1 Les professions financières tirent leur légitimité sociale de l’expertise qu’elles se voient reconnaître dans la gestion et le transfert des risques économiques (De Goede, 2005). Elles revendiquent une forte technicité et des pratiques hautement rationalisées, qui impliquent la mobilisation d’outils sophistiqués pour réduire l’incertitude à laquelle les exposent leurs spéculations (Kaldor, 1939). Dans leur appareillage, le calcul joue un rôle incontournable, lié à la nature quantitative des profits monétaires que recherchent les acteurs financiers.
2L’idéologie de la transparence qui anime les autorités épistémiques de la finance les pousse à exiger des acteurs financiers qu’ils diffusent toujours plus d’informations auprès des investisseurs (Charron, 2004 ; Vanel, 2008). Paradoxalement, ces pratiques tendent à inonder les agents économiques de signaux sans valeur informative (Rodarie, Walter, 2010) qui opacifient les échanges financiers bien plus qu’ils ne les éclairent.
3En adoptant la posture d’une sociologie compréhensive, cet article prend les pratiques d’évaluation des gérants d’actifs par les professionnels de l’investissement comme un exemple des façons dont des agents sociaux s’emploient à se prémunir contre des risques financiers. Il s’efforce de montrer que, bien qu’ils ordonnent leurs pratiques autour de la catégorie de quantification, celle-ci ne rend qu’imparfaitement compte du sens de leurs actions, ce qui conduit à un affaiblissement de leur prétention à la réduction des risques [2].
4La première partie de l’article présente la configuration d’acteurs financiers dont l’étude sert à étudier les pratiques de quantification mises au service de la réduction de l’incertitude intrinsèque aux activités spéculatives.
5La deuxième partie expose comment les acteurs étudiés classent leurs opérations de réduction de l’incertitude en une « analyse quantitative [3] » et une « analyse qualitative ».
6La troisième partie décrit les relations que les pratiques ainsi distinguées entretiennent les unes avec les autres. Elle met en question la manière dont les acteurs de la gestion d’actifs articulent les différents types d’analyse et la place que la quantification occupe dans leurs pratiques de réduction de l’incertitude.
7La quatrième et dernière partie inscrit ces pratiques dans un système de relations sociales qui éclaire le sens que les acteurs leur donnent. Elle montre sur quelles ressources socialement acquises s’appuie la classification des pratiques d’analyse, et comment elle conduit les investisseurs à renoncer à la réduction de l’incertitude pour se contenter de se conformer à des normes professionnelles.
1 – Les interactions entre investisseurs, gérants et analystes
Délégation de la gestion et injonction de justification
8Ce texte étudie les relations à l’intérieur d’une configuration d’acteurs financiers que l’on peut décrire ainsi : des investisseurs institutionnels, qui peuvent être notamment des fonds de pension, des caisses de retraite, des institutions de prévoyance, des compagnies d’assurances, des fondations charitables ou des filiales de groupes bancaires spécialisées dans la valorisation des fonds propres de leur maison-mère, délèguent à des sociétés de gestion la charge de spéculer pour leur compte sur les marchés financiers. Les sociétés de gestion emploient des gérants d’actifs, aussi appelés gérants de portefeuilles. Ce sont des investisseurs professionnels [4] qui achètent, détiennent et vendent des titres financiers (titres de propriété d’entreprises, titres de créance, produits dérivés) pour le compte des investisseurs tiers qui ont signé un contrat de délégation avec la société de gestion qui les emploie.
9Les gérants d’actifs composent des ensembles de titres financiers, qu’on appelle portefeuilles. Ceux-ci peuvent être collectifs et ouverts à un nombre indéfini d’investisseurs, dans le cas d’organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) que sont par exemple les fonds communs de placement (FCP) ou les sociétés d’investissement à capital variable (SICAV). Pour placer des capitaux dans des OPCVM, les investisseurs souscrivent des parts de ces OPCVM et ils les revendent pour retirer leurs capitaux. Les titres réunis en un portefeuille par les gestionnaires d’actifs peuvent aussi être proposés aux investisseurs sous la forme de mandats de gestion, qui sont des portefeuilles inscrits à un seul compte, ou sous la forme de fonds dédiés à un nombre limité de personnes.
10La soumission des parts d’OPCVM à des formes différentes de fiscalité institutionnalise la distinction qui est faite parmi les clients des gestionnaires d’actifs entre les « particuliers », et les « institutionnels ». On retrouve cette distinction dans les formes que prend la commercialisation des services de gestion selon le type de clientèle auquel elle s’adresse. Nous nous intéresserons exclusivement aux investisseurs professionnels, qui travaillent pour les investisseurs institutionnels. Pour sélectionner les sociétés de gestion ou les gérants d’actifs à qui ils font appel, les investisseurs institutionnels emploient notamment des analystes de portefeuilles et des gérants de fonds. Il leur arrive aussi de se faire assister par des cabinets de conseil spécialisés en cette matière ou de faire appel à des sociétés de gestion spécialisées en « multigestion ». En constituant des portefeuilles composés de parts d’autres OPCVM, les gérants de fonds et les multigérants se distinguent des gérants « en direct », qui constituent des portefeuilles composés de titres « vifs » (Fig. 1).
Les intermédiaires entre les investisseurs institutionnels et les marchés de titres financiers

Les intermédiaires entre les investisseurs institutionnels et les marchés de titres financiers
11Si nous concentrons nos observations sur la relation entre les gérants d’actifs et les investisseurs professionnels, ce n’est pas seulement parce que des circuits spécifiques de « distribution » des services de gestion sont mis en place ou parce que des organisations commerciales différenciées sont constituées pour chaque type de clientèle. C’est aussi parce que les institutions qui rendent les investisseurs professionnels responsables de capitaux à placer visent à les conformer à la figure de l’investisseur rationnel, construite par la théorie économique et financière néolibérale (Montagne, 2006 ; Ortiz, 2011). De tels investisseurs considèrent uniquement la rentabilité financière des placements : en souscrivant des parts d’un fonds, ou en donnant un mandat à un gestionnaire d’actifs, les investisseurs institutionnels achètent un assemblage de titres financiers et ils espèrent que la valeur de ce portefeuille s’apprécie afin d’en retirer un profit. Par contraste, d’autres intérêts, de nature ludique ou intellectuelle notamment, orientent parfois l’intervention des particuliers sur les marchés financiers (Lépinay, Rousseau, 2000 ; Harrington, 2008). On ne peut exclure que de tels intérêts gouvernent aussi le comportement des particuliers qui placent leur épargne chez des gestionnaires d’actifs.
12Les investisseurs professionnels sont placés dans une situation où ils sont soumis à l’injonction de justifier leurs décisions en invoquant leur efficacité au service des meilleurs rendements financiers qu’il est possible d’atteindre dans la limite des contraintes imposées par une situation donnée. C’est dans ce contexte qu’ils développent leurs pratiques de sélection de gérants et que les variations imprévues de la valeur des portefeuilles prennent pour eux la qualité d’un risque financier.
L’évolution incertaine de la valeur des portefeuilles
13Contrairement à la valeur d’un titre financier comme une action, la valeur globale d’un portefeuille, et le prix d’une de ses parts, qu’on désigne par l’expression « valeur liquidative », ne dépendent pas immédiatement du nombre d’investisseurs qui souhaitent confier des capitaux au gestionnaire qui en a la charge [5]. Elle évolue en fonction de l’appréciation des titres qu’elle contient car son évolution n’est autre que la combinaison linéaire de l’évolution de la valeur des titres qui le composent.
14Les acteurs qui spéculent sur les marchés financiers font face à l’imparfaite prévisibilité de la variabilité des prix auxquels s’échangent les titres négociés, et donc à celle des rendements que procurent la détention et l’échange de ces actifs. Par ricochet, les gestionnaires de portefeuille fournissent à leurs clients un service risqué, dont les résultats sont incertains. En déléguant la gestion de leurs capitaux à des gestionnaires d’actifs, les investisseurs courent le risque de les perdre ou de les voir fructifier moins dans les mains de ces gérants que s’ils les avaient placés autrement. L’incertitude qui pèse sur la capacité des gestionnaires à procurer à leurs clients des rendements importants pose un problème pratique aux acteurs chargés de sélectionner des gérants d’actifs à qui déléguer la gestion des capitaux détenus par les investisseurs institutionnels.
15C’est donc dans la figure de l’investisseur rationnel que sont institutionnalisées les pratiques de réduction de l’incertitude qui forment la matière empirique de cette recherche.
Des dispositifs d’analyse pour rationaliser les décisions
16La relation de délégation introduit une injonction de justification des performances financières qui conduit les investisseurs professionnels à rationaliser leurs procédures de sélection de gérants. Les organisations auxquelles appartiennent les investisseurs professionnels ont développé des dispositifs socio-techniques et des formes d’organisation du travail qui dirigent leur action et leur permettent d’en rendre compte selon des principes acceptables par leurs donneurs d’ordres (mandataires sociaux, actionnaires, etc.) entendus comme des investisseurs rationnels. Étudier ces dispositifs permet de découvrir comment les investisseurs professionnels évaluent la qualité des services de gestion qui leur sont proposés.
17Les dispositifs d’analyse prennent la forme d’outils symboliques et de procédures organisationnelles destinés à domestiquer l’incertitude financière qui pèse sur les rendements des gérants. Les investisseurs professionnels procèdent à deux types d’analyse. Dans leurs discours, tels qu’ils peuvent être recueillis lors d’entretiens sociologiques formels, par correspondance ou à l’occasion de l’observation d’interactions ou de l’analyse de documents, ces deux types d’analyse sont classés en deux catégories qui portent les noms d’« analyse quantitative » et d’« analyse qualitative » :
2 – La quantification, critère de classification des dispositifs d’analyse ?
L’analyse quantitative
19Les descriptions de l’« analyse quantitative » que donnent les acteurs rencontrés sont semblables les unes aux autres. Selon eux, il s’agit d’étudier « comment le fonds a performé pendant différents cycles boursiers. Qu’est-ce qu’il a fait ? » (A). Analyser un portefeuille, c’est faire « des calculs dans tous les sens » (C) et examiner son « historique » « à la moulinette de différents calculs de perf’[ormance] » (D). « Il faut faire rentrer l’information dans la moulinette pour en tirer quelque chose qui tienne la route » (E).
20La caractérisation de l’« analyse quantitative » est aisée et rapide car elle repose sur la signification commune du terme « quantitatif », qui renvoie aux calculs portant sur des quantités. Ces dernières sont les rendements qu’a procurés l’évolution de la valeur liquidative d’un portefeuille. En effet, ce que les professionnels de la gestion d’actifs appellent « analyse quantitative » désigne l’analyse stochastique de séries de prix passés et rassemblés dans des chroniques de « valeurs liquidatives ». Elle s’applique aux rendements antérieurs des portefeuilles analysés et elle s’intéresse spécialement à leur variabilité dans le temps. C’est dans cette variabilité que se traduit l’incertitude qui pèse sur les rendements et c’est elle qui fait courir un risque financier aux investisseurs.
21L’analyse statistique des séries de rendements permet de caractériser leur distribution : est-elle régulière ou erratique, symétrique ou asymétrique ? Est-elle corrélée à la distribution des rendements des actions des sociétés pétrolières ou à celle des actions des sociétés allemandes dont la capitalisation boursière est peu importante, ou encore est-elle corrélée à la rentabilité de l’indice du marché des actions de sociétés brésiliennes ?
22L’analyse statistique s’incarne dans des indicateurs caractéristiques dont l’usage est stabilisé par la programmation d’outils informatiques qui en automatisent le calcul. Ces mesures sont matérialisées par leur valeur numérique ou par des représentations graphiques sous forme de diagrammes. Certains des indicateurs calculés ont été institutionnalisés, ce qui se traduit par leur présence systématique dans les manuels d’évaluation financière et dans les enseignements donnés en cette matière. Ils sont aussi intégrés dans les routines de calcul des logiciels d’analyse statistique destinés aux analystes de fonds. Parmi les mesures absolues de la distribution des rendements, mentionnons l’écart-type des rendements (et son extrapolation sous forme de volatilité), leurs coefficients d’asymétrie et d’erraticité, la perte maximale historique enregistrée par le portefeuille et la durée nécessaire pour recouvrer le niveau antérieur. Les indicateurs utilisés pour caractériser de manière relative la distribution des rendements par rapport à la distribution des rendements obtenus par un portefeuille de référence comprennent notamment « le » bêta du portefeuille par rapport au portefeuille de référence et « son » alpha, l’erreur de suivi (tracking error) par rapport au portefeuille de référence et « ses » ratios de Sharpe et d’information [6].
23En fin de compte, l’analyse statistique des rendements passés vise à caractériser les portefeuilles sur la base de leur « comportement ». Ainsi, en combinant des mesures statistiques de la variabilité des rendements d’un portefeuille telles que son coefficient d’erraticité ou la tracking error et le coefficient bêta de ce portefeuille par rapport à un portefeuille de référence, un « analyste quantitatif » constitue des classes de fonds qu’il qualifie par exemple de « défensifs », « agressifs » ou adaptés à un « cœur de portefeuille [7] ». Les analystes de portefeuilles cherchent à déterminer le « style de gestion » des gérants auxquels ils envisagent de faire appel (Aaron et al., 2005). Ils affirment chercher à obtenir une description du « comportement » des portefeuilles c’est-à-dire de la forme caractéristique de l’incertitude qui pèse sur eux. Typique est alors le discours de ce multigérant qui explique que le modèle statistique qu’il utilise obtient
– « vingt facteurs explicatifs qui vous dessinent l’équivalent d’un caryotype pour chacun des fonds et effectivement, à partir de là vous allez retrouver, les moyens de reclasser les fonds qui retrouvent les mêmes caractéristiques et vous avez les moyens de comparer des classes de fonds homogènes. Vous avez une carte, exactement comme le génome humain » (D).
L’analyse qualitative
25En s’efforçant de caractériser de manière synthétique la différence entre les deux types d’analyse, un consultant en investissement remarque que « l’analyse quantitative » repose « sur des bases de données », mais que « l’analyse qualitative » est « la rencontre avec le gérant c’est plus un dialogue avec le gérant » (F). Il est vrai que la recherche d’informations « qualitatives » est fondée sur les déclarations des gestionnaires, ce qui explique que la rencontre des gérants par les analystes de fonds représente l’interaction emblématique de l’« analyse qualitative ». Cependant, l’observation des pratiques d’analyse « qualitatives » montre que les informations ne sont pas seulement recueillies au cours de rendez-vous en face à face ou par téléphone, mais aussi collectées dans des questionnaires échangés par courrier électronique ou dans des documents d’information que les sociétés de gestion élaborent à l’intention des préoccupations des clients institutionnels.
26Dans le discours le plus structuré que j’ai pu recueillir, un investisseur bancaire distingue trois éléments de l’« analyse qualitative » ; d’abord l’analyse de l’organisation procédurale des décisions qui gouvernent la composition et l’entretien du portefeuille (le « processus de gestion »), puis l’étude des stratégies d’investissement du gérant (Godechot, 2000 ; Tadjeddine, 2000) et enfin, l’examen de l’organisation générale de la société de gestion et des garanties qu’elle apporte en tant que partenaire d’affaires :
– « On va aller voir le gérant. On étudie le processus de gestion, comment le gérant choisit ses actions, comment il valorise ses actions, sur quoi s’appuie-t-il ? Est-ce qu’il fait lui-même sa propre recherche ou est-ce qu’il s’appuie sur ce que lui donnent les brokers ? Ça c’est le processus. Est-ce qu’il est plutôt momentum [8], c’est-à-dire est-ce qu’il achète les actions parce qu’elles sont à la mode ou est-ce qu’il est plutôt contrariant et il a vraiment sa vue et il se fout de savoir ce que les autres font sur le marché ? Tu vois, ça c’est vraiment, donc on s’attache à savoir ce que fait le gérant. Donc ça c’est l’analyse qualitative. Sans compter l’analyse de la société de gestion Quels sont les instruments de motivation de l’équipe ? Est-ce qu’il y a un risque qu’y ait des personnes clefs qui s’en aillent. L’analyse stratégique de la société de gestion » (A).
28D’autres analystes de fonds donnent des exemples des questions qu’ils se posent quand ils conduisent une « analyse qualitative » :
– « Est-ce [que le gérant] est tout seul à analyser ses titres ou est-ce qu’il a une équipe d’analystes qui travaille pour lui ? Est-ce qu’il a complètement choisi ses valeurs ou est-ce qu’il les a juste choisies dans une short list qu’on lui a donnée ? Est-ce qu’il a une totale liberté par rapport à un indice ou est-ce que finalement son fonds réplique un indice ? » (C).
– « C’est pour éviter d’acheter une boîte noire, savoir qui est le pilote, quel est son cahier des charges, son objectif, son état d’esprit, les moyens qu’il a à sa disposition, dans quelle équipe il travaille » (C).
Place de la quantification dans la distinction entre « quantitatif » et « qualitatif »
30Alors que la description de l’« analyse quantitative » par les personnes rencontrées donne lieu à des présentations similaires les unes aux autres et à des formulations relativement ramassées, ce n’est pas le cas pour l’« analyse qualitative ». Les acteurs de la gestion disposent avec la catégorie « quantitative » d’une forme symbolique (Bourdieu, 1977 ; Cassirer, 1972) qui confère l’apparence de l’évidence aux faits auxquels elle s’applique. Certes, les procédés et les objets de l’« analyse qualitative » font l’objet d’une certaine institutionnalisation, que l’on retrouve dans le concept de « gestion des risques opérationnels » (Power, 2005), employé dans des scènes sociales proches de la gestion d’actifs. Cependant, si les acteurs mentionnent souvent la notion de « due diligence [9] », ils décrivent plus fréquemment les opérations singulières qui caractérisent l’« analyse qualitative » :
– « On essaie d’abord de voir si la société existe. On essaie de rencontrer le gérant, de voir s’il a un binôme, de voir quel est son dépositaire, d’essayer d’éviter de rencontrer un Madoff » (D).
32L’explication de l’« analyse qualitative » donne lieu à des énumérations, à des descriptions de pratiques exemplaires et à des développements plus longs que ceux suscités par l’« analyse quantitative ».
33Le contraste qui existe entre les descriptions des analyses « quantitative » et « qualitative » indique que le concept d’« analyse qualitative » qui prévaut dans la gestion d’actifs est doté d’un moins grand degré d’évidence. Il s’agit d’une catégorie résiduelle, formée dans le creux de l’empreinte que laisse la catégorie positivement définie qu’est l’« analyse quantitative ». Pour le sens commun, c’est l’exclusion de la quantification qui fait le qualitatif, ce « qui concerne la qualité, par opposition à quantitatif. Les éléments qualitatifs d’une sensation, ceux qui ne peuvent être exprimés par des nombres [10]. » En fin de compte, l’« analyse qualitative » désigne toutes les opérations d’analyse qui n’entrent pas dans l’« analyse quantitative », et par là, il faut entendre les opérations qui ne relèvent pas de l’analyse statistique des rendements passés.
34C’est la caractérisation de l’incertitude financière propre aux fonds qui distingue l’« analyse quantitative ». Elle passe effectivement par le calcul de mesures statistiques appliquées à des séries historiques de variations de prix. En ce sens, l’« analyse quantitative » désigne bien des procédés d’analyse qui reposent sur la manipulation de quantités chiffrées, mais ce n’est pas la quantification en tant que telle qui fait la spécificité de l’« analyse quantitative ». De même que la catégorie de qualitatif est à bien des égards une catégorie résiduelle de la catégorie de quantitatif, de même il est remarquable que « l’analyse qualitative » désigne toutes les opérations d’analyse qui ne relèvent pas d’une analyse statistique d’« historiques de performances » de gérants ou de séries temporelles de prix. La conséquence empirique de ce fait est que l’« analyse qualitative » n’est pas exempte de quantification. De fait, elle comporte bien des opérations quantitatives, c’est-à-dire des opérations qui impliquent la manipulation de quantités, même si ces actions sont marginalisées dans la représentation qu’en donnent les acteurs de la gestion. L’observation du travail d’analystes de portefeuilles et l’analyse des documents « qualitatifs » permettent de s’en convaincre.
35Les analystes « qualitatifs » produisent des fiches qui contiennent des éléments chiffrés, tels que les indicateurs de description statistique de rendement des fonds les plus courants (rentabilité globale, écart-type de la rentabilité, indicateurs de corrélation avec un portefeuille de référence). Il est vrai qu’avec ces indicateurs, l’analyse reste dans la reproduction embryonnaire des mesures de l’« analyse quantitative ». En revanche, d’autres indicateurs chiffrés n’apparaissent jamais dans les documents « quantitatifs », mais sont utilisés spécifiquement pour l’« analyse qualitative ». Ce sont les indicateurs qui ne portent pas sur les mouvements de la valeur des portefeuilles mais sur d’autres quantités. Ainsi, les analystes calculent le taux de rotation des positions du portefeuille [11]. Ils calculent aussi la proportion des encours gérés dans un portefeuille donné qui ont été placés dans la détention de tel ou tel actif. Cette quantité relative constitue le « poids » de cette « ligne » dans l’ensemble du portefeuille. En rapprochant ou en écartant les unes des autres les « lignes » qui le composent, les analystes décomposent un portefeuille en fonction des secteurs économiques, des zones géographiques ou d’autres propriétés qu’ils utilisent pour catégoriser les titres.
36La quantification à laquelle fait référence l’« analyse quantitative » n’a pas le sens d’une mise en chiffres. Elle correspond à la manipulation de quantités préexistantes dans le but d’en déterminer de nouvelles par le calcul. Par suite, « quantitatif » renvoie aussi à la complexité des opérations ou à la virtuosité mathématique reconnue aux acteurs qui la réalisent.
37Donner à l’analyse statistique des performances le qualificatif « quantitatif », c’est oublier le travail de classification sur lequel repose la construction des espaces de commensurabilité dont dépend la réalisation des calculs (Callon, Muniesa, 2003 ; Desrosières, 2001). Dans d’autres branches de l’industrie financière, ce travail constitue le quotidien des analystes financiers qui travaillent chez les courtiers (Zuckerman, 1999 ; 2004) ou dans les cabinets de conseil en fusion et acquisition. Il fait intervenir des facultés de jugement distinctif qu’on associe communément à la définition des qualités. Revenant sur les raisons qui les ont conduits à s’abonner à une base de données financières plutôt qu’à une autre, plusieurs acteurs soulignent lors des entretiens leur préférence pour le classement des fonds que propose la base de données avec laquelle ils travaillent. C’est en invoquant l’importance du travail de classification qu’un analyste de portefeuilles à qui je faisais part de premières réflexions portant sur la dichotomie des types d’analyse, relativise la distinction entre les deux types d’analyse et m’oppose la nécessité pour l’équipe dont il fait partie de les combiner l’une avec l’autre pour mener à bien les analyses. Il est donc temps que nous portions notre attention sur l’articulation entre « analyse quantitative » et « analyse qualitative ».
3 – L’articulation entre « analyse quantitative » et « analyse qualitative »
38Nous avons vu que, dans le champ de la gestion d’actifs, la division des activités d’analyse des fonds en fonction du couple « quantitatif/qualitatif » est générale. S’il est vrai que l’« analyse quantitative » mobilise des techniques calculatoires plus avancées, ce n’est pourtant pas la quantification en tant que telle qui fonde la distinction pratique entre l’« analyse quantitative » et l’« analyse qualitative ». Cette forme de classification (Durkheim, Mauss, 1903) ne décrit qu’imparfaitement les activités qu’elle distingue. Le discours des acteurs de la gestion suggère explicitement une manière de les articuler les unes aux autres, liée aux significations communes du couple « quantitatif/qualitatif », mais une telle interprétation ne correspond pas à l’articulation réelle des deux types d’analyse. Le présent article propose une autre manière de les articuler l’une à l’autre, qui rend mieux justice aux conditions d’exercice de l’investissement et aux problèmes pratiques auxquels sont confrontés les investisseurs.
La complémentarité épistémique de deux régimes de connaissance
39Tel qu’il se présente dans les entretiens sociologiques et tel qu’il se montre dans les documents par lesquels les entreprises se présentent dans un but commercial, le discours des acteurs de la gestion propose explicitement une manière d’articuler les deux types d’analyse. Cette articulation est fondée sur la symétrie des types d’analyses que thématise l’opposition entre « qualitatif » et « quantitatif ». Le savoir constitué des acteurs de la gestion fait des activités « quantitatives » et « qualitatives » les deux voies qui permettent de recueillir des connaissances sur les portefeuilles. Hétérogènes par leur nature « quantitative » ou « qualitative », ces connaissances sont parfois redondantes, du moins partiellement, chacune dans leur genre. Les acteurs de la gestion présentent les deux types d’analyse comme de simples répertoires d’action et d’interprétation qui assurent une même fonction par des moyens partiellement substituables les uns aux autres. Selon cette représentation, chaque type d’analyse permet d’étendre le domaine des faits connus sans pour autant justifier l’espoir d’une connaissance exhaustive.
40L’« analyse quantitative » procure des renseignements utiles qu’il serait déraisonnable (« débile ») de négliger en se fiant exclusivement à l’« analyse qualitative ». Inversement, seule une personne totalement étrangère aux matières traitées ferait reposer ses décisions sur la seule « analyse quantitative ». Elle ne suffit pas non plus à fonder à elle seule les décisions d’un investisseur professionnel :
– « Je pense pas que vous ayez une société de gestion qui s’amuse à penser que le passé explique l’avenir. Ils vont modéliser le choix des gérants uniquement au vu des performances passées. Donc ils en tiennent compte, bien sûr, mais… bien sûr que pas regarder ce qu’a fait le fonds avant c’est complètement débile, mais sélectionner ses fonds sur, sur le simple critère de son comportement passé, d’un point de vue mathématique, me paraît… Autant que je sache, personne ne le fait » (B).
– « On doit pas décider de l’investissement dans un fonds sur des critères quantitatifs. D’accord ? Les critères quantitatifs ils sont pour nous des pistes de compréhension en fait » (B).
42L’« analyse quantitative » est soupçonnée d’être réductrice : « ça vous donne une vue très synthétique et un peu réductrice du schmilblick » (G), dit le « directeur de la recherche » d’une société d’information financière. De même, une gérante affirme que :
– « les performances passées, c’est bien la seule façon qu’on a de juger les gens, mais c’est aléatoire, enfin. Je dirais pas aléatoire, mais incomplet » (H).
44Surtout, l’efficacité de l’étude des événements passés pour la formation d’anticipations est mise en doute. Les professionnels connaissent l’adage : « Les performances passées ne préjugent pas des performances futures ». Cet avertissement est repris par les acteurs :
– « La performance future, on peut pas la promettre. Donc en général on va [montrer aux clients] de la performance passée, révolue, qui elle, bon, va pas se reproduire forcément » (I).
46Insuffisante pour fonder des prévisions assurées, l’analyse quantitative nécessite « confirmation » :
– « C’est pas parce [que ces portefeuilles] sont bons une année qu’ils sont bons l’année d’après. C’est pour ça que l’analyse quantitative ne suffit pas. Elle aide au repérage, mais ça ne suffit pas du tout. Il faut une confirmation derrière » (C).
48Ce sont principalement les insuffisances de l’« analyse quantitative » que thématisent les acteurs de la gestion, et non pas tant celles de l’« analyse qualitative ». Par contraste, les insuffisances de l’« analyse qualitative » ne sont pas mentionnées explicitement comme telles, mais elles sont évoquées sous la forme des regrets. Avant tout, ce sont le soupçon d’illégitimité épistémologique et la méfiance à l’égard de l’intuition qui sont invoqués pour disqualifier une analyse qui reposerait exclusivement sur le « qualitatif » :
– « On n’est pas sur un métier totalement scientifique. On a beau élaborer des processus d’investissement extrêmement structurés qui reposent sur des analyses très poussées… Alors il y a des facteurs quantitatifs. Y a énormément de recherche dans nos métiers… Il y a aussi bien sûr énormément d’éléments qualitatifs » (J)
50Au lieu de reposer sur des connaissances positives, l’« analyse qualitative » est suspecte d’intégrer les sentiments des acteurs. Pour une analyste, « y a aussi du coup un peu de feeling je dirais » (C) et un consultant renchérit :
– « Y a toute l’analyse quantitative qu’on peut faire objectivement depuis son bureau à partir d’informations qui nous sont fournies directement par la société de gestion et directement sur des bases de données, donc l’analyse qui est d’ailleurs plus objective que euh, [en se reprenant] quantifiable ! Et ensuite, y a la rencontre avec le gérant. Après ce qu’on regarde chez un gérant dans certains cas c’est les éléments qui nous donneront un peu des pistes sur ce qu’on recherche chez un gérant, mais la réalité quand on rencontre quelqu’un, on lui pose des questions après y a, y a une partie affect qui est importante aussi et qui est plus difficile à exprimer » (F).
52L’incomplétude de chaque type d’analyse et la redondance seulement partielle des connaissances qu’ils apportent l’un et l’autre justifient aux yeux des acteurs la recherche de l’exhaustivité par la pratique des deux types d’analyse.
53Attestant la réalité de la conception des types d’analyse comme des régimes de connaissance ayant même valeur et même statut, les acteurs de la gestion convoquent les deux types d’analyse dans des formulations symétriques :
– « En fait, on croisait une analyse quantitative des fonds avec une analyse qualitative » (A)
– ou « moi j’ai une approche assez globale voilà. Il me faut, je regarde à la fois du qualitatif et du quantitatif » (D).
55Le recoupement partiel des informations que donnent les deux types d’analyse est entendu comme une confrontation qui permet de confirmer ou d’infirmer les conclusions qu’a inspirées l’autre type d’analyse :
57Inversement, il arrive que la corrélation entre des rendements de certains portefeuilles et des séries soigneusement choisies soit incompatible avec les déclarations de certains gérants et qu’elle permette d’en contester la véracité.
58En décrivant leur activité d’analyse, les acteurs de la gestion utilisent des termes qui distinguent deux régimes épistémiques symétriques et de même valeur : le régime de la quantité mesurée sur une base objective qui peut être partagée et le régime de la qualité appréciée par un sujet qui ne sait pas la partager. Dans cette perspective, la réunion des régimes de connaissance incomplets ne garantit certes pas l’entière dissipation de l’incertitude relative aux résultats des placements financiers, mais elle assure une réduction des risques aussi importante que possible.
Une complémentarité fonctionnelle
59Il existe un écart entre les catégories grâce auxquelles les analystes de portefeuilles rendent compte de leurs actions et l’observation que peuvent en faire les sociologues. Contrairement à ce que suggèrent les épithètes qui les qualifient, ce n’est pas la quantification qui trace la frontière entre les domaines d’activités que désignent l’« analyse quantitative » et l’« analyse qualitative », mais bien la fonction que ces actions remplissent dans l’entreprise de réduction de l’incertitude financière à laquelle se consacrent les analystes de portefeuilles.
60Il convient ici de préciser les bornes temporelles de l’investissement. Il débute au moment ex ante où les investisseurs remettent à des gestionnaires de fonds des capitaux à placer. Il dure le temps que les clients laissent aux spéculations des gérants. Il cesse lorsque les clients dressent le bilan ex post des gains ou des pertes réalisés par les gestionnaires et qu’ils envisagent à nouveau ex ante la possibilité d’autres placements plus lucratifs ou mieux adaptés aux contraintes que pose leur passif comptable. La première période de l’investissement cède alors la place à la suivante.
61L’« analyse quantitative » pose un regard rétrospectif sur l’investissement car elle considère les rendements obtenus pendant les périodes antérieures. Elle produit les mesures sur lesquelles peut être fondée une appréciation des succès ou des échecs des spéculations passées dont l’alternance aléatoire constitue l’incertitude relative à ces spéculations.
62Un système complexe de relations d’interdépendance unit les agents économiques (Weber, 2010). En interagissant les uns avec les autres, notamment lorsqu’ils interviennent sur les marchés financiers où sont négociés les titres qui composent les portefeuilles des gérants d’actifs, les agents entraînent des modifications de la valeur des biens. En fonction des titres qui entrent dans leur composition, la valeur des portefeuilles profite ou non de ces changements. Les rendements des portefeuilles et leur variabilité résultent donc de la rencontre entre un état du système économique et l’intervention singulière des gérants qui poursuivent des stratégies spéculatives. Pour cette raison, les acteurs de la gestion d’actifs attribuent au moins partiellement aux gérants et aux équipes de gestion la responsabilité des rendements des portefeuilles, ce dont témoigne l’usage généralisé du terme « performances » pour les désigner. De plus, l’incertitude relative aux rendements n’est pas un phénomène exogène au système social ; elle en est le produit direct, même si les mécanismes qui produisent la variabilité des rendements restent opaques en raison de la complexité des relations économiques et marchandes.
63En recourant à l’analyse statistique des rendements passés et de leur variabilité, les analystes adoptent une démarche probabiliste et supposent, consciemment ou non, qu’une loi de distribution de probabilités a gouverné la succession des rendements pendant la période soumise au calcul. Dans cette perspective, les rendements historiquement avérés sont des réalisations singulières de cette loi et l’ensemble de ces rendements constitue un échantillon d’événements dont la période analysée était porteuse, avec des probabilités alors inconnues. Analyser statistiquement cet échantillon permet d’obtenir une estimation caractéristique de la loi de distribution de probabilités qui l’a engendré, et ainsi d’exprimer ex post la forme mathématique de l’incertitude financière à laquelle les stratégies des gérants exposaient leurs clients. C’est ce que les acteurs de la gestion appellent le « comportement » d’un portefeuille. En le déterminant, les analystes produisent une représentation substantielle de l’incertitude financière.
64La représentation de l’incertitude financière que propose l’analyse statistique des rendements des portefeuilles est le fruit d’une histoire pluricentenaire au cours de laquelle furent produits et mis en circulation les instruments symboliques (Brian, 1994 ; 2009 ; Walter, 2006 ; Pradier, 2006 ; Jovanovic, 2009) et les outils socio-techniques (Preda, 2003 ; McKenzie, Millo, 2003) qui rendirent possible son existence.
65Pour que les mesures de l’« analyse quantitative » reflètent effectivement la forme mathématique de l’incertitude caractéristique des conditions sociales qui ont présidé à la production des rendements et de leur variabilité, il est nécessaire que les analystes s’assurent de la permanence de ces conditions sociales. Sans cela, leurs calculs n’auront pas de fondement empirique. A minima, les analystes ne procèdent à l’« analyse quantitative » que lorsqu’ils considèrent disposer de séries de rendements suffisamment longues pour pouvoir en inférer quelque chose sur la forme de l’incertitude. En outre, ils étudient
– « ce qu’il [le portefeuille] a fait, mais en prenant la précaution que c’est toujours le même gérant qu’a géré ce fonds » (A).
67Une fois réalisée l’« analyse quantitative », l’enjeu pour les analystes consiste à transformer l’appréciation rétrospective de rendements passés en un objet sur lequel fonder des espérances sur l’avenir.
68Ex ante, au moment d’engager des capitaux, les investisseurs qui croient que c’est l’interaction marchande qui cause les profits des portefeuilles et non une cause exogène au monde social, ne peuvent prétendre agir rationnellement s’ils se contentent de l’analyse rétrospective des rendements des fonds sans s’assurer que les conditions sociales qui se sont traduites précédemment par une certaine forme d’incertitude financière sont réunies ou non. La fonction de l’« analyse qualitative » est alors de vérifier l’existence de ces conditions qui autorisent les analystes à projeter dans l’avenir les caractéristiques de l’incertitude passée.
69Au moyen d’un retour imaginaire dans le temps qui place l’analyste à l’instant qui précédait immédiatement les spéculations réalisées par le gérant, la démarche « qualitative » met en regard les stratégies spéculatives et les rendements qui en sont résultés :
– « Quand on rencontre le gérant, on a bien en tête évidemment les performances, on les connaît on les a vues dans l’analyse quantitative, mais on a besoin de comprendre comment finalement il est arrivé à ces performances » (C).
71Rétrospectivement, l’« analyse qualitative » détermine les conditions sociales de production de la performance passée du portefeuille. D’un point de vue prospectif, l’« analyse qualitative » examine si les conditions sociales de reproduction du comportement passé sont réunies. Si elles le sont, les investisseurs sont empiriquement fondés à prendre les résultats de l’« analyse quantitative » pour une estimation de l’incertitude à laquelle ils font face actuellement :
– « Quand on a vraiment bien compris comment fonctionne un gérant, on sait beaucoup mieux à quoi s’attendre dans l’avenir selon les scénarios, on connaît pas ce qui va se passer n’empêche qu’on sait plus ou moins “bon si c’est plutôt ça qui va se passer [c’est-à-dire si les conditions de marché sont de tel genre], il devrait plutôt bien marcher. Si c’est plutôt ça qui se passe ça devrait être plus difficile pour lui” » (F).
73Les deux étapes de l’analyse des portefeuilles sont liées l’une à l’autre par une relation fonctionnelle : l’« analyse qualitative » précise les conditions dans lesquelles la mesure de l’incertitude qu’a tentée l’« analyse quantitative » estime les risques encourus par les investisseurs et s’ils sont fondés à prendre cette mesure pour une estimation des risques à venir. Les deux types d’analyse constituent donc les étapes du processus fonctionnellement différencié par lequel les analystes de fonds forment une estimation subjective et raisonnable des risques inhérents au service de gestion, ce qui est thématisé par cet analyste sous le mode des éléments suffisants pour emporter la conviction, malgré l’absence de certitude absolue :
– « Après, arrivé à ce point de démarche en amont, vous franchissez le pas que franchissent tous les investisseurs qui est je mouille ma chemise, c’est-à-dire je suis convaincu ou pas convaincu ou pas suffisamment convaincu, mais si je suis suffisamment convaincu, je prends un ticket sur le fonds XY et puis on fait tourner le moteur et rendez-vous dans deux ans » (G).
75Par l’« analyse qualitative » des portefeuilles, les investisseurs cherchent d’une part, à déterminer dans l’interaction des gérants et des marchés les causes sociales de la variabilité des fonds et d’autre part, à s’assurer de la permanence de ces causes, ce qui les autorise à prendre l’ensemble des rendements passés pour un échantillon des réalisations d’une variable aléatoire.
4 – De la quantification de l’incertitude à la démonstration du professionnalisme
Classification des activités et division sociale du travail
76L’observation sociologique montre que les acteurs de la gestion ne donnent qu’une représentation inadéquate du sens technique de leurs pratiques d’analyses.
77Les agents sociaux ne sont jamais immédiatement confrontés au monde sensible et les formes de classification dont ils se servent pour le décrire sont des produits du monde social (Durkheim, Mauss, 1903). Leur perception et leur mémoire sont collectives, structurées par les cadres que leur donne la société qui les précède (Halbwachs, 1925). De ce fait, les formes primitives de classification ne sont pas dérivées des dimensions primordiales du monde sensible, mais de l’organisation des sociétés primitives. Par conséquent, la pérennité des formes de classification ne s’explique pas par leur adéquation aux phénomènes sensibles, mais par leur affinité avec une forme d’organisation sociale (Douglas, 1964). C’est pour cette raison que l’interprétation de l’opposition entre les types d’analyse fournie par les acteurs de la gestion ne rend pas compte du sens de leurs actions. En revanche, le recours à la catégorie de quantification pour classer les opérations pratiques d’analyse des portefeuilles peut être rapporté à l’organisation de la société des financiers et aux processus historiques de structuration de cette société singulière. Il est solidaire d’une certaine forme de division sociale du travail. Cet article a esquissé le versant pratique d’une telle division sociale du travail, qu’il s’agit désormais de relier à la différenciation des acteurs individuels et collectifs au sein de cet espace social.
78La classification des activités d’analyse de portefeuilles recouvre une division sociale du travail jusqu’ici passée sous silence. Les opérations d’analyse sont réparties entre les analystes selon qu’elles sont « quantitatives » ou « qualitatives », ce qui permet d’observer une spécialisation relative de ces travailleurs. Les acteurs de la gestion distinguent ainsi les « analystes quantitatifs », dits « quants » en prononçant à l’anglaise, et les autres analystes de portefeuilles. Cette classification traverse l’ensemble du champ. Si des sociétés de multigestion de grande envergure entretiennent deux équipes d’analyse, l’une « quantitative » et l’autre « qualitative », autonomes l’une par rapport à l’autre, on observe déjà des collaborateurs étiquetés « quants » dans des sociétés qui n’emploient qu’une poignée de gérants et d’analystes.
79La répartition du travail entre les individus reproduit les distinctions sociales que dessinent les institutions qui fabriquent les capitaux différenciés dont ces individus peuvent se prévaloir. Ils puisent dans des ressources techniques hétérogènes qu’ils ont acquises au cours de leur trajectoire de socialisation, notamment dans l’institution scolaire ou au fil des postes qu’ils ont occupés antérieurement. De telles ressources sont par exemple pour les « quants » la maîtrise des règles qui gouvernent la pratique des calculs, ou pour les acteurs « qualitativistes » la connaissance des types psychologiques ou les règles d’analyse des organisations. Ainsi, la responsable d’une unité d’analyse rapporte la division du travail au sein de son équipe aux ressources de ses membres :
– « On n’a pas les mêmes parcours, les mêmes historiques, la même ancienneté, ni les mêmes personnalités. Donc au final, on a chacun nos plus et nos moins. J’ai une collègue notamment qui vient du reporting. Elle a toujours fait du reporting. Donc elle excelle dans l’utilisation des outils informatiques, dans les macros. C’est quelqu’un de très carré, de très rigoureux. Et ça c’est extrêmement utile. D’ailleurs elle a eu beaucoup de mal, d’ailleurs elle est meilleure sur ce qui est quantitatif que sur ce qui est qualitatif. Personnellement, j’ai eu un parcours très commercial, très généraliste finalement, sur les activités de marché. J’ai plus de mal sur la partie quantitative, je suis beaucoup plus à l’aise sur la partie qualitative » (C).
81La répartition des tâches entre « analyse quantitative » et « analyse qualitative » suit également la répartition du pouvoir décisionnaire, qui croît avec l’ancienneté dans la profession.
82Il se trouve que les opérations de l’« analyse quantitative » sont caractérisées par le degré élevé d’automatisation et de routinisation que permet d’atteindre l’utilisation de machines informatiques pour réaliser des calculs fortement institutionnalisés (la « moulinette »). De fait, dans les pratiques contemporaines d’analyse des fonds, « toute la partie quantitative c’est juste des boutons à appuyer donc ça se met à jour » (F). De son côté, l’« analyse qualitative » réclame de faire la preuve d’un jugement personnel et informé par des années d’expérience. Les acteurs de la gestion ont conscience de ce contraste qui justifie à leurs yeux la relative subordination des individus chargés de l’« analyse quantitative ».
83Dans une société de multigestion, les deux « quants », qui sont aussi les derniers arrivés de l’équipe d’analyse, perçoivent la rémunération la plus faible de l’équipe. La directrice commerciale d’une autre société de gestion confie au cours d’un entretien comment elle a su adroitement mettre en scène ses compétences « quantitatives » pour mettre en valeur un cursus scolaire moyen et obtenir ainsi un premier poste, puis comment elle s’est éloignée du « quantitatif » au fur et à mesure qu’elle gagnait en ancienneté dans la gestion. Dans les cabinets de conseil en investissement, les travailleurs qui cumulent jeunesse en âge et jeunesse dans le métier se voient d’abord confier l’« analyse quantitative » avant de réaliser les tâches les plus mécanisées de l’« analyse qualitative » puis celles où l’on bénéficie de la plus grande autonomie. Ces exemples montrent que la démonstration de l’excellence (normale ou extraordinaire) dans les tâches « quantitatives » est une stratégie payante pour accéder à des positions plus valorisées qui sont aussi moins « quantitatives ».
– « Donc la phase d’élaboration du questionnaire est généralement faite par le consultant senior, qui est plus en relation avec le client. […] Je touchais quasiment jamais à ça ou si j’y ai touché c’était surtout en relecture ou en suggestion, mais c’était vraiment pas un travail décisif [que je fournissais là]. […] En analyse, plus on monte en séniorité plus on va attaquer des parties intéressantes. […] j’ai commencé par analyser des performances. Ça […] c’est un peu facile au sens où on a de la donnée, on la traite sous Excel. Y a pas besoin d’avoir un jugement qualitatif, voilà d’apporter un jugement sur ce qui est donné. Ensuite on a des systèmes opérationnels […] qui généralement sont les mêmes, qui ont plus ou moins les mêmes caractéristiques […] donc c’est pour ça que ça peut être délégué à des juniors. Et puis après on arrive au processus d’investissement etcetera des choses un peu plus intéressantes. […] La première chose [qui explique cette hiérarchie] ça va être le risque d’erreur de jugement. Donc disons que sur les performances, on va regarder les formules Excel si elles sont bien faites y a pas de souci. Sur le système opérationnel globalement on sait quelle société aura des bons systèmes opérationnels. […] [sur le processus de gestion,] faut quand même avoir un bon jugement et puis avoir vu beaucoup de dossiers pour voir si c’est vraiment adapté. » (K)
85La hiérarchisation des tâches d’analyse de portefeuilles peut être rapportée à l’histoire de la gestion d’actifs et à la consécration de cette activité comme profession, au sens qu’Abbott (1988) donne à ce terme. La professionnalisation de la gestion d’actifs a entraîné un recours plus systématique au recrutement d’individus diplômés des grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs et à la constitution de filières universitaires explicitement orientées vers ce type de débouchés (Kleiner, 2003). De ce fait, les compétences techniques associées à l’« analyse quantitative » sont requises de tout nouvel entrant dans la profession. En revanche, la longévité de « l’expérience » est censée conférer aux investisseurs les plus anciens la faculté de jugement nécessaire à l’interprétation des informations qualitatives, qui sied si bien à leurs responsabilités.
86La classification des tâches d’analyse recouvre les formes institutionnalisées d’acquisition des capitaux culturels. En outre, les propriétés caractéristiques de ces tâches recouvrent les principes de distribution du pouvoir au sein des univers de travail intellectuel, selon que l’exercice du jugement est le résultat de règles mécaniques ou qu’il réside formellement dans les personnes. Les conditions sont donc réunies pour que se développe une homologie structurale entre l’espace des tâches d’analyse et l’espace des positions de travail au sein des équipes d’analyse de portefeuille, qui est effectivement observée.
Investisseur rationnel cherche gérant professionnel
87Chaque type d’analyse dispose d’éléments sur la base desquels les acteurs de la gestion peuvent lui reconnaître une certaine valeur dans leur entreprise de réduction de l’incertitude. L’« analyse quantitative » porte directement sur les rendements que les investisseurs recherchent in fine. Elle bénéficie également de l’objectivité reconnue aux quantités ; la quantification réifie des choses et permet qu’elles circulent parmi les agents qui partagent de mêmes conventions de calcul. L’« analyse qualitative » tente d’atteindre les causes sociales qui sont supposées produire les rendements obtenus et elle est fondée sur la concession de facultés de jugement supérieures aux agents les plus expérimentés. Comme chaque type d’analyse dispose d’une forme d’autorité reconnue, il n’est pas surprenant qu’ils reçoivent l’un et l’autre une valeur égale et que promouvoir l’usage de l’un ou de l’autre constitue pour les acteurs sociaux une façon de prendre position dans le champ de la gestion. De même, prêcher leur égalité dans la diversité, c’est défendre la société des gérants d’actifs dans son ensemble face aux remises en causes éventuelles des professions qui la composent.
88Effectivement, les acteurs de la gestion font l’expérience ordinaire de l’échec de leurs anticipations spéculatives : « Un bon gérant, quand il a raison dans soixante pour cent de ses décisions c’est déjà exceptionnel » (J). Pourtant, la pratique de l’analyse des portefeuilles prend son sens dans l’exigence devant laquelle les investisseurs professionnels se trouvent tenus de justifier leurs placements selon les critères de la rationalité instrumentale, c’est-à-dire en mobilisant le registre de l’efficacité technique. L’analyse de portefeuilles y répond en affirmant la possibilité qu’elle offre aux investisseurs de réduire les risques auxquels ils exposent les capitaux qu’ils engagent. C’est précisément l’efficacité technique de leurs entreprises de réduction du risque que met en doute la fréquence de l’échec. La répétition de l’échec pointe l’écart qui subsiste entre la réduction subjective du risque, qui a permis aux acteurs de franchir le pas de l’investissement, et l’absence de réduction objective de ce risque, qui aurait dû leur interdire de le franchir, selon ce registre de justification. L’échec répété porte à croire que les réussites spéculatives sont dues à un hasard fortuit, comme le prône en effet l’orthodoxie financière savante (MacKenzie, 2006). Il sape la crédibilité des justifications qui font reposer les décisions d’investissement sur la rationalité instrumentale de pratiques d’analyse de portefeuilles qui n’atteignent pas leur fin. Enfin, il limite la valeur justificatrice que les investisseurs professionnels peuvent accorder à l’analyse des résultats passés. Il répand donc un parfum d’illégitimité sur l’analyse des résultats passés. La disqualification de l’« analyse quantitative » se manifeste dans l’accusation que les informateurs se lancent les uns aux autres de se fier uniquement, et à tort, aux « performances » récentes des gérants qui ont connu le succès alors qu’il est nécessaire de s’intéresser à leur « processus de gestion ». C’est ainsi qu’ils minimisent parfois le rôle de l’« analyse quantitative » :
– « Les critères quantitatifs, ils sont pour nous des pistes de compréhension en fait. […] Le principal prisme selon lequel on va regarder un fonds, pour savoir, pour se faire une idée de son intérêt ou son désintérêt, c’est le prisme qualitatif » (B).
90L’efficacité des pratiques d’analyses étant prise en défaut au regard de sa fin, – réduire les risques courus par les investisseurs –, ces pratiques s’ordonnent dans le cadre de la construction d’une légitimité procédurale des pratiques des investisseurs professionnels, qui repose elle-même sur la démonstration du professionnalisme des gérants d’actifs. Sans doute faut-il comprendre ainsi le monopole que tentent de s’arroger sur l’« analyse qualitative » ceux qui, chez les investisseurs institutionnels, détiennent les positions de pouvoir. L’« analyse qualitative » organise en effet la mise en scène des pratiques des gérants d’actifs et de leurs stratégies spéculatives ; elle permet d’établir leur professionnalisme, leur conformité à des normes professionnelles.
91Simon (1976) fournit une argumentation qui vise à fonder l’autorité de la rationalité procédurale. Selon lui, la complexité des problèmes que doivent résoudre les organisations dépasse parfois les facultés cognitives qu’elles peuvent réunir et fait obstacle à une résolution de ces problèmes qui soit rationnelle d’un point de vue substantiel. De ce fait, elles mettent en place des procédures rationnelles en ce qu’elles permettent d’obtenir à moindres frais une solution satisfaisante à des problèmes complexes.
92Montrer, grâce à une évaluation de leurs caractéristiques organisationnelles et de leurs pratiques professionnelles, que les stratégies spéculatives des gérants d’actifs sélectionnés sont conformes à des normes professionnelles confère aux investisseurs professionnels la légitimité d’une rationalité procédurale. L’opposition entre l’analyse des performances des gestionnaires d’actifs et l’analyse de leurs caractéristiques organisationnelles et pratiques prend alors un autre sens : l’« analyse quantitative » réaffirme la finalité de l’action des investisseurs, – faire fructifier un capital. L’« analyse qualitative » les dégage de la responsabilité des conséquences éventuellement malheureuses de leurs décisions en invoquant la rationalité procédurale qui les y a conduits.
93Subjectivement, l’analyse des portefeuilles a pour fin une réduction des risques suffisante pour susciter chez les investisseurs une confiance dans les conditions économiques futures telle qu’ils s’engagent dans une spéculation. Objectivement, elle a pour fonction de dégager les investisseurs professionnels de la responsabilité des échecs des gérants qu’ils ont choisis. La réconciliation de ces fins est assurée par la légitimité reconnue aux procédures d’analyse des portefeuilles.
94En fournissant la matière à une évaluation de la conformité des moyens mis en œuvre par les gérants d’actifs avec des normes professionnelles, la rationalité procédurale qui caractérise l’« analyse qualitative » légitime les décisions des investisseurs professionnels ; elle les met à l’abri du reproche si, en fin de compte, leurs décisions se révélaient irrationnelles d’un point de vue substantiel. L’invocation de la conformité professionnelle dégage les investisseurs professionnels des responsabilités de leurs choix. De ce fait, l’« analyse qualitative » garantit la tranquillité des investisseurs professionnels :
– « Et donc quelque part tes théories […] te permettent de dédouaner tant les gérants, que les gens qui suivent les gérants chez les investisseurs. Donc tout le monde est content, même sans être convaincu de cette théorie sur le fond, est content d’avoir cette théorie à disposition. Donc ça on est tranquille [vis-à-vis de la hiérarchie] » (L).
96Le fait que l’« analyse qualitative » ait une valeur procédurale et non substantielle est manifeste dans des pratiques telles que l’écart entre les décisions que les investisseurs prennent à titre personnel ou professionnel. Dans un cas, ils prennent des décisions qu’ils jugent adéquates aux fins qu’ils se sont fixées. Dans l’autre cas, leurs actions seront évaluées à l’aune de leur conformité aux normes professionnelles en vigueur :
– « Il y a beaucoup de gens qui font des choix personnels différents, mais moi quand la bourse était à [un point haut] j’ai tout vendu. Mais j’aurais été encore en charge de la gestion [de la société qui m’emploie] jamais j’aurais été prendre le risque de tout vendre, ce qu’avait [ma société] non ! Parce qu’à la limite si la bourse n’avait pas baissé mais monté, t’es viré immédiatement » (L).
Conclusion
98En occultant les relations fonctionnelles que les opérations d’analyse entretiennent les unes avec les autres, la forme de classification « quantitatif/qualitatif » renforce le fétichisme dont les nombres font parfois l’objet, et elle diminue la valeur réelle que la manipulation de données quantifiées possède pour les entreprises de réduction de l’incertitude.
99La codification des pratiques d’analyse de portefeuille pourrait, en fournissant une présentation ordonnée de ces pratiques, servir le contrôle des investisseurs finaux sur les décisions prises en leur nom par les investisseurs professionnels. Bien plutôt, elle préserve l’autonomie relative des professionnels de la gestion du contrôle des fractions de clientèle qui ne sont pas assez initiées pour savoir ce que désignent en pratique « l’analyse quantitative » et « l’analyse qualitative ».
100L’étude des modes d’articulation des outils de connaissance dans l’industrie de la gestion d’actifs, et des conséquences qu’ils entraînent sur le contrôle de cette activité, invite les sociologues à réfléchir eux aussi aux catégories de classement de leurs outils d’objectivation et à faire l’anamnèse des conditions sociales qui ont présidé à leur institutionnalisation. Réponse aux problèmes pratiques que la massification de l’enseignement universitaire posait aux techniques de transmission du savoir-faire sociologique (Jaisson, 2010), la distinction entre quantitatif et qualitatif est employée communément par les sociologues. Elle leur sert à ordonner des protocoles d’enquête empirique, mais aussi à définir des postes et qualifier des personnes ou encore à structurer l’offre pédagogique dans les lieux où s’enseigne la sociologie. Si cette forme de classification peut ainsi sembler commode, comment créer les conditions institutionnelles d’un usage réflexif qui permette de contrôler la production des connaissances savantes ?
Notes
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[1]
Achevé lors d’un séjour au Max-Planck-Institut für Gesellschaftsforschung, cet article a bénéficié de discussions avec de nombreuses personnes. L’auteur remercie spécialement Jens Beckert, Éric Brian, Patrice Duran, Pierre Lascoumes, Sabine Montagne et les rapporteurs anonymes de L’Année sociologique.
-
[2]
Ce texte s’appuie sur quarante entretiens enregistrés avec des acteurs de la gestion d’actifs, sur des notes ethnographiques prises à l’occasion de ces entretiens ou d’observations de plus longue durée, réalisées lors de stages dans des sociétés de gestion, et sur des documents collectés sur le terrain, notamment des fiches d’analyses, des carnets professionnels, des documents commerciaux ou de la littérature grise. Née d’un projet mûri avant août 2007, l’enquête a commencé en février 2008 et s’est prolongée jusqu’en juillet 2011. Malgré des discours qui marquent un intérêt plus vif pour la prévention des fraudes ou des risques de contrepartie, mon sentiment est que les crises financières n’ont pas fondamentalement bouleversé les méthodes d’analyse de la qualité des gérants d’actifs en tant que spéculateurs habiles. Les acteurs cités sont des investisseurs bancaires (A), des multigérants (B, D), des analystes de portefeuilles (C), des directeurs commerciaux de sociétés de gestion (E, I, J), des consultants (F, K), des fournisseurs d’information financière (G), des gérants (H) ou des membres de la direction financière de grandes entreprises (L).
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[3]
Les guillemets signalent les expressions empruntées aux acteurs de la gestion.
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[4]
Bien noter la distinction entre le concept d’investisseur institutionnel, qui désigne des organisations (Boubel, Pansard, 2004), et celui d’investisseur professionnel, qui désigne des individus et des groupes d’individus qui exercent une activité professionnelle liée à la prise de décisions d’investissement financier.
-
[5]
A priori, il n’y a pas de relation causale directe entre la demande pour les parts d’un portefeuille et l’évolution du prix de ces parts. Sous certaines conditions, l’évolution de la valeur d’un portefeuille peut dépendre de l’engouement des investisseurs pour le gestionnaire d’actifs qui le gère, ou de leur désaffection à son égard. Mais c’est un mécanisme indirect qui cause un tel effet ; il résulte de l’évolution de la valeur des titres dont est composé le portefeuille et cette évolution est induite par les modifications des niveaux de l’offre et de la demande sur le marché des titres financiers que provoquent les opérations que passe le gérant à cause de l’accroissement ou de la restriction du volume des capitaux qui lui sont confiés. Il faut pour cela que les opérations causées par ces flux de capitaux aient une importance relative suffisante pour que l’intervention du gérant provoque une modification des prix des titres financiers qu’il détient en portefeuille.
-
[6]
Voir les manuels spécialisés (Aftalion, Poncet, 2003).
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[7]
Contrairement à un portefeuille « agressif », un portefeuille « défensif » est censé présenter peu de risques, mais n’offrir que de faibles perspectives de profit. Certains investisseurs constituent le « cœur » de leur portefeuille avec des titres dont la valeur est hautement corrélée avec celle du portefeuille qui sert de point de comparaison au leur.
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[8]
Un investisseur qui suit une stratégie « momentum » cherche à profiter de l’élan qu’il croit identifier dans l’évolution récente du cours d’un actif. Un tel investisseur part du principe qu’un titre qui a vu son cours augmenter récemment a de grandes chances de le voir continuer à croître.
-
[9]
L’expression due diligence désigne des pratiques d’évaluation intervenant lors des opérations de fusion ou d’acquisition de firmes. Elle consiste en un examen organisationnel, juridique, fiscal et comptable de la cible d’une telle opération. La notion est étendue par les acteurs de la gestion d’actifs à l’audit approfondi d’un prestataire de services avec lequel ils s’apprêtent à nouer des relations commerciales comportant des risques opérationnels.
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[10]
http://www.cntrl.fr/definition/academie8/qualitatif, page accédée le 15 mars 2011.
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[11]
Plutôt, ce sont les gérants qui calculent cet indicateur et le communiquent sur demande aux analystes qui étudient leurs portefeuilles. Les données élémentaires qui permettent le calcul ne font pas l’objet d’une publication.