1« La science est, après tout, une activité sociale » [1]. La formule inaugurale de Robert K. Merton date de 1938. Elle résume bien tant l’orientation que la part d’hésitation caractéristique du projet initial de la sociologie des sciences. Elle indique la voie empruntée depuis par des générations successives de sociologues d’abord américains puis européens : étudier la science non pas seulement comme un ensemble de méthodes, de procédures ou de savoirs certifiés, mais également et surtout comme une activité sociale à part entière. Et ce rétrospectivement avec un succès indéniable : la sociologie des sciences est aujourd’hui non seulement une spécialité bien établie, mais une composante majeure d’un domaine interdisciplinaire – les Science and Technology Studies (STS) – qui fédère des milliers de chercheurs à travers le monde. La formule souligne également, avec un simple adverbe, qu’une telle perspective n’a pas le statut de l’évidence. Il revient au sociologue de l’établir... « après tout », une fois notamment soupesé le degré de validité des discours préexistants sur la science : ceux des historiens et des philosophes, mais également ceux des scientifiques eux-mêmes. Or, que peut bien avoir de si important à dire le sociologue des sciences qui ne puisse être dit par les uns ou par les autres ? En quoi le fait d’affirmer que la science est, après tout, une activité sociale consiste-t-il à dire autre chose qu’une banalité – il n’y aurait donc de science qu’en société, la belle affaire !– ou qu’une futilité – à quoi bon restituer l’« arrière-cuisine » de la science, celle-ci ne se suffit-elle donc pas à elle-même ?
2Ainsi que le rappelait Jean-Michel Berthelot (2008), il existe autant de façons de répondre à cette double interrogation que de façons de définir la science comme activité sociale. La controverse qui agite cycliquement depuis trente ans la sociologie des sciences autour de la démarcation de la science l’illustre abondamment. La polarité de cette controverse peut être rappelée ici à grands traits. D’un côté la thèse selon laquelle le caractère social de l’activité scientifique n’est ni banal ni futile dans la mesure où il représente la condition nécessaire de l’autonomie, sinon absolue du moins relative, de la science et de ses produits. Le social s’apparente ici à un état et/ou un processus collectif – interactionnel, organisationnel, normatif – dont la spécificité est indissociable de celle des produits de l’activité scientifique comme de la légitimité du « pouvoir social » des scientifiques. De l’autre, la thèse selon laquelle le caractère social de l’activité scientifique ne peut être ni banal ni futile dans la mesure où il fait l’objet d’un travail systématique d’occultation de la part des scientifiques. Une fois « dévoilé » par le sociologue, il permet d’en finir définitivement avec l’« illusion » d’une autonomie de la science et de la communauté scientifique. Le social s’apparente là encore à un état et/ou un processus collectif, mais dont l’absence de spécificité ne peut qu’alimenter tant le scepticisme quant à celle des produits de l’activité scientifique que la critique du « pouvoir social » des scientifiques.
3Cette controverse a été reconstituée dans ses grandes lignes historiques et épistémologiques (Stehr, 1978 ; Ben-David, 1991 ; Boudon, Clavelin, 1994 ; Dubois, 2001 ; Raynaud, 2003 ; Shinn, Ragouet, 2005 ; Evans, 2005). La sociologie des sciences nord-américaine – en particulier celle développée en contact direct ou indirect avec les départements de sociologie des universités de Harvard ou de Columbia dans la seconde moitié du xxe siècle – incarne traditionnellement le pôle centré sur l’idée d’une autonomie de la science. Pour mémoire on peut évoquer rapidement quelques figures sociologiques classiques. Dans le sillage des variantes du fonctionnalisme incarnées par Parsons et Merton, B. Barber (1953) affirme par exemple que « la science conserve une marge d’indépendance, comme toutes les autres parties de la société, parce qu’elle possède sa propre structure interne et un principe d’action qui lui est propre ». Parmi les éléments qui garantissent l’« autonomie relative de la science » il faut compter certes les « schèmes conceptuels à haut niveau de généralité » qu’elle semble seule capable de produire, mais également les « organisations sociales indépendantes dans lesquelles les scientifiques conduisent leurs activités » ou « les valeurs fortes auxquelles ils adhèrent » (pp. 33-34). Et Barber de décliner les normes et valeurs caractéristiques de l’activité scientifique en généralisant l’étude mertonienne de l’« ethos » scientifique (communalisme, universalisme, scepticisme organisé, désintéressement). L’autonomie est synonyme à ses yeux de bon fonctionnement de la science :
« La science ne peut progresser sans une part importante d’auto-contrôle, c’est-à-dire un contrôle exercé par les scientifiques professionnels eux-mêmes dans leurs organisations formelles et informelles ».
5Hagstrom (1965) prolonge cette analyse dans les termes d’une sociologie des professions scientifiques. Comme toute autre profession, celle de scientifique se nourrit d’une « mystique de l’autonomie » destinée à associer étroitement la réalisation d’un travail à une forme d’indépendance professionnelle fondée sur la maîtrise de savoirs et compétences particulières. Cependant, note rapidement Hagstrom, plus que toute autre profession, la science se singularise par son rapport à l’autonomie :
« à la différence des autres professions, non seulement ses praticiens réclament une autonomie dans le choix des procédures à utiliser dans le cours de leur travail et dans l’évaluation de leur réussite ; mais ils réclament le droit de décider par eux-mêmes des problèmes qu’ils choisissent d’étudier tout comme de la vérité des théories développées en fonction de leur travail comme de celui de leurs collègues ».
7Enfin, dernière illustration, Ben-David apporte une dimension sociohistorique à l’approche de l’activité scientifique comme « rôle social » indépendant. La percée sociale, dans l’Angleterre du xviie siècle, de la figure du « philosophe expérimental » libéré de la censure religieuse et de la domination de doctrines métaphysiques ne peut être comprise sans la prise en compte de facteurs politiques et culturels. En particulier « la diffusion de formes individualistes du puritanisme a créée des opportunités sans précédent pour formuler des justifications religieuses audacieuses à l’origine de la reconnaissance de l’autonomie du rôle scientifique et des institutions scientifiques » (1991[1985], p. 352).
8En rupture, voire en opposition avec cette réflexion sur les conditions sociales d’émergence et d’exercice des formes de l’autonomie scientifique, la sociologie des sciences européenne du début des années soixante-dix – second pôle – se bâtit sur un projet unilatéral d’hypersocialisation de la science. L’activité des chercheurs y est certes toujours décrite comme une activité sociale, mais une activité sociale comme une autre, soumise aux influences venues de domaines considérés jusqu’alors comme situés à l’« extérieur » de la science : la politique, l’industrie, l’économie ou encore la société civile. L’autonomie scientifique se transforme en une idéologie professionnelle, le fondement cognitif de la démarche scientifique se rapproche des formes de raisonnement mobilisées dans la connaissance ordinaire, la supériorité du savoir scientifique sur d’autres formes de savoirs perd son statut d’évidence. Là encore le rappel de quelques figures sociologiques marquantes peut être utile. Lorsque Barnes et Dolby (1970) élaborent par exemple un point de vue « déviant » sur l’ethos de la science c’est pour affirmer (1) que les valeurs traditionnelles censées définir le principe d’action de la science (celles notamment rappelées par Barber à la suite de Merton) sont en réalité « non spécifiques à la science » et (2) que leur usage relève des « termes d’une idéologie » produite à destination des non-scientifiques à l’occasion de situations de célébration, de justification ou de conflit (pp. 13-14). Lorsque Knorr-Cetina (1981) ou Latour et Woolgar (1988) investissent la microsociologie de laboratoire, c’est pour montrer que les formes de raisonnements à partir desquelles s’élaborent les savoirs scientifiques ne diffèrent en rien des pratiques interprétatives des activités non scientifiques. Les chercheurs observés par Knorr-Cetina dans leur activité quotidienne ne cessent d’évoquer les « investissements », les « risques », les « coûts », les « bénéfices attendus »… et tous cherchent à « vendre » leurs « produits » sur les « marchés » pour gagner du « crédit » (p. 74). Latour et Woolgar considèrent de même que le « processus de pensée » utilisé par les chercheurs en situation de travail « ne diffère pas fondamentalement des moyens mis en œuvre pour faire face aux événements de la vie de tous les jours » (p. 167). Le constat est partagé par les sociologues spécialisés dans l’étude des controverses. Collins et Pinch ([1979] 1991) l’affirment de façon provocatrice : « en parapsychologie rien ne se passe qui ne soit scientifique »… ce qui signifie que, réciproquement, en science rien n’est vraiment différent de ce qui se passe dans les parasciences. Enfin, dernier exemple classique, la sociologie de la traduction de Callon (1988) mobilise la notion de réseau sociotechnique pour faire entrer dans la science tout ce qui peut sembler de prime abord lui être extérieure. À l’idée de science comme activité autonome, Callon oppose notamment la « symétrie » entre producteurs et utilisateurs de science :
« la robustesse d’un fait scientifique n’est pas le résultat d’une décision rationnelle prise par un esprit libre […] c’est une solidité composée […] Elle tient à la compétence (reconnue) des chercheurs qui ont produit le fait […] Mais et de façon symétrique, elle dépend également de l’intérêt que manifestent les utilisateurs (réels ou potentiels) vis-à-vis de ce fait ».
10Ces exemples ne font que suggérer la diversité des postures situées sur le continuum qui relie ces pôles. Elle apparaît comme étroitement liée à celle des modes de problématisation de l’autonomie scientifique. Les sociologues la caractérisent tour à tour en termes de normes et de valeurs (l’ethos et ses transformations), de mécanisme de régulation et d’autorité (le contrôle par les pairs), d’organisation professionnelle (les établissements académiques), de possibilité de choix (choisir ses objets, ses projets, ses critères), de nature de compétences, de raisonnements ou de savoirs, etc. Par delà ce constat, il est intéressant de réfléchir brièvement aux conséquences actuelles de la querelle de démarcation de la science. On en retiendra ici trois principales : politique, sociale et sociologique. Une première conséquence, pour une grand part non intentionnelle, renvoie à son usage politique. La diffusion croissante de l’idée d’une « contextualisation » de la science a contribué à légitimer une pratique de managérialisation qui impose aux chercheurs des contraintes venues du marché, de l’État ou d’entités supranationales (Lave et al., 2010). L’actualité de l’activité scientifique apparaît en tendance peu différente de celles des autres professions :
« pressions économiques croissantes […] ; exigence de rendre des comptes sur les résultats du travail, souvent sur la base d’indicateurs simples imposés de l’extérieur, avec le benchmarking ; bureaucratisation des contextes de travail […] ».
12Le recours de plus en plus systématique à des instruments de financement par projet implique par exemple l’intrusion d’une temporalité gestionnaire courte dans celle généralement plus longue de la recherche (Schultz, 2013). Fortes de la symétrie entre « producteurs » et « utilisateurs » de science proclamée par la sociologie de l’innovation, les théories de l’innovation développées dans les années 90 – en particulier la théorie dite du « mode 2 » (Gibbons et al., 1994 ; Nowotny et al., 2003) – présente la nature contextualisée de la science comme un stade utilitariste caractéristique de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle. L’étude critique de ces théories (Weingart, 1997 ; Etzkowitz, Leydesdorff, 2000 ; Shinn, 2002 ; Pestre, 2003) montre qu’à défaut de connaissances réellement solides, elles fournissent un langage efficace pour orienter l’action publique. Et ce d’autant plus que leurs auteurs sont parfois en charge de l’élaboration ou de la mise en œuvre de politiques scientifiques. De leur côté les sociologues qui professent l’absence de spécificité de l’activité scientifique sont dans une situation pour le moins inconfortable pour réfléchir efficacement aux conséquences générales de la remise en cause de l’autonomie scientifique.
13Une deuxième conséquence renvoie à un certain usage social de la critique de l’autonomie de la science (Weingart, 1982). La problématisation du « pouvoir social » des scientifiques, la mise en question de l’autorité scientifique et de la spécificité des savoirs scientifiques génèrent une méfiance collective à l’égard de la science qui, dans certaines circonstances, peut nourrir non pas seulement ce que Gross et Levitt (1994) désignaient comme des « higher superstitions », mais plus ordinairement des formes très variées de crédulité. S’il est vrai que les scientifiques n’ont pas l’indépendance qu’ils prétendent avoir, que la supériorité de la connaissance scientifique n’est qu’une fiction parmi d’autres, ne faut-il pas dès lors se tourner vers d’autres sources de savoir ou d’autorité comme la religion, l’idéologie, les parasciences, l’astrologie, l’Intelligent Design ? Le risque de perte de prestige du rôle scientifique et par extension de l’institution scientifique est à ce point palpable que quelques figures marquantes de la controverse font aujourd’hui machine arrière. Collins et Evans (2007) appellent les sociologues à produire un discours qui suspendent au moins provisoirement la contextualisation de la science : « cela nous aidera à comprendre, affirment-ils, que bien que la science et la technologie ne touchent pas au divin, elles demeurent la meilleure manière de distiller l’expérience humaine d’un monde incertain » (p. 3). Métamorphosé sur le tard en dernier rempart de l’Institution scientifique, Latour anticipe la surprise de ses lecteurs :
« Je sais pertinemment que les mots de « valeur » et d’« institution » peuvent effrayer, qu’ils peuvent même sentir horriblement la réaction. Quoi ? Un retour aux valeurs ? Une confiance dans les institutions ? Mais n’est-ce pas ce dont nous sommes enfin sortis ; ce à quoi nous avons mis fin ; ce que nous avons appris à combattre et même à mépriser ? Et, cependant […] nous avons peut-être bien changé d’époque. L’ampleur des crises écologiques oblige à revenir sur tout un ensemble de réactions, disons plutôt de réflexes conditionnés, qui nous enlèvent toute souplesse pour réagir à ce qui vient ».
15L’évocation de ces « réflexes conditionnés » nous conduit à une troisième conséquence, qui se situe sur un plan cette fois plus sociologique. La controverse autour de l’autonomie de la science a contribué tout à la fois à inspirer de nouveaux concepts, à faire émerger de nouveaux objets, mais également à installer un « prêt-à-penser » dont il faut parfois, comme nous y invite Latour, apprendre à se défaire. Pour ce qui concerne les concepts, on peut rappeler par exemple celui de « boundary work » développé avec un certain succès par Gieryn (1983 ; 1999) pour appeler les sociologues à envisager le problème de la démarcation sur un plan pratique et non seulement analytique ; ceux d’Ausdifferenzierung (différenciation fonctionnelle externe) et Innendifferenzierung (différenciation fonctionnelle interne) repris par Stichweh (1991 ; 1992), dans le prolongement de Luhmann, pour analyser l’émergence historique du « système » scientifique. Dans une perspective théorique différente, le concept « d’objet-frontière » (boundary object) conçu par Star et Griesemer (1989 ; voir également Trompette, Vinck 2009) rend compte de la capacité d’acteurs appartenant à des « mondes sociaux » différenciés – scientifique, non scientifique – à se coordonner autour d’entités médiatrices matérielles ou conceptuelles. L’approche « transversaliste » de la recherche technico-instrumentale développée par T. Shinn (2000) rend compte des phénomènes de convergence intellectuelle en prenant acte de la diversité, de l’hétérogénéité, de la contextualité des pratiques cognitives concrètes. Enfin dernier exemple, le concept d’« épistemologie civique » (civic epistemology) développée par Jasanoff (1996 ; 2005) restitue la capacité de « collectifs hybrides » (c’est-à-dire composés d’experts et de profanes) à « co-produire » de la connaissance et de l’ordre social, de l’évaluation cognitive et du choix collectif. L’élaboration de ces approches et concepts a été conduite dans le cadre de travaux portant sur des objets situés à l’articulation d’espaces sociaux jusqu’alors considérés comme différenciés. On peut en évoquer ici principalement deux : (1) la science et le marché avec l’analyse des origines et conséquences de la montée en puissance de la « science entrepreneuriale », avec une attention particulière pour les sciences du vivant (Croissant, Restivo, 2001 ; Etzkowitz, 2003 ; Kleinman, Vallas, 2006 ; Owen-Smith, 2006 ; Jones, 2009, Penders et al., 2009 ; Evans, 2010 ; Lam, 2010 ; Hansen, 2011) ; (2) la science et la société civile avec la diffusion à l’échelle internationale d’une nouvelle forme d’expertise participative identifiée à un nouveau « modèle démocratique » pour les décisions scientifiques et technologiques (Callon et al., 2001 ; Kelly, 2003 ; Moore, 2006 ; Lengwiler, 2008 ; Durant, 2011). On ne peut bien sûr prétendre ici discuter ces nombreux travaux, mais souligner tout au plus certaines dérives interprétatives qui sont autant de « réflexes conditionnés » dont il faut avoir conscience. Nos propres travaux sur la recherche biomédicale (Dubois, 2012 ; Brunet, Dubois, 2012) nous ont conduit à maintenir une distance critique avec le langage courant de l’« indifférenciation » comme de la « co-production ». L’étude des collectifs scientifiques montre certes la capacité des chercheurs à mener de front des stratégies non pas seulement cognitive, mais également organisationnelle, entrepreneuriale, civique ou institutionnelle. Cela n’implique nullement qu’il soit impossible de différencier analytiquement la part relative de ces stratégies. De même si les sociologues des sciences d’inspiration fonctionnaliste ont parfois sous-estimé la part d’hétérogénéité interne à la science, encore ne faut-il pas tomber dans le travers inverse. Il revient au sociologue non pas de postuler l’irréductibilité de l’hétérogénéité des activités qui relèvent de la science, mais d’établir empiriquement leur degré de continuité ou de ressemblance afin de pouvoir potentiellement les identifier comme appartenant à même ensemble social. Le discours de la « co-production » relève parfois de la même logique a priori : il consiste trop souvent à postuler, parfois de façon tout à la fois volontariste et normative, ou sur la base d’exemples difficilement généralisables (Epstein, 1995 ; Rabeharisoa, Callon, 1999), une symétrie entre experts et non-experts dans la co-production du social et des savoirs. Nul doute que la critique de l’autorité scientifique et de l’expertise technocratique a, par certains aspects, bénéficié aux citoyens et à la démocratie en général. Pour autant, dans la pratique, de nombreuses asymétries perdurent pour de bonnes et de moins bonnes raisons (Weingart, 2004 ; Caron-Flinterman et al., 2007). C’est pourquoi il paraît tout aussi important d’un point de vue sociologique de restituer l’inégalité des acteurs que leur capacité, sous certaines conditions déterminées, à la dépasser.
16Ce numéro spécial de L’Année sociologique propose de poursuivre collectivement cette réflexion critique autour de la démarcation de la science et ses enjeux. L’exercice n’est à vrai dire pas totalement inédit. La sociologie des sciences a par le passé déjà bénéficié d’un numéro spécial de L’Année sociologique (1986, n° 36) coordonné par B.P. Lécuyer et B. Latour (avec la collaboration de M. Callon). Ce numéro restituait l’effervescence du domaine à travers la grande diversité d’objets et d’orientations des contributions. Le parti pris retenu est ici différent. Ce numéro est composé de six articles de recherche publiés en deux volets : trois dans ce numéro 2013, vol. 63, n° 2, trois dans le prochain numéro 2014, vol. 64, n° 1 qui sont d’ores et déjà prépubliés en ligne. Tous ces articles reposent sur l’exploitation de matériaux originaux et analysent, selon la perspective propre à chaque auteur, la question de la spécificité de l’activité scientifique. L’approche sociohistorique des déterminations de la vitesse de la lumière (D. Raynaud) montre par exemple que les connaissances scientifiques dépendent d’un ordre objectif extérieur, dont témoigne l’unidirectionnalité du processus de révision (ce qui oppose la science à la croyance), mais également que la compétition scientifique peut être spécifiée en termes d’« émulation redistributrice » distincte de la rivalité politique ou de la concurrence économique. L’étude de corpus consacré aux revues éphémères et mouvements de critiques des sciences en France (R. Debailly) permet de mettre en évidence la diversité des formes de « politisation de la science » qu’un cadre analytique trop binaire peine à restituer. La sociologie du spatial (J. Lamy, A. Saint-Martin,) en général, et du programme d’observation de la Terre Copernicus/GMES (Global Monitoring for Environment and Security) en particulier, démontre la dimension agissante de certaines frontières, notamment celles qui séparent l’expertise technique, l’exécution administrative et la décision politique. Le décryptage des réseaux et entourages citationnels en chimie (B. Milard) suggère que la rédaction d’une publication et la mise en scène des références bibliographiques est difficilement réductible à une épreuve littéraire et rhétorique. Il permet d’identifier plusieurs types d’entourages citationnels qui chacun renvoie à des pratiques et à des dynamiques professionnelles spécifiques. La controverse internationale autour des résultats de l’équipe de Jacques Benveniste transformée en affaire dite de la « mémoire de l’eau » (P. Ragouet) se développe selon une succession de phases de « déconfinement » – « reconfinement » qui atteste de la prégnance pour les chercheurs d’une série de normes qu’il s’agit d’isoler. Enfin l’étude de la correspondance de Merton (M. Dubois) permet non seulement d’éclairer sous un jour original la tension entre connaissance publique et connaissance privée d’un « programme disciplinaire » en sciences sociales, mais aussi d’étudier la manière dont ce programme intègre certaines spécificités du milieu académique.