnant « longtemps l’idéal d’ascétisme théorisé dans les travaux de Max sur l’esprit du capitalisme » ; puis vient la passion amoureuse pour Else Jaffé qui l’envahit sur le tard : « le sociologue fait ensuite évoluer son point de vue sur les relations entre les sexes pour y introduire, tout comme dans l’espace de l’économie, des réflexions sur les conflits entre formes de rationalisation » (p. 23). Michel Lallement se propose d’écrire une sociologie des tensions majeures qui sont le produit des « puissances aux ambitions rationalisatrices » qui s’affrontent dans le monde moderne, notamment sur les deux théâtres choisis ici ad exemplum, mais aussi parce que tout semble a priori les opposer (p. 16 sq.). Dans la conclusion du livre, l’économie et l’érotisme sont de nouveau rapprochés en ce que dans les deux sphères « une relation d’affinité élective lie à l’évidence les formes de socialisation et les expériences vécues par le sociologue [Max Weber] d’un côté, et sa compréhension des sociétés d’hier et d’aujourd’hui de l’autre ». Plus encore, cette affinité élective se manifeste dans les « tensions majeures opposant la rationalisation formelle à la rationalisation matérielle », dans l’économie – où survivent d’irréductibles dysfonctionnements provocant des crises – autant que dans l’érotisme – qui ouvre de nouveaux chemins vers le réenchantement du monde (p. 212 sq.).
2Une approche originale, sans aucun doute, servie par une écriture suggestive, toujours prête à bousculer certaines idées reçues. Pourquoi alors ne pas se laisser entrainer par l’élan de Michel Lallement, au lieu d’hésiter et d’adopter un scepticisme prudent ? Que le monde de Weber ait été un monde sous tension, traversé par des tensions non seulement majeures mais souvent insoutenables, c’est une évidence ; aucun doute non plus que sa personnalité était à l’image de ce monde tendu à l’extrême. Cependant, trois interrogations s’imposent d’emblée :
- La sociologie (et la sociologie économique) de Weber, est-elle fondamentalement une sociologie des tensions, des tensions entre les rationalités formelle et matérielle ? Certes, dit Weber, la sociologie « constate » fréquemment l’existence de ces grandes irrationalités que sont les cas d’antinomie de la rationalité formelle et matérielle (Weber, 1995 [1971], p. 299). Cependant, les « constater », est-ce dire en faire le principal objet de l’enquête ?
- Qu’en est-il de la pertinence du couple économie/érotisme pour la démonstration d’une sociologie des tensions ? La démonstration n’aurait-elle pas été plus évidente, pour ne pas dire plus convaincante, si, à côté de l’économie, l’inventaire des tensions avait porté sur le politique ou le religieux ?
- S’il y a chez Weber une sociologie des tensions, est-elle pour autant un phénomène appartenant pour l’essentiel à la dernière phase de la vie de Weber, celle dans laquelle Michel Lallement situe un tournant explicite vers la sociologie économique et où il constate également une nouvelle approche de la question des relations entre les genres, de la sexualité et de l’érotisme ? Est-ce que la synchronie affirmée de l’évolution des deux sphères rapprochées par une affinité élective ne dépend pas trop d’une seule idée ? Celle qui fait de la tension entre le formel et le matériel la découverte centrale de la sociologie de Weber ?
3Soulignons d’abord que s’intéresser à l’économiste Weber est suffisamment rare, notamment en France, pour être salué vivement. Le livre nous apprend beaucoup sur le Weber qui était « économiste de profession » et sur le contexte académique dans lequel il évoluait, entre l’école historique allemande de l’économie nationale d’un côté, l’école marginaliste autrichienne de l’autre. Mais quel genre d’économiste Weber a-t-il été ? Pour Lallement, ce qui importe c’est son évolution : Weber passe, vers 1904, d’une économie historique à l’économie sociale, pour aboutir vers la fin de sa vie, en 1918, et après un important élargissement de ses problématiques vers 1910, à la sociologie économique qu’il aurait voulu établir comme une discipline académique. Cette évolution s’articulait, selon Lallement, avec l’histoire de la découverte progressive par Weber des tensions entre formes de rationalité, au point que les deux mouvements ont fini par constituer deux versants d’une seule et même histoire.
4C’est cette vision des choses qui structure de façon plus ou moins explicite la première partie du livre. L’auteur rappelle la carrière de Weber qui l’amène du droit à l’économie, expose sa thèse d’un passage de la Sozialökonomie à la sociologie économique, s’interroge sur la position de Weber par rapport à la théorie économique et rappelle son enracinement dans, et ses distances par rapport à l’école historique allemande de l’économie nationale qui se trouve sous l’égide de Gustav Schmoller, jusqu’à la mort de ce dernier en 1917. Au cours de cette évolution, Weber développe « deux types de programmes de recherche différents » (p. 124 sq.) :
- Le programme de la Sozialökonomie, directement débiteur de l’école historique. L’ambition de ce programme, mis en œuvre à partir de 1903, aurait consisté « à étendre le territoire de l’analyse au-delà de la stricte formalisation des comportements économiques et, surtout, à explorer les articulations multiples entre l’économie et le reste de la société. »
- Un programme beaucoup plus tardif, réalisé après la fin de la guerre dans Économie et société et dans L’Histoire économique, ayant pour but « de développer une analyse sociologique des activités économiques », s’appuyant sur la théorie économique autrichienne comme référence majeure.
5Deux programmes différents mais qui se chevauchent et se complètent, centrés sur la question des rationalisations « bien au cœur de la problématique wébérienne ». Considérant le mouvement des sociétés occidentales et décrivant l’économie moderne, Weber met ainsi en scène, au prisme des rationalisations, la thèse des tensions majeures et des conflits sans synthèse.
6Il est vrai que Weber se plaît à dramatiser, à manier des métaphores, à mettre en scène des tensions entre des forces opposées. Que l’on prenne la fin de sa conférence sur « Les causes sociales du déclin de la civilisation antique » (1896) qui se termine sur l’évocation d’Antée, ce « vieux géant [qui, après la longue nuit où avait sombré la vie spirituelle de la civilisation de l’humanité occidentale] se releva armé de forces nouvelles et éleva le testament spirituel de l’Antiquité à la lumière de la civilisation bourgeoise moderne », ou la fin de « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » qui nous place, quant à l’évolution future, devant l’alternative entre le surgissement de prophètes entièrement nouveaux, ou une puissante renaissance de pensées et idéaux anciens, ou au contraire une pétrification mécanisée parée d’une sorte de prétention crispée (Weber, 2003, p. 252). La prose de Weber, y compris la correspondance privée, est pleine de telles dramatisations, de mises en scène de conflits insolubles et de tensions insoutenables. Une phrase dans une lettre adressée à Heinrich Rickert en 1911 résume la tension qui est au cœur du fameux et mal-nommé débat sur la neutralité axiologique :
“L’‘axiophobie’ des sociologues (en ce qui me concerne personnellement), signifie simplement ceci : je ne peux pas supporter de voir mélangés les problèmes de valeur les plus élevés à la question pourquoi la viande de porc coûte aujourd’hui tant ou tant à Berlin ; de voir qu’on cache dans des concepts flous de ‘productivité’ (ou autres) les questions ultimes qui agitent le cœur des hommes […].”
8Ici s’exprime la tension entre une rationalité formelle, celle de la science économique, et une rationalité matérielle, celle d’une politique économique conçue au service des valeurs de la nation. Mais est-ce à dire que c’est la tension en elle-même qui intéresse le sociologue ? Weber ne s’arrête pas à l’opposition entre le formel et le matériel : il dévoile et dénonce toujours les intérêts (idéels et matériels) qui se cachent derrière la prétention à la rationalité formelle. C’est une constante de ses travaux depuis sa leçon inaugurale comme jeune professeur d’économie à l’Université de Fribourg-en-Brisgau en 1895.
9L’opposition entre rationalité formelle et rationalité matérielle, n’est-elle pas d’abord une distinction conceptuelle, un instrument d’analyse plutôt qu’une clef de lecture du monde comme elle apparaît dans ce livre ? La grande découverte de Weber, autour ou à partir de 1910, n’est-elle pas la pluralité des processus de rationalisation plutôt que la dichotomie entre rationalité formelle et rationalité matérielle ? Le meilleur exemple en est certainement l’opposition idéaltypique entre une rationalisation visant la transformation du monde (la rationalisation de la conduite de vie des puritains) et une autre visant l’adaptation au monde (la rationalisation de la conduite de vie au sein du confucianisme), opposition que Weber développe dès 1915 dans le chapitre final de son étude sur Confucianisme et taoïsme.
10Arguant une évolution de Weber vers une sociologie économique basée sur la dichotomie des rationalités, la périodisation devient un argument central. L’auteur se fie ici pour l’essentiel à Richard Swedberg (1998) [3], qui a fait de Weber l’inventeur de « the idea of economic sociology ». La différentiation en trois périodes : (1) enquêtes empiriques et travaux d’histoire économique (1891-1898), (2) économie sociale, examinant l’exploration des relations entre l’économie et le reste de la société (1903-1909) (p. 59 sq.), (3) « tournant explicite vers la sociologie », avec un intérêt grandissant pour la sociologie économique (1910-1920), occulte l’importance de la théorie économique (y compris la théorie autrichienne) dans les cours de Weber avant 1900 et sous-estime l’introduction d’une véritable problématique historique dans l’économie que constituent « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1904-1905) et les Agrarverhältnisse im Altertum, texte rédigé en 1907-1908. Cette problématique restera centrale jusqu’à la mort de Weber. Michel Lallement se démarque un peu de Swedberg en insistant sur un imposant élargissement de la problématique de Weber en 1910 (p. 32 sq.) : la question de la singularité du rationalisme occidental et le début de la rédaction du Grundriss der Sozialökonomik, « avec l’ambition d’y analyser les relations entre l’économie et les espaces qui lui sont extérieurs ». Ce ne serait qu’après la guerre, « en 1918 exactement, qu’il [Weber] commence à jeter les bases d’une sociologie des rationalisations appliquée au champ de l’économie » (p. 33). La date de 1918 renvoie ici à la rédaction du chapitre ii (Les catégories sociologiques fondamentales de l’économique) d’Économie et société. En soi, toutes ces périodisations se défendent, sous un point de vue ou un autre. Ordonnées dans la perspective de nouveaux programmes de recherches ou d’établissement de nouvelles disciplines, de nouveaux champs de recherche et de l’identité académique de l’économiste Weber, les périodisations se transforment cependant en arguments dont il faut examiner le fondement matériel et la base conceptuelle.
11Nous limitons notre interrogation à quelques points discutables, au risque de ne pas rendre vraiment justice aux développements de l’auteur dans les cinq chapitres de la première partie du livre. Prenons l’exemple de la Sozialökonomik. Lallement écrit (p. 63) qu’à partir de 1903, Weber se propose d’œuvrer à la construction d’une économie sociale. Un argument de poids en faveur d’une interprétation programmatique du terme de Sozialökonomik est la modification (après 1910 !) du titre du Handbuch der politischen Ökonomie, dont Weber avait été chargé de préparer une refonte totale, en Grundriss der Sozialökonomik. « L’intitulé ainsi retenu ayant pour fonction », nous dit l’auteur, « de marquer la rupture avec le traité antérieur de Schönberg » (p. 65). Rupture, certes, mais pas dans un sens programmatique. Le changement de titre avait été nécessaire pour éviter l’opposition (ou les exigences financières) des ayants droit de Gustav Schönberg. Lallement lui-même, tout en utilisant l’argument du terme, n’y attache finalement pas trop d’importance.
12Il est clair que Weber ne donne pas une dimension programmatique à ce changement d’intitulé. Lui-même utilise la notion dans le sens qu’elle avait depuis Heinrich Dietzel (1895 [4]), sans en faire un concept programmatique. En 1910 et encore en 1913, Sozialökonomik veut dire : Wirtschaftstheorie, théorie économique (Heino Nau, 1997, p. 256), et nous trouvons sous la plume de Weber la notion de theoretische Sozialökonomik, voulant dire : économie théorique. Le plan (Stoffverteilungsplan) de 1910 porte d’ailleurs encore l’ancien titre : Handbuch der politischen Ökonomie.
13Un point essentiel dans l’argumentation du livre est l’important élargissement du programme de recherche de Weber, que l’auteur date de l’année 1910. Élargissement indéniable qui vise l’analyse des éthiques économiques des religions mondiales. Exprimé ainsi, on en oublie une dimension essentielle : en contraste à l’Éthique protestante, Weber élargit son enquête d’abord à une analyse des systèmes économiques d’autres aires culturelles avant d’examiner les dimensions religieuse et éthique ; cet élargissement avait d’ailleurs commencé dès l’automne 1907 avec la rédaction de la troisième version des Agrarverhältnisse im Altertum où Weber analyse le système économique du monde antique. Dans L’Éthique économique des religions mondiales, dont Weber publie les premières parties à partir de 1915, l’analyse des systèmes économiques et politiques précède celle des systèmes religieux et éthiques. Dans ce contexte, le cas de la Chine est le plus intéressant, car la reprise en 1919-1920 du texte de 1915 est menée parallèlement à la rédaction du chapitre ii d’Économie et société dans lequel Lallement voit l’aboutissement du projet d’une sociologie économique. Il y subsume d’ailleurs aussi les cours d’histoire économique et sociale que Weber a donnés à l’Université de Munich en 1919-1920. Certes, le premier chapitre (« Begriffliche Vorbemerkung ») de l’Histoire économique fait écho au chapitre ii de Économie et société : y sont exposés les concepts sociologiques fondamentaux pour l’analyse économique ; mais tout ce qui suit ne peut être caractérisé simplement de sociologie économique. Comme chez Swedberg, la dimension profondément historique de la sociologie économique (si l’on veut la désigner ainsi) de Weber est largement éclipsée dans ce livre.
14Que l’intérêt de l’économiste Weber en 1910 est beaucoup plus large et diversifié que ne le suggère la vision téléologique de la sociologie économique est démontré par les nombreux thèmes que Weber se réserve à ce moment dans le plan du Grundriss : Économie et population, L’État moderne et le capitalisme, Limites du capitalisme dans l’agriculture, Capitalisme et travail, etc. [5] Les textes rassemblés après sa mort dans Économie et société ne constituent qu’une partie de ce que Weber envisageait de faire. Il ne faut pas oublier que c’est en raison de la mort précoce de Weber que les Soziologische Grundkategorien des Wirtschaftens constituent sa contribution finale à la science économique. Dans ce chapitre d’Économie et société, il indique à plusieurs reprises qu’il comptait aller plus loin. D’une part, il précise qu’ici il n’y sera pas question de théorie économique (elle viendra donc plus tard ou ailleurs), d’autre part il dit qu’à cet endroit, « provisoirement », il n’abordera pas la question de la « Dynamik ». Ce qui veut dire que la grande question de la genèse et de l’évolution de l’économie moderne serait traitée plus tard. D’autres indications dans ce même chapitre vont dans le même sens : elle relativisent le poids accordé à cette « sociologie économique » : Weber écrit qu’il renonce consciemment à une « explication » véritable (sur la base de considérations théoriques relatives à la soumission de la structure économique à des conditions matérielles économiques) et se limite
« (provisoirement) à une construction de types sociologiques. Il faut insister fortement sur ce point. Car seuls les faits économiques fournissent la chair d’une véritable explication y compris du cours d’une évolution relevant de la sociologie. Il s’agit donc ici de proposer d’abord une simple ossature, suffisante pour pouvoir opérer avec certains concepts suffisamment univoques.
Il est évident qu’à ce stade, c’est-à-dire celui d’une systématisation schématique, l’enchaînement empirico-historique des différentes formes possibles ne peut y trouver son compte, non plus que leur enchaînement typico-génétique ».
16Certes, Weber invente cette sociologie économique, au sens de la construction d’instruments conceptuels pour l’analyse des faits et des systèmes économiques. Mais au cours des mêmes années 1907-1920, Weber explore des systèmes économiques éloignés dans le temps et dans l’espace (Antiquité, Moyen Âge (partiellement), Chine, Inde). Un troisième chantier de l’économiste Weber apparaît avec la guerre : il est sollicité comme expert par le gouvernement (et il propose d’ailleurs volontiers lui-même son expertise), notamment pour le projet d’une zone économique Mitteleuropa. Et, last but not least, il pense à une section sur l’économie de guerre, à inclure dans le Grundriss, et s’intéresse vivement – les choses sont liées – à l’économie socialiste.
17Lallement aborde ces pans du travail de Weber à travers de fins développements sur l’inflation, la politique monétaire, la spéculation et les crises. Comme nous l’avons mentionné au début, il regarde l’ensemble de ces phénomènes dans la perspective des tensions de la rationalité économique, des tensions entre la rationalité formelle et la rationalité matérielle. En conclusion de cette première partie, l’auteur s’étonne – artifice rhétorique pour préparer le passage à la deuxième partie ? – à quel point ce « cadre théorique » fonctionne pour l’observation empirique et il ajoute que pour vérifier la portée générale de la théorie il faudrait la tester sur un domaine tout à fait différent. Certes, et l’on pourra dire : cela fonctionne parce que les instruments d’analyse, les concepts, ont été correctement construits. Cependant, la focalisation sur un seul des instruments conceptuels [6] risque d’en donner une image déformée et de négliger un point tout à fait central du programme de recherche défini dès 1904 et réaffirmé en 1920 : la question de la signification culturelle du capitalisme.
18La deuxième partie du livre, joliment intitulée « Tensions en variation : la voie du réenchantement », emploie nécessairement une démarche différente. Nous ne sommes plus au cœur du métier du professeur d’économie. Weber aborde l’érotisme dans la « Considération intermédiaire » (« Zwischenbetrachtung. Theorie der Stufen und Richtungen religiöser Weltablehnung » publiée à la fin de l’année 1915) qui sépare et relie entre elles les études de l’éthique économique du confucianisme et de celle de l’hindouisme. Au centre de ce texte se trouve l’analyse des rapports de tension entre l’éthique religieuse de la fraternité et, d’une part, « les logiques intrinsèques de l’action rationnelle en finalité menés au sein du monde » (dans les sphères de l’économique et du politique), et, d’autre part, « avec les puissances de la vie en ce monde qui sont de nature fondamentalement a-rationnelle ou antirationnelle : surtout avec la sphère esthétique et la sphère érotique » (Weber, 1996, p. 434).
19Michel Lallement n’aborde pas directement ces quelques pages consacrées à l’érotisme. Il adopte une perspective plus large, passant en trois chapitres des premiers débats sociologiques sur les femmes (chap. 6), aux relations de Max Weber aux femmes et à sa femme (chap. 7), au mouvement érotique autour d’Otto Gross et à la passion amoureuse de Max pour Else Jaffé (chap. 8) pour arriver enfin au chapitre final (chap. 8) sur « Éros et rationalisations ».
20L’auteur rappelle qu’à différentes occasions Weber a défendu l’égalité entre hommes et femmes, mais que la question plus générale des rapports entre les genres n’occupe pas une place importante dans sa sociologie. Entre alors la vie privée. Faut-il ajouter : naturellement ? Lallement la convoque tout en se défendant d’établir un rapport direct entre la vie privée de l’économiste-sociologue et l’évolution de ses problématiques scientifiques. Il s’appuie fréquemment sur la biographie de Weber écrite par Joachim Radkau (2005) (qui cède souvent à la tentation d’établir un tel lien) tout en s’en démarquant prudemment. Que l’expérience d’une passion amoureuse et d’une relation érotico-sexuelle tardives aient enrichi la ‘connaissance’ du sociologue au-delà de son ample savoir théorique antérieur, qui en douterait ? Mais de là à construire une théorie de « tensions majeures » sur l’articulation entre les deux domaines, il y a un pas à faire qui demande une argumentation serrée.
21L’auteur commence par dresser un tableau des débats allemands, autour de 1900, sur la question des femmes et du lien de celle-ci avec la politique sociale. Nécessairement, cette deuxième partie est abordée beaucoup plus à partir des témoignages de Marianne Weber que de ce que nous apprenons directement de son mari. Il est plus question de Georg Simmel et de Marianne Weber que de Max Weber lui-même. L’hypothèse d’une division de travail au sein du couple Weber (la question des femmes revenant à la femme) aurait pu être précisée par un regard sur le texte de Weber sur « Zur Stellung der Frau im Erwerbsleben » (À propos de la position de la femme dans la vie économique moderne, 1906) ; sa circulaire de 1912 sur la politique sociale montre d’ailleurs que pour lui la question de la femme n’est pas un sujet d’actualité politique.
22Le deuxième chapitre de cette seconde partie traite de l’éthique religieuse et des relations entre les sexes. Que la conduite de vie ascétique des Puritains, et déjà auparavant des moines, dont Weber souligne l’importance pour l’éthique professionnelle (Berufsethik), concernait également les dimensions sexuelle et érotique et qu’on puisse y voir un lien entre économie et absence ou tempérance d’érotisme n’est pas surprenant. Affirmer, cependant, du seul fait que la question de la sexualité apparaît pour la première fois dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, dans le contexte de la présentation des formes d’ascèse, que Weber aborde la sexualité à partir des positions puritaines et que le couple, qui vit un mariage asexué, « partage l’idéal ascétique des Puritains », c’est aller un peu vite en besogne. Dans le Lebensbild, Marianne Weber consacre de très longs passages à la vie de leur couple ; on sent que son rôle de Gefährtin (compagnonne, camarade), et non d’épouse au sens véritable, lui posait un réel problème qu’elle a tenté de rationaliser après coup. Qu’après la mort de son mari Marianne présente donc sa vie conjugale un peu sous cet éclairage d’un idéal ascétique, cela peut se comprendre ; mais une autre lecture est possible, et non seulement quand on pense à ce qu’elle a confié à Karl Jaspers : qu’elle a vécu son mariage comme une estropiée sexuelle (« sexueller Krüppel »). La correspondance, exploitée par Radkau, entre Marianne et sa belle-mère au sujet des problèmes sexuels de son mari ne plaide pas non plus en faveur de l’interprétation du mariage asexué et de l’idéal ascétique que nous propose l’auteur.
23La tentation est grande, en effet, de voir un lien entre le moment où « l’érotisme est entré de plain-pied dans la vie de Max Weber (p. 188) (c’est-à-dire sa relation d’abord avec la pianiste Mina Tobler, puis surtout avec son ancienne doctorante Else Jaffé, née von Richthofen) et les passages consacrés à l’érotisme dans la « Considération intermédiaire ». On pourrait se contenter d’un « pourquoi pas ? ». On pourrait aussi s’interroger sur la chronologie : est-ce que l’érotisme vécu a précédé la rédaction de ce passage dans la « Considération intermédiaire » ? Évidemment non ; et parmi les modifications que Weber apportera en 1919-1920 à ce texte, seul deux phrases pourraient être interprétées comme un écho de la passion d’amour qu’il vit à ce moment. Tout ce que Weber écrit sur l’érotisme, comme sur le mysticisme religieux et d’autres phénomènes, lui était disponible sous forme de connaissance livresque. Si Weber « découvre […] que l’érotisme constitue une sphère dotée de ses propres valeurs », il n’est pas si certain que l’ambition du sociologue était de « percevoir la localisation exacte de l’érotisme dans la cartographie des valeurs contemporaines » (p. 197). La lettre du 13 mars 1913 à Georg von Lukacs, citée (de seconde main) à l’appui de cette affirmation, ne le dit pas ainsi. Weber y rapproche l’expérience érotique de l’expérience esthétique et se demande à quel endroit de sa philosophie de l’art Lukacs localiserait l’érotisme, réfractaire à la forme. Si l’intérêt de Weber pour l’érotisme et pour les mouvements d’amour libre de son temps est réel, projette-t-il pour autant d’en faire la sociologie ? Rien n’est moins sûr.
24L’attitude de Weber envers la sexualité, avant le fameux tournant invoqué par Lallement, est illustrée par ses réactions au déboires d’Else Jaffé (sa future maîtresse) avec Otto Gross, vers 1907-1908. C’est un épisode sous-exploité. Lallement s’appuie sur des indications données par Marianne dans la biographie de son mari, et notamment sur une lettre qu’elle y reproduit en partie. Cependant, nous savons qu’elle a fréquemment retouché les lettres de Max, y compris celle-ci. La différence n’est pas énorme, mais pourquoi ne pas utiliser la correspondance originale qui, pour ces années, est accessible dans la MWG depuis plus de vingt ans, depuis 1990 ? Cela aurait permis aussi d’exploiter toute une série d’autres lettres ayant trait à la même problématique. En 2012, probablement trop tard pour le livre de Lallement, les lettres des années d’après-guerre ont été publiées. Elles révèlent en détail la relation passionnelle avec Else Jaffé, à partir de fin décembre 1918. À lire les lettres de Max à Else, sa « déesse », sa « souveraine », il n’y a pas l’ombre d’un doute qu’il vit des mois de « réenchantement » de sa vie personnelle. Cette expérience amoureuse, érotique lui permet, comme il dit, de survivre à cette tragique année 1919. Ce n’est pas de l’« économicisme le plus triste et le plus sombre » (p. 17) que l’amour le sauve temporairement, mais de la situation politique désespérée : la défaite, le traité de paix qu’il rejette, la révolution insensée qui arrive au pire moment et contribue à menacer l’avenir de la nation. Temporairement : pour quelques instants, car Weber passe dans le même jour, la même heure, de l’intensité du bonheur érotique à l’intensité du désespoir politique.
25Est-ce que c’est l’expérience érotique vécue qui ouvre les yeux du sociologue-économiste pour la force de cette puissance, tel qu’il la présente dans la Considération intermédiaire ? C’est ainsi que l’on peut le lire depuis longtemps. Question de chronologie, nous l’avons dit. Une autre question : ne risque-t-on pas de succomber à la tentation de sociologiser l’expérience érotique de Weber, alors que l’on pourrait aussi tester l’hypothèse de la littérature ? Précisons d’abord que certaines de ses lettres à Else sont très pénibles à lire : un degré zéro d’érotisme s’y dégage d’auto-humiliations et d’exaltations exagérées. D’autres lettres, au contraire, sont très belles et on peut avoir l’impression que la passion amoureuse s’y nourrit de et s’y transforme en littérature, au sens positif et négatif. La lettre des 8 et 9 octobre 1919, une lettre d’anniversaire interrompue par la visite impromptue d’Else et reprise le lendemain, est particulièrement intéressante de ce point de vue. C’est une longue lettre, quatre grandes pages de livre, une belle lettre, pleine d’allusions ou de réminiscences littéraires. L’amour et le bonheur que la femme aimée lui procure sont traduits sur le plan esthétique : « Mais le degré de beauté que l’homme est capable de supporter, semble être infini ». L’histoire de leur relation et de leur non-relation au cours des douze années passées a été une « lutte », et Else, qui a combattu avec « des armes belles et aristocratiques », en est sortie vainqueur. Max se dit comblé par la soumission (Unterwerfung) que la dernière année lui a apportée. À ce moment le sociologue se libère de la littérature et rejette pourtant l’interprétation sociologique de l’expérience amoureuse, tout en recourant aux guillemets et aux italiques comme dans ses traités scientifiques :
« Et ce n’est pas un quelconque « ordre de vie » ou une quelconque « puissance » impersonnelle (nicht irgend eine unpersönliche « Ordnung » oder « Macht ») qui m’a envahit et m’a subjugué, mais cette Else, celle-là, celle-là, comme je la vis et la sens en jubilant quand elle me caresse ou punit, lorsque, me tenant dans ses bras, elle m’aime ou me dompte, lorsqu’elle se rit de moi ou me force à me « confesser » à elle, quand – avant tout – elle me fait « vivre dans la vérité »
27Nous pouvons lire cette phrase comme la traduction exacte de ce que le théoricien avait écrit quatre ans auparavant, dans la Considération intermédiaire, sur la tension énorme entre la plus grande des puissances irrationnelles de la vie, l’amour sexuel, et l’éthique de fraternité des religions de salut. En 1919, le sociologue prend soin d’individualiser son expérience érotique, de ne pas l’opposer comme un ré-enchantement au désenchantement du monde qui a été annoncé comme « argument principal de cet ouvrage » (p. 17).
28Quant à son interrogation initiale (deux livres ou un seul ?), le recenseur opte pour le pluriel. Michel Lallement a défriché deux domaines peu connus par le lecteur francophone ; il présente, dans une perspective originale, des facettes souvent mal connues de Max Weber et de son époque. L’articulation, cependant, entre l’économie et l’érotisme, entre les deux parties du livre, aussi originale qu’elle soit, paraît plutôt artificielle, et il semble difficile d’y voir des affinités électives et de soutenir que ce soient les tensions majeures à l’intérieur de l’économie et de l’érotisme, et les tensions entre les deux sphères, qui étaient, pour Weber, « l’incarnation des élans contradictoires de la raison moderne » (p. 17).
Notes
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[1]
Michel Lallement. – Tensions majeures. Max Weber, l’économie, l’érotisme, Paris, Editions Gallimard, coll. « nrf essais », 2013, 275 p.
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[2]
Lallement (p. 21) suppose que cette querelle est issue des conflits au sein de la Société allemande de sociologie, cofondée par Weber en 1910. Au contraire, il s’agit d’un débat qui depuis des années (et notamment en raison des positions de Weber, depuis 1895) est virulent au sein du Verein für Sozialpolitik. Weber s’était investi dans la fondation de l’association de sociologie pour pouvoir disposer d’une infrastructure scientifique pour de grandes enquêtes empiriques et au sein de laquelle il espérait pouvoir imposer ces vues. Des deux points de vue cela a été pour lui une histoire d’échecs.
-
[3]
Voir le compte rendu de H. Bruhns, 2005.
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[4]
Cet ouvrage constitue une section du Lehr-und Handbuch der politischen Oekonomie, publié sous la direction d’Adolph Wagner. Dans ses cours de 1898, Weber le recommande aux étudiants comme lecture pour la leçon d’introduction sur « Aufgaben und Methoden der theoretischen Nationalökonomie ». Voir Weber, 1990, p. 5.
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[5]
Voir H. Bruhns, 1998.
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[6]
Voir Bruhns H., 2006, pp. 151-183. On lira maintenant l’introduction de Knut Borchardt au volume I/23 de la MWG.