Le rouet de Montaigne
1« Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire : pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument, nous voilà au rouet » (Montaigne 2007 [1595], p. 638).
2En d’autres termes, les théories les plus solides elles-mêmes reposent sur des principes qui ne peuvent être démontrés de par leur nature de propositions premières. Montaigne énonce ici dans son style imagé un théorème de philosophie de la connaissance qui a été repris par nombre d’éminents auteurs. Pour Kant, il n’y a pas de connaissance sans a priori. Selon Simmel, nous pouvons discuter tous les maillons d’une chaîne argumentative, sauf le premier. Il s’en suit que toute connaissance est dépendante d’un point de vue. Pour Weber (1995 [1919], p. 41), il n’y a pas de science qui ne repose sur des présupposés (Keine Wissenschaft ist voraussetzungslos). Pour Thomas Kuhn (1970[1962]), la science normale est toujours assise, quelle que soit la discipline concernée, sur des ensembles de principes qu’il qualifie de paradigmes. Pour Imre Lakatos (1979), toute vérité scientifique résulte de la mise en œuvre d’un programme.
3Le philosophe et sociologue allemand Hans Albert (1991) a popularisé le rouet de Montaigne à partir d’une référence à un conte populaire. Selon le trilemme de Münchhausen, vouloir démontrer un principe c’est, à l’instar du célèbre baron, vouloir se sortir d’un étang en se soulevant par les cheveux. Il s’agit bien d’un trilemme, car tout principe confronte celui qui y adhère à trois possibilités également insatisfaisantes : 1) chercher à démontrer le principe en question à partir d’autres principes et ainsi à l’infini, 2) chercher de façon circulaire à le démontrer en s’appuyant sur ses conséquences, 3) prendre le principe en question pour argent comptant et renoncer à le démontrer.
4Ce théorème capte l’une des raisons essentielles pour lesquelles sciences naturelles et sciences humaines produisent normalement à la fois du vrai et du faux. Comme le dit Vilfredo Pareto, « l’histoire des sciences est un cimetière d’idées fausses ». Cela résulte entre autres de ce que le scientifique peut avoir la main malheureuse dans le choix des principes auxquels il adhère. Ainsi, la science est une source essentielle de faux savoirs à côté bien sûr de vrais savoirs. Les effets pernicieux de ces faux savoirs sont parfois à la mesure de son autorité et de son influence. Ces faux savoirs sont ceux qui s’appuient sur des principes stériles ou auxquels on attribue une portée qu’ils n’ont pas.
5La démarche scientifique dans son fonctionnement le plus normal est donc à l’origine de l’installation d’idées fausses, voire de fausses sciences. Car, comme il faut du temps pour valider un principe, l’on fait parfois un bout de chemin assez long sur des voies qui conduisent à des impasses. Cela résulte de ce que, comme on ne peut démontrer un principe, il faut se contenter de le tester en l’appliquant à des sujets divers.
6C’est à ce mécanisme générateur de faux savoirs que je m’attacherai ici. Ses effets sont plus sournois que ceux des fausses sciences patentes, celles qui, comme l’astrologie, sont fondées sur des principes invraisemblables que seules certaines franges du public sont prêtes à admettre. Ces fausses sciences avérées sont largement médiatisées, mais leurs effets sur l’espace public sont moins importants que ceux des faux savoirs produits par le fonctionnement courant de la pensée scientifique. Car ces derniers bénéficient de l’autorité des hommes de science et de la fiabilité généralement consentie à la démarche scientifique. Aussi ont-ils parfois une influence sociale et politique considérable et dans certains cas néfaste.
Pensée ordinaire vs. pensée scientifique
7La plupart des théories se proposant d’expliquer les croyances aux idées fausses ont en commun de les imputer à des procédures de pensée défaillantes d’origine mystérieuse. C’est le cas de Vilfredo Pareto dans la théorie des dérivations qu’il présente dans son Traité de sociologie générale, de John Stuart Mill dans le Book of Fallacies de son Traité de logique, de Karl Popper (lorsqu’il dénonce le vérificationnisme comme une cause essentielle des glissements de la pensée ordinaire et l’oppose au faillibilisme de la pensée scientifique) ou des spécialistes de psychologie cognitive, comme Nisbett et Ross (1980), Richard Shweder (1991) ou le Prix Nobel Daniel Kahneman (2011). Ce dernier oppose frontalement, dès le titre même de son Thinking fast and slow, la pensée ordinaire à la pensée rigoureuse et tente d’établir la liste des biais responsables des glissements qu’il impute à la pensée ordinaire sur la foi des résultats de ses expériences. Or on peut montrer dans bien des cas que ces glissements proviennent en fait, non de biais d’origine inconnue, mais de raisons compréhensibles. Même la plus spectaculaire sans doute des expériences de la psychologie cognitive, l’expérience de J. Tooby et L. Cosmides, où l’on constate que des médecins peuvent se tromper lourdement sur les conclusions à tirer d’un test médical, doit être interprétée par des raisons compréhensibles et non par des biais a?rationnels (Boudon 2011, pp. 59-62).
8Ces théories passent en réalité à côté de l’essentiel, à savoir que les croyances aux idées fausses ont souvent leur cause, non pas dans des biais d’origine obscure ou dans on ne sait quelle incapacité de la pensée ordinaire à identifier les sophismes, mais dans les procédures de la pensée les plus normales et les plus légitimes. Une notion comme celle de biais a une valeur exclusivement descriptive. Lui accorder une valeur explicative évoque immanquablement la vertu dormitive de l’opium chère à Molière. Karl Popper (1976) et Auguste Comte (1842) avant lui ont bien vu que cette confusion entre le descriptif et l’explicatif condamnait les sciences humaines et sociales à en rester à un stade spéculatif [2].
Le théorème de Bayes et la crédibilité des principes
9Mettre en évidence la faiblesse ou la force de principes et juger de leur stérilité ou de leur fécondité peut requérir beaucoup de patience. Dans le cas des sciences humaines, plusieurs de ces principes doivent leur attractivité et leur influence à ce qu’ils paraissent rendre compte du succès des sciences de la nature. Or, appliqués aux sciences humaines, ils se sont dans bien des cas révélés déboucher sur des impasses et être à l’origine de faux savoirs. On trouvera ici, sous forme d’esquisses, l’historique de quelques uns des principes que les sciences humaines ont cru pouvoir tirer des sciences de la nature et qui ont conduit à de faux savoirs ou même à de fausses sciences. Bien entendu, il y a aussi des principes qui ont conduit à des réussites. Et, dans le long terme, le vrai tend à chasser le faux, car, comme le dit Durkheim :
« Le concept qui, primitivement, est tenu pour vrai parce qu’il est collectif tend à ne devenir collectif qu’à condition d’être tenu pour vrai : nous lui demandons ses titres avant de lui accorder notre créance ».
11Le théorème de Bayes identifie le mécanisme responsable de cette tendance de long terme. Il indique que l’on peut se trouver dans une situation où l’on est incapable de démontrer la validité d’une hypothèse – ou d’un principe – tout en étant capable d’évaluer sa crédibilité au vu de certaines données empiriques : celles qu’on s’attend à observer si l’hypothèse est valide. Lorsqu’on ne sait pas si une urne contient une majorité de boules blanches ou de boules noires, si l’on tire à l’aveugle de l’urne un nombre important de boules blanches, on tendra à se convaincre que les boules de l’urne sont en majorité blanches, et ce d’autant plus facilement que l’on tirera nombre de boules blanches [3]. Appliqué à la question de la validité des principes, le théorème indique que notre confiance en la validité d’un principe tend à croître avec le nombre de faits qu’il permet d’expliquer, surtout lorsqu’on a en outre peine à observer des faits qui le contredisent ou qu’il ne peut expliquer.
12L’histoire du darwinisme offre un exemple canonique de l’application du théorème de Bayes à la question de la validité des principes. Selon le néo-darwinisme, i.e. la forme actuelle du darwinisme historique, un phénomène d’évolution doit par principe s’analyser comme l’effet d’un processus à deux temps : un temps d’apparition de mutations et un temps de sélection des mutations en fonction de leur capacité adaptative. Le principe de base du darwinisme formalisé par le néo-darwinisme s’est imposé au cours d’un lent processus parce qu’il permet d’expliquer un nombre considérable de faits qu’on ne sait pas expliquer autrement : on a tiré une foule de boules blanches de l’urne, en l’occurrence de faits concernant l’histoire du vivant qu’on a pu expliquer en partant de ce principe. En même temps, l’on comprend que le darwinisme ait toujours été et continue d’être un sujet de controverse malgré ses innombrables succès, car on ne peut à proprement parler démontrer la validité de ses principes.
13C’est cette impossibilité qui permet de comprendre qu’aient été naguère encore mises sur le marché des théories concurrentes, comme la théorie de l’Intelligent design. De façon plus générale, l’impossibilité de démontrer les principes sur lesquels repose obligatoirement toute théorie ouvre la possibilité pour celui à qui elle ne plaît pas de lui préférer une théorie correspondant mieux à ses croyances. C’est l’un des mécanismes sous l’effet desquels les passions et les idéologies parasitent facilement la vie scientifique.
14L’on doit bien sûr admettre que les faux savoirs et les croyances douteuses proviennent dans certains cas de ce que le croyant utilise des procédures d’inférence illégitimes. C’est à juste titre que Popper et d’autres ont dénoncé le vérificationnisme comme une source essentielle des croyances fausses. On dénomme ainsi la procédure de pensée qui s’appuie sur le sophisme de l’affirmation du conséquent [4] : ce n’est pas parce qu’une relique supposée provenir de la mangeoire de l’Enfant Jésus date effectivement du premier siècle sur la foi des expertises scientifiques, qu’elle en provient effectivement, contrairement à ce que croient certains. Il est vrai que cette procédure est courante, qu’elle est illégitime et qu’elle explique certaines croyances fausses. Mais si l’on passe du cadre de la logique formelle à celui du calcul des probabilités, on doit nuancer la critique du vérificationnisme. Le théorème de Bayes formalise en effet l’idée de bon sens selon laquelle la découverte d’un événement se présentant comme en accord avec une hypothèse renforce la crédibilité de cette dernière. Lorsqu’une théorie explique un nombre important de faits et qu’aucune théorie concurrente ne parvient au même résultat, la crédibilité de la théorie s’en trouve confortée.
15Il faut certes distinguer entre les applications légitimes et les applications illégitimes du théorème de Bayes. Il existe bien, comme l’ont illustré Gérald Bronner (2006) ou Jean-Bruno Renard (2011), des utilisations illégitimes de ce théorème : lorsque, partant de l’hypothèse que la plupart des boules de l’urne sont blanches, on omet de dénombrer les boules noires sous l’effet par exemple de la négligence, du préjugé ou de considérations stratégiques. La théorie du complot illustre ce cas. Les biais mis en évidence par la psychologie cognitive peuvent en règle générale être interprétés comme d’origine stratégique ou cognitive. Les écarts de la pensée rapide par rapport à la pensée lente n’impliquent pas l’action de forces inconscientes échappant à l’esprit du sujet. Ils ne sont dans les cas courants ni a-rationnels ni infra-individuels.
16Si l’on exclut les applications caricaturales et illégitimes du théorème de Bayes, il suggère l’existence d’une continuité entre connaissance ordinaire et connaissance scientifique. Les deux utilisent le théorème de façon plus ou moins implicite, la pensée ordinaire l’employant seulement de façon plus laxiste. En d’autres termes, dès lors qu’on prend conscience de l’importance du théorème de Bayes, on évite le dualisme consistant à concevoir la pensée ordinaire comme irrationnelle, i.e. comme recourant normalement à des procédures d’inférence illégitimes, et la pensée scientifique comme rationnelle. L’on peut alors se dispenser d’opposer comme Kahneman le fast et le slow thinking, de décrire comme Stuart Mill la pensée ordinaire comme incapable de reconnaître les fallacies, i.e. les sophismes, d’y voir comme Shweder une pensée magique, ou encore d’opposer comme Pareto pensée par dérivations et pensée logico-expérimentale. Bref, l’application du théorème de Bayes à la question de la crédibilité des principes jette un sérieux doute sur la théorie binaire de la pensée humaine qui traverse le temps et se manifeste encore aujourd’hui.
17En résumé, on ne comprend pas grand chose ni à la vie scientifique ni aux croyances ordinaires si l’on n’a pas en tête deux théorèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance : le trilemme de Münchhausen et le théorème de Bayes.
18J’illustrerai ces notions à partir de l’histoire des sciences humaines et sociales, les seules qui soient de ma compétence. La théorie de la crédibilité des principes qu’on tire du trilemme de Münchhausen et du théorème de Bayes comporte un bénéfice latéral : fournir une grille inédite de lecture de l’histoire des sciences humaines et sociales. Cette grille permet de distinguer les grands types de productions de ces disciplines à partir des principes fondamentaux qui les inspirent.
19Dans la suite, on évoquera un certain nombre de principes qui ont joué un rôle considérable au cours de l’histoire des sciences humaines, et particulièrement sociales, du xviiie siècle jusqu’à aujourd’hui. Tous sont nés soit 1) d’une réflexion sur les principes qui ont permis à la physique, à la chimie ou à la biologie de substituer des explications scientifiques des phénomènes naturels aux explications spéculatives précédemment en vigueur, soit 2) d’observations présentant un caractère d’évidence. On comprend que ces principes aient été adoptés et qu’ils traversent l’histoire des sciences humaines et sociales. Les premiers parce qu’ils sont effectivement à la base de la rupture qui a permis le passage de la pensée spéculative à la pensée scientifique dans les sciences de la nature. Les seconds, parce que d’innombrables observations paraissent les confirmer. Mais les uns et les autres ont aussi donné naissance à des ramifications douteuses, à de faux savoirs et même à de fausses sciences. Il importe d’autant plus de s’y arrêter qu’elles ont dans plusieurs cas entraîné des effets redoutables sur la vie de la Cité.
Le principe du rejet de l’innéisme comme critère de la scientificité
20Comme les sciences de la nature parviennent, vers le milieu du xviiie siècle, à expliquer de façon nouvelle et convaincante toute une série de phénomènes relevant, non seulement de la mécanique, mais de la physique, de la chimie et de la biologie, tend à s’installer l’idée qu’il existe une distinction tranchée entre la manière spéculative et la manière scientifique d’expliquer les phénomènes naturels. C’est l’époque où Voltaire vulgarise Newton en France, où naît l’idée que les phénomènes humains peuvent, eux aussi, faire l’objet d’une approche scientifique, où Condorcet développe son célèbre paradoxe avec l’objectif de résoudre un problème crucial pour la démocratie représentative, où Rousseau tente d’établir la science politique sur des bases solides. Ses tentatives paraissent si prometteuses à Kant qu’il n’hésite pas à voir en lui le Newton des sciences humaines.
21Cette évolution a donné naissance à un problème de philosophie des sciences : sur la base de quels principes distinguer la pensée scientifique et la pensée spéculative ? Car, s’agissant de ce qu’on n’appelle pas encore les sciences humaines, mais plutôt les sciences morales en France et les sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften) en Allemagne, on est convaincu qu’elles sont vouées, elles aussi, à connaître une révolution.
22La première réflexion qui surgit lorsqu’on pose cette question aujourd’hui est que l’explication des phénomènes naturels a pris une tournure scientifique dès lors qu’elle a renoncé à faire appel à des causes spirituelles et s’est astreinte à ne mobiliser que des causes qu’on qualifiera de matérielles. L’esprit scientifique est en effet corrélatif de ce que Max Weber a appelé à la suite de Schiller le désenchantement du monde. Mais la réflexion sur la distinction entre pensée scientifique et pensée spéculative s’est plutôt arrêtée dans un premier temps sur un principe cousin : les hommes de la fin du xviiie siècle qui se soucient de donner une tournure scientifique à l’explication des phénomènes humains estiment qu’il faut avant tout renoncer à l’innéisme, c’est-à-dire à l’idée que l’esprit humain serait habité par des idées innées.
23Au xviie siècle déjà, la critique de l’innéisme représente un thème majeur de la pensée de John Locke. Il reproche à l’innéisme de rechercher la cause de phénomènes observables du côté de causes inobservables. Dans la seconde moitié du siècle suivant, on prend la critique de l’innéisme au pied de la lettre et l’on tente d’appliquer à l’étude des phénomènes humains le modèle inverse des caractères acquis. C’est ainsi que, sur la base de la critique de l’innéisme, Condillac développe l’hypothèse que l’on doit analyser les idées comme un effet des sensations : ce qui promettait d’expliquer l’observable par l’observable. La critique de l’innéisme s’inspirait en effet du principe tiré de l’histoire des sciences de la nature que celles-ci étaient passées du stade spéculatif au stade scientifique en évacuant les inobservables.
24Ce n’est donc pas par hasard que Condillac est l’introducteur, avec Voltaire, de la pensée de Locke en France. Chacun connaît le modèle que Condillac développe en 1754 dans son Traité des sensations : il y entreprend de démontrer qu’une statue pourvue du seul sens de l’odorat parviendrait de fil en aiguille à concevoir les idées les plus abstraites. Diderot, dans la Lettre sur les aveugles à l’usage ceux qui voient propose une théorie de la perception par le toucher dont l’ingéniosité impressionnante fait pâlir le sensualisme de Condillac.
25Plus tard, en 1800, Destutt de Tracy forge un néologisme, idéologie, qui était appelé à s’installer dans toutes les langues. Mais le mot idéologie n’avait pas dans son esprit le sens qu’il a pris depuis [5]. Destutt de Tracy entendait désigner par ce mot une science nouvelle, la science visant à expliquer la formation des idées. Pourquoi ce néologisme ? Pour bien marquer la rupture entre la psychologie traditionnelle et le caractère inédit de la science nouvelle inspirée de Condillac que Destutt de Tracy avait en tête (Versini, 1988).
26On ne lit plus Destutt de Tracy aujourd’hui et l’on a tendance à traiter Condillac comme un philosophe mineur. Mais ce n’était pas là l’opinion des contemporains. Condillac et Destutt de Tracy ont été couverts d’honneurs de leur temps. Et l’on mesure l’importance que revêt à l’époque l’opposition entre l’inné et l’acquis à ce que des hommes de science aussi considérables que Lamarck et Lavoisier ont l’un et l’autre jugé opportun de rendre hommage à Condillac dans les préfaces de leurs œuvres (Lefranc, 1998). Car ils le perçoivent comme le fondateur d’une nouvelle discipline scientifique portant sur les phénomènes humains. Plus : comme ayant accompli dans ce domaine, en attribuant aux idées des causes matérielles, une rupture analogue à celle qui avait permis à la physique, à la chimie et aux sciences de la vie de passer de l’état spéculatif à l’état scientifique.
27Le principe du refus de l’innéisme a connu une postérité prolongée. Si l’on en croit Taine (1967 [1857], p. 27), le prestige de Condillac était encore perceptible en France sous Napoléon III : « Il y a encore de par le monde de vieux sensualistes ».
28On décèle encore l’inspiration sensualiste dans ce qu’on peut appeler le principe du conditionnement, à savoir le principe selon lequel le comportement humain serait intégralement explicable par les effets de conditionnement produits par le milieu social. Ce principe occupe une place centrale dans le marxisme, celui de Marx, puis celui des psychologues de l’ère soviétique, dans le behaviorisme, ainsi que dans la sociologie et l’anthropologie contemporaines. Sous des formes diverses, l’opposition entre l’inné et l’acquis a donc longtemps survécu à Locke et à Condillac. Aujourd’hui même, on se passionne facilement sur la question de savoir si tel type de comportement est d’origine plutôt génétique ou plutôt environnementale.
29On relèvera aussi que le sensualisme de Condillac a nourri pour un temps l’idée que la notion de raison serait métaphysique. C’est pourquoi l’apriorisme de Kant a été longtemps fort mal compris en France. Il passait pour nébuleux parce qu’il était perçu comme une variation sur un innéisme disqualifié. Le purgatoire de Kant du côté des sciences humaines a duré jusqu’à ce que Durkheim (1979 [1912]) présente ses Formes élémentaires de la vie religieuse comme une traduction scientifique de l’apriorisme kantien (Boudon 2011).
Le principe positiviste du rejet de l’inobservable
30Le souci des antiinnéistes du xviiie siècle réapparaît sous une autre forme avec le positivisme. Les différentes doctrines réunies sous l’étiquette du positivisme partagent en effet un principe commun, à savoir que les sciences doivent leurs succès à ce qu’elles ont réussi à éliminer l’inobservable. C’est au nom de ce principe qu’Auguste Comte assigne aux sciences la tâche d’établir des lois et leur intime de renoncer à rechercher les causes des phénomènes.
31Comte a, semble-t-il, tiré l’idée qu’il se fait de la science surtout de sa réflexion sur l’apport de Galilée ou de Newton. Pourtant, le biologiste se donne pour objectif la recherche de causes, celles par exemple des causes des infections.
32Malgré ces objections, le positivisme conserve une influence considérable. Comme Claude Bernard jadis, Carl Hempel (1965), une référence obligée des manuels de philosophie des sciences sociales, définit l’explication scientifique d’un phénomène comme revenant à sa subsomption sous une loi.
33Le second positivisme, le positivisme logique qu’illustrent le Cercle de Vienne, la figure de Rudolf Carnap (1931), plus tard celle d’Alfred Ayer (1946) et d’autres, est un mouvement d’idées complexe. En simplifiant, il propose de considérer qu’une authentique théorie scientifique doit pouvoir, en principe du moins, être retraduite de manière à ne contenir que des énoncés empiriques, c’est-à-dire que des énoncés pouvant être confrontés directement à l’observation. Bien entendu, un fil relie le positivisme logique au positivisme de Comte : pour l’un comme pour l’autre, la pensée scientifique doit sa fiabilité et sa supériorité sur les autres formes de pensée à son souci d’éliminer les causes occultes. Ainsi, le sociologue n’évoquera pas la nature humaine, une notion métaphysique au sens de Comte. De façon générale, la volonté de s’en tenir à l’observable est un principe qui réapparaît sous des formes variables dans la plupart des avatars du positivisme.
34Car on repère les principes du positivisme dans plusieurs mouvements d’idées influents portant d’autres noms. L’empiriocriticisme de Ernst Mach en physique, le fonctionnalisme de Bronislaw Malinowski en anthropologie, le behaviorisme en psychologie, un mouvement dont l’influence sur l’ensemble des sciences humaines et sociales n’est pas toujours bien perçue mais qui reste considérable, le positivisme de Milton Friedman en économie peuvent être considérés comme des avatars du positivisme au sens du positivisme logique. Tous ces mouvements identifient la notion de scientificité à l’élimination des inobservables du discours scientifique. Les psychologues behavioristes veulent que toute théorie psychologique se réduise à des énoncés sur les relations entre stimuli et réponses, les uns et les autres étant observables. Malinowski recommande à l’anthropologue de s’attacher à étudier les relations entre les entités sociales observables et à montrer par exemple que certaines institutions sociales tendent à s’appeler ou à s’exclure les unes les autres. Claude Lévi-Strauss reprendra la même idée : le structuralisme veut que l’anthropologue se donne pour objectif d’étudier les régularités qui lient les observables. Quant à Milton Friedman, il considère comme oiseuse toute discussion relative à la psychologie de l’homo œconomicus, exigeant seulement que les conséquences qu’on en déduit coïncident avec l’observation.
35Le positivisme méconnaît le rouet de Montaigne et repose de ce fait sur un principe insoutenable, à savoir qu’il existerait une forme du savoir, le savoir scientifique, qui pourrait se passer de mettre en jeu des principes. Or les sciences humaines et sociales, comme les sciences de la nature, partent toujours de principes indémontrables. Ainsi, Max Weber pose le principe que toute action humaine est compréhensible, c’est-à-dire explicable par des raisons de caractère personnel ou impersonnel. Insoutenable est clairement aussi l’idée positiviste selon laquelle l’objectif primordial des sciences serait d’établir des lois et d’expliquer tout phénomène comme l’effet de lois.
36En dépit de ces insuffisances, l’influence politique du positivisme d’Auguste Comte a été considérable. Il a cherché à établir les lois de l’évolution historique. Par contraste, Weber a tenté d’identifier les causes, pour partie contingentes, qui expliquent le désenchantement du monde, ou, pour employer le langage de Comte, l’évolution de l’état théologique à l’état positif, non d’en faire l’effet d’une loi (Boudon 2012) [6].
37L’idée comtienne de l’existence de lois de l’histoire devait avoir une influence considérable sur l’esprit public. Elle justifia aux yeux de nombre d’acteurs politiques du xixe siècle, comme Jules Ferry, l’idée que la colonisation est une bonne chose, puisqu’elle répond à l’objectif de faciliter l’action des lois de l’histoire (Yamashita, 1995). C’est aussi au nom du positivisme que la IIIe République traite les catholiques comme des « sauvages attardés », pour parler comme Durkheim (1979 [1912], p. 460). Bien sûr, ici comme dans les autres exemples, les sciences humaines ont servi à la légitimation de politiques inspirées aussi par d’autres facteurs, mais l’on ne peut ignorer l’influence des idées fausses qu’elles mettent sur le marché pour les raisons endogènes qui m’intéressent ici.
38Les effets politiques des principes positivistes, dont on pourrait allonger la liste, ainsi que les objections qu’on peut adresser à ces principes ont induit et justifié de notre temps le virage à 180 degrés que représente le constructivisme par rapport au positivisme. Selon les formes radicales de ce mouvement de pensée, tout savoir étant construit, on ne peut démontrer qu’une explication scientifique soit supérieure à une explication théologique ou métaphysique, pour reprendre la terminologie de Comte. Le constructivisme est bien une réaction contre le positivisme. On le voit à ce que les sciences humaines des années 1970-1980 sont truffées de manifestes antipositivistes. Mais, comme on le verra plus bas, le constructivisme a, dans ses formes radicales du moins, jeté l’enfant avec l’eau du bain positiviste.
Le principe naturaliste
39Un autre principe a donné naissance au courant que l’on peut qualifier de naturaliste. Son influence demeure considérable. Il tire son inspiration, lui aussi, d’une association d’idées, à savoir que, le succès des sciences étant dû à ce qu’elles ont substitué des causes matérielles aux causes spirituelles de la pensée théologique et aux causes occultes de la pensée métaphysique, l’on doit imputer tous les phénomènes à des causes matérielles, y compris les phénomènes humains et sociaux. Appliquée aux phénomènes humains, la notion de cause matérielle peut se définir comme une cause échappant à l’esprit humain, à l’instar de celles qui commandent les mécanismes de la digestion. Comme on le précisera dans un instant, les sciences sociales ont effectivement proposé d’expliquer toutes sortes de comportements par des causes matérielles en ce sens.
40Le darwinisme, déjà évoqué, est un exemple canonique de la rupture provoquée par l’abandon de la catégorie des causes spirituelles : il explique la différentiation et l’évolution des espèces, non par l’action d’une volonté supérieure, mais par un processus d’adaptation à l’environnement. Le néo-darwinisme précise : par un processus de mutation et de sélection. N’en résulte-t-il pas que les sciences humaines et sociales devraient renoncer, elles aussi, à attribuer les comportements humains et les phénomènes sociaux qui en résultent à des intentions humaines et chercher à les imputer à des causes échappant à l’esprit humain ?
41Des observations parfaitement fondées ont certes inspiré des formes non seulement acceptables mais fécondes de l’idée que les phénomènes sociaux ne résultent pas de la volonté humaine : Max Weber, Joseph Schumpeter, Karl Popper, Friedrich Hayek ou Robert Merton ont tous mesuré l’importance de la remarque de Marx selon laquelle « les hommes font l’histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font » (Mica et al. 2012). Pour tous ces auteurs, les phénomènes sociaux sont pour une large part les effets non intentionnels d’actes intentionnels. Plus : ils veulent que l’objectif des sciences sociales soit d’analyser les phénomènes sociaux comme les effets non intentionnels d’actes intentionnels.
42D’un autre côté, il est vrai que certains comportements sont dus à des causes biologiques, psychologiques ou sociales. Mais l’idée que les phénomènes sociaux peuvent être des effets non voulus des intentions humaines jointe à l’idée que certains comportements obéissent à des causes matérielles a aussi inspiré un principe qui a débouché sur une série d’impasses. Il postule que l’action humaine serait avant tout déterminée, non par des intentions fondées dans des raisons et des motivations ou, comme on peut encore dire, par des raisons impersonnelles et personnelles, mais par des causes matérielles. C’est ainsi que nombre d’auteurs imputent les actions, les croyances, les manières d’être des individus humains à des causes biologiques, sociales, culturelles ou psychiques. On peut ranger sous l’étiquette du naturalisme les théories obéissant à ce principe-directeur.
43On peut distinguer cinq familles principales de variantes du naturalisme : les variantes biologiques, sociobiologiques, mémétiques, structuralistes et culturalistes.
Variantes biologiques du naturalisme
44Hier, prolongeant un mouvement de pensée issu de Cabanis et de Gall, Lombroso et les positivistes italiens prétendirent lire une prédisposition au comportement criminel dans certaines particularités physiques de l’individu. Les neurosciences ont renouvelé cette tradition en profondeur et démontré leur capacité de contribuer à l’explication de phénomènes intéressant les sciences sociales.
45Exemple. Un sujet observé par un spécialiste en matière de neurosciences, Antonio Damasio (1994), ne voit que les bons côtés de la vie et est préservé de toute émotion négative. Il ignore des sentiments comme la peur ou la colère. Le scanner en révèle la cause : il détecte chez le sujet un phénomène de calcification dans la région de l’amygdale cérébrale.
46Autre exemple. Selon des chercheurs zurichois, les réactions au jeu de l’ultimatum sont modifiées lorsque le cortex frontal dorsolatéral est neutralisé par une stimulation magnétique transcranienne (Knoch 2006). Les règles du jeu dit de l’ultimatum veulent que le joueur A ait la capacité de proposer le partage d’une somme, disons de 100 €, entre lui-même et le joueur B, ce dernier pouvant seulement accepter ou refuser la proposition de A. En cas de refus de B, l’expérimentateur ne distribue pas les 100 €. En cas d’acceptation de la part de B, le partage se fait selon la proposition de A. Dans des conditions normales, un sujet B à qui l’on fait une proposition trop inéquitable, comme lorsque son partenaire A lui propose « 80 € pour moi, 20 € pour toi », repousse ladite proposition, bien que son refus le condamne, selon les règles du jeu, à ne rien recevoir. Or, lorsque le cortex frontal dorsolatéral est neutralisé, le sujet B perçoit encore la même proposition comme injuste, mais il l’accepte.
47Cette expérience comporte une conséquence de poids : dans des conditions normales de fonctionnement de son cerveau, le sujet a le souci de son intérêt, mais refuse un gain qui lui paraît illégitime au vu du principe d’équité.
48La variante biologique du programme naturaliste doit d’abord son succès à ce que les causes qu’elle évoque sont observables. La calcification de l’amygdale cérébrale du sujet évoqué par Damasio a été effectivement observée, et elle est sans aucun doute possible à l’origine de son incapacité à éprouver des sentiments négatifs. Cette variante est porteuse de connaissances importantes pour les sciences humaines et sociales. La parabole de Pascal sur le grain de sable dans la vessie de Cromwell indiquait déjà que l’analyse des phénomènes politiques peut avoir à tenir compte de causes matérielles ou, comme on dit parfois aussi aujourd’hui, de causes infra-individuelles échappant à l’esprit des acteurs.
49Mais il n’en résulte pas que, même dans un lointain avenir, l’on puisse aller très loin dans l’explication des choix, des parcours de vie, des comportements et encore moins des phénomènes sociaux à partir des neurosciences. Lorsque j’évoque dans mon esprit ma confiance en la véracité de la proposition « 2 et 2 font 4 », il correspond assurément à cette évocation des processus neuronaux, chimiques et électriques. Mais ma confiance dans la proposition s’explique avant tout parce que j’ai des raisons de croire que 2 et 2 font bien 4. Comme Leibniz l’a déjà indiqué dans sa Monadologie, même si l’on pouvait se promener dans le cerveau comme entre les roues dentées d’un moulin, on n’expliquerait pas le phénomène de la conscience. On n’expliquerait pas non plus pourquoi on croit que 2 et 2 font 4.
50Bref, certains comportements et certains phénomènes sociaux s’expliquent par le modèle de l’homme neuronal cher à J.-P. Changeux ou plus généralement de l’homme biologique. Il est clair que le spécialiste des phénomènes d’addiction ne peut ignorer les effets des drogues sur le cerveau. Mais croire que ce modèle puisse expliquer tous les comportements, c’est verser dans ce qu’on appelle désormais la neuromanie [7]. Elle n’est pas sans conséquences pour la vie de la Cité. La neuromanie incite par exemple à entretenir l’espoir que l’Imagerie par Résonance Magnétique puisse permettre un jour d’établir si une personne a été violée ou si elle a été consentante (Iakub 2012).
Variantes sociobiologiques
51Les variantes sociobiologiques du naturalisme sont exposées à une objection supplémentaire, à savoir que les causes du comportement qu’elles évoquent sont, non pas observables comme dans les variantes biologiques, mais conjecturales.
52Ainsi, la théorie présentée par James Q. Wilson (1993) de l’origine des sentiments moraux repose sur la conjecture que certaines dispositions morales courantes, comme le sens de l’équité et le sens du devoir, le sentiment de sympathie ou la valorisation positive du contrôle de soi se sont imposées en raison de leur valeur adaptative. Un groupe où prévaut l’équité étant plus cohérent, il survit plus facilement à des affrontements avec d’autres groupes. En conséquence, ses membres ont davantage de chance de se reproduire. L’origine du sens moral serait ainsi à rechercher du côté de processus infra-individuels qui se seraient développés chez l’être humain en tant qu’être biologique dans un plus ou moins lointain passé. Les causes de l’existence d’un sens du devoir chez la plupart des êtres humains seraient matérielles : c’est l’évolution qui aurait donné naissance à une organisation cérébrale responsable de l’existence chez l’être humain d’un sens de l’équité, d’un sens du devoir, de sentiments de sympathie et de la valorisation positive du contrôle de soi.
53Comme il l’a lui-même indiqué, Wilson a développé cette théorie néo-darwinienne de l’origine des sentiments moraux en réaction contre la théorie néo-lamarckienne prévalente en sociologie, selon laquelle les sentiments moraux résulteraient d’une intériorisation par l’individu des données de la culture environnante. Elle veut que l’individu soit conditionné par son environnement social. Mais, objecte Wilson avec humour, si l’on peut conditionner un individu à l’idée que les serpents venimeux sont dangereux, aucune tentative de conditionnement ne saurait lui faire croire à la dangerosité des jumelles de théâtre. La socialisation n’a pas en d’autres termes la capacité de faire que l’individu prenne durablement des vessies pour des lanternes. Les limites du conditionnement social sont plus étroites que ne le veut le sociologiquement correct.
54La conjecture néo-darwinienne de Wilson a l’intérêt d’expliquer, selon lui, un certain nombre de phénomènes universels : non seulement l’existence d’un sens du devoir et de l’équité, de sentiments de sympathie et de la valorisation du contrôle de soi dans toute société connue, mais aussi que le crime soit toujours rare, que les individus se comportent généralement, sauf conditions particulières, de manière équitable dans le jeu de l’ultimatum selon les études interculturelles dont nous disposons ou que toutes les cultures traitent comme plus grave l’acte de blesser quelqu’un intentionnellement que de le blesser par accident.
55Les causes évoquées par la variante sociobiologique du programme naturaliste sont bien des causes matérielles : elles ne doivent rien à l’activité de l’esprit humain. Elles sont en ce sens de caractère infra-individuel. Mais, à la différence des causes évoquées par les variantes biologiques du programme naturaliste, elles ont un caractère conjectural. De surcroît, cette variante ne propose une explication que d’un nombre très limité de phénomènes.
Variantes mémétiques
56La mémétique est une variante du programme naturaliste très en vogue aujourd’hui dans les cercles des sciences sociales à un niveau international. Elle doit son audience au talent de ses promoteurs, mais surtout sans doute à la perspective naturaliste qu’elle met en œuvre.
57Richard Dawkins (1996 [1976]) puis Gary Runciman (2009) proposent de décalquer les principes du darwinisme et de les appliquer aux phénomènes culturels : de même que les gènes se reproduisent à travers les individus, sont sujets à des mutations et sont sélectionnés en raison de leur capacité adaptative, il existerait des mèmes, à savoir des particules culturelles élémentaires, qui seraient capables de se transférer d’un individu à l’autre par le mécanisme de l’imitation. Ils sont sujets à des mutations, comme lorsqu’un individu perfectionne un outil, et sont sélectionnés en raison de leur fitness, par exemple lorsque le nouvel outil apparaît comme plus performant que l’ancien. Grâce à cette analogie entre gènes et mèmes, les méméticiens tentent de réduire les phénomènes culturels à des mécanismes faisant abstraction du contenu des idées et de leur traitement dans l’esprit des individus.
58Mais c’est seulement dans des cas-limites qu’on peut supposer qu’un mème se diffuse sous l’action d’un instinct d’imitation échappant au contrôle de l’esprit humain (Guillo 2009). On ne cherche à répandre un mème aussi trivial qu’un calembour que si l’on s’attend à ce qu’il soit compris et apprécié. D’un autre côté, le critère de la fitness s’applique difficilement par exemple à une nouvelle mode vestimentaire. Il est plus pertinent d’observer qu’elle s’impose parce qu’elle est porteuse d’une idée ou d’une valeur esthétique ou morale. Les jeans préusés se vendent bien, moins parce qu’un mème se répandrait d’un cerveau à l’autre sous l’effet de l’imitation, que parce qu’ils symbolisent la compassion du bobo pour la misère du monde. La mode des vêtements civils inspirés par les uniformes militaires n’a pu s’établir que parce qu’elle symbolise l’attitude négative à l’égard des conflits armés qui caractérise la sensibilité morale contemporaine et parce que celui qui les porte perçoit plus ou moins confusément leur signification. La mode des pantalons tombant au ras des fesses évoque le prisonnier privé de sa ceinture. Le « peigne africain » s’est raréfié dans la phase où les immigrés et descendants d’immigrés africains visaient l’intégration aux sociétés d’accueil occidentales. Il est réapparu sur les marchés depuis quelques années, indiquant que, pour son utilisateur, l’adaptation à la société d’accueil n’est pas exclusive de la préservation des traditions de la société d’origine.
59La mémétique doit en fin de compte son attractivité, moins à ses succès en matière d’explication des phénomènes sociaux que parce qu’elle respecte et met en œuvre les principes du naturalisme.
Variantes structuralistes
60C’est d’abord en linguistique qu’apparaît la variante structuraliste du naturalisme. Son histoire commence avec l’œuvre de Ferdinand de Saussure. Elle doit son importance à ce qu’elle appréhende un phénomène humain par excellence, le langage, comme un phénomène naturel.
61Cette idée devait trouver une réalisation convaincante en phonologie. La phonologie structurale se propose d’analyser les sons élémentaires des langues, les phonèmes, comme des systèmes de sons à la fois suffisamment différenciés pour permettre une transmission fiable de tout message parlé bien articulé et composés d’un nombre de phonèmes aussi économique que possible. Les phonèmes du russe, de l’allemand, du chinois ou du français représentent des solutions particulières à ce problème général. Le programme de la phonologie structurale a été considéré à juste titre comme une percée scientifique, car, sur ce sujet, toute explication de caractère génétique est exclue, faute de traces disponibles. L’approche structurale a donc été perçue comme une alternative à une approche génétique impraticable. Les travaux de Roman Jakobson et de quelques autres installèrent la crédibilité de la phonologie structurale.
62La séduction intellectuelle qu’a exercée la phonologie structurale sur l’ensemble des sciences humaines et sociales dans les années 1960-1980 tient donc d’abord à ce qu’elle avait réussi à contourner l’impasse due à l’absence de données sur l’origine des systèmes de phonèmes caractérisant les langues naturelles. Ensuite, elle avait réussi à aborder un phénomène humain s’il en est, le langage, en le traitant de façon naturaliste, à la manière des sciences de la nature.
63La phonologie structurale a intéressé les chercheurs en sciences humaines qui se trouvent, eux aussi, dans la situation de devoir opérer en l’absence de toute trace historique. Ainsi, Claude Lévi-Strauss a proposé de traiter les structures de la parenté et les mythes des sociétés sans écriture comme Jakobson avait traité les systèmes de phonèmes. Dans ce cas aussi, l’approche structurale paraissait pouvoir se substituer à une impraticable analyse génétique.
64Le succès de la méthode structuraliste appliquée à la phonologie puis à l’anthropologie fit ensuite naître l’idée que le structuralisme présentait un programme ayant vocation à s’appliquer à l’ensemble des sciences humaines.
65C’est ainsi que Michel Foucault a tenté de montrer dans Les mots et les choses que la pensée humaine serait dominée par des structures mentales inconscientes. L’âge de la raison aurait ignoré le temps. L’âge suivant n’aurait eu d’yeux que pour lui. Sur le modèle de la phonologie structurale, qui avait dégagé la structure des systèmes de phonèmes propres à diverses langues, Foucault entreprit de déterminer la structure des systèmes d’idées propres à chaque époque, baptisa « épistémè » cette structure et proclama la naissance d’une nouvelle discipline, l’« archéologie du savoir ».
66La sociologie structuraliste qu’illustra brillamment Pierre Bourdieu, a pour sa part prêté aux structures sociales la capacité d’expliquer indistinctement tous les comportements sociaux. Elle a inspiré l’« angélisme » en matière de criminologie : le crime étant l’effet des structures sociales, on doit lui attribuer par principe des circonstances atténuantes. Elle a inspiré des politiques d’éducation visant à neutraliser les effets du conditionnement social : elle a installé l’idée qu’on atteindrait ces résultats en mettant tous les élèves dans un moule unique, en éliminant les classements et les évaluations des performances scolaires, en minimisant la fonction de transmission des savoirs de l’école. Elle a en fin de compte entraîné une dégradation des systèmes scolaires.
67Le mouvement structuraliste a finalement buté sur une pierre d’achoppement. La méthode structurale se justifiait en phonologie ou en anthropologie par l’absence de traces : par des raisons de caractère méthodologique. Avec l’« archéologie » des idées et la sociologie structuraliste, on passe d’un structuralisme méthodologique à un structuralisme métaphysique. L’analyse des mythes ou des règles du mariage des sociétés sans écriture ne pouvait emprunter une voie historique [8]. Ce n’est pas le cas de l’analyse des idées ou des comportements sociaux.
Variantes culturalistes
68Le principe qui exige que l’on explique le comportement humain et les phénomènes sociaux par des causes échappant à l’esprit humain, des causes matérielles, a donné naissance à un autre type de variante : la variante culturaliste.
69On ne peut douter de l’importance de l’idée-maîtresse du culturalisme, selon laquelle les croyances des hommes apparaissent comme variables d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre et généralement d’un contexte social à l’autre. Cette évidence accompagne toutes les sciences humaines et sociales, dont au premier chef l’anthropologie. Mais elle a donné naissance à des déclinaisons contestables aux effets parfois redoutables. Certains ont tiré de la diversité des croyances humaines dans le temps et dans l’espace l’idée qu’elles se valent toutes, qu’il s’agisse des croyances portant sur l’explication du monde ou des croyances normatives. La décolonisation puis la mondialisation sont rentrées en résonance avec cette idée.
70Certains acteurs opérant dans les milieux politiques et médiatiques en déduisent par exemple, à l’instar d’un brillant constitutionnaliste français, que c’est pour des raisons historiques que la constitution américaine garantit le droit à la liberté d’expression dans son premier amendement. Cette disposition aurait simplement visé, du temps où elle fut adoptée, à apaiser les querelles religieuses qui menaçaient la nouvelle nation. Sous l’effet de cette donnée contingente appelée à être ensuite oubliée par la mémoire collective, la liberté d’expression serait ensuite devenue un élément essentiel de la culture américaine. L’idée de son importance serait mécaniquement inculquée au jeune citoyen sous l’effet de la socialisation.
71Cette explication culturaliste ne rend pas compte du fait que les juges de la Cour suprême continuent de fonder en connaissance de cause leurs jugements sur cet amendement deux siècles après, comme cela s’est encore produit naguère à la quasi unanimité de huit juges sur neuf, à propos d’une action judiciaire engagée contre un individu qui avait proféré des propos homophobes. Car le premier amendement n’est pas un vestige culturel du passé dont le sens serait perdu. Il a aussi pour fonction, comme l’a expliqué l’un des membres de l’actuelle Cour suprême, le juge Stephen Breyer, de protéger le pauvre d’esprit et le citoyen en retard d’un train contre le risque de lynchage médiatique et judiciaire auquel encourage le politiquement correct. Mais ce libéralisme n’est pas qu’américain. En 2011, un tribunal néerlandais a relaxé un individu qui avait comparé en 2006 le Coran à Mein Kampf puis commis d’autres incongruités du même genre, arguant qu’une croyance désobligeante n’est pas une incitation à la haine et à la discrimination. La lutte contre les discriminations n’implique pas en effet que soit écornée la liberté d’expression (Boudon 2012).
72C’est sur ce fond culturaliste que le législateur s’est cru autorisé à limiter le droit d’expression au pays de Montesquieu, à créer la notion de délit d’opinion, à sanctionner des comportements verbaux dont rien n’assure qu’ils portent préjudice à qui que ce soit sauf à leurs auteurs ou à interdire la collecte d’informations précieuses pour la connaissance de la société et pour le combat contre les discriminations, sous prétexte que lesdites informations risqueraient de révéler par exemple que les taux de délinquance sont plus élevés dans certains groupes ethniques que dans d’autres.
73Pourquoi le culturalisme est-il si prégnant dans les sociétés modernes et particulièrement auprès des élites politiques et culturelles ? Parce qu’on a facilement l’impression que le respect dû à toutes les cultures interdit de les juger ou de les hiérarchiser. Mais surtout parce que le culturalisme imprègne la presse et les manuels de sciences humaines et sociales.
74Cela dit, il importe de ne pas confondre le culturalisme flou qui imbibe le tout venant des sciences sociales avec les usages scientifiques du terme culture qu’on trouve par exemple dans les travaux de Philippe d’Iribarne (2006 ; 2012), qui visent à explorer les origines historiques des différences que l’on peut observer dans la vie économique et sociale de nations pourtant proches, comme les nations européennes.
Trois réactions contre le naturalisme
75Qu’on ait pu distinguer sans peine cinq variantes du naturalisme suffit à démontrer l’importance du principe sur lequel il repose, à savoir : imputer les comportements, les actions, les croyances ou les manières d’être des individus à des causes matérielles. L’on n’en finirait pas de citer et de dénombrer les travaux relevant des sciences sociales qui, hier et aujourd’hui, s’appuient sur ce principe. En même temps, certains se mirent à douter que les sciences humaines doivent se faire inhumaines pour se faire sciences. Les impasses auxquelles le naturalisme a conduit et les objections qu’on lui a adressées ont finalement donné naissance à trois réactions majeures.
76La première réaction contre le naturalisme est fondée sur un paradigme classique : le relativisme. Il a retrouvé naguère une nouvelle vie en réapparaissant sous une espèce « savante » : le constructivisme. Mais il y a un bon et un mauvais relativisme (Boudon 2008), comme il y a un bon et un mauvais constructivisme.
77La deuxième réaction a pris la forme d’un retour au paradigme utilitariste : il pose que tout comportement, toute action, toute croyance ou toute manière d’être s’explique par des considérations d’utilité. Lui aussi a retrouvé une vie nouvelle dans ce qu’on appelle couramment la Théorie du Choix Rationnel.
78La troisième réaction a consisté à préciser et à formaliser l’idée que les comportements, les actions, les croyances ou les manières d’être des individus sont compréhensibles au sens où l’on peut les analyser comme résultant de raisons impersonnelles ou personnelles, en d’autres termes de raisons et de motivations.
Première réaction au naturalisme : le nouveau relativisme
79Montaigne a clairement souligné que la diversité des croyances humaines pouvait facilement conduire au relativisme : « Une nation regarde un sujet par un visage […] ; l’autre par un autre » (Montaigne 2007 [1595], pp. 615-616).
80De nos jours, la diversité des croyances en matière de représentation du monde et en matière normative a donné naissance à une version « savante » du relativisme, le constructivisme. Thomas Kuhn développe dans sa Structure des révolutions scientifiques l’idée juste que les théories scientifiques mettent obligatoirement en jeu des systèmes de principes, des paradigmes, qui ne peuvent être démontrés, sinon à partir d’autres principes : c’est le rouet de Montaigne. Ces paradigmes sont donc des constructions. C’est pourquoi ils peuvent basculer brutalement, comme le confirme l’histoire des sciences.
81Kuhn n’a fait ainsi que remettre à l’ordre du jour une idée dont philosophes et sociologues avaient démontré la véracité. Il représente ce qu’on peut appeler le bon constructivisme ou constructivisme modéré qu’illustre brillamment aujourd’hui par exemple Michel Dubois (2012) en France. Mais le livre de Kuhn a connu le succès surtout pour de mauvaises raisons et inspiré un constructivisme radical. On en a tiré la conclusion qu’il n’y aurait pas de connaissance scientifique vraiment solide. Aucun des philosophes et sociologues des sciences n’a soutenu une telle idée. La théorie néo-darwinienne de l’évolution du vivant repose sur un principe certes indémontrable, mais elle explique un nombre considérable de faits et n’a pas de concurrent sérieux. C’est pourquoi elle est généralement tenue pour solide. Plus platement, on sait bien que toutes sortes d’idées produites par les sciences soit se sont imposées soit ont été irréversiblement discréditées. Qui croit encore que la terre est plate ou qu’elle occupe le centre de l’univers ?
82Bref, le fait que toute science repose sur des principes par définition indémontrables n’entraîne pas qu’une théorie ne puisse être objectivement plus crédible qu’une autre : avec le trilemme de Münchhausen et le théorème de Bayes, on a ici un troisième théorème capital de la théorie de la connaissance.
83Le contre-sens qu’on a cru pouvoir tirer de Kuhn fit fureur et inspira des surenchères radicales : toute conviction étant construite à partir de principes indémontrables, les certitudes scientifiques seraient des illusions. La seule attitude qui vaille serait donc de les déconstruire en débusquant les facteurs sociaux qui ont inspiré les principes qui les fondent. C’est le mauvais constructivisme ou le constructivisme radical. Il a donné naissance à une « nouvelle sociologie des sciences ». Elle consiste dans son principe à décrire l’activité du chercheur scientifique en lui appliquant les procédés de l’anthropologie, traite les communautés scientifiques comme des tribus et voit dans les convictions des scientifiques des constructions inspirées par le milieu social qui n’auraient pas davantage d’objectivité que les mythes. Le constructivisme radical débouche ainsi sur un relativisme radical. L’anti-antirelativisme de Clifford Geertz (1984) en tire la conclusion qui s’impose : que l’on doit traiter l’ambition d’expliquer les phénomènes sociaux comme illusoire et que la description représente le seul objectif légitime des sciences humaines [9].
84L’erreur majeure du constructivisme est qu’il ne distingue pas entre le court et le long terme, et néglige par suite l’action du processus de rationalisation qui fait que, sur la durée, les idées fausses ou faibles tendent à être remplacées par des idées vraies ou plus fortes sous l’effet du regard de l’opinion. Comme toute l’œuvre de Max Weber le suggère, ce processus caractérise non seulement les idées techniques et scientifiques, mais les idées morales, juridiques, économiques, voire religieuses (Boudon 2012). Je ne reviens pas sur l’idée que ce processus de rationalisation est pour une large part l’effet du mécanisme identifié par le théorème de Bayes : dans tous les domaines, les idées, les théories, les principes sont soumis à l’épreuve des faits et selon qu’ils la passent plus ou moins bien –selon que les boules tirées de l’urne sont plus ou moins systématiquement blanches – ils se trouvent dotés d’une crédibilité plus ou moins grande.
85Le constructivisme radical n’est pas sans influence sur l’esprit public : il a contribué à voir dans toute conviction une opinion dictée par le milieu, à vider la notion de vérité de son contenu. Il a pour une part alimenté la désaffection à l’égard des sciences qu’on observe aujourd’hui chez les étudiants des pays occidentaux. Si les certitudes scientifiques ne sont pas mieux fondées que les croyances des Nambikwara, pourquoi en effet s’astreindre à l’ascétisme qu’impose une formation scientifique ?
86Le Leitmotiv du présent article est que le temps qu’exige la mise à l’épreuve d’un principe peut être long, voire très long. Dans l’intervalle, des théories concurrentes ont donc tout loisir de s’établir. La communauté scientifique elle-même peut aller à un train de sénateur. Wegener émet sa théorie du déplacement des plaques continentales en 1912. Or c’est seulement dans les années 1970 que la communauté scientifique l’a inscrite dans son credo.
87Mais la durée séparant le moment où une idée apparaît et celui où elle accède au statut d’une évidence peut se compter en siècles. Buridan, Guillaume d’Occam et Albert le Grand émettent du temps du règne de la scolastique des doutes sur les réponses qu’elle donne à la question de savoir quelle force est responsable du fait qu’une flèche continue de voler une fois qu’elle a été mise en branle par un impetus initial. Il fallut attendre Newton pour que la réponse soit officialisée par le principe d’inertie et qu’il prenne enfin le statut de l’évidence : « un corps au repos ne se meut que si une force lui est appliquée ; un corps en mouvement ne s’immobilise que si une force lui est appliquée ». Le fait qu’un voilier continue de glisser sur son erre une fois que le vent est tombé était désormais dépourvu de mystère.
88L’œuvre de Galilée illustre la lenteur avec laquelle un principe peut s’établir. Il eut du mal à faire admettre que, en dépit du mouvement diurne de la terre une pierre jetée du haut d’un mât d’un bateau tombe au pied du mât et non derrière ou devant le mât selon que le bateau se meut ou non dans le sens du mouvement diurne de la terre. Avant Galilée, on était convaincu que la trajectoire d’une balle devait être nécessairement différente selon qu’elle était tirée vers l’Est ou vers l’Ouest (Clavelin, 1996 [1968] ; 2004)
Deuxième réaction au naturalisme : le nouvel utilitarisme
89Une célèbre maxime de La Rochefoucauld résume le principe de base de l’utilitarisme : « Toutes les vertus des hommes se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer » (La Rochefoucauld 1964 [1664], p. 301). Ce principe devait donner naissance à des variantes multiples, les unes acceptables, les autres non. Il est hors de doute qu’il tient une place enviable dans l’histoire des sciences sociales parce qu’il contient une forte dose de vérité.
90La force du principe d’utilité a inspiré des tentatives pour le préciser, le formaliser et le généraliser. Ainsi, Jeremy Bentham a proposé d’expliquer tout comportement humain à partir d’un calcul des plaisirs et des peines : lorsque nous hésitons entre deux actions possibles, nous choisissons celle qui nous paraît devoir nous apporter le plus de satisfaction : assurer la plus grande différence entre les avantages que nous en attendons et les coûts qu’elle entraîne en perte de temps, en recherche d’informations complémentaires ou en renoncement à d’autres activités. L’idée de Bentham constitue la colonne vertébrale de la science économique, mais elle a inspiré des explications convaincantes d’une foule de phénomènes opaques à bien d’autres sciences humaines, l’histoire, la sociologie ou la science politique notamment.
91Ainsi l’historien Hilton Root (1994) a expliqué à partir d’une théorie d’inspiration utilitariste pourquoi les émeutes contre le prix des grains étaient rares à Londres au xviiie siècle, bien que ledit prix ait été chroniquement favorable au producteur plutôt qu’au consommateur, alors qu’elles étaient fréquentes à Paris, où les intérêts du consommateur étaient pourtant mieux préservés. C’est que le peuple de Londres savait que siégeaient à Westminster des députés élus par les grands exploitants agricoles des provinces, tandis que le peuple de Paris voyait bien que les décisions sur le prix des grains se prenaient dans les bureaux abritant le pouvoir politique. Les manifestations étaient donc utiles à Paris, inutiles à Londres. J’ai moi-même expliqué que le pouvoir de la rue est une expression française intraduisible en allemand ou en anglais en raison d’une particularité de l’organisation française du pouvoir politique (Boudon 2012). En France, le pouvoir politique étant bien davantage concentré entre les mains de l’exécutif qu’au Royaume-Uni ou en Allemagne, une manifestation organisée par telle ou telle minorité active peut plus facilement l’intimider. D’où il résulte qu’il est plus utile de manifester en France qu’en Angleterre ou en Allemagne.
92Mais on a conféré au principe d’utilité une portée trop générale et oublié que le comportement humain s’explique dans bien des cas par d’autres principes. Si je me rends aux urnes pour voter, bien que je ressente le vote plutôt comme une corvée et que je comprenne fort bien que mon vote n’a aucune chance de faire la différence, c’est que je crois en la démocratie. Si je participe à certaines manifestations religieuses ou politiques, c’est que je crois aux idées qu’elles expriment. Le plaisir de la participation ne vient que de surcroît. Je fais allusion ici à deux analyses opposées de ces phénomènes. Pour William James, il faut expliquer la participation du croyant à une cérémonie religieuse par les bénéfices psychologiques qu’il en attend : avoir l’impression de mener une vie meilleure, éprouver du plaisir à partager ses émotions avec d’autres. Selon Émile Durkheim au contraire, on peut certes éprouver du plaisir à l’effervescence sociale qui traverse une manifestation religieuse, mais cela est un effet et non une cause. L’on participe à une manifestation de ce genre parce qu’on croit aux idées et aux valeurs qu’elle exprime. Si seule comptait la chaleur et l’effervescence qui se dégagent d’une fête, l’on verrait en effet davantage de Communistes aux Journées Mondiales de la Jeunesse Chrétienne et plus de Catholiques à la fête de l’Humanité.
93À ma connaissance, les naïvetés que leur adhésion à l’utilitarisme ont inspirées à William James ou aux théoriciens du choix rationnel n’ont guère eu d’effets politiques ou sociaux négatifs. Mais l’utilitarisme a aussi bourgeonné dans des directions autrement redoutables. Car il suffit de pousser aux limites l’idée que le vrai n’est qu’un travestissement de l’utile pour en conclure que toute vérité est illusoire.
94Nietzsche a donné à cette idée une forme provocante : « la fausseté d’un jugement n’est pas une objection contre ce jugement ». Si la vérité n’est qu’une couverture de l’utilité, il n’y a en effet aucune raison de considérer un jugement faux comme dénué de valeur. La seule chose qui compte est de savoir s’il a ou non une utilité. Celui qui reconnaît ce point voit le monde tout autrement, précise Nietzsche : il parle « une nouvelle langue » [10]. L’utilitarisme se fait ici porteur d’une invitation au scepticisme radical : il n’y a pas de jugements vrais ou faux, mais seulement des jugements utiles ou inutiles.
95Ce bourgeonnement de l’utilitarisme n’appartient pas seulement au passé. Les sociologues, les psychologues et les philosophes-vedettes des années 1970-1980, ceux qu’Internet réunit désormais sous le drapeau de la French theory ont en commun d’avoir brodé à la suite des « maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud, sur l’idée que l’utile serait toujours la vérité cachée du vrai [11].
96Mais beaucoup d’intellectuels ont compris, bien avant les tenants de la French theory, que l’on pouvait développer une variante collective de l’idée condensée dans la maxime de Nietzsche. Ainsi, des historiens et des philosophes de la fin du xixe siècle et du xxe siècle se sont convaincus que seules doivent être tenues pour vraies les théories utiles. Mais plusieurs donnèrent au mot utile des significations appelées à légitimer des théories politiques aux effets catastrophiques. Certains proclamèrent que les théories vraies sont celles qui servent les intérêts d’un État-nation ; d’autres, celles qui servent les intérêts d’une classe sociale ; d’autres encore, celles qui servent les intérêts de tel groupe ethnique. Ces théories ont contribué peut-être à inspirer, certainement à justifier, les guerres entre États-nations et les conflits politiques et sociaux violents qui minent l’Europe de la fin du xixe siècle et du xxe siècle.
97L’influent historien allemand de l’ère bismarckienne Heinrich von Treitschke recommande par exemple d’ignorer « cette objectivité anémiée qui est le contraire du sens historique » (cité par Julien Benda 1977 [1927], p. 221). Il justifie l’annexion de l’Alsace et du Nord de la Lorraine par la Prusse en 1870 par une argumentation ethniciste qui fait sourire Bismarck lui-même : « des idées de professeurs » (Bled 2011, p. 150) [12]. Car la vérité historique ne pouvait pas, selon Treitschke, être autre que celle qui sert la nation. Il a en commun avec d’autres historiens, avec Georges Sorel, le théoricien de la violence politique, ou Houston Chamberlain, le théoricien du racisme, de vouloir que la vérité d’une idée se détermine à partir de son utilité en faveur de telle ou telle cause politique. Pour Treitschke, une théorie historique vraie était celle qui dépeignait l’Allemagne comme appelée à un destin singulier en Europe. Pour Chamberlain, une théorie vraie était celle qui promettait d’améliorer les performances de l’homme moyen. Cette idée a légitimé la pratique de la sélection des êtres humains qui a été mise en œuvre au xxe siècle dans plusieurs pays dont certaines démocraties.
98Autres illustrations de l’utilité de certaines théories. Pour les hommes politiques américains de la fin du xixe et du xxe siècle, il était utile d’oublier qu’Abraham Lincoln avait possédé des esclaves et que le thème de l’antiesclavagisme avait été bruyamment présenté comme étant à l’origine de la Guerre de sécession deux ans seulement après son déclenchement. Car il s’agissait alors d’en neutraliser l’impopularité croissante auprès des élites européennes. L’idée qu’elle visait à abolir l’esclavage devint alors vraie, car elle était utile au renforcement du sentiment de l’identité nationale. L’histoire de la révolution française a de même longtemps été écrite de façon à renforcer l’identité de la nation. Cela autorisa par exemple l’occultation du « populicide » vendéen (Secher 2011) et permit à Georges Clémenceau de traiter la révolution comme un « bloc ». Les historiens contemporains découvrent tous les jours des épisodes de l’histoire que le contexte politique recommande d’occulter de façon durable, comme l’absurdité des bombardements intenses que l’entêtement de Roosevelt fit subir au Cotentin à la fin de la seconde guerre mondiale. Valognes, qui ne comptait en tout et pour tout que quatre militaires allemands fut rasé, tout comme Saint-Lô (Török 2009). Il faut ajouter que les historiens qui ont pris parti pour l’histoire utile tendent à ériger des barrages contre les recherches historiques qui prennent le contrepied de cette histoire utile. Devenue histoire officielle, il est aventureux pour un historien de s’y opposer, même s’il se fonde sur des données irrécusables13.
99Pour les marxistes et assimilés, est vraie toute théorie utile aux « dominés ». C’est pourquoi beaucoup préférèrent « avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Aujourd’hui, certaines thèses des sciences sociales doivent leur influence à leur dimension compassionnelle bien plus qu’à leur solidité. Aussi ont?elles entraîné de puissants effets contre-productifs14. En France, les sciences de l’éducation, sociologie de l’éducation en tête, ont depuis la fin des années 1960 inspiré des politiques qui ont provoqué selon les études internationales un déclassement régulier des performances du système d’enseignement français, sans faire avancer la cause qu’elles servaient : réduire l’inégalité des chances.
Troisième réaction au naturalisme : le paradigme néo-wébérien
100Plus durable, quoique plus discrète, me paraît être la troisième réaction au naturalisme. Elle s’appuie sur le paradigme utilisé et théorisé par Weber et précisé après lui par plusieurs grands noms des sciences sociales : selon ce paradigme, qu’on peut convenir d’appeler néo-wébérien afin de signaler que les ambiguïtés des écrits de Weber sur le sujet ont été largement levées après lui, les phénomènes sociaux doivent s’analyser comme les effets de comportements et de croyances individuelles idéaltypiques inspirés par des raisons personnelles et impersonnelles compréhensibles eu égard aux paramètres caractérisant le contexte de l’individu : son contexte personnel et son contexte socio-historique. À ce principe, il faut en adjoindre un autre, à savoir que le plus souvent « les hommes font l’histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font ».
101Ces deux principes représentent le cœur du paradigme auquel obéissent ostensiblement Max Weber et, à sa suite, Popper, Hayek ou Merton. Y obéit aussi Durkheim, si l’on prend la peine de lire La Division du travail social ou Les Formes élémentaires de la vie religieuse, au lieu de réduire sa pensée à quelques formules maladroites tirées des Règles de la méthode sociologique (Boudon 2012).
102Ce paradigme est à l’origine des explications solides des phénomènes sociaux (Boudon 2011, 2012). Il a ressurgi dans les années 1960 sous l’appellation que l’on doit à Robert Merton de middle range theory (Pawson, 2009). Il réapparaît aujourd’hui sous l’emblème de la sociologie analytique (Demeulenaere, 2010 ; Manzo, 2010) ou de la sociologie explicative. J’ai moi-même parlé de la sociologie comme science (Boudon, 2011). Il a produit des explications efficaces de multiples phénomènes sociaux et, à la différence des mouvements de pensée qu’on vient d’évoquer, il n’a pas provoqué de dérives idéologiques porteuses d’effets politiques et sociaux fâcheux.
L’éphémère et le durable
103L’installation de faux savoirs provient pour une bonne part de ce que le théorème de Bayes guide la recherche : lorsqu’on a des raisons de croire à la validité d’un principe, on en recherche la confirmation. Il est vrai que le chercheur qui croit dans les vertus d’un principe peut tendre à utiliser le théorème de manière biaisée : à ne retenir que les boules blanches qu’il tire de l’urne et à « oublier » les boules noires. Et l’on doit reconnaître qu’il peut être difficile de se convaincre de l’intérêt scientifique ou au contraire de l’absence d’intérêt d’un principe. C’est pourquoi le structuralisme, le positivisme, l’utilitarisme et d’autres mouvements ont régné un temps sur les sciences humaines et sociales. Ce délai a été prolongé par le fait que les principes concurrents étaient mal perçus. Un peu comme si l’idée même de l’existence de boules noires dans l’urne de Bayes avait été rejetée a priori. Mais ces mouvements ayant conféré à leurs principes une généralité qu’ils ne méritent pas, ils ont occupé le terrain un temps seulement. On y a cru, puis on a cessé d’y croire. Ce délai a été toutefois suffisant pour donner naissance à des effets politiques et sociaux parfois redoutables.
104Les idées qui influencent l’espace public ont certes toujours une origine multifactorielle. Mais la vie sociale et politique est incompréhensible si l’on méconnaît l’influence qu’ont exercée les sciences sociales depuis le XVIIIe. Elles ont inspiré et justifié la colonisation, les nationalismes et, aujourd’hui, le climat relativiste régnant, la prééminence du culturalisme, l’inefficacité des politiques de lutte contre la délinquance ou contre les inégalités scolaires qu’on observe ici ou là, en France notamment.
105Finalement, l’identification des principes-directeurs définissant les mouvements d’idées qui ont traversé et traversent les sciences humaines et sociales permet de mettre un peu d’ordre dans l’histoire de ces disciplines, une histoire plus structurée que ne le disent les manuels de notre temps, qui présentent les théories sociologiques comme des opinions, reflétant en cela un scepticisme sur la sociologie partagé par nombre de sociologues contemporains. Cette identification est d’autant plus importante que les principes ultimes guidant une discipline sont vécus sur le mode de l’évidence et restent le plus souvent métaconscients [13], selon ce que j’ai proposé de dénommer le modèle de Simmel (Boudon 1990).
Notes
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[1]
Les idées présentées dans cet article ont été considérablement développées in Le Rouet de Montaigne, Paris, Hermann, 2013
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[2]
Popper (1976) a dénoncé avec force les notions de frame ou de framework, qui ne sont que des étiquettes apposées sur notre ignorance. On peut dire la même chose des biais de la psychologie cognitive ou des habitus de la sociologie structuraliste. Auguste Comte (1842, p. 10) avait déjà relevé que : « Presque toutes les explications habituelles relatives aux phénomènes sociaux (…) rappellent encore directement l’étrange manière de philosopher si plaisamment caractérisée par Molière à l’occasion de la vertu dormitive de l’opium ». Un Max Weber ne tombe jamais dans cette facilité. Les actions qu’il qualifie de « traditionnelles » ne sont pas les effets de causes occultes qui agiraient dans le dos de l’acteur. Elles sont des actions « rationnelles » adaptées par exemple aux situations où l’on doit faire confiance à autrui plutôt que de tenter de juger par soi-même ou aux situations où l’on n’a aucune raison de remettre en cause une croyance ou une pratique. Sylvestre (2012, p. 29) relève justement que Pascal avait déjà indiqué que « preuve » et « coutume », soit raison et tradition, sont les deux faces d’une même médaille. Par malheur pour les sciences humaines, différents mouvements indépendants mais convergents, le marxisme, le behaviorisme, le culturalisme ou le structuralisme, ont légitimé l’idée qu’actions et croyances peuvent être traitées comme les effets de causes occultes échappant à l’esprit de l’acteur plutôt que de raisons (Boudon 2011, 2012).
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[3]
Formellement, le théorème de Bayes énonce que la probabilité p(H, e) pour qu’une hypothèse H soit vraie si l’événement e est observé est égale à p(H) x p(e, H)/p(e), où p(H) est la probabilité pour que H soit vraie, p(e, H) la probabilité que e soit observé si H est vraie et p(e) la probabilité pour que l’événement e apparaisse. En effet, p(e & H), la probabilité pour que le fait e soit observé et que l’hypothèse H soit vraie, est égale à p(H) x p(e, H) ou à p(e) x p(H, e). Pour concrétiser à partir de l’exemple du néo-darwinisme : p(H, e) = probabilité pour qu’une mutation ait une valeur adaptative si elle se confirme, p(e, H) = probabilité pour qu’une mutation se confirme si elle a une valeur adaptative, p(e) = probabilité pour qu’une mutation se confirme. Autre application : p(H, e) = probabilité que toute action ait pour cause l’intérêt si une action donnée a pour cause l’intérêt, p(e, H) = probabilité qu’une action donnée ait pour cause l’intérêt si toute action a pour cause l’intérêt, p(e) = probabilité pour qu’une action donnée ait pour cause l’intérêt.
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[4]
Appliqué à la relation entre une hypothèse H et un événement e, il s’énonce : si H alors e & si e, alors H.
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[5]
Destutt de Tracy et quelques-uns de ses collègues de l’Institut de France s’étant opposés aux ambitions de Napoléon Bonaparte, celui-ci les désigna comme « les idéologues », créant ainsi à son insu le sens moderne du mot et jetant dans un oubli définitif celui que son inventeur avait en tête.
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[6]
Ni Weber ni Durkheim ne nient l’existence de lois, mais il s’agit de lois psychologiques, non de lois sociologiques, ces dernières impliquant une dénégation du rôle de la contingence dans la genèse des phénomènes sociaux. Ils proposent un évolutionnisme bien tempéré qui se distingue de l’évolutionnisme fataliste de Hegel et Marx hier, de Huntington ou Fukuyama aujourd’hui. Au niveau macrosociologique, Durkheim et Weber identifient des tendances et non des lois : tendance au passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique chez Durkheim par exemple ou tendance au désenchantement du monde chez Weber. Ils font de ces tendances des effets d’agrégation de causes individuelles et admettent qu’on ne les observe que si les circonstances sont favorables. Ainsi, le désenchantement du monde ne se développe pas partout au même rythme (Boudon, 2012).
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[7]
La séance en date du 14 juin 2011 de la British Academy sur Neuroscience and neuromania témoigne de l’envahissement des sciences humaines par les neurosciences. La neuromanie souligne en creux l’importance de l’épistémologie des sciences humaines, non seulement pour la connaissance de la connaissance, mais pour la vie de la Cité. Le naturalisme a épousé diverses formes avec le temps. Le futur de la sociologie était conçu il y a trente ans comme piloté par le structuralisme. Aujourd’hui, certains sociologues forment le vœu que les neurosciences puissent dans l’avenir permettre de lire les dispositions du sujet dans son cerveau (Lahire, 2012). Réciproquement, le spécialiste du cerveau Jean-Pierre Changeux a placé beaucoup d’espoir dans la sociologie structuraliste et vu dans la théorie de l’habitus de Pierre Bourdieu une innovation majeure qui permettrait de lire dans les comportements le reflet de dispositions inscrites dans le cerveau. L’homme neuronal et l’homme zombi manipulé à son insu par les habitus que lui infligeraient les structures sociales constitueraient ainsi les deux faces d’une même médaille. Ces idées ne se distinguent de celles de Gall ou de Cabanis que par la débauche rhétorique qui caractérise leur exposition. Le modèle de l’homme zombie a dominé la sociologie française dans les années 70-80, entraînant une véritable régression de cette discipline. Elle a connu le succès surtout par son côté compassionnel : la « science » (sociologique) démontrerait qu’il faut pleurer sur la misère du monde. Comme Diafoirus, ladite science fit reconnaître sa supériorité en parlant grec et latin. Des cohortes de demi-habiles se mirent alors à gloser sur ce que cachaient des mots profonds : hexis, habitus, illusio, etc. que les nouveaux scolastiques tentèrent d’imposer au forceps. Le modèle de l’homme-zombi aurait éberlué Weber pour qui l’être humain est capable de donner une réponse différente de celle de son voisin à une situation identique. Simmel a plusieurs fois répété qu’une éducation libérale pouvait favoriser l’éclosion d’une personnalité autoritaire et vice-versa. Aujourd’hui, la page du modèle de l’homme zombie se tourne et paraissent des ouvrages de sociologie qui honorent la mission de la sociologie : substituer aux clichés inévitablement sécrétés par la vie sociale des analyses montrant la complexité du réel. Exemple parmi d’autres : Alter (2013) présente une série d’études de cas de réussites sociales éclatantes d’individus qui avaient tout pour ne pas réussir, études de cas menées de façon analytique, puisant ce qu’il y a de meilleur dans la tradition sociologique et dans la sociologie contemporaine et démontrant par l’observation méthodique que l’être humain n’est pas un zombi manipulé par des forces sociales occultes.
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[8]
Héran (2009) a montré que le structuralisme a abouti au mieux à des demi-succès s’agissant de l’explication des règles matrimoniales et des mythes.
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[9]
La sociologie a produit des chefs d’œuvre descriptifs qui évoquent ceux de la littérature. C’est la raison pour laquelle elle évoque parfois l’art plutôt que la science (Commentaire 2011). Pensons comme à un exemple particulièrement remarquable au Polish Peasant de Thomas et Znaniecki (1998[1919]) dont Bedin et Fournier (2009) mettent l’importance bien en évidence. Mais, comme le souligne Demeulenaere (2012), les bonnes descriptions sont aussi de bonnes explications au sens où elles font apparaître des enchaînements causaux.
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[10]
Nietzsche, s.d. [1886], p. 4 : « Die Falschheit eines Urteils ist uns noch kein Einwand gegen ein Urteil ; darin klingt unsere neue Sprache vielleicht am fremdesten ».
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[11]
Les représentants de la French theory sont ceux que ciblent Ferry et Renaut (1985) : J. Lacan (« un Freud français), J. Derrida (« un Heidegger français »), P. Bourdieu (« un Marx français »), M. Foucault (« un Nietzsche français »), à qui l’on adjoint généralement G. Deleuze et F. Guattari, J.-F. Lyotard et J. Baudrillard. Selon ces maîtres du soupçon, l’être humain serait aveugle sur lui-même et sur le monde sous l’effet du conditionnement. Seul l’intellectuel élu pourrait espérer échapper à ce destin.
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[12]
À la différence de Treitschke, J.-P. Bled veut que l’histoire vise à l’objectivité, comme l’illustre notamment son Bismarck. Depuis toujours, historiens et généralement spécialistes de sciences humaines sont soucieux pour les uns surtout de défendre une cause, pour les autres d’atteindre à l’objectivité. Illustration de cette distinction : l’imposant Dictionnaire de la Contre-Révolution (sous la direction de Jean-Clément Martin, Paris, Perrin, 2011, 551p.) ignore les travaux pourtant très rigoureusement documentés de Reynald Secher sur ce que Gracchus Babeuf avait, du temps même de la Révolution, baptisé le « populicide » vendéen. Autre exemple que je ne puis discuter plus avant dans le cadre de cet article : au risque de passer pour iconoclaste, je vois le freudisme comme s’étant imposé parce qu’il a été utile à l’avant-garde intellectuelle de l’Europe collet-monté de la fin du xxe?siècle. Quant à la théorie du rêve réalisation d’un désir, l’observation la plus élémentaire la dément. Le rêve est fait d’associations laxistes entre images, dont certaines récentes, comme Pommier (2008) l’a montré par une argumentation rigoureuse malheureusement accompagnée d’une déconcertante violence polémique.
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[13]
Je prends le mot « métaconscient » au sens de Hayek pour qui il désigne des raisons présentes dans l’esprit du sujet, mais qui ne se révèlent pas spontanément à lui.