1L’étude contemporaine des sciences met en évidence des changements importants dans le fonctionnement de l’activité scientifique. L’essor de la collaboration et de l’internationalisation (Wagner, 2008 ; Gingras, 2002), le développement des échanges avec l’industrie et le monde politique (Etzkowitz et Leydesdorff, 1997), le recours systématique à l’expertise (Collins et Evans, 2002), la diminution des financements par dotation au profit du financement par contrat (Louvel, 2011), la réorganisation des recrutements, des carrières et des institutions scientifiques (Musselin, 2005) ne sont que quelques exemples de ces changements. On a également insisté sur l’évolution historique des modes d’appréhension de la nature et de leurs porteurs (Gingras, Keating, et Limoges, 2000) ou de leurs territorialisations (Grossetti et Losego, 2003), allant parfois jusqu’à invoquer de nouveaux régimes, qui coexistent (Shinn et Ragouet, 2005), qui se succèdent (Pestre, 1995), voire même un mode 2 qui transformerait radicalement le contexte de l’activité scientifique (Gibbons et al., 1994). Ces transformations récentes affectent les contextes d’activité des chercheurs, favorisant de nouvelles relations, les redéfinissant, leur apportant de nouveaux contenus et participant ainsi au processus général d’évolution de ce secteur d’activité.
2Actuellement, l’attention se concentre sur les collectifs scientifiques, autour d’instituts (Brunet et Dubois, 2012), de communautés instrumentales (Mody, 2011, 2006 ; Simoulin 2007 ; Genuth et al., 2000) ou épistémiques (Knorr-Cetina, 1999 ; Keating et Cambrosio, 2003 ; Berthelot, Martin, et Collinet, 2005 ; Roth, 2008). On insiste sur leur caractère structurant, mais aussi mouvant et parfois même insaisissable (voir Granjou et Peerbaye, 2011). Les questions qui se posent portent sur l’émergence de ces communautés autour d’instruments et d’objets de recherche communs, sur la façon dont des collectifs sociaux sont aussi structurés par des enjeux cognitifs. On s’interroge également sur la manière (ou les manières) dont ces communautés produisent des connaissances, comment se cristallisent des savoirs, quels sont les appuis (objets, instruments, méthodes, etc.) mobilisés, dans quelle mesure peut-on parler de cultures scientifiques ?
3Mais, même s’ils soulignent souvent que ces changements dans les pratiques et organisations des activités scientifiques ont des conséquences sur le contexte de travail des chercheurs, peu de ces travaux s’intéressent à l’entourage relationnel des chercheurs d’une manière systématique : de quelle nature sont les relations entre les chercheurs et ceux qu’ils fréquentent au cours de leur activité, comment se structurent ces relations ?
4L’objectif général de ce texte est de contribuer à une étude des logiques relationnelles intervenant dans la configuration des collectifs scientifiques, avec la particularité de mobiliser les publications en tant que catalyseurs et traces de ces relations. L’analyse des entourages citationnels, c’est-à-dire du réseau social des chercheurs tel qu’il est mobilisé dans leurs publications à travers les références bibliographiques, permet d’étudier un faisceau large de relations : sociales et cognitives, personnelles et professionnelles, individuelles et collectives. La forme et la nature des réseaux ainsi impliqués révèlent des types d’activités scientifiques propres au domaine étudié – ici la chimie – qui renvoient à des pratiques disciplinaires (travail en équipe, contexte international de la recherche…) et à des dynamiques spécifiques (émergence, pérennisation des thématiques…).
5Je commencerai par montrer en quoi une perspective nourrie de l’analyse des réseaux sociaux, parce qu’elle privilégie une appréhension personnifiée et circonstanciée de l’activité de recherche, offre un regard nouveau sur la teneur sociale et relationnelle des publications scientifiques. J’illustrerai cette démarche par l’étude empirique d’un corpus de 32 publications de chimistes destinée à comprendre l’implication du réseau personnel des chercheurs dans leur bibliographie, autrement dit l’entourage citationnel mobilisé. Je terminerai par la présentation d’une typologie des différents types d’entourages citationnels mettant en évidence diverses contextes et pratiques de recherche en chimie.
L’analyse des réseaux sociaux des chercheurs à travers leurs publications : pour une étude des entourages citationnels
6Dans un article récent (Latour et al., 2012), les auteurs analysent les bases de données numériques, notamment bibliographiques, et décrivent comment les systèmes de navigation et les clics agrègent les auteurs à leurs articles ou à leurs institutions, illustrant alors les entrelacements et le caractère inextricable des phénomènes qu’ils veulent mettre en évidence et qu’ils proposent d’étendre aux autres formes d’activités sociales. Conformément aux principes théorique et empirique de l’Acteur Network Theory, le monde social (whole) y est présenté comme étant toujours plus petit, moins complexe que ses parties (des monades, en référence à Tarde), dans le sens où ce sont celles-ci qui circulent, s’entremêlent et créent sporadiquement des agrégats (des profils), toujours artificiels et temporaires.
7La perspective présentée ici, plus proche de la Social Network Theory (Kadushin, 2012), propose une autre manière d’utiliser les traces écrites (ici non numériques) qui permet de suivre les acteurs dans leurs échanges et leurs relations, tout en maintenant une attention à leurs appartenances institutionnelles et aux contenus scientifiques dont ils débattent à un temps t et dans des circonstances précises. Du point de vue de cette analyse, le monde social (et donc scientifique) n’est pas indifférencié puisque, précisément, tout l’enjeu de cette perspective consiste à repérer et distinguer les différents acteurs et organisations au cours de leurs échanges. Le monde social est spécifié, caractérisé, qualifié (Degenne et Forsé, 1994) et, à la différence d’approches centrées sur les institutions (notamment scientifiques), cette différentiation n’est pas seulement donnée, mais aussi produite et reconfigurée dans le cours de ces échanges. Le monde social est également territorialisé et temporalisé ; les réseaux et les collectifs sont des formes dynamiques, des formations sociales (White, 2011), y compris à l’échelle individuelle (Bidart et al., 2011). Enfin, le monde social n’est pas seulement horizontal et plat, mais il est aussi hiérarchisé parce que stratifié (Lin, 1995), il est multi niveaux parce que composé d’individus et d’organisations (Lazega, 2007) et il est également segmenté en petits mondes plus ou moins étanches (Granovetter, 1973 ; 1983). En définitive, c’est une approche qui ne fait pas de la description de l’entremêlement des acteurs et des objets la finalité de l’analyse, mais qui s’intéresse à la manière dont les activités s’organisent (s’institutionnalisent) et se désorganisent (donc en quelque sorte s’individualisent), avec pour principe le fait que les activités sont toujours inscrites dans une temporalité.
Passer des collectifs de pensée aux collèges invisibles
8S’inspirant explicitement des cercles de Simmel, Ludwik Fleck (2005), dans sa recherche concernant le développement d’un fait scientifique (la syphilis), définit une entité qu’il nomme un collectif de pensée, proposant ainsi une vision plus fluide et moins coercitive des communautés scientifiques que celle de Kuhn avec la notion de paradigme (1983). Chaque collectif développe un style de pensée, une « camaraderie d’état d’esprit », une « solidarité de pensée » entre ses membres. Ce sont « les mots et les idées » qui sont le véhicule des circulations et les publications et les citations sont des éléments clés pour comprendre ces mouvements.
9Cette perspective centrée sur les collectifs de pensée fait écho à la phase paradigmatique telle que définie par Mullins (1972) lors de l’analyse de l’émergence de la biologie moléculaire comme spécialité disciplinaire. Mullins décrit cette phase historique comme se transformant, au bout d’un certain laps de temps, en une phase réseau de communication (network) qui correspond à des échanges informels, puis en une phase groupe (cluster) qui correspond à une phase de plus intense sociabilité (sociale et cognitive) et enfin en une phase académique (specialty) où il y a institutionnalisation des relations et des rôles. Bien que l’ensemble évolue ainsi, les échanges liées aux formes paradigme et réseau continuent d’exister même pendant la période groupe et spécialité ; ils sont là notamment pour intégrer les nouvelles idées et les nouveaux membres.
10C’est également en s’intéressant aux échanges associés aux pratiques professionnelles que Gilbert (1976) analyse l’apparition d’une autre spécialité (radar meteor research) comme une branche d’une spécialité plus vaste (voir Mulkay, 1975, pour une présentation du modèle du branching). L’émergence de ces nouveaux contenus a été soutenue par une sociabilité professionnelle quotidienne entre des groupes de spécialités différentes : parler à des congrès de l’autre spécialité, tenter de publier dans ses journaux, inviter certains de ses éminents chercheurs (Mulkay et Edge, 1976).
11Etudiant précisément ces formes de communication entre les chercheurs, Hagstrom (1966) a proposé l’image d’un monde scientifique pluriel. Les différents types de chercheurs, du plus intégré au plus marginal, sont indépendants du système de reconnaissance. Il souligne l’importance de l’autonomie des scientifiques qu’il met en tension avec l’interdépendance et le désir de dépasser l’isolement, la collaboration gratuite et la forte prégnance de l’organisation collégiale. Il évoque également l’importance de l’ancienneté des relations qui rendrait compte du fait que les chercheurs vont parfois coopérer plutôt que d’être en compétition. Il ne trouve aucun critère (âge, sexe, origine ethnique…) pour expliquer les différentes formes d’implication et il a alors l’intuition des « collèges invisibles », c’est-à-dire les relations informelles liés aux échanges intellectuels (Price et Beaver, 1966 ; Crane, 1972), en préconisant qu’il faudrait plutôt regarder du côté des contenus de la recherche
12Ces travaux, bien qu’anciens, montrent à quel point l’entourage relationnel est impliqué dans l’évolution des contenus de la recherche et l’intérêt de prolonger l’analyse des collectifs de pensée par l’analyse des réseaux sociaux.
Saisir des collèges visibles au sein de structures sociales complexes
13Depuis une dizaine d’année, de plus en plus de travaux s’intéressent à l’articulation des réseaux sociaux et des contenus scientifiques. Une grande partie d’entre eux utilise les publications et notamment les citations pour appréhender la structure cognitive de l’activité scientifique.
14Les travaux qui portent sur la question du reflet de la structure sociale dans la structure cognitive proposent des éléments de réponses assez contrastés. À petite échelle, il semble que les liens sont là : on retrouve certaines hiérarchies sociales dans la structuration des citations (White et al., 2004 ; Johnson, Oppenheim, 2007), des convergences entre relations de collaborations et relations de citations (Rowlands, 1999). À grande échelle, on peine à les trouver, invoquant la distribution normale des citations et la prééminence de la « dette intellectuelle » (Baldi, 1998) ou, probablement plus justement, la diversité des pratiques selon les spécialités et les périodes (Wallace et al., 2012).
15Lorsque l’on ajoute la dimension organisationnelle, il devient encore plus difficile d’interpréter les liens entre les citations et les hiérarchies sociales. Alors que Tuire et Erno (2001) montrent qu’il n’y a pas vraiment de superposition des positions entre les leaders (au niveau des organisations) et les chercheurs les plus centraux au niveau des citations, Lazega et al. (2004) concluent à une adéquation entre les deux du fait de l’existence d’une régulation des positions des chercheurs dans le collectif. Pour comprendre ces liens, on invoque parfois des conditions endogènes telle que la reproduction du système de stratification sociale dans la structure intellectuelle (Perry, Rice, 1998), parfois des conditions exogènes, telles que le rôle de l’évaluation des experts (Shwed, Bearman, 2010). On a également analysé les concepts ou mots clés utilisés dans les publications pour montrer leur convergence au cours de l’édification d’un collectif (Bourret et al., 2006). D’autres travaux insistent au contraire sur la relative autonomie d’un niveau épistémique qui ne serait pas réductible au réseau social (Roth, 2008).
16Exceptés Bourret et al. (2006) qui ont eu l’intéressante démarche consistant à montrer les résultats cartographiés aux chercheurs qui ont spontanément annoté, entouré et donné du sens aux cartes qui pouvaient sembler très hétérogènes, ces travaux sont en général très quantitatifs, sur de vastes échelles de temps et des communautés assez larges. Grâce à ces analyses, on sait de mieux en mieux mesurer les liens entre les relations sociales et les contenus scientifiques tels qu’on peut les appréhender aux travers des publications. Cependant, leur caractère formel et parfois même leur ambition modélisatrice, ne sont que rarement accompagnés d’une volonté de saisir les dimensions plus qualitatives des échanges dans leurs différentes formes, leur intensité, leur histoire.
Personnifier et spécifier la recherche en étudiant les relations sociales des chercheurs à travers leurs publications
17Il y a quelques années déjà Latour et Woolgar (1988) avaient proposé de rendre compte de l’activité scientifique par le biais d’un cycle de crédibilité. Il s’agissait de comprendre, à l’aide de ce modèle – plutôt que celui du potlatch (Hagstrom, 1966) ou de stratégies à l’intérieur d’un champ (Bourdieu, 1976) – ce que peut être un marché de l’information scientifique. Ainsi conçue, la dynamique de l’activité de ce marché est d’étendre et d’accélérer le cycle de crédibilité. La question qui se pose est celle de savoir comment les chercheurs mobilisent les autres. Qui sont précisément ces autres et comment s’organisent les échanges de crédibilité, dans quel type d’écologie se produisent-ils ?
18Une partie des études bibliométriques sur la science a produit une vision auto-organisée de l’activité scientifique au cours de laquelle, du fait de la profusion de publications, émergent des formes d’organisations intellectuelles dont les chercheurs ne sont pas conscients et qui contribuent à produire des « systèmes basés sur la connaissance [la science] » qui se génèrent, de manière non contrôlée par leurs contextes de production (par exemple, Leydesdorff, 2001 ; 2010). Par-delà les mécanismes économiques et politiques, ce serait uniquement les individus et leurs règles d’attachement préférentiel qui seraient à l’origine des structurations observables au niveau général (Barabási et al., 2002 ; Wagner, Leydesdorff, 2005).
19Ces hypothèses autour de la recherche généralisée de crédibilité dans un contexte d’auto-organisation de la recherche, rejoignent finalement celles des travaux plus microsociologiques sur les rhétoriques scientifiques. Les analyses qui se sont intéressées aux références dans les textes les présentent comme des éléments persuasifs (Gilbert, 1977), des alliés à intéresser et à mobiliser pour, précisément, construire la crédibilité du texte (Latour, Fabbri, 1977 ; Callon et al., 1984). On a montré qu’elles ont différentes fonctions (Moravcsik, Murugesan, 1975 ; Chubin et Moitra 1975), y compris négatives (MacRoberts, MacRoberts 1984). Des typologies ont été établies et, encore maintenant, on s’interroge sur la complexité des motivations à citer en montrant toutes les subtilités de communication qu’elles génèrent (attribution de crédit, information, simple mise en alerte, (Brooks, 1985 ; 1986). Même si l’on tient souvent compte du contexte de réception en fonction des disciplines (Harwood, 2008 ; 2009), on ne s’intéresse jamais véritablement à la relation effective entre les auteurs citants et les auteurs cités.
20La pertinence d’un cycle de crédibilité mu par une autoorganisation dans un contexte de rhétorique généralisée pour rendre compte de l’énergie vitale au cœur de la sphère d’activité scientifique est discutable. La recherche présentée ici est une contribution à ce débat général. Elle permet de réinterroger le cycle de crédibilité en le personnifiant, c’est-à-dire en repérant et suivant les acteurs, groupes et collectifs qui y interviennent de sorte à montrer à quel point, par-delà toute rhétorique ou règle générales, les références bibliographiques sont l’occasion d’activer certains liens entre soi et les autres et de mettre certains acteurs de la recherche en relation. Réunies au sein d’une publication, elles constituent l’entourage citationnel d’un chercheur à un temps t et permettent de jeter un regard nouveau sur la sphère d’échanges entre les chercheurs et les collectifs auxquels ils appartiennent ou se confrontent.
Entourages citationnels et structuration de l’activité de recherche
21Les récents travaux qui s’intéressent aux relations entre les chercheurs focalisent bien souvent sur leur activité de collaboration lors de projets (Barrier, 2011), c’est-à-dire dans un contexte organisationnel qui cadre l’interconnaissance (même s’il n’en est pas toujours à l’origine). S’intéresser aux entourages citationnels permet de déborder le cadre organisationnel en tenant compte des relations moins formelles. Le spectre des relations est alors plus large et inclut différents types d’acteurs ou groupes impliqués dans la recherche : les collaborateurs, mais aussi les auteurs influents, les compétiteurs, les incontournables et ceux qui le sont moins, les contemporains, mais aussi des auteurs du passé…
Méthodologie et présentation du terrain
22La recherche a consisté à effectuer une série de 32 entretiens auprès de chercheurs en chimie sur la base d’une de leurs publications sélectionnée par leurs soins. Les chercheurs sont issus d’un même laboratoire de province spécialisé en chimie de coordination. L’activité de ce laboratoire a été reconnue par la dernière évaluation de l’AERES (bilan 2005-2008) comme « assez impressionnante » et le comité lui a décerné la note A+ pour sa qualité scientifique et sa production, soulignant « le nombre important de publications, la plupart dans des journaux réputés ». Il est présenté comme « à la pointe des développements récents », spécialisé en catalyse et en interface avec la médecine (santé) et la microélectronique (matériaux). Tous les chimistes interrogés sont, au moment de l’entretien, titulaires de leur poste, chercheurs au CNRS ou enseignants-chercheurs à l’université. Parmi eux, vingt-quatre sont des hommes et huit sont des femmes et ils sont à des niveaux d’avancement divers dans leur carrière. Les publications à partir desquelles ont été menés les entretiens sont des articles de recherche longs (full papers) ou courts (short communications), dont certains sont fort cités (10 articles cités plus de 25 fois dans le Web of Science, 3 ans après leur parution) et d’autres moins (10 articles cités moins de 10 fois). Globalement, il n’y a pas de corrélation entre ce taux de citation et le statut des chercheurs, leur ancienneté et leur domaine large de recherche (catalyse, matériaux ou santé). Les 32 publications, datant la plupart de la première moitié des années 2000, sont toutes parues dans des revues plutôt prestigieuses (indexées dans le Web of Science de Thomson Reuters) et elles présentent toujours une certaine importance aux yeux des auteurs rencontrés.
23Chaque entretien a consisté à recueillir l’histoire de la publication choisie de sorte à connaître les circonstances, les acteurs, les moments clés, l’événement que représente la publication et les ressources (sociales et cognitives) mobilisées pour réaliser cette formalisation. Les revues de chimie ne tronquent jamais la liste des noms des références bibliographiques, les chercheurs ont donc pu être aussi interrogés sur tous les auteurs qu’ils ont cités dans le but d’obtenir une description précise de leurs relations avec les personnes ou entités citées dans leur article, d’un point de vue intellectuel, mais aussi au cours de leur vie professionnelle, voire personnelle.
24Comme le soulignent Degenne et Forsé, « lorsqu’on se centre sur la position objective, sans prendre en compte l’engagement des individus dans l’interaction, l’analyse en termes de graphes […] est la plus naturelle » (1994, p. 217). Le réseau des références sous forme de graphe permet de visualiser les différents mondes sociaux présents dans chaque publication.
25Les références de chaque publication ont été numérotées en fonction de leur ordre d’apparition dans la bibliographie qui correspond également à celui du texte. Le graphe est constitué de points correspondant à toutes les références de la bibliographie d’un article et les liens entre eux signifient que l’on trouve au moins un auteur en commun dans les deux références : par exemple, dans la figure 1, l’auteur F. Varret dans la référence n° 28 et dans la référence n°29.
Construction du réseau des références d’une publication (extrait)

Construction du réseau des références d’une publication (extrait)
[…][25] D. Chemyshov, M. Hostettler, K.W. Törnroos, H.-B. Bürgi, Angew. Chem. Int. Ed. 42 (2003) 3825.
[26] A. Bousseksou, J. Nasser, J. Linares, K. Boukheddaden, F. Varret, J. Phys. I, France 23 (1992) 1381.
[27] R. Jacobi, H. Spiering, P. Gütlich, J. Phys. I, Chem. Solids 53 (1992) 267.
[28] A. Bousseksou, F. Varret, J. Nasser, J. Phys. I, France 3 (1993) 1463.
[29] K. Boukheddaden, J. Linares, E. Codjovi, F. Varret, V. Niel, J.A. Real, J. Appl. Phys. 93 (2003) 7103.
[30] A. Hauser, Top. Curr. Chem. 234 (2004) 155.
[31] C.P. Köhler, R. Jakobi, E. Meissner, L. Weihl, H. Spiering, P. Gütlich, J. Phys. Chem. Solids 51 (1990) 239.
[32] V. Ksenofontov, A.B. Gaspar, J.A. Real, P. Gütlich, Top Curr. Chem B 105 (2001) 12266.
[33] V. Ksenofontov, A.B. Gaspar, P. Gütlich, Top Curr. Chem 235 (2004) 23.
[34] Y. Garcia, V. Ksenofontov, P. Gütlich, Hyperfine Interact. 139 (2002) 140.
[…]
26Cette présentation permet de repérer les groupes convoqués et rendus visibles dans la publication et de savoir dans quelle mesure le réseau est centré sur une ou des personnes particulières. Grâce aux informations recueillies par entretien, on peut alors identifier les groupes et les relations présents dans le réseau des références. Une fois augmenté des commentaires du chercheur, le réseau des références est, à proprement parler, son entourage citationnel.
27Le réseau des références et l’entourage citationnel auquel il correspond est une information donnée par le chercheur concernant sa propre position, celle de son équipe, ses collaborateurs (anciens et potentiels), ses pairs (connus ou inconnus de lui) dans la communauté scientifique au sein de laquelle s’inscrit la publication. Comment se structurent ces différents groupes et à quel type de réalité sociale renvoient-ils ?
Isolats, groupes et liens dans les réseaux de références : quelles réalités sociales ?
28L’exemple de la publication de Catherine [1] permet d’illustrer les différents aspects formels des réseaux de références. Il s’agit d’un article paru en 2006 dans la revue European Journal of Inorganic Chemistry qui propose une méthode de synthèse plus simple pour parvenir à la réalisation d’un composé. Catherine, qui est en premier nom et qui figure comme responsable de la publication, l’a cosignée avec un chercheur de son équipe et deux techniciennes du laboratoire.
Les citations isolées : des références singulières
29En moyenne pour les 32 articles, on compte 35 % de références isolées, c’est-à-dire que leurs auteurs ne sont cités qu’une seule fois dans l’article (par exemple les références n° 42 ou 4 dans l’exemple de Catherine, figure 2).
Types d’éléments du réseau des références de Catherine (2006)

Types d’éléments du réseau des références de Catherine (2006)
30Une grande partie de celles-ci correspondent à des citations techniques relatives à un produit, une synthèse, une méthode de calcul, un instrument de mesure… Ces références sont présentes dans quasiment tous les articles et font état d’une forte routinisation : « Ce sont des références sur la cristallographie ; elles reviennent à tous les coups à chaque fois que l’on fait une structure, et on fait un copier-coller », dit Roger. Elles interviennent la plupart du temps dans la partie expérimentale du texte. Bien souvent, les chercheurs ne connaissent pas les équipes citées : « Je n’ai aucune connaissance de ces équipes-là. Ce sont des programmes pour calculer des paramètres physiques… », précise Gauthier.
31À l’opposé, c’est aussi en tant que référence isolée que l’on trouve parfois les citations qui renvoient à des liens très personnels : par exemple, la référence n° 21 d’Arnaud concernant « un gars extraordinaire qu’[il] connait bien » ; la référence n° 15 d’Henri concernant « [s]on copain Dick », etc. La forte proximité sociale à l’auteur de la référence n’a bien souvent entraîné qu’une seule référence dans le texte, comme si cela ne pouvait être que sous la forme du clin d’œil.
32Les références isolées peuvent aussi être des publications très célèbres dans l’histoire de la thématique abordée, dont souvent les chercheurs ne connaissent les auteurs que de nom. Cela peut être aussi des références très récentes (trouvées grâce aux bases de données bibliographiques) ou d’équipes très éloignées géographiquement et, dans ces conditions, les auteurs des références sont plutôt inconnus du chercheur interrogé.
33Le caractère isolé d’une référence dans le réseau des références ne tient pas à son importance, mais renvoie à sa singularité. Celle-ci peut se déployer sur un versant personnel (la citation d’une personne proche), intellectuel (la citation des auteurs prestigieux), mais aussi et surtout technique et instrumental (renvoyant à une forme de synthèse, un calcul, etc.).
Les groupes de citations : des références centrales
34Une partie des références sont liées entre elles par des signataires communs qui sont centraux par rapport à la publication étudiée. Ce sont souvent des petits groupes de 3 à 5 références qui émergent, mais ceux-ci peuvent aller jusqu’à 15 références.
35Comme on le voit sur l’exemple de la publication de Catherine (figure 3), on trouve quasiment toujours un groupe qui correspond à l’équipe du chercheur interrogé et donc à des autocitations (l’équipe de Catherine en bas de la figure 3). Ce groupe est plus ou moins important selon l’ancienneté de l’équipe sur la question [2]. Il y a ensuite les groupes de spécialistes de la thématique qui ne sont pas les incontournables ou les célébrités repérés en tant que référence isolée, mais plutôt ceux qui travaillent le thème depuis longtemps et souvent parmi les premiers. Le chercheur interrogé les identifie par leur origine géographique (pays ou ville) ou par leur spécialité disciplinaire.
Entourage citationnel de l’article de Catherine (2006)

Entourage citationnel de l’article de Catherine (2006)
36En général, les chercheurs connaissent assez systématiquement les auteurs qui sont cités plusieurs fois et qui forment des groupes au niveau des graphes. Mais ce n’est pas toujours le cas, notamment lorsqu’on a affaire à des publications interdisciplinaires. Il peut y avoir alors des zones d’ombre dans le réseau, avec des groupes de références qui sont socialement inconnues du chercheur interrogé.
37Les groupes de références renvoient aux équipes centrales de la thématique. Ce sont en général les spécialistes qui travaillent depuis un certain temps sur la question traitée et qui sont les homologues de l’équipe de signataires, tout en pouvant être en situation de concurrence ou de complémentarité avec eux.
Les liens entre groupes de citations : des références exceptionnelles
38Dans les graphes, les groupes de références peuvent être simplement juxtaposés ou bien connectés. S’ils sont connectés, ils le sont souvent, comme dans le cas de la publication de Catherine (voir figure 3), par un doctorant ou encore un chercheur invité qui a fait un stage ou un séjour dans l’autre équipe et qui a été amené à cosigner une publication avec elle. Dans ces conditions, les deux groupes ne sont associés que par une seule référence. Dans d’autres cas, la collaboration (souvent entre équipes) a été récurrente et il y a eu plusieurs publications cosignées, comme c’est le cas entre les publications des chercheurs de Strasbourg et les italiens dans la figure 3. Dans ces conditions, le graphe général apparaît plus compact et les deux groupes plus entremêlés, presque indiscernables.
39Il n’y a pas toujours des liens formels entre les groupes de citations et une grande partie d’entre eux ne sont que juxtaposés. Pas de lien sur le papier ne signifie pas qu’il n’y a pas de relation directe voire personnelle entre les groupes, mais laisse entendre une non mobilisation de celle-ci dans l’article – et la thématique – en question. Inversement, lorsqu’il y a un lien entre deux ou plusieurs groupes, cela signifie deux choses. Tout d’abord, il s’est produit un événement plus ou moins unique (une thèse en cotutelle, un séjour ou bien une collaboration entre équipes) qui a été formalisé par une ou quelques publications. Ensuite, cette formalisation des liens entre équipes ou chercheurs a du sens par rapport à la publication, à la thématique abordée et à l’histoire de celle-ci.
40La structure des réseaux de références mobilisent différentes formes qui renvoient à plusieurs réalités sociales. La singularité de certaines citations peut avoir plusieurs origines, de la plus technique à la plus relationnelle. Par contre, les groupes de citations renvoient toujours à la spécialisation d’une équipe sur une thématique. Enfin, les connections entre les groupes sont liées à un événement souvent unique. C’est l’articulation de ces différentes formes et des réalités sociales auxquelles elles sont associées du point de vue du chercheur interrogé qui constitue l’entourage citationnel d’une publication et dont l’analyse révèle différentes implications dans la recherche.
Différents entourages citationnels, diverses façons de faire et écrire la science
41Les formes décrites ci-dessus se retrouvent au travers des 32 cas étudiés et permettent de distinguer différentes structures de réseaux. On peut caractériser celles-ci en fonction de deux critères (voir tableaux 2 en annexe). Le premier est la taille de la principale composante, c’est-à-dire du groupe de références le plus important numériquement au sein du graphe. Elle peut être très importante et réunir une grande partie des références (jusqu’à 88 % des références chez Olivier) ou bien être bien plus réduite (autour de 10-15 % pour Roger, Paul, Frédéric ou Philippe). On a alors affaire à des réseaux très connectés ou bien plus segmentés. Le second critère retenu pour construire cette typologie est le nombre de cliques [3] présentes dans les réseaux. Quand elles sont peu nombreuses, on n’a affaire qu’à quelques groupes de références qui peuvent être petits (Frédéric, Gilbert) ou très grands (Cécile ou Yves). Inversement, leur nombre important est lié à la présence de plusieurs groupes de références qui peuvent être connectés ou pas.
42Le schéma suivant (figure 4) présente quatre exemples de réseaux de références (les articles de Frédéric, Philippe, Olivier et Cécile), très distincts selon ces critères [4]. Même si quelques-uns (les articles d’Arnaud et de Catherine) présentent des configurations plus hétérogènes qui ont nécessité un arbitrage particulier, les 32 articles ont pu être répartis au travers de ces différents types.
Quatre formes structurelles de réseaux de références

Quatre formes structurelles de réseaux de références
43Comme toute typologie, celle-ci est avant tout destinée à donner du sens à certaines ressemblances et oppositions entre les entourages citationnels des articles, même partielles.
44Dans un premier temps, on peut se demander si les articles ainsi réunis présentent des caractéristiques communes. Tout d’abord, notons qu’il n’y a pas de lien significatif entre les types d’articles et le nombre de citations qu’ils ont réunies trois ans après leur parution : on trouve des articles très cités dans tous les groupes (bien qu’un peu moins dans le groupe 1) et des articles peu cités également. Au niveau des statuts des chercheurs interrogés, il y a un peu plus de juniors et/ou de femmes dans le type 3 (8 sur 11 articles) et plus de cosignataires centrés sur une seule équipe (5 articles sur les 6) dans le type 4. Néanmoins, n’importe quelle équipe de signataires peut avoir produit tous les types d’articles.
45Même si l’on trouve plus d’articles courts dans le type 1 et d’articles longs dans le type 3, il y a, dans chaque type, des publications qui ressortissent de l’autre format (2 articles longs sur 8 en type 1 et 4 courts sur 11 dans le type 3). Les types 2 et 4 présentent une grande mixité en termes de format d’article.
46Il faut s’intéresser aux contenus des publications pour trouver des caractéristiques plus discriminantes. Tous les articles rattachés au type 3 sont issus d’équipes relevant du domaine des « matériaux » ou de la « santé » et aucun du domaine de la « catalyse ». Inversement, dans le type 1, il y a essentiellement des articles émanant d’équipes « catalyse » et un seul article « matériaux ».
Un petit monde vs. une mosaïque de mondes sociaux
47Les articles du type 3 sont ceux dans lesquels on trouve le plus de références autres qu’en chimie. Les réseaux de références de Sandrine, Nadège, Alexandre ou Thierry sont tout à fait révélateurs de ces configurations : des cliques de chimistes expérimentalistes chevauchent des cliques de photo-physiciens ou de biochimistes du fait de la régularité des collaborations. Cette configuration entraîne une sorte de petit monde où toutes les équipes tendent à se connaître. Olivier (voir figure 4) décrit bien ce petit monde lorsqu’il évoque les relations multiplexes entretenues avec une équipe parisienne : « on dépose souvent les projets ensemble. Les réseaux auxquels on participe, ils participent. Pour les thèses, il y a des collaborations », puis avec une équipe espagnole : « on a un projet PAI bilatéral. C’est un Picasso avec l’Espagne. On a un brevet ensemble. Dans tous les réseaux, on est ensemble, on a des dizaines d’articles ensemble. Il est venu [ici], pour une soutenance ; on y va cette année pour une soutenance. ». Pour certains articles, toujours du type 3, on observe des configurations particulières où, structuralement loin de l’équipe de signataires, une équipe peut lui être, géographiquement et/ou thématiquement parlant, très proche. Ainsi, dans le réseau de références de Nadège, sont présentes des références à un autre chimiste, qui a fait, il y a très longtemps, sa thèse avec le chef de groupe de Nadège et qui est (au moment de la publication) sur la même thématique. C’est également une configuration que l’on trouve dans le réseau de références de Catherine (voir figure 3). Les publications d’un chercheur avec lequel elle aurait aimé collaborer sur cet article se trouvent structurellement assez éloignées des siennes parce que la collaboration n’a jamais eu lieu, faute d’un engagement suffisant de la part de l’autre chercheur.
48Avec la présence de références interdisciplinaires dans les articles de type 3, on trouve une nouvelle illustration de la fameuse théorie de la force des liens faibles (Granovetter, 1973 ; 1983) et celle de la faiblesse des liens forts qui lui est associée : « Je n’ai pas travaillé avec lui, non. C’est un synthétiste donc c’est à peu près le même domaine que moi. En général, on collabore avec des gens qui sont complémentaires », précise Sandrine. La particularité est ici qu’une série (chaîne) de liens plus faibles peut amener à un lien plus fort parce qu’on peut très bien connaitre (et citer) une équipe avec laquelle on ne collabore pas au niveau des publications. Ces cas d’éloignement (structurel) entre proches (relationnels) illustrent bien l’effet petit monde que représente l’entourage citationnel d’un article de type 3.
49À l’opposé, dans les articles de type 1, l’éloignement sur le graphe équivaut bien plus systématiquement à un éloignement relationnel. Pour Frédéric et Eric, l’éloignement tient au fait qu’ils n’en connaissent pas (encore ?) les auteurs cités, mais qu’ils sont en situation de surveillance les concernant : ils ont repéré et lu leurs travaux sans avoir (encore) échangé avec eux. Ainsi, Frédéric (voir figure 4), pour sa publication destinée à fonder sa nouvelle thématique, cite une équipe brésilienne dont il a découvert les travaux et la proximité avec les siens lors de la rédaction de sa publication : « T., c’est une personne que je ne connais pas, mais que j’aimerais bien connaître. Ce sont des brésiliens […]. C’est évidemment les bases de données qui nous permettent l’accès parce que sinon, je serais passé à côté ». Les articles du type 1 citent également beaucoup de références anciennes, particulièrement célèbres et fondatrices, dont ils ne connaissent les auteurs prestigieux que de nom.
50Le rapport aux techniques au sein de l’entourage citationnel illustre bien les différences entre les articles du type 1 et du type 3. Les premiers comportent un nombre particulièrement important de références techniques dont les auteurs sont inconnus des chercheurs rencontrés : ce sont en général des références techniques classiques de la chimie (cristallographie, spectroscopie…) qui renvoient à des collectifs autonomes auxquels les chercheurs interrogés n’appartiennent pas. À l’inverse, l’exemple de Stéphane illustre bien le phénomène auquel on a affaire dans les articles de type 3 : « souvent ce qui fait qu’il y a mélange, c’est qu’on travaille avec plusieurs techniques, on n’a pas forcément toutes les techniques et encore moins toutes les compétences donc on ne peut pas faire autrement qu’interagir ». Les techniques mobilisées sont totalement intégrées et, parfois même, la présence des équipes sur une thématique tient uniquement aux techniques qu’elles maîtrisent (et aux équipements qu’elles possèdent). On retrouve ici la configuration de la « recherche technico-instrumentale » telle que l’a décrite Shinn (Shinn, 2000).
51La spécificité des types d’entourages citationnels, notamment entre les articles de type 1 et de type 3, correspond donc à une particularité relationnelle dont on peut vérifier l’étendue au niveau des 32 articles étudiés. Chaque auteur mentionné en référence dans les 32 articles (soit 5503 auteurs pour 1410 références au total) a fait l’objet d’un codage de la relation telle qu’exprimée par le chercheur interrogé. Il s’agit soit d’une autocitation (le chercheur interrogé lui-même ou un des cosignataires de la publication), soit d’un auteur bien connu, appartenant au même laboratoire ou plus éloigné, soit d’un auteur avec lequel il n’a fait que discuter, directement ou par courrier électronique, soit d’un auteur connu simplement de nom ou, enfin, d’un auteur inconnu du chercheur.
52Comme on l’a vu, les citations dans les articles du type 1 sont plus souvent éloignées (des inconnus) que les citations des articles du type 3 qui sont plus fréquemment connues. Le tableau montre également les situations relationnelles qui prévalent au sein des articles de type 2 et de type 4.
Relations entre auteurs citants et auteurs cités selon les types d’articles

Relations entre auteurs citants et auteurs cités selon les types d’articles
Des relations électives vs. des relations instituées
53Le type 2 comporte plus de relations de type « a discuté avec » ou « connait de nom » qui laissent entendre une interconnaissance avec éventuellement une rencontre. L’entourage citationnel de l’article de Philippe (voir figure 4) est typique de ce cas. Il s’agit d’un article en collaboration avec une chimiste théoricienne française qui est paru dans une revue américaine de prestige (JACS) et destiné à convaincre que, grâce à la collaboration avec la chimiste théoricienne, l’équipe de Philippe a observé un phénomène sur lequel des équipes américaines achoppent depuis longtemps (d’où de nombreuses références américaines anciennes). Philippe connaît à peu près tous les auteurs des références de chimie expérimentale cités, essentiellement états-uniens ; que ce soit les pionniers chez lesquels il a fait son postdoctorat dans les années 90 ou les équipes plus contemporaines qu’il croise depuis, en se rendant régulièrement aux congrès et colloques : « je l’ai rencontré 2 ou 3 fois. J’ai discuté dans les congrès à propos de cet article d’ailleurs […] c’est des gens très intéressants qui sont là, ils ont un sens critique au bon sens du terme ». Henri connait bien également les auteurs cités dans son article paru dans Science en 2004. Il évoque l’un des auteurs d’un groupe comme un « chimiste organicien comme moi, on s’est croisé, ce n’est pas un copain, ce n’est pas un ennemi non plus… ». La description est parfois plus critique. Ainsi, à propos du « pape » du domaine, Henri raille : « il a publié un premier article dans Science en 2001 et un autre en 2002 au JACS pour dire que ce qu’il a publié dans Science était faux ! ». Le ton caustique d’Henri est sans doute lié au fait qu’il a abordé la thématique il y a quinze ans, mais déplore de n’être visible aux USA que depuis cinq ans.
54Etre proche des autres tout en étant différent sur tel ou tel aspect semble être le fait de toutes les relations entre les groupes de l’entourage citationnel. Cependant, à la différence du type 2 où il n’y a pas de collaboration, dans le type 3, cette proximité peut conduire à la collaboration : « Je suis très proche, mais, comment dire… sans rivalité. Certes, on travaille sur des choses voisines, mais… Je pense que si, à un moment donné, on se rendait compte qu’on marchait sur les plates-bandes l’un de l’autre, on collaborerait », raconte Thierry à propos d’un auteur espagnol. C’est d’ailleurs ce qu’a fait l’équipe d’Hervé avec une équipe japonaise dans les années 90 : « C’était en fait nos concurrents directs jusqu’au jour où on s’est dit « il vaut peut-être mieux collaborer plutôt que se tirer dans les pattes » » et ça a bien marché ».
55Comment comprendre cette relation de « collaboration / concurrence » (voir Lazega, 1995) qui parfois reste au stade de la discussion et parfois se prolonge dans la collaboration ? L’origine géographique des références permet certaines hypothèses. Les articles du type 3 sont plus souvent parus dans des revues européennes et les auteurs cités sont plutôt, si ce n’est exclusivement européens, tout au moins non états-uniens. Ce n’est pas le cas des articles du type 2 dans lesquels on trouve plus de références à des chercheurs des USA. On aurait donc, avec le type 3, une illustration du type de recherches telles que les financements incitatifs de la Communauté Européenne les a favorisés depuis une vingtaine d’année et, avec les articles du type 2, une illustration de la recherche française telle qu’elle se confronte avec la recherche menée aux USA.
56L’implication de la recherche états-unienne est également visible dans les articles du type 4, mais de manière différente. Le cas de l’article de Cécile illustre bien le type 4 (voir figure 4) : un contexte de forte concurrence où il s’agit de montrer ses forces. Le caractère polarisé du réseau est dû aux citations à sa propre équipe qui renvoient à un ensemble de collaborations (certaines plus techniques pour produire les mesures et d’autres plus industrielles). L’essentiel des références sont donc des références maison et elles sont mobilisées face à quelques références aux principaux concurrents issus des USA. L’équipe ainsi que ses collaborateurs, très citée dans la publication, fait front contre les poids lourds états-uniens, qui y sont peu cités. Dans les articles du type 4, on se positionne souvent vis-à-vis d’autres équipes avec lesquelles on n’est pas d’accord : « ils ont des modèles très complexes et ils ont suggéré que la distance pourrait être un facteur et nous on n’était pas d’accord » précise Claude par rapport à une équipe italienne. L’article de Gérard est le fruit de 7 ans de travaux de son équipe, associant chimie expérimentale et chimie théorique, qui leur ont occasionné des conflits et des défis de toutes sortes pour faire admettre cette mixité. On trouve ce même contexte de concurrence avec l’article de Yves qui est extrêmement représentatif de ce type : le nombre d’autoréférences (à lui, son équipe, voire des chercheurs du laboratoire) est très important. Yves présente son équipe comme étant au 3ème rang mondial sur ce thème derrière deux groupes issus des USA et devant son « grand concurrent français, 2ème national après nous, très bonne stature internationale aussi », assez peu cités. Ici les groupes sont clairement identifiés, mesurés et impliqués dans des classements mondiaux.
Quatre types d’échanges : quatre formes d’implications dans la recherche
57Les quatre types d’articles dont les réseaux de références se distinguent du point de vue structurel se caractérisent aussi par des entourages citationnels spécifiques. Le schéma suivant synthétise les spécificités des types d’articles et d’entourages citationnels qui leur sont associés.
Typologie relationnelle des entourages citationnels des articles

Typologie relationnelle des entourages citationnels des articles
58L’entourage citationnel de type 1 est marqué par une faible interconnaissance entre le chercheur et ceux qu’il cite. Les auteurs des références peuvent provenir de toutes origines géographiques et concernent plus souvent des recherches de type expérimental classique. Les relations peuvent être qualifiées de cognitives parce qu’elles ne dépassent bien souvent pas le stade de la reconnaissance du nom de l’auteur cité. On serait là dans un mode de recherche qui privilégie les activités de lecture et un rapport général de surveillance vis-à-vis des autres chercheurs ou équipes.
59L’entourage citationnel de type 2 se singularise par des citations privilégiées de personnes connues de noms ou avec lesquelles les chercheurs ont déjà discuté. Les auteurs cités sont plus particulièrement issus du monde anglo-saxon et notamment des USA. Les relations sont souvent de type interpersonnel (rencontres dans des congrès internationaux, échanges de courriers électroniques, évaluation des publications) et les auteurs se trouvent en situation de discussion avec les autres chercheurs ou équipes, dans un rapport général de confrontation entre eux.
60L’entourage citationnel de type 3 réunit des articles dont les auteurs des références sont bien connus des chercheurs, que ce soit par de simples discussions ou par une connaissance plus approfondie. Les auteurs des références sont plus souvent issus de l’espace européen, mais aussi national. Les relations sont typiquement en réseaux, c’est-à-dire marquées par la collaboration, mais aussi, de l’effet même de ces collaborations, dans une situation générale de faire valoir où il s’agit de trouver sa place.
61L’entourage citationnel de type 4 rassemble des articles dont les auteurs cités en référence sont des autocitations ou des auteurs particulièrement bien connus des chercheurs interrogés parce que cosignataires ou proches (l’équipe ou le laboratoire). Les références sont donc plus locales, mais aussi le signe d’une forte expérience de l’équipe dans la thématique. Elles se positionnent par rapport à des références à d’autres équipes influentes et sont marquées par une attitude de rivalité dans un contexte général de forte compétition internationale entre équipes.
62S’ils semblent bien correspondre à des manières de faire de la recherche, ces quatre types d’entourages citationnels posent autant de questions qu’ils n’en résolvent : est-on face à plusieurs cultures scientifiques qui coexistent ou bien cette coïncidence des types est le fruit d’une lente transformation historique d’un type en un autre au sein d’un espace disciplinaire ? On pourrait défendre ces deux hypothèses dans la mesure où le laboratoire renforce ses thématiques en chimie des matériaux et biochimie tout en maintenant une recherche sur la catalyse, chimie plus classique.
63Concernant les chercheurs eux-mêmes la dynamique pourrait être un peu différente. Le fait que l’on trouve beaucoup de jeunes chercheurs dans le type 3 pourrait laisser entendre qu’ils commencent leur carrière par des publications présentant ce type de configuration et qu’ils sont ensuite amenés à s’extraire du réseau voire du groupe dès lors qu’ils constitueront une équipe et la conforteront. Il faudrait évidemment se donner les moyens d’approfondir cette interprétation pour la consolider [5].
64Une interprétation à une échelle plus réduite consisterait à dire que la diversité observée est associée au niveau de développement des thématiques abordées par les chercheurs. On aurait affaire alors à une dynamique au cours de laquelle une équipe débute une thématique sous la forme du type 1 par des lectures et une forme de surveillance généralisée, puis sous celle du type 3 quand elle trouve ensuite à se poursuivre par des activités de collaboration (grâce à des financements européens). Elle trouverait ensuite un prolongement aux USA via des relations ou des prises de contacts interpersonnelles (type 2). Et ce n’est qu’après une certaine expérience dans la thématique que l’équipe se positionnerait en compétitrice par rapport aux autres groupes mondiaux (type 4). Le fait que l’on trouve des chercheurs d’une même équipe dans des types différents à des moments différents pourrait conforter cette dernière interprétation.
Conclusion
65Dès lors qu’ils se sont intéressés aux références bibliographiques, les sociologues des sciences ont présenté les citations comme des alliés à mobiliser pour établir un énoncé et faire paraître un article. L’apport de l’analyse des réseaux sociaux est de montrer que, au-delà de ces actants destinés à assurer la crédibilité du texte, on trouve des acteurs – avec lesquels les auteurs interrogés ont, plus ou moins, des relations – et des collectifs auxquels ils appartiennent ou ils se confrontent. La rédaction d’une publication et la mise en scène des références bibliographiques est donc bien une épreuve littéraire et rhétorique pour l’auteur et son équipe. Mais c’est une épreuve qui, via les références, intègre une temporalité plus vaste que l’expérience présente. Les références bibliographiques sont aussi la trace d’une activité professionnelle durant laquelle sont exprimées et archivées certaines proximités relationnelles.
66Les publications scientifiques sont autant d’occasions de mise en ordre des relations entre les chercheurs, leurs collectifs et leurs domaines thématiques. Elles renvoient à ce que White (2011) nomme, dans sa théorie générale des formations sociales, des récits. Ces derniers sont des moments discursifs où les liens entre les identités (c’est-à-dire les acteurs mobilisés dans l’action) se trouvent encastrés, c’est-à-dire particulièrement engagés sur le plan relationnel. Selon White, les récits sont très importants dans la vie sociale parce qu’ils apaisent les réseaux en se présentant comme des prismes pour les significations ainsi que des tuyaux pour la connectivité. Les récits sont également vitaux pour « maintenir aussi bien que pour générer des réseaux sociaux entre les actions continuelles à tous les niveaux » (p. 242). Cependant, White se garde de les présenter comme une fin en soi, l’ultime ancrage des activités sociales : « les récits ne déterminent pas l’action sociale, pas plus qu’ils n’ont besoin de la guider. Plutôt, ils en rendent compte largement […] » (p. 245). Ne pas dé-complexifier ou dégénéraliser a priori le monde social est probablement ce qui fait une des richesses de l’analyse des réseaux sociaux.
67L’analyse de la structure relationnelle des références bibliographique sous l’angle des entourages citationnels et de la réalité sociale à laquelle ils correspondent révèle différentes formes d’implication des réseaux sociaux dans les publications. Ces différentes formes ne sont pas liées au caractère plus ou moins concurrentiel des publications qui le sont toutes assez fortement aux yeux des chercheurs. Cette pluralité révèle par contre qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’être impliqué dans la recherche, notamment internationale. Si l’on admet que ces différents types d’implications présentent une certaine complémentarité (dont il reste à mieux comprendre la nature), il semble alors souhaitable que toutes les formes de recherche aux-quelles ils renvoient puissent être prises en compte et soutenues, y compris quand elles semblent peu dynamisantes, car elles peuvent l’avoir été ou le devenir.
Détermination de l’affectation des types d’entourage citationnel des publications selon les caractéristiques structurelles des réseaux de références


Détermination de l’affectation des types d’entourage citationnel des publications selon les caractéristiques structurelles des réseaux de références
Notes
-
[1]
Les prénoms des chercheurs ont été changés.
-
[2]
Pour une analyse de la dynamique des autocitations dans des publications de sciences humaines et sociales, voir Milard (2012)
-
[3]
Une clique est un ensemble de points d’un graphe qui sont connectés entre eux. Certains critères amènent à la détermination de cliques plus ou moins strictes ou parfaites. Le principe retenu ici est que le groupe comporte au moins 3 références, distantes à un chemin maximum de 2.
-
[4]
La taille de la principale composante et le nombre de cliques ont été pondérés par le nombre de références et le poids des cliques présentes dans l’article (cf. tableaux 2 en annexe).
-
[5]
voir Milard (2011) pour une première analyse de la carrière bibliographique complète d’un chercheur.