1 À l’occasion d’une conférence tenue en mai 1998 à Baveno (Italie), l’Union Européenne (UE), l’Agence Spatiale Européenne (ESA), l’European Organisation for the Exploitation of Meteorological Satellites (EUMETSAT) et des représentants des agences spatiales européennes (France, Grande-Bretagne, Allemagne et Italie) s’engagent dans l’élaboration d’un système unifié d’observation de la Terre, le « Global Monitoring for Environment and Security » (GMES) [1]. L’objectif initial est d’équiper l’Europe d’une capacité globale de surveillance (monitoring) de l’« environnement » et de la « sécurité » [2], au moyen de « services opérationnels fiables », satellitaires et in situ (mesures par l’observation aérienne et un réseau de capteurs terrestres et marins), et d’infrastructures chargées d’exploiter au sol les masses de données acquises et collectées. La composante spatiale est placée sous la responsabilité de l’ESA, tandis que l’Agence Européenne pour l’Environnement (AEE) administre les systèmes d’observation in situ.
2 La mise au point du programme GMES – rebaptisé « Copernicus » en décembre 2012 – révèle l’esquisse d’une stratégie de « sécuritisation » (securitization) (Peoples, 2010) : l’espace circumterrestre est en passe de devenir un domaine d’action prioritaire et stratégique pour l’UE. GMES est promu au départ comme un « outil » d’aide à l’« implémentation » du protocole de Kyoto ratifié en 1997, et plus globalement à la « gouvernance » du système-Terre (Bonnet, Woltjer, 2008). Le concept de « sécurité européenne » inscrit dans GMES revêt ici plusieurs aspects : management des crises et des désastres « naturels » et « humains » (incendies, inondations, séismes, déversement d’hydrocarbures, etc.) (Li et al., 2007), observation et « protection » des écosystèmes (« gestion » des forêts, des terres cultivées, etc.), surveillance des frontières et des flux migratoires, « défense » contre différents types de « menaces », comme le terrorisme (problème aigu dans l’après-11 septembre 2001) (cf. Al-Khudhairy et al., 2009). Ainsi l’environnement et la sécurité coïncideraient-ils par le biais d’un système technique complexe et intégré, ce qu’entérine le sommet européen de Gothenburg en 2001.
3 Le programme est conçu en même temps que le système de positionnement par satellite « Galileo » (Gleason, 2009), autre « programme phare » de l’Europe spatiale. Comme nous entreprendrons de le montrer, GMES et Galileo entraînent une reconfiguration des frontières entre les mondes du spatial (agences, industrie, organisations représentatives, etc.), le civil et le militaire (GMES est un programme « dual »), la recherche fondamentale et l’application spatiale. En 2001, une « feuille de route » prévoit que GMES soit opérationnel et autonome en 2008, après une phase initiale de démarrage, incluant une séquence « exploratoire » de 2001 à 2003. En 2006, la CE établit le Bureau du GMES sous la tutelle de la Direction Générale « Entreprise et Industrie ». L’objectif assigné est de développer pour 2008 des services jugés « prioritaires », comme la surveillance des océans, des terres, de l’atmosphère ou encore le management des crises et catastrophes. À peine les projets sont-ils nommés, désignés ou initiés que d’autres voient le jour. On en compte 259 testés sur la période 1999 à aujourd’hui, qui vont du monitoring de la végétation à celui de l’atmosphère, jusqu’au développement des systèmes d’information géographique [3]. Avec Galileo, GMES soutient l’« européanisation » de la politique spatiale telle que prévue dans le Traité de Lisbonne (2007) et, ce faisant, a vocation à consolider l’ambition de l’Union européenne de devenir une puissance spatiale en mesure de concurrencer les États-Unis, la Russie ou la Chine (Peter, 2007) [4]. De 2009 à 2011, le programme entre dans sa phase pré-opérationnelle, puis d’opération « initiale » jusqu’en 2013, après quoi, dans le cadre de l’exercice budgétaire 2014-2020 de l’UE, la mise en œuvre opérationnelle du programme est envisagée [5].
4 GMES disposera d’une constellation de satellites dédiés (radar et optique), baptisée Sentinelles, garantissant l’observation de l’ensemble du globe. Cinq modèles seront réalisés en double, si les financements suivent. Le premier lancement est prévu pour la fin de l’année 2013, le dernier au cours de la décennie 2020. Les spécifications techniques de chaque satellite sont définies en amont sous la tutelle de l’ESA, maître d’ouvrage du projet, en lien avec les industriels européens. Chacun embarque une « charge utile » d’instruments de mesure adaptés aux « services thématiques » à délivrer (observation des océans, de la qualité de l’air, etc.). La maîtrise d’œuvre (co-conception, développement et intégration du système) est confiée à des grands industriels européens : Thales Alenia Space développe et fabrique Sentinelles 1 et 3, EADS Astrium Sentinelle 2. Cette future famille de satellites GMES est d’emblée complétée par d’autres systèmes déjà en orbite ou en passe de l’être, comme les satellites SPOT 5 et Pléiades (CNES), les futures générations du système SPOT 6 et 7 (privé, Astrium), RapidEye AG (privé, Allemagne) ou encore COSMO-SkyMed (Agence Spatiale Italienne). Les usages enchevêtrés de ces systèmes subsidiaires soulignent la complexité des modes de coopération et l’hétérogénéité des statuts des acteurs institutionnels. GMES est un système intégré (un système de systèmes) se déployant dans un milieu technique déjà fort rempli [6].
5 Prenant appui sur des programmes du type GMES, les promoteurs des technologies de surveillance satellitaire insistent à la fois sur ses bienfaits et le caractère inéluctable de leur accommodation (qui ne va pas de soi) à la « gestion » des ressources et des ordres sociaux (cf. Graßl, 2005 ; Norris, 2010). Par exemple, les données d’observations satellitaires font partie des ressources de base de la recherche en climatologie, contribuent ainsi à la connaissance du changement climatique, et au-delà entrent dans la composition des « indicateurs » des stratégies d’adaptation. Il est difficile de faire la part entre l’exercice de futurologie appliquée et du travail de communication auprès des soutiens gouvernementaux et des clientèles du spatial, mais toujours est-il que ces discours prophétiques participent de l’élaboration des politiques spatiales et plus généralement à la « définition de la situation ».
6 L’objectif premier de cet article est de rendre compte de l’élaboration d’un système d’observation de la Terre. Plus précisément, nous examinerons le processus par lequel ce que nous appellerons l’écologie du spatial européen se lie à celle des institutions poli- tiques européennes, et plus particulièrement de la Commission européenne. Nous nous appuierons sur la théorie des « écologies liées » d’Andrew Abbott (2005) afin d’analyser les dynamiques de conception du GMES. Notre corpus documentaire est constitué à partir de la littérature concernant ce système (ingénierie, conception des applications aval, politique spatiale européenne, socio-économie des « services », etc.), de rapports d’experts, de la documentation politico-administrative (livres blancs, communications de la Commission européenne…) et d’un ensemble d’articles de la presse spécialisée dans les affaires européennes. Nous avons réalisé en complément une série d’entretiens (Direction Générale « Entreprise et Industrie » de la CE, Parlement européen, Bureau GMES, agences spatiales) et assisté à la cinquième conférence sur la politique spatiale européenne organisée sous l’égide de l’Union Européenne, qui s’est tenue les 29 et 30 janvier 2013 à Bruxelles, ainsi qu’à d’autres événements bruxellois autour du GMES. Enfin, nous nous appuyons sur nos recherches antérieures et/ou en cours de sociologie historique du management des missions spatiales (Lamy, 2011b) et de l’implantation du spatial (sur l’exemple toulousain, cf. Lamy, 2011a), et de sociologie des usages des services satellitaires (Saint-Martin, Chateauraynaud, Debaz, 2011). À travers la formulation d’une approche écologique des activités spatiales, il s’agit également – second objectif – de contribuer à la sociologie politique de la science (cf. Frickel, Moore, 2006). La trame des « écologies liées » permet d’objectiver les rapports sciences/politique et de nous démarquer des modèles conceptuels des « Science and Technology Studies » (STS) (« co-production », « acteur-réseau », « triple hélice », « nouvelle production du savoir », etc.). Nous montrerons comment l’écologie politique européenne se saisit du spatial, et comment celui-ci répond à cette prise. Il s’agira d’examiner les conséquences de la configuration des systèmes satellitaires comme « instruments de gouvernement » (Lascoumes, Le Gallès, 2004), dans le contexte d’affirmation de l’UE comme puissance spatiale émergente (Venet, Schrogl, 2013) et acteur public ayant prétention à une « gouvernance globale » de l’environnement (Berny, 2011).
7 Le plan de l’article résume la stratégie qui est la nôtre. Nous commençons d’abord par définir le cadre théorique et empirique de l’approche écologique du spatial (1/ ). Cette trame précisée, nous examinerons ensuite comment s’est effectuée la répartition des pouvoirs entre la Commission européenne et l’ESA (2/ ). Enfin, nous mettrons en évidence le travail de définition politique du « marché des services » GMES (3/ ).
1. L’écologie du spatial comme structure différenciée
Territoires et acteurs de l’écologie du spatial
8 Dans l’approche d’Andrew Abbott (2005, p. 246), l’espace social s’organise sur la base d’écologies discrètes, définies comme « structures interactionnelles complexes », différenciées les unes des autres. Ces écologies sont relativement autonomes, « liées » ou « alliées » selon certaines modalités ; chacune est un fragment d’environnement des autres, à la manière d’un kaléidoscope. Analysée isolément, une écologie est en elle-même hétérogène, en ce sens qu’elle est composée d’un ensemble d’acteurs (individuels ou collectifs) qui luttent pour s’assurer le contrôle d’un ensemble de « territoires » (locations), c’est-à-dire, dans le cas des professions (Abbott, 1988), des aires d’activité requérant une expertise (jurisdictions).
9 Ce schème analytique est aisément transposable dans notre enquête. En première lecture, la structure que nous nommerons l’écologie du spatial s’est historiquement différenciée à l’échelle du globe, émergeant dans le contexte bipolarisé de la Guerre froide, mobilisant à l’origine en URSS, aux États-Unis, puis en Europe (la France, singulièrement), selon une logique de confrontation technologique et géopolitique. C’est, en un sens, une écologie-monde, qui a peu à peu interconnecté des divisions nationales. Nous laissons en suspens la question de l’émergence historique de cette écologie. Cela demanderait, notamment, une étude serrée de l’autonomisation de la recherche sur les lanceurs à partir des années 1940, de la « course à l’espace » puis vers la Lune les décennies suivantes. L’écologie du spatial est aujourd’hui composée d’un ensemble d’entités collectives tels que (1) les agences spatiales, (2) les sciences spatiales, (3) les industriels et les petites et moyennes entreprises de la filière, (4) les opérateurs de satellites de télécommunications, (5) les collectifs d’intérêt pro-spatial, (6) les institutions éducationnelles. Ces acteurs sont pour certains en concurrence pour la « maîtrise » de l’espace, des activités qu’il condense (le topos de la « lutte pour l’espace » est un allant de soi de l’écologie, que contrebalance à peine l’impératif de coopération [Zabusky, 1995]). Les frontières du « territoire » technologique du spatial, autrement dit la fondation objective de l’écologie (Abbott, 1988, p. 39), sont assez stables dans le temps. Parmi les aires d’activité de l’astronautique et des sciences spatiales nécessitant des compétences et savoir-faire spécifiques, mentionnons le design des fusées, des stations orbitales, des satellites artificiels, des sondes, la Recherche et Développement dans les domaines de la propulsion, de la « charge utile » des instruments (capteurs optiques, radar…) embarqués sur les plateformes satellite, des « segments sol » (infrastructures, stations d’émission et de réception des données), la fabrication des artefacts adaptés à la physique du milieu spatial (des composants « space qualified »), ou encore le contrôle opérationnel des systèmes orbitaux.
10 Ce que les insiders appellent la « communauté spatiale » (que nous respécifions par le schème écologique) est déjà délimité. Par exemple, le management du spatial distingue en général les vols habités, l’espace- pour-la-science (astrophysique, physique fondamentale…) et les applications spatiales (télécommunications, système de navigation, télédétection pour l’observation de la Terre…). Des aires d’activités tendent à concentrer les ressources (matérielles, budgétaires), cette centralité variant selon les conjonctures, et surtout s’accompagnant, dans les limites de l’écologie du spatial, de luttes de définition des priorités [7]. Ces catégories de classement internes recoupent un partage structurant par « secteurs » : le territoire du spatial recouvre d’une part, des activités civiles, qui vont de la recherche scientifique au marché de la télécommunication par satellite ; et, d’autre part, des activités militaires qui, depuis les premiers lancements dans les années 1950, signalant l’intérêt stratégique de l’espace [8]. Dans cet article, nous nous concentrerons sur le volet civil de l’écologie du spatial, sans négliger toutefois la part fondamentale des investissements militaires [9].
11 Passons en revue à présent les entités constitutives de l’écologie du spatial européen. La topologie sociale que nous esquissons ici ne prétend pas reconstituer à l’échelle « 1/1 » les ensembles institutionnels ; elle vise davantage à repérer les grandes lignes de démarcation entre ce qui relève d’une pratique spatiale entendue lato sensu (le territoire est, encore une fois, potentiellement extensible) et des activités politiques à l’échelle européenne.
12 Premier élément, les agences constituent une configuration organisationnelle relativement plastique, entre les super-organisations (NASA, Roskosmos, agence spatiale indienne) et les organisations de taille plus modeste fondées dans des pays où l’espace n’est pas (encore) une priorité. En Europe, une hiérarchie s’est peu à peu consolidée, plaçant la France (via le CNES) au premier rang, suivie de l’Allemagne (DLR), de l’Italie (ASI) et du Royaume-Uni (cf. Petroni et al. 2009 ; Verger et al., 2003, pp. 87-95). Structures fortement bureaucratisées, les agences sont organisées en divisions partiellement autonomes, chacune contrôlant une partie du territoire du spatial (management, lanceurs, R&T, maintenance des systèmes, observation de la Terre, etc.) [10]. Elles sont implantées sur des sites d’accès restreint (a fortiori lorsque les questions de défense sont en jeu), où les ressources utiles à l’activité sont concentrées et protégées (infrastructures, laboratoires, proximité de l’industrie, écoles d’ingénieur, etc.). Elles forment des niches organisationnelles et survivent dans l’écologie, en présence d’autres entités partenaires et/ou concurrentes (industriels, spécialement), mais aussi en lien avec d’autres entités extérieures (des clientèles, des audiences, d’autres écologies, tel l’État par l’entremise des ministères et des services en charge des « affaires spatiales ») composant son environnement (Hannan, Freeman, 1993). Les grandes agences spatiales s’emploient de la sorte à maîtriser une fraction du territoire du spatial et à rendre leur expertise inévitable au sein de l’écologie, selon une stratégie cognitive et institutionnelle de « nichage opportuniste » (Shinn, 1999). Enfin, l’histoire de ces organisations les précède. Les accomplissements passés, les succès grandioses comme les échecs les plus cuisants, sont autant de marqueurs identitaires et de mythologies publiques tenaces.
13 Les industriels sont une autre composante de l’écologie. Les secteurs d’activité sont nombreux : systèmes de navigation, télédétection et imagerie satellite, lanceurs (conception, sites de lancement, développement des véhicules), télécommunications (segments commercial, civil, militaire), conception des systèmes satellitaires, intégration des systèmes, conception des segments sol. Le business du spatial compte des activités plus ou moins profitables, se partageant entre les commandes militaires, « institutionnelles » (gouvernementales/civiles) et privées. Tandis que l’économie des systèmes dédiés aux télécommunications par satellite engendre des recettes considérables (95 % des revenus commerciaux dans le secteur des communications spatiales), les applications liées à l’observation de la Terre, malgré un essor des marchés afférents, demeurent peu rentables et vivent en grande partie de la commande publique (Pasco, 2003). En 2008, les budgets mondiaux consacrés aux programmes spatiaux atteignent 62 milliards de dollars (Badurska, 2010). Le secteur de l’industrie spatiale européenne se consolide depuis la fin des années 1990, à la faveur notamment de « restructurations » de grandes entreprises comme Astrium, filiale EADS, ou de Thales Alenia Space. Des groupements d’intérêt nationaux se consolident : citons, pour ce qui concerne le cas français, le Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales (GIFAS), qui s’est constitué, depuis 1975, en réseau professionnel et économique très influent.
14 À nouveau, ces grandes structures sont largement dépendantes de la dépense gouvernementale nationale [11] (civile et militaire). Dans le cadre européen, la dépense est canalisée par deux entités : d’une part, de façon substantielle par les contrats industriels de l’ESA et, d’autre part, via des fonds de recherche et d’appels d’offre conjoncturels de l’UE (type PCRD 6, 7, bientôt « Horizon 2020 »), qui ne constituent pas des gros contrats pérennes, comme c’est le cas aux États-Unis (Badurska, 2010). On le verra, un des enjeux du GMES est de stabiliser une dépense de l’Union européenne – et non plus seulement d’origine intergouvernementale comme auparavant avec l’ESA –, ce qui aurait pour effet de consolider les structures communautarisées de l’écologie du spatial européen.
15 Il faut signaler encore, dans la partie commerciale du spatial, l’importance croissante des opérateurs privés de télécommunication (télévision, internet, téléphonie, radio) par satellite. Ils forment un ensemble d’activité prospère, après avoir longtemps dépendu de l’investissement public (lors de la phase d’émergence technologique, vers le milieu des années 1960). Le marché est aujourd’hui dominé par des grands groupes tels qu’Intelsat, Inmarsat, SES S.A., Eutelsat (européen), Arabsat, Globalstar ou Iridium. Ces opérateurs exploitent des constellations de dizaines de satellites, qui assurent des commandes substantielles et régulières à l’industrie spatiale (production des satellites, lancements, …). Avec l’imagerie satellite et les systèmes de navigation, ces technologies satellisées de l’information et de la communication représentent sans doute la contribution la plus tangible du spatial à la vie sociale (Dickens, Ormrod, 2009 ; Parks, 2005).
16 En plus des agences gouvernementales et des firmes privées plus ou moins concentrées, l’écologie compte des organisations pro-spatial, des instituts de politique spatiale (l’European Space Policy Institute, à Vienne), des lobbies (comme le GIFAS) et des think tanks à proximité des espaces de décision (à Paris et à Toulouse, en France ; Bruxelles pour ce qui concerne l’Europe). Ces structures veulent influer sur la base d’expertises spécialisées (juridique, managériale, économique, technique, politique…) et thématiques (innovation, R&D, marchés, stratégie, budget, conduite du changement organisationnel, etc.). Les experts-consultants disposent de tribunes, de conférences, de salons, etc. pour deviser sur les futurs du spatial, à l’image de la conférence sur la politique spatiale de l’Union européenne, organisée à Bruxelles depuis 2009. Ils diffusent leurs diagnostics et pronostics dans des revues dédiées, comme Space Policy [12], ou plus classiquement par des rapports. Ils parlent depuis l’organisation qui les emploie, expriment des vues généralement conjecturelles et prospectives (« Le spatial dans 25 ans », « L’avenir de l’imagerie satellite »…), en phase avec les contraintes de l’écologie (échéances contractuelles, temporalité des missions et des programmes, etc.). Citons, parmi les membres du réseau « Spheris » organisé par le CNES, les groupes Anewworld Consulting, Capgemini, Eurisy, Euroconsult, Eurospace, GecoSat, Géo212, Idate, Jitex, LGM, Satel conseil int. Ces structures se partagent le territoire de la consultance en matière spatiale et s’efforcent de proposer une expertise qui puisse les différencier.
17 Complétant cette cartographie des acteurs de l’écologie du spatial, des établissements de formation pourvoient les organisations publiques et privées en personnels. Il s’agit en général d’écoles d’ingénieur et de formations techniques, qui préparent aux différents métiers de la filière spatiale. Citons, en France parmi les institutions prestigieuses formatrices des cadres du spatial, l’Institut Supérieur de l’Aéronautique et de l’Espace (ISAE) à Toulouse, placé sous la tutelle du ministère de la Défense. Ces établissements sont très liés aux acteurs publics et privés de l’écologie du spatial. Les écoles d’ingénieur (et une poignée d’universités proposant des diplômes de masters dans le domaine spatial) les plus orientées vers les activités spatiales sont en général situées à proximité des grands centres [13].
18 Ces entités entrent donc dans la composition de l’écologie. Si des effets de système sont observables (telle initiative dans une division locale peut avoir des conséquences dans telle autre, par exemple une coupe budgétaire, le crash d’une fusée, etc.), elles ne sont pas toutes liées les unes aux autres, dans une sorte de macro-unité fonctionnelle ; certaines occupent néanmoins davantage d’espace, en particulier les agences, unités plus centrales, fortement inertielles dans leur structure, s’attachant la « maîtrise de l’espace », c’est-à-dire la jurisdiction de l’écologie. Les compétitions entre ces unités sont régies par des forces écologiques (dimensions des organisations, nombre de groupes concurrents, ressources à « nicher », alliances avec les écologies adjacentes…) (Abbott, 2005). Pour les agences, les systèmes de connaissance et d’expertise technologique dont elles se prévalent agissent comme leviers de différenciation et d’autonomisation à l’intérieur de l’écologie (dans les divisions nationales comme dans l’écologie-monde), mais aussi vis-à-vis de leur environnement (i.e. des clientèles, des écologies adjacentes). Il faut souligner que, selon cette perspective, le spatial n’est pas « face à la société » ni à côté de « la » société (« espace et société »), pour reprendre quelques thèmes de la « communication publique » des agences et des industriels ; il est, bien plutôt, lié à d’autres écologies à l’entour pour qui, à l’image de l’écologie politique européenne, le spatial forme également une fraction de leur environnement.
Logiques des politiques spatiales
19 À la suite des analyses de Kazuto Suzuki de l’émergence de la politique spatiale européenne (2003, pp. 24-27), nous dégagerons une série de logiques animant les politiques spatiales, et les activités spatiales en général. Elles peuvent selon les cas entrer en intersection ou en contradiction, se recouper ou s’agencer, et leur mise à plat nous permet de restituer la complexité des modes de démarcation des territoires du spatial. La logique scientifique caractérise l’utilisation de l’espace aux fins de diverses disciplines (astrophysique, astronomie, physique fondamentale, géologie, météorologie, médecine, etc.). Selon une division du travail entre ingénierie du spatial et recherche scientifique, les concepteurs de sondes et d’instruments répondent aux « besoins » d’audiences scientifiques extérieures (cf. Zabusky, 1995). La logique de la technologie, elle, met la priorité sur la conception, le développement et le perfectionnement des technologies astronautiques. La technique devient une fin en soi d’ingénieur, une fin des « sciences de l’ingénieur ». La logique commerciale configure l’espace selon les valeurs de l’économie de marché, en lien avec des clientèles (opérateurs de télécommunications, services de provision de données d’observation de la Terre, etc.). Le marché des satellites de télécommunications en est le paradigme. La logique militaire est intimement liée à l’histoire de l’astronautique et a justifié des budgets colossaux. La reconnaissance militaire au moyen des satellites espions, les systèmes de navigation (le GPS américain) et de communication, en plus des systèmes de guidage des armes (missiles), sont de premier intérêt pour les Défenses nationales. La logique de l’autonomie traduit les intérêts des politiques spatiales nationales, qui s’appuient tour à tour sur (ou combine) les logiques scientifique (des découvertes pour le prestige de la nation), technologique (l’expertise technique comme indice de puissance), commerciale (« retombées » économiques intérieures, compétitivité, etc.) et militaire. La création des agences spatiales comme la NASA (1958) ou le CNES (1961) illustre la logique multiforme de l’autonomie. À l’échelle de l’Europe, la volonté d’assurer une autonomie d’accès à l’espace, par la famille de lanceurs Ariane et le Centre Spatial Guyanais, est aussi une orientation stratégique de la politique spatiale européenne (ce qui suppose, en revanche, quelque-chose comme un sujet politique au fondement de cette stratégie). En complément du schéma de Suzuki, nous ajouterons une logique régulatoire, qui ne recouvre pas la logique de l’autonomie. Elle justifie l’investissement (public) dans des applications spatiales civiles utiles à diverses institutions gouvernementales. À bien des égards, elle est tendue entre une évidence organisationnelle (les formes étatiques ou supra-étatiques sont déjà-là et génèrent des pratiques scientifiques) et un dépassement souhaité (selon la fixation néolibérale d’un « moins d’État possible » qui vise à la mobilisation des capitaux privés).
20 Le cas GMES nous permet de mettre en évidence les modes de liaison entre l’écologie du spatial et d’autres écologies – principalement l’écologie politique européenne dans notre analyse – auprès desquelles celle-ci cherche à consolider son territoire et faire reconnaître sa légitimité, et partant s’assurer de l’approvisionnement des ressources indispensables à sa survie (Abbott, 2005, p. 247). Selon les pays, les alliances diffèrent, mais à l’évidence, le lien est étroit entre les agences spatiales (nationales) et les tutelles gouvernementales, car elles leur confèrent la légitimité socio-politique nécessaire à la conception et à la réalisation de leurs « missions » et, donc, à leur perpétuation. Le CNES, par exemple, est aujourd’hui placé sous la double tutelle des ministères de la Recherche et de la Défense (et se lie de plus en plus à d’autres ministères, comme celui de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie). Les agences spatiales et les compagnies privées sont structurellement dépendantes (par les budgets, le cadrage en amont, etc.) et contraintes par les arènes politiques externes. Les budgets de la NASA, le financement de ses missions notamment, sont l’objet de négociations engageant une multiplicité d’acteurs de l’écologie politique et de groupes de pression. Il faut noter ici les décalages entre les temporalités propres des activités spatiales (des activités caractérisées par un haut niveau d’incertitude, des phases de R&T, des cycles, etc.) et les agendas, plus contractés, du personnel politique. Un des facteurs de stabilisation de l’écologie est son lien avec les communautés scientifiques qui usent des techniques spatiales, particulièrement les sciences de l’univers, la climatologie ou d’autres audiences désormais « captives », comme l’est la météorologie (fédérée en Europe par l’intermédiaire d’EUMETSAT, organisation intergouvernementale pour l’exploitation des satellites météorologiques, notamment Météosat).
21 Dernier élément important pour situer les alliances inter-écologiques qui nous occupent, les désidératas des porte-parole de l’écologie du spatial sont relayés par des acteurs dans les écologies politiques. Autour de problèmes de politique spatiale, des coalitions d’intérêts bien compris peuvent se former, qui influent sur l’orientation des activités spatiales (Lambright, 1994). On peut mentionner le cas du Parlement européen, qui est en passe de devenir une arène de la politique spatiale européenne (Sigalas, 2012). L’intergroupe « Ciel et espace » rassemble une centaine de parlementaires qui savent mettre en suspens les clivages politiques afin de défendre les intérêts des acteurs de la filière spatiale dont ils se font les « intermédiaires » dans les instances décisionnelles européennes. Le « dossier GMES » a par exemple mobilisé des eurodéputés (nommés comme « rapporteurs ») durant les débats relatifs à son financement et à son « implémentation ». Le Parlement étant associé à la validation du budget de l’UE depuis le Traité de Lisbonne (2007), les représentants disposent désormais d’une capacité d’intervention de plus en plus significative.
22 La trame écologique que nous venons de préciser donne une vue d’ensemble et simplifiée du spatial comme structure sociale différenciée. Il se lie à d’autres structures, régies par leurs logiques propres, des luttes internes, des divisions, comme l’illustrent l’État (fragmentation concurrentielle entre les ministères, les administrations, les services techniques, etc.) ou l’armée (rivalités entre les forces armées autour des politiques de la Défense…), soit deux écologies liées à l’écologie du spatial. Sur la base de ce schéma qu’il s’agira d’étayer encore à l’avenir, notre analyse souhaite examiner le processus par lequel une division socio-spatiale de l’écologie du spatial, le spatial européen, est aujourd’hui reconfigurée. GMES, notamment par le « marché de services » qu’il promet, est un des agents de cette reconfiguration. Il scelle de nouvelles alliances politiques pour le spatial et, sous l’effet d’une européanisation par la voie communautaire de la « politique spatiale », contribue à rebattre la carte d’une écologie jusqu’alors structurée nationalement (agences spatiales) et internationalement (ESA).
2. Contraintes de gouvernement et répartition des pouvoirs
L’amorce d’une différenciation inter-écologique
23 Venons-en au cœur de notre analyse. GMES est l’objet d’un travail de montage complexe. Les acteurs institutionnels impliqués (CE, ESA, États membres, industriels…) en négocient ce que nous appellerons un règlement (en jouant sur les connotations juridico-administratives bruxelloises), qui vise à assurer la coordination de toutes les activités et l’intégrité politico-administrative du processus technique d’« implémentation ». Ce règlement doit garantir non seulement le maintien et la perpétuation du système en cours d’élaboration, mais aussi, et surtout, la convergence des initiatives, la hiérarchie des différentes activités et la distribution sociale des types de compétence (technique, politique, juridique, administrative…). En ce sens, il est ce par quoi les « logiques » définies précédemment sont articulées et normalisées dans le cadre d’une politique spatiale embryonnaire (celle de l’UE) ; il est le cadre normatif à l’aune duquel chaque acteur institutionnel est en mesure de régler son pas.
24 GMES, tout comme Galileo, entraîne un rapprochement institutionnel de l’UE et de l’ESA. Ces deux initiatives expriment en effet une « stratégie jointe » de l’ESA et de l’UE visant à servir les objectifs majeurs de l’Europe au tournant du xxiesiècle (compétitivité économique dans le contexte de la mondialisation, émergence d’une politique de défense, élargissement). Dans les années qui suivent le « manifeste de Baveno » (1998), il ne va pourtant pas de soi que l’ESA puisse assurer l’expertise technique en matière spatiale pour l’UE et, de surcroît, entrer dans une « relation opérationnelle » avec elle (cf. Naja, 2001). Des problèmes politico-juridiques sont vite soulevés, en particulier l’absence de « compétence » spatiale de l’UE et le rôle à définir de l’ESA comme structure d’« implémentation » d’une politique spatiale à l’échelle communautaire (Hobe, 2004). L’essentiel des tensions entre l’ESA et la CE se concentre alors sur les domaines de compétence de chacun : la CE dispose des outils de gestion des futurs fonds alloués à GMES (dans le cadre du 6e PCRD) et de la puissance politique qu’ils lui confèrent ; l’ESA, elle, possède une compétence technique avec laquelle la CE ne peut pas rivaliser.
25 En 2001, la Commission européenne, après quelques rencontres multilatérales (ESA, États membres, industriels…), fait part au Parlement et au Conseil de l’Europe des grandes lignes du plan de mise en œuvre du GMES. C’est donc elle qui fixe la répartition des rôles, en s’appuyant sur une résolution du Conseil de la Recherche de novembre 2000. Il est ainsi attendu que l’ESA prenne en charge la démonstration des « services précurseurs » [14] du GMES. Dans le même temps, la CE s’octroie la possibilité de définir elle-même les priorités pour les services qui découleront des satellites GMES (Sentinelles). La force d’un pouvoir se mesure à sa capacité d’auto-attribution des compétences dans une situation où des concurrences peuvent exister ; or ici la CE, par le geste même d’institution de ses capacités d’action, signale sa volonté de mise sous tutelle des acteurs institutionnels de l’écologie du spatial européen (l’ESA principalement) avec lesquels elle va collaborer dans le cadre des « programmes phares » GMES et Galileo (Gleason, 2009) [15]. Ainsi le règlement recouvre-t-il de fait les impératifs d’une répartition des pouvoirs. Le développement initial du GMES renseigne sur les rapports de force, les seuils d’autorité et la définition des responsabilités. Ce « partage » de la puissance d’action n’est pas figé dans le temps et évoluera au fur et à mesure du déploiement du GMES.
26 La définition de ce règlement centré sur GMES opère dès le début des années 2000, comme un révélateur du degré d’autonomie du spatial : tant que les dispositifs de cadrage (le règlement) sont produits et imposés de l’extérieur, la dépendance (écologique) de celui-ci est forte. L’emprise, dans l’ordre gestionnaire et gouvernemental du moins, de la CE en tant que segment de l’écologie politique européenne (liée donc à celle du spatial) ne cesse de se renforcer tout au long de la montée en ligne du projet GMES.
27 La distribution des pouvoirs s’appuie sur un ensemble de dispositifs légaux : le Traité de Rome, et plus généralement tous les traités européens, qui sédimentent la puissance organisatrice de la Commission européenne. Plus spécifique au spatial européen, le Livre Blanc intitulé Espace: une nouvelle frontière européenne pour une Union en expansion, présenté par la CE en novembre 2003, sert de support générique pour les activités spatiales et leurs orientations. Il est alors prévu que le Programme Spatial Européen sera « élaboré par l’UE, qui bénéficie de sa collaboration avec l’ESA, dans le cadre d’un processus interactif régi par la demande et comprenant la consultation des parties prenantes du secteur spatial » [16]. Le rôle de l’ESA est de « faire fonction d’agence opérationnelle de l’UE » [17]. Sa prise d’initiative est limitée et ses actions sont restreintes à l’exécution de projets. Même si, dans ce Livre Blanc à valeur prospective, le projet GMES est présenté comme une co-initiative de la Commission et de l’ESA, l’architecture législative européenne, inscrite dans le temps long d’une répartition des pouvoirs déjà ancrés dans l’écologie poli- tique européenne, est dotée d’une inertie historique qui subordonne la « gouvernance » du GMES au sein de l’écologie du spatial européen aux instances en place. En sorte que l’autonomie de l’ESA comme « partie technique » est relative dès le départ et sans que les ins- tances européennes aient besoin de le préciser – étant entendu que le « rapprochement » s’amorce selon les règles de l’écologie politique européenne, qui repose sur une domination (presque) sans partage de la Commission européenne, laquelle dispose de l’essentiel des pouvoirs exécutif et législatif depuis le Traité de Rome en 1957 (Hix, 1999) [18].
28 Un accord-cadre adopté en octobre 2003 (entré en vigueur en mai 2004, pour quatre années avec tacite reconduction) règlemente la « coopération » de l’ESA et de l’UE [19] – dont GMES et Galileo sont une composante essentielle, mais pas exclusive. Il est stipulé que les deux « parties » s’appuieront l’une sur l’autre, collaborerons sans rogner sur leurs compétences et capacités respectives. C’est, en ce sens, l’amorce d’un travail de différenciation qui s’opère, dans le respect des territoires protégés par les « parties », et le renforcement d’un lien politique et budgétaire (l’accord-cadre prévoit que l’UE puisse contribuer aux « programmes optionnels » de l’ESA, sans pour autant en devenir un membre à part entière). Il résulte de cette esquisse de collaboration « mutuellement bénéfique » la création du « Conseil Espace », dont la première réunion se tient à Bruxelles novembre 2004 (et tous les ans depuis lors), et le high level space policy group. Elle associe le « Conseil compétitivité » (Marché intérieur, Industrie, Recherche) de l’UE et le conseil de l’ESA au niveau ministériel. En redoublant les prises politiques entre l’UE et l’ESA, le « Conseil Espace » signale en revanche la difficulté à instituer un mode de gouvernement pérenne et univoque. La disparité des degrés de légitimité politique (intergouvernemental, national, communautaire) explique ces tâtonnements pratiques, emplis de tensions et de liaisons empilées [20].
29 La CE précise en 2005, toujours à l’intention du Parlement et du Conseil de l’Europe, la « gouvernance » du GMES. Cette fois ce sont trois acteurs qui sont désignés. L’UE doit définir les priorités et les exigences, « agréger la volonté politique et la demande des utilisateurs (user) » et « assurer la disponibilité et la continuité des services ». L’ESA a pour charge de gérer les questions techniques et l’« implémentation » des composants spatiaux. Enfin, les États membres, dont nous verrons plus loin qu’ils s’impliquent dans cette nouvelle configuration communautaire presque par défaut en raison d’une redéfinition du périmètre budgétaire du GMES, sont chargés de renforcer la coordination et de veiller aux infrastructures supportant les données collectées par les satellites [21]. La CE étant l’organe central de l’UE, c’est encore elle qui réaffirme sa puissance d’action et d’initiative. Cependant, si la CE dispose effectivement des leviers politiques (avec le Parlement, co-décisionnaire dans le domaine spatial depuis 2007, comme le prévoit l’article 189 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ou Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009) (cf. Naja, 2012), les compétences techniques sont du ressort de l’ESA. Ce partage produit des tensions et des frictions : la CE n’est pas une agence spatiale, mais s’emploie à « domestiquer » l’outil spatial, tout en se concentrant sur l’administration budgétaire du programme via le Bureau GMES ; l’ESA, par ses capacités technologiques, tente de décider de certaines orientations du projet GMES [22].
Expérimenter la « gouvernance » du spatial à l’échelle communautaire
30 « Gouvernance » et « implémentation » : ces catégories politiques d’usage commun du storytelling des communications de la CE (Stephenson, 2012) s’imposent dans la justification et l’opérationnalisation du système. Elles modalisent une certaine conception de la division des pouvoirs et des rôles entre les scientifiques et ingénieurs, les personnels politiques et administratifs (CE et États membres), et les industriels. Bien que l’ESA puisse se prononcer sur les avancées du programme, ce sont les décideurs politiques qui sont règlementairement en mesure d’énoncer des positions normatives. L’élaboration du concept GMES n’est donc pas sans asymétries entre les acteurs en capacité d’intervenir. Nous reprenons le constat, dressé par Ann Keller (2009) au sujet de la « participation » des scientifiques dans les politiques environnementales (au sein de l’AEE, rappelons-le également impliquée dans GMES), selon lequel les contraintes formelles définissant les pratiques d’« implémentation » et de « gouvernance » (ici, de l’écologie politique européenne) dans les phases les plus avancées du processus (lorsque le concept GMES commence de faire souche politiquement) sont telles qu’elles réduisent et restreignent leur potentiel d’action et d’influence (sans les annuler totalement). En revanche, ce constat n’a rien d’absolu : des porte-parole et responsables du spatial peuvent « sortir » de leurs attributions techniques en énonçant, par exemple, des points de vue normatifs sur ce qu’il conviendrait de faire (ou pas) pour soutenir la maturation du GMES ; mais néanmoins, leur statut professionnel les précède et les rappelle à l’ordre de leur expertise native.
31 Comme le suggère Abbott (2005), le processus de formation écologique ne suppose pas que le règlement des activités (notamment dans la prise d’initiative) soit défini en interne pour que l’écologie ait une existence concrète. Toutefois, dans le cas qui nous intéresse, la dépendance de l’écologie du spatial européen à l’endroit de l’écologie politique européenne, partielle à la fin des années 2000, mais potentiellement de plus en plus marquée, laisse entrevoir un mécanisme socio-politique de délégation à l’origine de la structuration de la forme écologie. L’intérêt des pays européens (qui n’équivaut pas forcément à celui de l’UE) pour le spatial (dans le cadre d’une recherche d’autonomie à l’endroit des autres puissances et d’affirmation géopolitique dans un secteur à haute valeur symbolique), s’est traduit par la création d’instances de mise en pratique des projets relatifs à l’espace, comme l’ESA, qui en tant qu’agence intergouvernementale n’est pas liée structurellement à l’UE. La progressive communautarisation de l’écologie du spatial (par la sédimentation des projets accomplis et l’agrégation d’acteurs de plus en plus nombreux autour des « programmes phares ») s’est réalisée sous l’empire des délégations génériques – étant compris que le terme de délégation relève ici d’une analyse des transferts d’activités et non des transferts de pouvoir. D’une certaine manière, l’ESA est, par construction historique, un lieu vide de pouvoir politique en propre. Les seules dimensions actives dont elle peut se réclamer sont une capacité de conseil, de soutien technique (par exemple, la faisabilité des projets) et d’exécution.
32 Le règlement prend la forme, dans le cas d’un programme aussi complexe que GMES, d’une « conduite des conduites » : indiquant les modalités concrètes d’exécution, il est déployé par les instances politiques (principalement la CE) comme un programme d’action avec des périmètres spécifiques et de modes de mise en œuvre définis à l’avance. La CE prévoit ainsi très tôt, en 2001, qu’il s’agit de développer « un sentiment d’“appropriation politique” » par l’instauration d’« un organe consultatif du GMES réunissant les États membres de l’UE, la Commission, l’ESA, de l’AEE et les autres agences de l’UE (…) » [23]. Le règlement de l’écologie du spatial européen tel qu’il est esquissé par le truchement du GMES s’impose donc comme une série de contraintes de gouvernement qui définissent à la fois les formes d’intervention concrète auxquelles se conformeraient les entités agissantes, mais aussi les structures spécifiques qui mettront en œuvre la politique attendue (le « GMES Advisory Council »). Dans les débats sur l’ajustement des rôles des organisations et des institutions régulatrices impliquées dans la politique spatiale européenne, il est majoritairement question de la place de l’ESA et des agences nationales. Si l’hypothèse d’une adhésion de l’UE à l’ESA n’est pas écartée, elle ne suscite pas l’enthousiasme et aboutirait à un montage institutionnel bancal, l’UE se situant de fait au même niveau que les États membres (cf. Hoerber, 2009).
33 De plus en plus attendue sur le plan décisionnel dans la gestion du spatial, la CE a récemment clarifié la place de l’ESA. Dans une communication de 2011, elle précise que la possibilité de déléguer à l’agence le management des opérations effectives du GMES a été évoquée sans pour autant être adoptée [24]. Elle souligne en outre que l’ESA est d’abord « une agence de Recherche & Développement » : l’ordre des pratiques est ici dissocié entre ce qui relève de la conduite politique et ce qui relève des activités techno-scientifiques. Autre point critique souligné, l’ESA ne représente pas les 27 États membres de l’UE, or l’approche privilégiée pour GMES est celle d’une redistribution des services envisagés à l’échelle communautaire (voire au-delà, au titre d’hypothèse à tout le moins) [25]. On mesure donc combien l’écologie politique européenne, centrée sur la Commission, modèle, structure et quadrille une nouvelle conception de la « gouvernance » du spatial européen. Nous l’avons déjà noté, il existe un hiatus entre les compétences techniques de l’ESA (dont ne dispose pas la CE) et les compétences budgétaires (que détient la CE et que l’ESA, dans le cas du GMES, n’est pas en mesure de revendiquer légitimement). Cette dichotomie constitue un modus operandi dissensuel dont l’efficace est sans cesse remise en cause. Au sein de la CE, les revendications d’un contrôle politique plus grand encore (total, donc) sur GMES sont perceptibles [26]. Certains fonctionnaires européens ont envisagé d’importer, au sein de l’ESA, une « chambre politique » dans laquelle les outils de commandement et de management européens seraient constitués en leviers opérationnels pour l’action [27]. Mais cette solution (radicale) reste une hypothèse sans véritable fondement.
34 Il faut noter que la « sécurisation » du budget GMES est un autre problème récurrent de sa « gouvernance ». En juin 2011, la CE a proposé de financer GMES à hauteur de 5,8 milliards d’euros (834 millions par an) sur une enveloppe spéciale alimentée par les États-membres, en dehors du cadre budgétaire pluriannuel de l’UE pour la période 2014-2020. Le plafonnement des dépenses de l’Union est invoqué par la CE pour justifier cette initiative en faveur d’une solution intergouvernementale classique. Néanmoins, cette option a divisé à Bruxelles. Certains États membres (dont la France, l’Allemagne et l’Italie), les industriels déjà engagés et une partie du Parlement ont critiqué ce qui est apparu comme un désengagement de la CE, préjudiciable au programme et plus largement à l’européanisation « communautaire » de la politique spatiale. Une pétition envoyée à José Manuel Barroso par 45 députés « aiguillonnés par les industriels du secteur » (Les Échos, 20 septembre 2011) a participé de la médiatisation du problème du financement du GMES, qui révèle in fine les rapports de force autour de la « gouvernance » du programme. Lors de notre observation à Bruxelles, fin janvier 2013, cette question était à l’ordre du jour, le centre des préoccupations des industriels et des lobbyistes, à la veille d’un sommet du Conseil dédié au prochain budget (7-8 février 2013). Quoique réintégrée dans le budget pluriannuel, l’enveloppe dédiée au GMES a finalement été abaissée à 3,8 milliards d’euros suite à la réunion (Nature, 8 février 2013), ce qui présage des débats tendus au Parlement les prochains mois.
Le « Bureau GMES »
35 Le Bureau GMES doit veiller à la bonne répartition des pouvoirs et des actions. Pointe organisationnelle avancée de la CE dans le travail de coordination avec l’ESA pour GMES, ce « Bureau » rassemble d’abord des compétences juridiques, administratives et économiques, sans ignorer les questions plus techniques relatives au spatial. Une trentaine de personnes y travaillent en permanence ; ce sont pour l’essentiel des fonctionnaires européens, des experts nationaux détachés par certains États membres (la France et l’Allemagne principalement [28]). Leur rôle est de contrôler le travail d’implémentation et surtout de contrôler l’allocation des fonds. Les moyens concrets mis à la disposition de ces agents sont modestes : au bout d’un long couloir de la DG « Entreprise et Industrie », à Bruxelles, le Bureau GMES (depuis peu « Copernicus Unit », sans véritable changement de l’organisation) occupe peu de place ; le matériel informatique le plus ordinaire constitue l’essentiel de ses ressources. La culture bureaucratique européenne (qui est, en elle-même, hétérogène [Bellier 1997, Cini 1996]) n’intègre pas de compétences particulières dans la gestion des programmes spatiaux [29]. Du moins, cette dernière est-elle, pour l’essentiel, rabattue sur le plan, bien mieux maîtrisé, de la comptabilité et des ajustements budgétaires. La culture professionnelle des fonctionnaires européens reconnaît également la pertinence d’un turn over rapide : les agents, placés à des postes toujours temporaires (le directeur, par exemple, change tous les trois ans), ont peu de temps pour s’adapter au secteur d’activité qu’ils ont en charge [30].
36 La collaboration avec l’ESA engendre des tensions parce que la culture d’ingénieur, qui fonde l’identité organisationnelle de l’agence spatiale européenne, souffre le rapprochement avec la culture technocratique bruxelloise. Ces registres d’expertise difficilement compatibles reconduisent des asymétries : les uns maîtrisent la R&D en astronautique, tandis que les autres administrent les techniques du politique européen. Lors de la cinquième conférence sur la politique spatiale de l’UE, Didier Faivre, directeur du programme Galileo et des activités de navigation par satellite à l’ESA, a décrit la façon dont, en tant que représentant de l’agence, il envisageait la contribution des acteurs politiques et techniques dans l’opérativité du système. Mêlant les métaphores du design des fusées et de l’architecture des cathédrales, il identifie – dans une session qui associait des porte- paroles du CNES, du DLR et de l’agence spatiale britannique – trois étages associés : le socle désigne les programmes qui permettent de « maintenir les compétences dans l’industrie européenne » ; le « deuxième étage » correspond à la contribution des agences de développement s’occupant de l’exploitation des données [31]. L’ESA, précisément située dans cette strate, a pour mission de « traduire une volonté politique en spécifications techniques ». Enfin, le « troisième étage » est celui de la gouvernance politique et de la répartition des fonds, régi par ses contraintes propres (« ce n’est pas aux agences spatiales de dire qui va payer », que ce soit pour les budgets R&D comme pour les services opérationnels, précise l’ingénieur de l’ESA). Telle qu’elle est imaginée dans ces termes, la pratique agentielle condense donc une certaine vision des rapports de force inter- écologiques : à la jonction de la production techno-scientifique et de l’activité politique, l’ESA ne se confond avec aucune de ces deux activités, même si elle se positionne en intermédiaire incontournable. À l’ESA, l’implication dans la construction des satellites et la gestion de projets spatiaux induisent des compétences instrumentales et bureaucratiques spécifiques et un corpus de connaissances spécialisées, mais également, une certaine idée de la « bonne » manière de faire (il y aurait bien une « one best way » dans le management d’un projet spatial) (Zabusky 1995, pp. 197-198). La coopération entre les agents de l’ESA (et au-delà, avec les agences et les industriels partenaires) relève d’une forme de sacralité, qui confère à leurs missions un caractère d’assurance et de légitimité : autant dire que le territoire est bien gardé. Or, la délégation des compétences spatiales à l’ESA par le Bureau GMES (et donc la CE) suppose une certaine confiance, qui a pu être malmenée par moments dans l’avancement du programme. La question de la « marge des aléas » (les agences spatiales se réservant une part budgétaire pour les imprévus) a constitué un point d’achoppement dans la façon de concevoir le budget : en effet, il est peu admissible pour la CE que des lignes budgétaires soient affectées à des dépenses inattendues, dues à des retards dans le développement des satellites notamment. Afin de saisir dans le détail la constitution des rapports de force politique se cristallisant autour du GMES, nous envisagerons, plus spécifiquement, la mise en œuvre des services dédiés et leur opérationnalité, en tant qu’ils constituent une sorte de « zone franche » de l’écologie du spatial européen.
3. Des sciences et techniques de service : des modes d’articulation d’un montage ambigu
Construction politique d’un « marché des services GMES »
37 La vocation du GMES est de « délivrer » des services spécifiques de surveillance et de production de données scientifiques dans le domaine (à délimiter encore) de l’environnement et de la sécurité. La question des « usages » et des « usagers » croise ici la notion de « service » qui, d’un point de vue analytique, constitue une problématique cruciale (Harris, Browning, 2003). La conception de ces « sciences et techniques de service » (cf. Gorman, Sporher, 2011) s’accompagne d’un dilemme organisationnel inhérent aux services, tels qu’ils sont conçus dans le cadre du GMES. Les services tirent en principe leur force de l’interaction entre une offre (de service) et une communauté d’utilisateurs. Or dans le cas des services GMES, l’institutionnalisation d’un « marché » de ces services soulève des problèmes de montage dès la phase « pré-opérationnelle ». GMES se cherche des utilisateurs, qu’ils soient déjà constitués ou à constituer. L’élaboration des services passe principalement par l’exercice d’une « démonstration » permanente (des « potentialités » du spatial) (cf. Rosental, 2007), qui a tendance à s’étirer – et, pour les observateurs déjà acquis et impatients de passer à la phase « opérationnelle », cela peut donner l’impression que cette phase se suffit à elle-même.
38 Il nous faut revenir très brièvement sur cette notion de « service public » et son intégration dans le lexique politique européen. Le Livre Blanc sur les Services d’Intérêt Général, publié par la CE en 2004, synthétise les dispositions légales relatives aux services publics et fait état des écarts entre les différentes conceptions nationales. Ainsi, la notion de « service d’intérêt général » n’est pas privilégiée (même si elle est définie, dans une formulation tautologique, comme l’ensemble des « services marchands et non marchands que les autorités publiques considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations spécifiques de service public »). Le syntagme consacré est celui de « services d’intérêt économique général » (SIEG). Il n’est pas davantage défini, correspond surtout à une « pratique communautaire » et se réfère aux services de nature économique que les États membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d’un critère d’« intérêt général ». La notion de « service d’intérêt économique général » couvre plus particulièrement certains services fournis par les grandes industries de réseau comme les transports, les services postaux, l’énergie et les communications. Toutefois, l’expression s’étend également aux autres activités économiques soumises elles aussi à des obligations de service public » [32]. Si les objectifs généraux relatifs aux SIEG font « consensus », les modalités concrètes d’application relèvent en revanche de chaque État membre [33].
39 Cet arrière-fond clivé explique, au moins en partie, le difficile bornage du territoire (du) GMES. La conception des services du GMES révèle le travail de projection/articulation que suppose la constitution d’un ensemble d’activités non encore normalisées. En 2001, la Commission justifie leur développement en termes de réponse à des « besoins politiques » de l’UE : il s’agit d’obtenir des réponses directes « aux préoccupations croissantes parmi les décideurs politiques d’assurer un accès rapide à l’information sur l’environnement aux échelles globale, régionale et locale, sans sacrifier à l’indépendance dans les domaines politiques pertinents » [34]. GMES doit pouvoir fournir des données d’« aide à la décision » pour les acteurs politiques, notamment pour ce qui concerne les « défis » du développement durable (parce qu’il était inscrit dans le Traité d’Amsterdam comme objectif majeur) et du changement climatique global. Le tramage des services projetés rejoint ce qu’Andrew Barry (2001, p. 201) appelle le « gouvernement des sociétés technologiques ».
40 Ce motif classique du dispositif savoir/pouvoir se complexifie cependant rapidement, au cours des années 2000, dans le processus de définition des services qui seront fournis par GMES. La CE reconnait d’abord, en 2001, que « le public, les acteurs gouvernementaux et internationaux sont des utilisateurs dominants (…) » [35]. Le sixième Programme d’Action pour l’Environnement, élaboré la même année, comme plan stratégique pour l’UE, sert de guide-line aux usages potentiels et l’obtention d’« indicateurs sur l’état de l’environnement » afin, notamment, d’informer l’Agence Européenne pour l’Environnement – en charge des systèmes d’observation in situ. Il est certes fait mention des impératifs économiques et des revenues espérés d’autres activités marchandes, mais sur le moment, c’est bien la puissance publique (sous toute ses déclinaisons, nationales et internationales) qui est au cœur de l’entreprise de services formée via GMES. En 2004, la CE révise, substantiellement, la liste des utilisateurs finaux (end-users) potentiels des données générés par l’observation satellitaire : les « parties prenantes » (stakeholders) dans les services publics, le secteur privé, le milieu universitaire et le citoyen » [36]. Dans ce sens, le « Graz Dialogue » qui se tient en Autriche, au printemps 2005, a pour ambition de réunir la « communauté d’utilisateurs » (user community) du GMES et d’envisager « une définition claire des besoins des utilisateurs » (Barbance, 2007, p. 54). L’idée générale est alors de partir des attentes d’une « communauté » dont les contours sont encore à définir pour, ensuite, paramétrer les services du GMES. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une rupture dans le dimensionnement du marché du GMES, mais d’une évolution sensible. Si le noyau des usages publics (gouvernements, UE) reste central dans le projet (le « rôle du moteur public » et l’importance de l’« infrastructure publique pour le bénéfice du citoyen européen » sont réaffirmées [Barbance, 2007, p. 55]), la réunion de Graz (qui a été précédée de rencontres à Varsovie, Toulouse et Budapest sur les implications socio-économiques de la surveillance terrestre), permet d’envisager une diversification des utilisateurs et, dans le même temps, une extension du marché. Lors de la réunion en Autriche, il est en effet clairement indiqué par les organisateurs (Ministère des Transports, de l’Innovation et de la Technologie autrichien, CE) que « GMES sera une grande opportunité pour l’industrie européenne » (Barbance, 2007, p. 55).
41 Dans un discours qui mêle le performatif à l’analyse, Nicola Rohner, du German Aerospace Center à Cologne, Kai-Uwe Schrogl, de l’European Space Policy Institute, à Vienne et, Simonetta Cheli, de l’ESA, dressent en 2007 la liste des « groupes cibles » visés par le développement de services du GMES : les politiques, les industriels et le grand public. L’agrégation de ces groupes nécessite un travail de communication et de conviction. Des « workshops » et des « meetings » sont envisagés pour les acteurs politiques, les « conferences » et « symposia » (auxquels devraient participer les scientifiques du projet) sont prévus pour les industriels ; enfin, une communication publique à destination du grand public doit permettre d’aller jusqu’au « citoyen » (par l’intermédiaire d’expositions temporaires). Ce dernier est décrit comme un point nodal du régime de conviction qui domine le GMES, puisqu’il a la capacité d’« exercer une pression sur les personnels politiques (politicians) pour consacrer plus d’argent aux systèmes d’observation de la Terre qui contribue à la protection climatique et environnementale » [37] (Rohner et al., 2007, pp. 195-197). GMES est un système complexe, car il repose sur une activité de publicisation (qui consiste pour la CE à convaincre des acteurs spécifiques, dans le registre des « public relations ») et sur la définition d’activités futures propres à satisfaire les groupes « visés ». La synchronisation de ces deux projections relève d’un travail de prospective dans lequel se mêlent le souci d’aligner le système sur les formes politiques définies par la CE et l’existence hypothétique d’audiences éventuellement rétives.
42 La CE définit, au début des années 2010, deux grands types de services : « des services GMES », qui sont globaux et polyvalents, et des « services avals (downstream services) (…) adaptés à l’application plus spécifique au niveau local, régional, national, européen (public ou privé), répondant aux besoins publics et commerciaux (i.e. services de prévision locaux, y compris les services de données socio-économiques, etc.) » (Ingman et al., 2012, p. 61). Les premiers couvrent la surveillance des terres, des mers, de l’atmosphère, le management de crise, la sécurité et le changement climatique ; les seconds peuvent équiper la surveillance de la qualité de l’air pour les villes ou la surveillance locale de sources de pollution. Pour ces seconds services, l’UE « ne pilotent pas directement le service et n’est pas responsable des exigences de service » (Ingman et al., 2012, p. 61). Cette diffraction des intentions politiques communautaires (fournir un ensemble de services satellitaires pour la surveillance de l’environnement et la sécurité) se couple donc à la quête d’utilisateurs potentiels. Un « forum des utilisateurs » est mis en place à partir de 2010 afin d’« organiser » la (les) communauté(s) des utilisateurs [38]. L’objectif est d’instruire la CE « au sujet de la définition et de la validation des besoins des utilisateurs, et de la coordination du programme GMES avec ses utilisateurs du secteur public » [39]. En parallèle, des initiatives politiques s’emploient à dynamiser les interactions entre les acteurs de la « chaîne » des usages. C’est le cas, intéressant, du Réseau des Régions Européennes utilisatrices des Technologies Spatiales (REREUS, rereus-regions.eu), en lien direct avec les applications GMES et Galileo, réseau rassemblant 35 régions européennes (la Région Midi-Pyrénées, en France) et des membres associés de l’écologie du spatial européen, comme l’ESA ou le CNES. Les évolutions du GMES sont ainsi l’occasion de développer de nouvelles territorialisations des activités spatiales, utilisant les « Régions » comme acteurs politiques [40].
Un enchevêtrement des logiques orientant la délimitation du territoire propre du GMES
43 C’est à ce point précis de la lente maturation du GMES qu’une tension interne à l’écologie du spatial européen se fait jour. Sans que les notions de « SIEG » ou de « Service Public » soient directement mobilisées, une contradiction politique traverse l’écologie politique européenne et s’étend à l’écologie de plus en plus communautarisée du spatial : l’extension du GMES aux services commerciaux et aux usages marchands (qui n’était pas exclue dans les premières définitions des années 2000) s’oppose, dans sa version la plus radicale, à une autre perception du service qu’est appelé à rendre GMES. Dès 2001, José Achache, alors directeur général adjoint scientifique du CNES, avait souligné les objectifs doubles du GMES : « utiliser les technologies spatiales dans le cadre de services publics et commerciaux afin d’assurer le management de l’environnement » (Achache, 2001, p. 99). Il soulignait cependant que la première mission du GMES serait bien de répondre aux exigences du domaine public (Achache, 2001, p. 100) et que ce ne serait que dans un second temps que les services privés seraient développés. Le spatial européen, tel que l’observe Achache depuis la France, admet par conséquent une économie générale prioritairement publique. Or la CE, clivée par la persistance d’une double lecture de la notion de « service public », persiste à maintenir, pour les usages du GMES, une ambiguïté d’intention. Si bien que le dispositif de diffusion des données est d’emblée écartelé entre un « accès sans discrimination » et une « viabilité économique », qui passe par des « incitations nécessaires pour les prestataires de services privés à investir » dans le développement de ces infrastructures duales [41]. C’est donc un concept bancal du GMES qui émerge de ce travail politique de liaison aux audiences visées in abstracto : les tensions entre certains acteurs (la CE et l’ESA principalement) et la volonté d’assurer un arrimage pérenne avec le secteur privé ne cessent de contrarier l’avènement de marchés de services à stabiliser. Des experts des cabinets de conseil pro-spatial pointent donc invariablement le hiatus dans l’enchaînement des phases de démonstration, tributaires de la dépense publique, et d’exploitation par des fournisseurs privés de services au bénéfice d’utilisateurs d’applications spatiales, qui empêcherait le fonctionnement optimal de ce qui devrait former un « système » (Secara, Bruston, 2009).
44 C’est pourquoi il nous faut aller plus loin dans l’interprétation de la notion de « service ». Le spatial européen, dont GMES et Galileo sont les « emblèmes », repose sur une position qui organise un ensemble de valeurs morales et politiques. Très tôt, la CE considère l’environnement, tel qu’il doit être surveillé par le GMES, comme une source potentielle de conflits, par la dégradation et la compétition pour les ressources naturelles :
« La capacité de l’Europe de jouer un rôle positif dans la prévention des conflits dépendra de sa capacité à prévoir et à anticiper ces circonstances sur la base de renseignements opportuns, exacts et fiables, comme le prévoit le traité d’Amsterdam »
46 Une nouvelle fois, les cadrages juridiques viennent donner corps à une position éthique et politique qui n’est pas propre à l’écologie du spatial, mais procède bien des attendus européens dans leur ensemble. Les conclusions du Steering Committee et l’inscription dans la Petersberg task (Pagani, 1998) visent à produire une justification géopolitique de ces ambitions. En revanche, la dimension duale du projet GMES – à la fois civil et militaire – ne cesse de faire débat, parce qu’il n’existe pas de corps militaire européen au-delà d’une hypothétique défense commune de l’Union. Toutes les stratégies de communication sont étudiées pour ne pas effrayer les « citoyens » ; mais l’extension de la proposition sécuritaire est telle que la surveillance des frontières est finalement évoquée (après que les thématiques plus consensuelles comme la protection civile, le maintien de la paix ou l’intelligence militaire ont été développées). Lors de la conférence de Graz, en 2005, les acteurs de l’écologie européenne envisagent clairement d’exploiter au maximum le concept des « applications duales », civiles et militaire (Barbance, 2007, p. 55). La synergie entre les deux pratiques est clairement encouragée, au nom d’une séparation de moins en moins nette entre l’environnement et la sécurité (Barbance, 2007, p. 55). En écho à cette pétition de principe, la CE reconnaît en 2011 la nécessité de veiller à l’intégration de cette dualité de nature du GMES [42].
47 Le GMES est aligné sur des valeurs d’orientation politique dans le cadre de ce que Collier, Lakoff et Rabinow (2004) appellent la « biosécurité » (cf. également Keck, 2008). L’enjeu réside dans la préparation d’une logistique qui permette d’affronter les attaques biologiques menaçant les populations (virus, épidémies, etc.). Si cette conceptualisation limite aux agents biologiques les risques mesurés par les dispositifs d’alerte, nous proposons ici de l’étendre aux attentes politiques d’indication émanant de l’UE comme des États membres, pour ce qui concerne les risques naturels et environnementaux pour les populations. Michel Foucault avait montré que la « biopolitique » (dont la biosécurité est un succédané contemporain) visait, par l’entremise d’un gouvernement de type libéral, à contrôler et à surveiller les populations (Foucault, 2004). Dans le prolongement, l’instrumentation par le politique (Lascoumes, Le Gallès, 2004) de la biosécurité exprime une certaine rationalisation de l’activité écologique publique et, en dernière instance, une connaissance du pouvoir et des forces sociales sur lesquels il s’exerce. La forme contemporaine de la biosécurité instrumentée par le spatial s’accorde ici globalement aux attentes de la CE et à la production d’outils scientifiques et techniques susceptibles de maintenir l’ordre établi (ou plutôt, à établir). La biosécurité, en tant qu’elle vise une maîtrise globale des populations s’impose en valeur cardinale d’une politique européenne à l’unisson des nouvelles relations internationales (Roberts, 2010, pp. 46-47).
48 On le voit, le « concept GMES » enchevêtre une multiplicité de logiques, et cela contribue à la difficile lisibilité de son identité de « système de systèmes ». Les différentes logiques technologique, commerciale, militaire, pro-autonomie et régulatoire sont agencées et réglées selon un montage composite, qui change selon les conjonctures et les acteurs qui les mettent discours. Dans les phases « pré-opérationnelles », le GMES – ce qu’il évoque, annonce et donne à espérer – n’est pas une entité stabilisée et les frontières du territoire qu’il recouvre ne sont pas étanches. Des acteurs institutionnels peuvent défendre un type de montage qui met l’accent sur telle ou telle logique, au détriment d’autres, sans véritablement parvenir à la délimitation d’un territoire univoque qui emporterait l’adhésion de toutes les parties prenantes. Il faut insister sur le fait que l’articulation de ces diverses logiques en un même montage ne définit pas une équation organisationnelle élémentaire du type (par exemple) « GMES = logiques technologique + commerciale + régulatoire + autonomie ». Une certaine définition sous-tendue par l’ordre marchand prônée par la CE et/ou des groupes de pression industriels peut reconfigurer la logique régulatoire, sous l’aspect de services (privés) à haute valeur ajoutée à disposition d’entités gouvernementales. Tel service de télédétection privé pourrait fournir des « outils d’aide à la décision » ou au management des crises environnementales à des agences publiques (qui les rétribueraient pour leur « office »), comme c’est le cas dans le domaine de l’imagerie satellite. On pourrait également citer l’intégration tacite, mais de fait, de la logique militaire par l’entremise de la dimension « sécurité » du GMES, qui est l’instrument d’une logique d’autonomie dans la défense poursuivie par l’UE et la promesse de marchés calibrés (satellites « duaux ») pour l’industrie spatiale européenne (Oikonomou, 2010). L’enchevêtrement suppose également des ajustements temporels complexes, en ce sens que l’ensemble des logiques mobilisées n’est pas synchrone. La combinaison des modalités d’intégration et des décantations propres à chaque entité impliquée est en outre le produit d’une pratique politique de colligation dont nous allons donner un aperçu.
Économie politique du GMES
49 Le Conseil Européen de Lisbonne de mars 2000 « soulignait les progrès à réaliser par l’Europe comme économie compétitive, dynamique et basée sur la connaissance, réalisant une croissance durable ». La CE précise dans le même esprit, en 2001, que par l’intermédiaire du GMES le « marché pour l’industrie européenne sur la scène mondiale » sera en mesure de se développer [43]. Tout au long des années 2000, l’exécutif européen s’efforce de guetter cet hypothétique marché.
50 Nous avons souligné que le Traité de Lisbonne (2007) inclut une compétence spatiale pour l’UE et qu’à cette fin, « elle peut promouvoir des initiatives communes, soutenir la recherche et le développement technologique et coordonner les efforts nécessaires pour l’exploration et l’utilisation de l’espace » [44]. Cette compétence politique s’organise selon les « règles communautaires de l’Union Européenne », qui reconnaissent la loi de la concurrence économique. Le Traité de la Communauté Européenne prévient en ce sens les cas de distorsion marchande et impose une réelle concurrence « avec le marché concerné » (Froehlich, 2010, p. 1263). Rappelons à cet égard que la construction européenne s’inscrit dans le temps long d’une montée en puissance des pratiques néolibérales de gouvernement qui, dès les années 1970, se sont déployées à l’intérieur des États, au moyen de technologies de management public visant à la rationalité restrictive des structures gouvernementales et de ses actions (Jobert, 1994 ; Bezes, 2006 ; Mirowski, 2011 ; Mirowski, Plehwe, 2009). En amont, le Traité de Rome de 1957, définissait l’horizon d’une communauté européenne appuyée sur les principes de cet « art de gouverner » de type néolibéral, dont les grands principes d’action sont la responsabilité individuelle, la concurrence comme vertu normative et la compétition marchande comme horizon social idéal (Denord, Schwartz, 2010). Or, c’est un point crucial, l’écologie du spatial européen, comme les autres écologies liées à l’écologie politique européenne (Enseignement supérieur et Recherche, via la « stratégie de Lisbonne »), diffracte en son sein les principes d’une concurrence entre projets, une logique de marchandisation des services et un cadrage législatif intense des tensions entre puissance (et efficacité) de l’action publique et insuffisance de l’engagement privé.
51 S’inscrivant dans ces logiques communautaires, l’organisation du marché des services GMES telle que la CE la conçoit part d’une chronologie duelle, qui définit une première séquence d’investissement public (phase d’opération initiale du programme), puis une seconde, dans laquelle seraient privatisés les segments les plus « mûrs » du commerce de données et de services. On le voit, l’ambiguïté du marché de services GMES réside précisément dans la nature même de sa construction (étant entendu que, du point de vue sociologique, tout marché est une réalité sociale construite, ce qui, nous le verrons, ne va pas de soi pour les instances européennes). C’est particulièrement visible dans la mise en place de la politique des données GMES, qui continue d’être indécise quant à l’accessibilité des données [45]. Les débats initiaux ont promis un accès libre et gratuit aux données collectées [46] ; toutefois, cette logique de la gratuité entre en contradiction avec la constitution pléonastique d’un marché « marchand » en puissance.
52 Pourtant, les formes idéologiques admissibles dans le cadre des traités européens prévoient qu’un régime marchand régisse les échanges quels que soient les secteurs considérés. Bien que l’organisation et les activités de l’écologie du spatial européen (fortement cadrées par la puissance publique) se prêtent assez mal à la définition quintessenciée dans le cadre de l’économie néo-classique du marché, l’écologie politique européenne tente malgré tout de découpler le travail de mobilisation des clientèles potentielles de celui de constitution d’un espace marchand sous la forme d’une « zone franche » à constituer. Or les spécificités du marché des services GMES semblent faire obstacle à une « gouvernance » économique d’inspiration néo-libérale. En guise d’illustration, Galileo fait désormais figure de repoussoir dans l’ordre des pratiques marchandes de l’espace (Gleason, 2009). La CE note ainsi, dans une communication de 2011, que Galileo a montré qu’attirer et retenir les acteurs du secteur privé était difficile, à court terme au moins, et que cela n’était pas « en phase avec la dimension de bien commun du programme » [47]. Le système de navigation européen avait en effet misé sur les partenariats publics-privés pour assurer son déploiement (Barlier, 2008, pp. 216-218). L’orientation choisie pour le GMES révèle des formes d’apprentissage « pragmatiques » d’un programme à l’autre. Pour autant, l’idéal d’une auto-régulation marchande de l’offre et de la demande dans le cadre du GMES ne cesse d’irriguer le travail de prospective et de mobilisation des différents intervenants. Selon d’anciens directeurs de programmes du CNES, cela illustre là encore le
« credo libéral de la Commission (…), [qui] finira par se heurter à la dure réalité : les systèmes d’observation météorologiques se sont maintenus et étendus grâce au financement public, et le bénéfice des informations qu’ils fournissent est “sociétal” »
54 Ce dernier point de vue aide à situer les divergences idéologiques relatives à la « gouvernance » publique ou privée (voire publique et privée) des services à valeur « sociétale », et rappelle en substance que le « marché de l’espace » (fusées, applications, services, etc.) n’en demeure pas moins un marché très particulier.
55 L’ordre financier qui sous-tend la constitution politique du marché GMES (segment du marché spatial global [48]) repose sur une mise en perspective des bénéfices espérés [49]. Le calcul se fait selon le rapport coût/bénéfice qui est l’instrument de base des décisions d’agence depuis les années 1970 (Fischer, 2005, pp. 91-92). À titre d’illustrations, la CE fait remarquer, en 2004, que les tremblements de Terre, les éruptions volcaniques, et plus généralement les manifestations naturelles entraînant des dégâts pour les sociétés humaines ont un coût en termes de vies humaines et de « prospérité » [50] ; de même, la pollution de l’air fait croître les besoins médicaux et par extension les dépenses, ce que les dispositifs comme INSPIRE (i.e. système d’interopérabilité pour les données géographiques) devraient permettre de contrôler [51]. Ce type d’argumentaire qui croise prospection financière et idéal de croissance économique est devenu, depuis l’avènement de la récente crise systémique, un leitmotiv conjugué avec la multiplication espérée des emplois [52]. En 2013, Copernicus-GMES est promu comme l’outil d’une politique de croissance offensive, et « devrait créer » d’ici à 2030 pas moins de 83 000 emplois et générer 30 milliards d’euros [53]. Construits politiquement et instaurés au nom d’une approche économique de type néolibéral, le marché des applications spatiales, cette zone franche de l’écologie, dans laquelle les services GMES doivent prendre place, constitue un espace vide d’attentes prolongées. Les investisseurs ne se sont pas précipités et l’insistance du rôle moteur des instances politiques indique assez clairement l’ambivalence d’une projection du marché qui peine à dépasser le stade de la « zone franche » potentielle.
Conclusion
56 L’objectif central de cet article a été de proposer une nouvelle approche de la structuration socio-politique des activités spatiales. Le cadrage écologique proposé dans la première partie se veut modulable et souple. Si nous l’avons testé dans l’étude (à poursuivre) de l’élaboration d’un système d’observation de la Terre, il peut l’être tout autant sur des missions spatiales plus classiques (exploration de l’univers, sciences spatiales, etc.) ou bien être étendu à l’utilisation militaire (à condition d’intégrer l’écologie militaire, ce qui soulève certes de nouveaux problèmes analytiques). À partir du cas GMES, nous avons surtout approfondi les modes de connexion entre une série d’entités (ESA, CE) différenciées à l’intérieur de structures écologiques (le spatial, la politique européenne). Partant d’un « concept » à valeur ajoutée politique, l’observation de la Terre, l’analyse a ainsi mis en lumière les transformations actuelles de l’écologie du spatial européen. Et du point de vue des institutions politiques européennes, GMES met en relief la « gestion » à l’échelle globale des « ressources environnementales » et des populations, qui constitue, on l’a dit, une nouvelle orientation majeure de la « gouvernance » des sociétés technologiques (Barry, 2001).
57 Les gains heuristiques de l’approche de la structuration des activités spatiales en termes d’« écologies liées » sont importants. D’une part, et à la différence des perspectives « antidifférenciationnistes » prévalant dans les STS qui, comme dans le cas de la théorie de l’acteur-réseau, diluent le scientifique dans le politique et vice versa dans un « tissu sans couture », notre analyse prend acte de rapports de force, de hiérarchies, de principes de dépendance et d’interdépendance au principe d’une topologie sociale complexe et différenciée. Sous la double tutelle de l’écologie politique européenne et des États membres, l’écologie du spatial européen ne définit pas seule ses programmes ni les enjeux qui les organisent. La CE, en particulier, s’essaie à prendre en charge la direction politique de l’Europe spatiale et impose de fait sa normativité par l’entremise du GMES (mais aussi de Galileo, autre « programme phare »). Tout n’est donc pas possible pour les acteurs du spatial (les ingénieurs des agences comme les industriels). Parce qu’elle se situe en porte-à-faux avec l’écologie politique européenne et persévère dans la voie intergouvernementale traditionnelle, l’ESA est en effet contrainte dans ses initiatives de conception de la politique spatiale à mettre en œuvre dans le cadre toujours mouvant du GMES. En même temps, les projets et les désidératas des eurofonctionnaires sont également limités par ce que leurs interlocuteurs du spatial sont disposés à leur fournir. Liés sous contraintes écologiques, les acteurs élaborent ainsi un compromis qui puisse convenir à chacun, sans pour autant renier (dans la mesure des possibles techniques, organisationnels et politiques) l’autorité, les marges d’action et l’intégrité des territoires respectifs.
58 Fort prisé par les acteurs (et leurs « traducteurs » en STS), le discours des acteurs sur les « co-productions » (Jasanoff, 2006) n’a certes rien d’une évidence. Les « co-productions », si elles ont lieu, sont élaborées de telle façon qu’il existe bien des organisateurs politiques du travail de régulation des sciences et techniques. Les ingénieurs et les scientifiques à l’initiative du GMES ne sont en aucune façon des policymakers (Jasanoff, 1991), sauf à considérer l’habillage technique des ordonnances politiques comme de l’activité décisionnelle. Selon nos observations, les séparations demeurent franches entre les activités, notamment le partage entre l’expertise technique, l’exécution administrative et la décision politique. Toutefois, si les frontières délimitant les écologies sociales sont très ancrées, cela ne veut pas dire qu’elles ne se modifient pas. C’est tout l’intérêt de l’étude de l’élaboration du GMES – qu’il nous faudra observer encore durant les prochaines années – d’illustrer le processus multidimensionnel par lequel se reconfigurent les domaines couverts par le spatial, et plus précisément les territoires de l’écologie du spatial.
Remerciements
59 Nous tenons à remercier pour leurs lectures avisées Michel Avignon, Thomas Béraud, Cathy Dubois, Michel Dubois, ainsi que les différents publics auxquels nous avons eu l’opportunité de présenter cette enquête entre octobre 2012 et janvier 2013. Elle a bénéficié du soutien du programme « Espace, innovation, société » du Centre National d’Études Spatiales. Naturellement, les analyses proposées n’engagent que leurs auteurs.
Notes
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[1]
Voir les chronologies fournies in Brachet (2004) et Aschbacher, Milagro-Pérez (2012). Informations recoupées lors d’un entretien avec Gérard Brachet (Bruxelles, 31 janvier 2013), directeur général du CNES de 1997 à 2003, présent à Baveno.
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[2]
À l’origine, c’est de « sécurité environnementale » dont il est question (Pasco, 2005). Le découplage des deux termes dans l’acronyme est significatif. Il révèle le travail catégoriel opéré par les acteurs du processus. Ces termes n’en restent pas moins polysémiques et sujets à remaniements successifs, et c’est la raison pour laquelle l’usage des guillemets nous apparaît indispensable dans la suite de l’article.
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[3]
URL : http://www.gmes.info/pages-principales/projects/project-database. Consulté le 21 août 2012. Ils ont été financés d’une part, dans le cadre des sixième (100 millions d’euros, 2002-2006) et septième (1,2 milliard d’euros, 2007-2013) Programme-Cadre de Recherche et de Développement de l’UE et, de l’autre, par l’ESA (130 millions d’euros de 2002 à 2006, par le « GMES Services Element », et 1,73 milliard pour la période 2007-2013, via le « GMES Space Component »). Voir Mantl, Kainz-Huber (2011).
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[4]
Comme nous le soulignerons plus loin, il s’agit d’une européanisation par la voie communautaire, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’UE, alors que jusqu’à la fin des années 1990, le modèle intergouvernemental incarné par l’ESA constituait la règle. Fondée en 1975, l’ESA constitue un cas particulier parmi les agences spatiales nationales (comme la NASA ou le CNES), puisqu’elle est une agence intergouvernementale, qui a en charge la mise en œuvre des projets spatiaux de vingt pays européens (dont certains ne sont pas membres de l’UE, comme la Norvège et la Suisse), et a noué des coopérations avec des nations européennes (comme la Slovaquie) et des nations extra-européennes (comme le Canada). L’agence européenne n’est donc pas strictement superposable à l’UE, même si une grande partie de son assise géographique coïncide avec elle (Krige et al., 2000).
-
[5]
Naturellement, cette mise en récit liminaire est biaisée car le développement du projet est envisagé ici à partir d’un point d’observation – le nôtre – situé temporellement. C’est en effet au début de l’année 2011 que nous avons eu connaissance du GMES et seulement à partir du printemps 2012 que nous avons décidé d’enquêter. C’est donc durant la « phase d’opération initiale » que nous découvrons le programme. Les premiers tâtonnements du début des années 2000 ne nous sont accessibles que par le truchement d’indices (documentation primaire, entretiens, etc.) ; nous manquons surtout les incertitudes et les aléas inhérents au développement du GMES, qui ont disparu dans les récits des acteurs impliqués du GMES. Sans compter que notre analyse s’interrompt début mars 2013 alors que le programme s’opérationnalise. Ainsi cette recherche peut-elle être lue comme une tentative de saisir un objet d’étude composite se donnant d’emblée comme « global » et en train d’être fait, ce qui pose nombre de problèmes analytiques et narratologiques.
-
[6]
Sans compter que le programme a vocation à s’intégrer dans une sorte de méta-système toujours plus globalisé, le GEOSS (Global Earth Observation System of Systems), se présentant comme « science au service de la société » (Lautenbacher, 2006).
-
[7]
Il est clair que, par exemple, l’activité « lanceurs » symbolisée par Ariane a longtemps constitué une priorité stratégique pour la France (problème de l’accès autonome à l’espace).
-
[8]
À la nuance près que l’utilisation duale, civile et militaire, des satellites dits « transversaux » est de plus en plus courante à l’heure actuelle, et remet en question les sectorisations étanches héritées de la Guerre froide (cf. Gleason, 2010).
-
[9]
Soulignons en outre que selon les pays, les liens de dépendance du spatial avec le civil et le militaire diffèrent. La NASA, elle, est civile, et marque sa différence par rapport aux services techniques du Department of Defense (DOD), qui peuvent concevoir et opérer des satellites, et dont le budget est colossal (Pasco, 1997 ; McCurdy, 1990). Quelques chiffres suffiront à objectiver ces dimensions. En 2004, les budgets annuels respectifs du Pentagone et de la NASA étaient de 15,7 et 15,378 milliards de dollars (34,4 au total des dépenses spatiales, en comptant d’autres agences, comme l’Énergie, le Commerce, la National Oceanic and Atmospheric Administration). En 2012, le DOD bénéficiait d’un budget de 28 milliards de dollars (le même depuis 2008), tandis que la NASA « plafonnait » à 18,724 (le total des dépenses étant de 65 milliards). En 2009, 41,53 milliards du budget fédéral alloués au spatial revennaient au militaire, soit 64,5 % de l’enveloppe globale. À toutes fins utiles, ces chiffres peuvent être comparés avec le budget (civil) de l’ESA, qui était de 2,791 milliards d’euros en 2004, et de 4,02 en 2012 ; ou encore de celui du CNES, première agence spatiale nationale en Europe : 748 et 881 millions d’euros les mêmes années. Données collectées dans la 27e édition de l’European Space Directory, Paris, EUROSPACE, 2012.
-
[10]
Sur la NASA, qui a longtemps fonctionné comme matrice organisationnelle, cf. Kay (2005), McCurdy (1993) et Vaughan (1996).
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[11]
L’importance des enjeux militaires associés au spatial explique, au moins en partie, cette dépendance des commandes industrielles à l’endroit des États.
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[12]
93 articles traitant frontalement ou à la marge le cas GMES ont été publiés dans Space Policy entre 2000 et février 2013.
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[13]
Notons, au-delà de l’ingénierie, des offres de formation en management, droit, business, etc. proposées par des organismes comme l’International Space University, à Strasbourg.
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[14]
Communication from the Commission to the Council and the European Parliament. Outline GMES EC Action Plan (Initial Period: 2001-2003), Bruxelles, 23/10/2001, p. 5.
-
[15]
D’une certaine façon, Galileo a servi de « leçon » à la CE, qui profite désormais de cet apprentissage pour agir dans le cadre (parallèle) du GMES. Ce qui ne signifie pas qu’au départ, les positions de la CE étaient identiques quant à la « gouvernance » de Galileo et de GMES.
-
[16]
Livre Blanc. Espace: une nouvelle frontière européenne pour une Union en expansion. Plan d’action pour la mise en œuvre d’une politique spatiale européenne (présenté par la CE), Bruxelles, 11/11/2004, p. 40.
-
[17]
Livre Blanc. Espace: une nouvelle frontière européenne pour une Union en expansion. Plan d’action pour la mise en œuvre d’une politique spatiale européenne (présenté par la CE), Bruxelles, 11/11/2004, p. 40.
-
[18]
Il n’est pas inutile de rappeler que l’écologie politique européenne se structure autour de trois grandes institutions : la Commission européenne (dont la nature politique oscille entre le gouvernement et l’agence), le Parlement (qui dispose de pouvoirs élargis, notamment dans le domaine du spatial, depuis 2007) et le Conseil de l’Union (qui rassemble les États-membres). Les rapports de force entre ces trois institutions animent un système relativement autonome (Georgakakis, 2010 a, b ; Kauppi, 2005).
-
[19]
Framework agreement between the European Community and the European Space Agency, Official Journal of the European Union, 06/08/2004, L 261/64-68.
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[20]
Ajoutons que tous les pays membres de l’UE n’ont pas la même vision de la politique spatiale européenne. Par exemple, les gouvernements italiens et français privilégient l’approche communautaire dans la mise en œuvre de la nouvelle compétence spatiale accordée à l’UE avec le Traité de Lisbonne. L’Allemagne, quant à elle, considère l’ESA comme « la structure première de coopération en Europe » (Marta, 2013, p. 7).
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[21]
Communication from the Commission, to the Council and the European Parliament, GMES from concept to reality, Bruxelles, 10/11/2005, p. 10.
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[22]
Entretien, DG « Entreprise et Industrie », Commission européenne, Bruxelles, 30 janvier 2013 ; entretien, assistant parlementaire (SPD allemand), Parlement européen, Bruxelles, 1er février 2013.
-
[23]
Communication from the Commission, citée in note 14, p. 16.
-
[24]
Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European economic and social committee and the committee of the regions. On the European Earth Monitoring programme (GMES) and its operations (from 2014 onwards), Brussels, 2011, p. 5.
-
[25]
Dans le budget de l’ESA, le calcul du « juste retour géographique » (entre le paiement de chaque État et ce qu’il reçoit ensuite de l’Union Européenne) suppose que les États retrouvent, dans la chaîne des projets spatiaux, l’équivalent de leurs investissements initiaux (Bertoncini 2007, 105). Le budget de l’UE n’est pas, lui, soumis à cette règle. Pour ce qui concerne les affaires spatiales, l’UE attribue ses marchés aux consortiums industriels dont les offres proposées suite à des appels européens sont les plus compétitives. Ainsi GMES, parce qu’il se place à l’articulation techno-politique de l’UE et de l’ESA, constitue une sorte de point aveugle budgétaire (entretien, Bureau GMES, DG « Entreprise et Industrie », Commission européenne, Bruxelles, 31 janvier 2013). Les discussions s’organisent désormais, entre la CE et l’ESA, sur l’idée d’un « retour équitable » : Catherine Procaccia, Bruno Sido, Rapport sur les enjeux et perspectives de la politique spatiale européenne, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, 7 novembre 2012, p. 22.
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[26]
Entretien, DG « Entreprise et Industrie », Commission européenne, Bruxelles, 30 Janvier 2013.
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[27]
Entretien, DG « Entreprise et Industrie », Commission européenne, Bruxelles, 30 Janvier 2013.
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[28]
Ces experts sont détachés pour une durée limitée ; le plus souvent ils sont membres d’agences nationales du spatial, mais ce n’est pas à ce titre qu’ils travaillent au sein de la CE. Il est même, au contraire, contractuellement stipulé que les conflits d’intérêts éventuels doivent être repérés dans le cours du travail d’expertise (entretien, ancien membre détaché au Bureau GMES, CNES, Centre Spatial Technique, Toulouse, 6 février 2013).
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[29]
Entretien, Bureau GMES, DG « Entreprise et Industrie », Commission européenne, Bruxelles, 31 janvier 2013.
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[30]
Cette instabilité est d’autant plus grande dans le cas du GMES, que le Commissaire Antonio Tajani, auparavant en charge des transports au sein de la CE Barroso I, a rapatrié, dans son nouveau portefeuille « Entreprise et Industrie », les questions spatiales (Galileo et GMES).
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[31]
Cahier de terrain (JL, ASM), cinquième conférence de la politique spatiale européenne, Commission européenne, Bruxelles, 30 janvier 2013.
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[32]
Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Livre blanc sur les services d’intérêt général, Bruxelles, 12/5/2004, p. 23.
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[33]
Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Livre blanc sur les services d’intérêt général, Bruxelles, 12/5/2004, p. 25.
-
[34]
Communication from the Commission citée in note 14, p. 7.
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[35]
Ibid. p. 3.
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[36]
Communication from the Commission to the European Parliament and the Council. GMES. Establishing a GMES capacity by 2008 (Action Plan 2004-2008), Bruxelles, 3/2/2004.
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[37]
Pour un autre exemple de ce type de discours performatif, listant les arguments à même de mobiliser le public dans des « participative ways », voir Ehrenfreund et al. (2010). « L’intérêt du public » est d’emblée considérée comme un « soutien » pour les programmes spatiaux d’exploration à long terme (Ehrenfreund et al., 2010, p. 562). On peut suggérer que le soutien public et le retentissement médiatique, qui ont marqué les débuts de la conquête spatiale, au moins jusqu’à Apollo 11, ont durablement inscrit « le public » (avec toutes les approximations et les indéterminations auxquelles ce terme renvoie) dans la liste des acteurs à mobiliser (voir Lamy, 2010).
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[38]
Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Commitee and the Committee of the regions. On the European Earth Monitoring Programme (GMES) and its operations (from 2014 onwards), Bruxelles, 2011, p. 3.
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[39]
Regulations (EU), n° 911/2010, Official Journal of the European Union, L 276, article 17, paragraph, 1, p. 276.
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[40]
Comme nous avons pu le vérifier à l’occasion d’un workshop : « Role of EU-flagships (EGNOS/Galileo and Copernicus) to respond to societal challenges of Horizon2020-program », conférence « EU Science: Global Challenges & Global Collaboration », représentation de la Région Lazio (Italie), Bruxelles, 6 mars 2013. Cahier de terrain (ASM).
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[41]
Communication from the Commission, citée in note 24, p. 13.
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[42]
Communication from the Commission, citée in note 24, p. 14.
-
[43]
Communication from the Commission, citée in note 14, p. 3.
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[44]
Traité sur l’Union Européenne, version consolidée, Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne, 2010, p. 131.
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[45]
Entretien, DG « Entreprise et Industrie », Commission européenne, Bruxelles, 30 janvier 2013.
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[46]
Entretien, assistant parlementaire (SPD allemand), Parlement européen, Bruxelles, 1er février 2013.
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[47]
Communication from the Commission citée in note 24, p. 53.
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[48]
En effet, ce « marché de services GMES » constitue plus précisément un « segment de marché », étant entendu qu’un marché ne se structure pas avec un seul type de produit, mais se décline selon des segments spécifiques. Autrement dit, nous nous intéressons à un marché des applications spatiales, qui incorpore un marché de services GMES. L’ensemble ainsi structuré compose une offre (variée, ou pas) disponible à la vente, avec des clients potentiels. Il institue une fixation des prix, l’encadrement juridique et réglementaire des échanges, une matérialité des flux (financiers et des produits) et enfin, l’intervention d’acteurs politiques chargés de faire respecter les règles. Le marché des applications spatiales est à ce point diversifié dans ses segmentations que des rencontres sont organisées régulièrement sur des segments de marché spécifiques.
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[49]
Communication from the Commission, citée in note 14, p. 3.
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[50]
Communication from the Commission to the European Parliament and the Council. GMES. Establishing a GMES capacity by 2008 (Action Plan 2004-2008), Bruxelles, 3/2/2004, p. 6.
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[51]
Communication from the Commission to the European Parliament and the Council. GMES. Establishing a GMES capacity by 2008 (Action Plan 2004-2008), Bruxelles, 3/2/2004, p. 7.
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[52]
Entretien, DG « Entreprise et Industrie », Commission européenne, Bruxelles, 30 Janvier 2013.
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[53]
Discours d’Antonio Tajani, commissaire européen en charge de l’industrie, cinquième conférence de la politique spatiale européenne, 29 janvier 2013. Repris sur le site de la CE : http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-13-69_fr.htm, consulté le 8 février 2013.