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1Un large consensus émerge pour considérer que l’économie est transformée, depuis les années 1980, par le processus de financiarisation et que celui-ci affecte non seulement les modalités de l’échange financier, mais aussi plus largement la structure et les inégalités économiques et sociales (Fligstein, 2001, Krippner, 2005). L’impact de la financiarisation sur la cohésion et les inégalités sociales est souvent traité dans les médias sous la forme spectaculaire des « licenciements boursiers » par la mise en relation de l’appauvrissement des uns (les salariés licenciés) et l’enrichissement des autres (les plus-values des actionnaires). Si le licenciement ne fait guère de doute, son caractère « boursier » est en fait flou dans son mécanisme causal – il n’est pas évident que de tels licenciements n’auraient pas eu lieu dans un régime économique moins financiarisé – et son incidence en matière de plus-values incertaine (Capelle-Blancard, Couderc, 2006). Certes la financiarisation n’est pas sans incidence sur la gestion du personnel ordinaire par les entreprises non-financières (Montagne, Sauviat, 2001), notamment sur la pérennité des emplois, le recours au chômage ou aux rémunérations variables, mais son impact par ces canaux-là sur la structure des inégalités passe par des causalités longues, complexes et donc incertaines.

2En revanche, la financiarisation a potentiellement un impact plus direct sur les inégalités du fait des catégories de salariés qu’elle promeut, ceux en charge des questions financières, que ce soit les salariés du secteur financier ou les spécialistes de finance d’entreprise dans les entreprises non-financières. Plusieurs travaux commencent à montrer l’ampleur des rentes salariales perçues par les salariés du secteur financier et leur rôle dans l’accroissement des inégalités (Philippon et Reshef, 2009 ; Bell et Van Reenen, 2010 ; Godechot, 2012), en particulier pour les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, mais ils n’abordent guère pour l’instant la question de la financiarisation hors du secteur financier.

3Les travaux sur les inégalités en se concentrant sur des distributions nationales de salaire et de revenu (Atkinson et al., 2010 ; Piketty, 2001), tendent parfois à donner l’impression que la hausse des inégalités de revenu et plus encore de salaire est un phénomène qui affecte toute une économie, c’est-à-dire indifféremment tous ses secteurs économiques et toutes ses régions. Or le processus de financiarisation ne s’applique pas indifféremment sur tout le territoire, en raison de la concentration historique des activités financières dans de grands centres financiers tels que New-York, Londres ou Paris (Sassen, 2001 ; 2005). Néanmoins la dématérialisation et l’informatisation de l’activité financière permettent potentiellement d’affranchir l’activité financière de ces centres historiques et pourraient favoriser au contraire un processus de déségrégation. Saskia Sassen (2001 ; 2005) soutient que la mondialisation et l’informatisation favorisent la croissance, l’opulence et la ségrégation des grands centres financiers plutôt qu’elles ne l’entament. Elles contribuent à l’émergence de « villes globales » en raison de la valeur ajoutée d’une part, des informations idiosyncrasiques transmises en face à face sur les informations standardisées transmises par électronique et d’autre part, des fonctions stratégiques de contrôle et d’organisation sur les fonctions classiques délocalisées de production et de distribution. À suivre ces hypothèses, ce mouvement de mondialisation/financiarisation favoriserait donc l’accroissement des inégalités socio-spatiales à la fois entre les villes globales et le reste du territoire et aussi au sein même des villes globales.

4Cette dernière hypothèse conduit à déduire de cette émergence des villes globales une augmentation de la ségrégation spatiale non seulement au travail, mais aussi résidentielle en fonction du revenu. Dans le cas des États-Unis, Sean F. Reardon et Kendra Bischo (2011) montrent ainsi une relation causale de l’augmentation des inégalités de revenu sur la ségrégation spatiale, mais ne précisent pas les territoires les plus affectés par ce mouvement accru de polarisation. On pourrait supposer que les grands centres financiers, tels que New York ou Londres, jouent un rôle dans ce processus, à la fois parce qu’ils concentrent les fonctions financières et parce que les salaires élevés qu’ils distribuent alimentent les stratégies résidentielles d’évitement social (Maurin, 2004).

5Nous proposons d’articuler plusieurs domaines de recherche sur les inégalités contemporaines qui restent trop cloisonnés – inégalités de revenu (Atkinson et al., 2010), financiarisation (Krippner, 2005), géographie sociale (Sassen, 2001), ségrégation sociale (Reardon et Bischo, 2011) – en testant les relations positives entre financiarisation, augmentation des inégalités salariales, émergence de villes globales, ségrégation sociale au travail et à domicile. Nous examinerons ces liens à partir des données salariales administratives, issues des Déclarations Annuelles de Données Sociales (DADS) faites par les entreprises, portant sur les salariés du privé, données représentatives au 24e depuis 1976 [1] et exhaustives depuis 1994.

6La première partie de ce travail portera sur les indicateurs de financiarisation. La deuxième montrera que la financiarisation et la croissance des inégalités affectent avant tout l’Île-de-France, la troisième montrera qu’un tel mouvement alimente une croissance de la ségrégation au travail et dans une moindre mesure résidentielle, mais favorise en tous les cas un séparatisme social accru des salariés les mieux rémunérés. Enfin, dans la dernière partie, nous essaierons de préciser la contribution de la financiarisation à cette dynamique de séparatisme social.

1 – Financiarisation et structure salariale

7La financiarisation est un processus complexe et pluriel qui affecte indéniablement les économies occidentales depuis une trentaine d’années au point de devenir à la fin des années 2000 un objet de contestation social d’ampleur (avec le mouvement « Occupy Wall Street ») ou encore un thème de campagne électorale. La portée exacte de ce phénomène et ses implications complètes restent difficiles à circonscrire tant il se manifeste à des niveaux différents : de l’impact des cours boursiers sur la vie politique aux modalités d’attribution des prêts immobiliers, en passant par les modalités de construction comptable des résultats des entreprises.

8La littérature socioéconomique relative à la financiarisation – financialization – (Deutschmann, 2011, Tomaskovic-Devey et Lin, 2011a, Krippner, 2005, Epstein, 2005) distingue plusieurs niveaux de financiarisation ; d’une part, en fonction du secteur (financier et non-financier) et d’autre part, en fonction de l’échelle (niveau macroéconomique, organisationnel de l’entreprise et individuel du consommateur et de l’épargnant).

9La financiarisation se manifeste tout d’abord par une transformation interne des modalités d’intermédiation financière. Alors que les marchés financiers occupaient dans les années 1960 une place relativement anecdotique de la vie économique, au point que certains commentateurs prédisaient leur disparition, les transformations institutionnelles du dernier quart de siècle contribuent à les remettre au centre du jeu. Tout d’abord, la disparition au début des années 1970 du système de change fixe, issu des accords de Bretton Woods, réactive le marché des changes. Face à la crise inflationniste des années 1970 (Krippner, 2011), les États occidentaux, en particulier les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, appliquent des politiques de réactivation du marché. Ils suppriment et démantèlent les barrières jugées anticoncurrentielles comme la fixité des frais de courtage, la compagnie des agents de change ou encore le Glass Steagle Act ; ils multiplient les produits (en particulier les produits dérivés) et les compartiments de marché ; ils participent à l’informatisation des transactions, ils promeuvent le recours au marché pour les particuliers en favorisant la retraite par capitalisation (Montagne, 2006). La combinaison de cette politique pro-marché d’une part, et des jeux de l’échange international favorisant l’accumulation de liquidités d’autre part, (pétrodollars, excédents commerciaux chinois, politique monétaire très accommodante dans les pays de l’OCDE à partir de 2001) contribue à un recours croissant aux marchés financiers. Les volumes de transaction connaissent une envolée spectaculaire au cours des périodes 1977-1987 (multiplication par 11 de la bourse de Paris, Godechot, 2012), 1995-2000 (multiplication par 7) et 2004-2007 (multiplication par 2). Cette expansion sans précédent a été accompagnée aussi par des modifications des comportements financiers au nombre desquels on signalera la faveur croissante pour la quantification des risques (McKenzie, 2006) et la liquidité (Orléan, 1999) – à savoir la possibilité d’inverser rapidement et à coût minimum une position financière –, le court-termisme et le développement d’un arbitrage généralisé (à composante spéculative) des produits financiers proches.

10La financiarisation ne s’arrête pas à la seule finance, mais imprime sa marque au-delà, aux autres secteurs économiques. Tout d’abord les logiques et l’organisation du travail propres aux marchés financiers s’appliquent à un nombre croissant de marchés de produits non-financiers dits de « commodities » (produits énergétiques, matières premières, produits agricoles). Ensuite, les grandes entreprises se dotent souvent de salles de marché internes pour gérer la trésorerie et les risques de change et emploient à cette fin des petites équipes de trading. Elles disposent aussi bien souvent de filiales bancaires, notamment dans la distribution, pour favoriser la vente à crédit. Plus généralement, au-delà de ces métiers financiers de niche, la financiarisation transforme aussi les normes de gestion.

11Les nouvelles normes sont souvent diffusées par les cabinets de conseil. Certains d’entre eux, comme le cabinet Stern et Stewart qui brevète le concept comptable d’EVA, « valeur créée pour l’actionnaire », ont joué un rôle notoire dans la diffusion de la logique financière (Lordon, 2000 ; Froud et Williams, 2000). Le modèle de la firme multi-divisionnaire, dont les objectifs privilégiés étaient la diversification et l’expansion, cède la place au modèle de la firme créatrice de valeur pour l’actionnaire (Fligstein, 2001), resserrée sur son cœur de métier, dont l’objectif est de maximiser la valeur boursière de l’entreprise. Les logiques financières de liquidité, de métrologie des risques, de benchmarking, d’arbitrage, d’actualisation des flux financiers s’introduisent dans les firmes non-financières pour le choix des investissements, la valorisation comptable ou l’organisation du travail au détriment des logiques industrielles ou commerciales classiques. La firme est décomposée en autant de centres de profit que d’unités élémentaires dont la valeur de chacune se mesure à l’aune de sa revente potentielle sur le marché. Un symptôme de cette transformation est le pouvoir croissant des directeurs financiers à la tête des entreprises et leur désignation comme directeur général (chief financial officer) en remplacement des directeurs généraux opérationnels (Zorn, 2004 ; Zorn et al., 2005). Si ce mouvement est initié par une transformation de la fiscalité étatsunienne (Zorn, 2004), il se poursuit à la faveur de la promotion de l’idéologie de la création de valeur pour l’actionnaire, des OPA hostiles des années 1980 et du rôle accru des analystes financiers dans la détermination des cours (Zorn et al., 2005).

12Au niveau macroéconomique, Greta Krippner (2005) et plus récemment Donald Tomaskovic-Devey et Ken-Hou Lin (2011a) considèrent que la répartition des profits dans l’économie étatsunienne est un meilleur marqueur de la financiarisation que ne peut l’être l’évolution de l’emploi financier. Le poids du secteur finance-assurance-immobilier culmine ainsi à 45 % des profits alors que ce secteur oscillait entre 10 et 20 % entre 1950 et 1980 (Krippner, 2005 ; Tomaskovic-Devey et Lin, 2011a). G. Krippner analyse aussi la part croissante des revenus financiers dans les entreprises non-financières comme symptôme de la financiarisation du secteur non-financier (2005). D. Tomaskovic-Devey et K.-H. Lin (2011a) analysent aussi la divergence grandissante des salaires moyens versés dans le secteur financier et ceux versés dans le secteur non-financier et estiment, qu’entre 1981 et 2008, 6 000 milliards de dollars ont été transférés du secteur non-financier au secteur financier.

L’emprise du secteur financier

13La réplication de l’approche de la financiarisation fondée sur la répartition des profits ne donne pas pour la France, à partir des données de comptabilité nationale, de résultats similaires. La part de l’excédent brut d’exploitation, des revenus distribués ou du revenu disponible brut des entreprises financières sur ceux de l’ensemble des entreprises est en première approche stationnaire [2]. De même lorsqu’on cherche à mesurer l’emprise du secteur financier par l’évolution de son poids dans la population active, force est de constater comme Krippner (2005) que cet indicateur ne reflète guère une financiarisation massive de la main d’œuvre. La part des salariés du secteur financier évolue très peu (Figure n° 1) [3]. Une des raisons de ce manque de sensibilité de cet indicateur quantitatif tient à l’hétérogénéité du secteur financier. Celui-ci comporte d’une part, la banque traditionnelle, banque de réseau et de financement des petites entreprises, qui dans l’ensemble recourt peu aux marchés financiers et dont on ne peut pas dire qu’elle a été le vecteur de la financiarisation et d’autre part, la « banque de financement et d’investissement » particulièrement emblématique de ce processus. Or pendant que la banque de financement connaissait une extension numérique, la banque de réseau au cours de la période est entrée dans une logique de rationalisation et de réduction d’effectifs (Dressen et Roux-Rossi, 1997). Au niveau agrégé, ces deux tendances contraires, – difficiles à séparer du fait de nomenclatures sectorielles insuffisamment détaillées d’une part, et du modèle français de la banque universelle regroupant banque de réseau et banque de financement et d’investissement d’autre part –, s’annulent.

14D. Tomaskovic-Devey et K.-H. Lin (2011) complètent toutefois l’approche fondée sur les profits par une approche portant sur les salaires, en montrant l’envolée des salaires du secteur financier par rapport à ceux des autres secteurs. Or comme l’ont montré Thomas Philippon et Ariell Resheff (2009), le sursalaire du secteur financier est la conséquence directe des mesures de dérégulation financière aux États-Unis. Approcher la financiarisation par les niveaux de salaires non seulement moyen, mais aussi aux plus hauts niveaux de la distribution (Godechot, 2012) serait le moyen de voir la centralité nouvelle de la finance du fait de sa place dans la distribution de la masse salariale. Cela nous incite à utiliser des données sur les salaires, les DADS (voir encadré), pour isoler la part et l’effet des salariés qui participent le plus et potentiellement profitent le plus du phénomène de financiarisation. Travailler sur des données individuelles est particulièrement recommandé dès lors qu’on veut montrer l’incidence de ce phénomène sur les inégalités et leur répartition spatiale. [4]

Les DADS, Déclarations Annuelles de Données Sociales, une source de premier plan pour l’étude des salaires France

Les DADS, Déclarations Annuelles de Données Sociales, sont un ensemble de données statistiques d’origine administrative. Afin de collecter les cotisations sociales, la sécurité sociale recueille tous les salaires individuels du secteur privé.
Sur la base de ces sources administratives, deux principaux ensembles de données sont disponibles. Le premier est le Panel DADS (1976-2007), qui contient le 24e des salariés du privé de 1976 à 2001 et le 12e de cette même population à partir de 2002. Le deuxième ensemble est constitué des fichiers exhaustifs de tous les emplois dans le secteur privé de 1994 à 2008.
Parce que les nombres d’heures déclarées ne sont pas toujours fiables, parce que le salaire horaire n’est pas forcément la bonne approche pour appréhender les hauts salaires (lesquels dans certains métiers, consultants ou acteurs, peuvent ne dépendre que d’un petit nombre d’heures), nous avons choisi d’utiliser la notion de salaire annuel, somme des salaires perçus pendant l’année dans l’ensemble des postes tenus par le salarié. Cela oblige à écarter les salaires par construction très faibles de personnes qui travaillent peu dans l’année dans le secteur privé (« jobs d’été » étudiants, etc.). Nous ne retenons que les salariés touchant plus d’un demi SMIC annuel. Dans les fichiers, la notion de salaire brut est apparue de meilleure qualité pour représenter les phénomènes salariaux (meilleure couverture des différentes composantes, plus grande stabilité temporelle). Elle ne couvre toutefois pas les éléments de rémunération non salariaux tels que les stock-options ou les distributions d’actions, ce qui conduit à sous-estimer une partie de la hausse des inégalités (Godechot, 2012).
Outre des informations sur le salaire, le nombre d’heures, le secteur, l’entreprise, les bases de données contiennent des informations relatives au salarié : son sexe, son âge, sa commune de travail et de résidence (à partir de 1993 pour cette dernière), sa catégorie sociale.
Signalons quelques ruptures dans nos séries :
– Tout d’abord dans les fichiers exhaustifs, il n’est pas possible d’identifier un salarié d’un poste à un autre pendant la période 1994-2001. Nous utilisons alors les salaires bruts annuels des postes non-annexes à temps plein lorsque ceux-ci sont supérieurs à la moitié d’un salaire minimum. Cela conduit à écarter certains salariés aux postes multiples dans l’année. La population est alors réduite de 16 %. Les fichiers exhaustifs de l’année 2002 qui couvrent aussi l’année N-1 permettent de faire une comparaison des deux séries pour l’année 2001.
– Au sein du panel, le doublement de la population couverte en 2002 (passage du 24e au 12e) peut introduire aussi une modification de la représentation des phénomènes de ségrégation mesurés à petite échelle.
– Certains changements de nomenclature affectent aussi notre étude. La nomenclature des Catégories Socioprofessionnelles (CS) et des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) est modifiée entre 1982 et 1984 et entre 2002 et 2003. De même la nomenclature sectorielle change en 1993 et en 2008 (Nomenclature d’Activités Professionnelles – NAP –, Nomenclature d’Activités Française – NAF – 1993, puis 2008).
Même s’ils ne couvrent pas la fonction publique et ne permettent pas d’appréhender les revenus non-salariaux, les DADS constituent une source privilégiée pour étudier les salaires avec un niveau de détail important et sur une période relativement longue7. Ils permettent d’évaluer l’évolution de la place de certains secteurs au sein de la distribution des salaires.

15La figure n° 1 résume un certain nombre des résultats que nous avions établis dans notre précédent travail portant sur la contribution de la finance aux inégalités salariales (Godechot, 2012). Le poids du secteur financier au sein de l’ensemble de la population des salariés du privé est resté dans l’ensemble stable, voire a décliné depuis le milieu des années 1980 (passage de 3,5 % à 3 %). En revanche, en dépit de cette stabilité globale, plus on monte haut dans la hiérarchie des salaires, plus la part des salariés de la finance y est importante et y a crû rapidement. Au sein du décile, après une progression d’un point en début de période, on constate une stabilité de la part de la finance autour de 8 %. Au sein du centile, la croissance de ce secteur est régulière, lequel en passant de 6 à 12 % double son poids en une vingtaine d’années. La pente est plus impressionnante encore, lorsqu’on se concentre sur le millime, les 0,1 % ayant les salaires les plus élevés. La part en leur sein des acteurs de la finance y croît très rapidement, en particulier au cours de la deuxième moitié des années 1990, pour atteindre 24 %, soit 10 fois leur poids (en termes d’odds ratio) dans le reste de la distribution de salaire.

Figure 1

La part des salariés de la finance au sein des salariés des différents fractiles de salaire

Figure 1

La part des salariés de la finance au sein des salariés des différents fractiles de salaire

Note : En 2007, 24,1 % des salariés du millime (les 0,1 % les mieux payés) travaillaient dans la finance.
Sources : Panel DADS (1976-2007).

16La distribution salariale au sein du secteur financier s’est considérablement étirée au point de déformer significativement le niveau et la structure des inégalités. La part du millime au sein de la masse salariale a augmenté de 1,2 % à 2 % et près de la moitié de cette hausse est allée au secteur financier (Godechot, 2012), phénomène similaire à ce qui s’est passé au Royaume-Uni (Bell et Van Reenen, 2010), voire aux États-Unis (Bakija et al., 2010). Tout indique que ce mouvement est le résultat de la « financiarisation de la finance », c’est-à-dire de l’emprise croissante des marchés financiers au sein des activités d’intermédiation bancaires et financières. Il est fortement corrélé avec la conjoncture financière (boom du milieu des années 1980, puis tassement consécutif au krach de 1987 et à la guerre du Golfe, boom de la seconde moitié des années 1990 suivi de la récession de 2002, boom du milieu des années 2000) et avec le volume des transactions (Godechot, 2012), ainsi qu’avec le poids important de la PCS « cadres des marchés financiers » au sein des élites salariales de la finance (mais qu’on ne mesure que depuis 2003).

La financiarisation des entreprises non-financières

17Si l’étirement des salaires en finance résulte de manière relativement évidente du processus de financiarisation et le représente par conséquent relativement bien, il serait néanmoins erroné de considérer que la financiarisation arrête ses effets au seul secteur financier. Aux États-Unis en particulier, le mouvement idéologique de « retour de l’actionnaire » se manifeste moins par une mobilisation des actionnaires, comme groupes de personnes physiques, que par le développement, dans les années 1980, des fusions acquisitions financées par effet de levier (grâce aux junk bonds) qui ont permis à des raiders financiers de démanteler des conglomérats (Zorn et al., 2005 ; Tomaskovic et Lin, 2011a, 2011b). Dans ce contexte de menace, les entreprises ont adopté non pas toutes les recommandations de la gouvernance financière issues de la théorie financière de la firme, et pour certaines diffusées par les cabinets de conseil en management (Lordon, 2000 ; Froud et Williams, 2000), mais celles ayant le lien le plus direct avec les cours boursiers à court terme, en particulier la promotion des directeurs financiers au rang de Chief Financial Officer directeur général adjoint (Zorn et alii, 2005) ou encore le développement de pratiques de rémunération des dirigeants indexées sur les cours (Dobbin et Jung, 2011). Aux États-Unis, une des conséquences de la financiarisation est l’accroissement des inégalités salariales et l’envolée des rémunérations patronales (Tomaskovic et Lin, 2011b).

18Peut-on voir, à partir des DADS, des indices de la financiarisation des entreprises non-financières ? La tâche est difficile et les indicateurs que nous avons retenus sont assez médiocres. En nous inspirant de l’approche de Dirk M. Zorn (Zorn, 2005 ; Zorn et al., 2005), nous avons essayé de voir si les métiers financiers de l’entreprise non-financière faisaient l’objet d’une croissance numérique d’une part, et d’une valorisation particulière d’autre part. Il est difficile d’isoler la fonction de direction financière aussi bien que l’ont fait les travaux mentionnés. On peut définir à partir des PCS à quatre chiffres, les métiers d’encadrement des services administratifs, comptables et financiers, au sein desquels les financiers, sans être isolés, sont les plus présents [5]. En outre la qualité de la PCS à quatre chiffres, dont la nomenclature change en 2003, est très mauvaise dans les DADS : elle est à peu près inutilisable avant 1997 et ne s’améliore vraiment qu’à partir de 2001 avec moins d’un tiers des salariés aux codes manifestement erronés ou manquants. Malgré les limites des données, l’exercice indique les résultats suivants : une stabilité globale de l’effectif des cadres apparentés finance d’entreprise et un léger accroissement de leur poids au sein des niveaux les plus élevés de la distribution des salaires, en particulier le millime (Figure n° 2). Néanmoins, on restera plutôt prudent face à une telle évolution.

Figure 2

La part des salariés de la finance d’entreprise au sein des salariés du millime et de la population d’ensemble

Figure 2

La part des salariés de la finance d’entreprise au sein des salariés du millime et de la population d’ensemble

Note : En 2007, 14,1 % des salariés du millime (le 0,1 % le mieux payé) travaillaient dans le secteur Administration d’entreprise (741J), contenant les holdings. Le changement de nomenclature de PCS en 2003, introduit une discontinuité dans les séries.
Sources : DADS Fichiers exhaustifs (1995-2007).

19Face aux limites des PCS pour appréhender ce phénomène, il est possible de retourner aux données sectorielles, de meilleure qualité dans les DADS que la PCS. Deux secteurs ont retenu notre attention dans la nomenclature NAF 1993. Le premier, 741J. Administration d’entreprise, comprend « les activités de holding », soit au sein des groupes, les entreprises généralement petites par l’effectif qui exercent un contrôle avant tout financier sur les autres entreprises productrices du groupe. En 2007, d’après l’enquête Liaison Financière (LIFI), les entreprises codées ainsi ne représentaient que 1,3 % des salariés, mais 38 % des têtes de groupe. Ce mode d’organisation de l’activité reflète bien certains traits de la financiarisation : primat des indicateurs financiers sur les indicateurs industriels ou commerciaux. Le second, 741G. Conseil pour les affaires et la gestion, ne représente qu’indirectement la financiarisation des entreprises non-financières. Souvent ces entreprises de conseil sont des PME dont le fonctionnement interne n’est guère financiarisé. Elles n’en ont pas moins contribué à promouvoir, par les conseils qu’elles prodiguent aux grandes entreprises, une logique de financiarisation, comme le montrent les travaux sur la diffusion des outils de la gestion actionnariale (Lordon, 2000, Froud et Williams, 2000).

20Même s’ils restent modestes, ces deux secteurs augmentent leur part au sein de la population salariée d’ensemble, passant de 0,8 % à 1 % pour le premier entre 1995 et 2007 et de 0,5 % à 0,9 % pour le second. Qui plus est, témoignage de l’importance et de la valeur accordée à ces fonctions directement ou indirectement financières, leur part au sein du millime augmente plus fortement encore passant de 3,3 % à 6,7 % pour le conseil et de 9 % à 14,4 % pour le secteur de l’administration d’entreprise. Si la hausse de la part du conseil est plus vive, elle reflète plus une progression d’ensemble du secteur. Les holdings progressent par une augmentation de leur surreprésentation en haut de la hiérarchie salariale.

21Même si nous n’identifions pas de manière très stricte la portée exacte de la financiarisation de l’entreprise non-financière, nous avons une série d’indicateurs montrant la valorisation croissante des métiers chargés de la mettre en œuvre. Ce mouvement reste toutefois d’une ampleur moindre que celui que nous avons constaté au sein du secteur financier, ce qui justifie par la suite de le considérer comme le secteur archétypal de la financiarisation.

2 – Financiarisation et ville globale

22Quelle incidence la financiarisation peut-elle avoir sur les inégalités socio-spatiales ? S. Sassen dans son ouvrage sur les villes globales (2001) envisage la question plus largement en étudiant les effets de la globalisation, dont la financiarisation est, selon elle, une composante essentielle. À l’heure de la production globalisée des biens et des services, le concept de « ville globale » lui sert d’abord de désignation des lieux de coordination d’une activité économique désormais dispersée à l’échelle mondiale, coordination qui prend à la fois des formes organisationnelles, mais aussi informatiques et plus encore financières (Sassen, 2004). Or, ces nouveaux lieux de coordination ne sont pas sans liens avec les formes traditionnelles de centralisation territoriale.

23On pourrait attendre de la globalisation un déclin des grands centres urbains traditionnels. La baisse des coûts de transport et le caractère mondial des marchés, tant du côté de la production que du côté de la demande, pourraient conduire à remettre en cause le primat des grands centres urbains traditionnels tels que New-York, Londres, Tokyo ou Paris, au sein desquels l’implantation est particulièrement coûteuse. En finance, la « baisse des coûts de transport » a pris une forme bien plus radicale encore. La titrisation et la dématérialisation permettent à l’activité financière de s’affranchir radicalement de leur localisation traditionnelle. Certaines vedettes de la finance en ont ainsi profité pour installer leur activité financière loin de Wall Street, comme Michael Milken qui localisa dans les années 1980 son activité dans le domaine des junk bonds à Los Angeles.

24S. Sassen explique dans son ouvrage, que la dispersion de la production, permise par la globalisation, conduit au contraire à revaloriser les fonctions centrales et que leur complexité croissante nécessite un recours accru à des entreprises spécialisées dans le service aux entreprises (2001). Loin d’être déstabilisés, les grands centres urbains deviennent donc le lieu de concentration des fonctions de finance d’entreprise et des services auxquels elles ont de plus en plus recours (finance de marché, conseil, etc.). En outre, la finance de marché elle-même n’est guère menacée par la dématérialisation de la vie financière. La sociabilité de face à face et les réseaux informels de contacts continuent de jouer un grand rôle, tant comme vecteur de construction d’une opinion financière collective que comme nébuleuse structurant le marché du travail. Cela favorise le processus d’agglutination de la finance de marché autour de quelques centres (Sassen, 2005). En outre, certains créneaux de l’activité financière comme le trading haute fréquence algorithmique (Lenglet, 2011), qui exploite grâce à des programmes de transaction automatisés de micro-arbitrages éphémères entre cours, sont d’autant plus profitables qu’ils sont localisés au plus près des ordinateurs des institutions boursières qui font office de commissaire priseur et organisent la conclusion des transactions.

25De cette analyse, on peut déduire que la capitale financière traditionnelle dans un pays va être renforcée par le processus de financiarisation plutôt que déstabilisée par les possibilités nouvelles de s’affranchir du territoire.

26La figure n° 3 présente l’évolution des catégories représentant (imparfaitement) la finance d’entreprise au sein, respectivement, du millime des salariés les mieux payés d’Île-de-France et de province. Le niveau de financiarisation francilien est dans l’ensemble plus élevé. Cependant, si ces professions progressent dans le millime en général, comme nous l’avions indiqué précédemment, ainsi que dans celui de leur zone géographique respective, il est difficile de conclure à une divergence de rythme. S’il faut en faire une, quoique incertaine, elle serait plutôt en faveur de la province qui rattraperait en matière de finance d’entreprise une partie de son retard.

Figure 3

La part des salariés de la finance d’entreprise au sein des salariés du millime de province ou d’Île-de-France

Figure 3

La part des salariés de la finance d’entreprise au sein des salariés du millime de province ou d’Île-de-France

Note : En 2007, 16,5 % des salariés du millime d’Île-de-France travaillaient dans le secteur Administration d’entreprise (741J). 14,4 % des salariés du millime de province travaillaient dans le même secteur.
Le changement de nomenclature de PCS en 2003, introduit une discontinuité dans les séries. La distinction province-Île-de-France se fonde ici sur le lieu de travail. On calcule la proportion au sein du millime de chaque région géographique et non au sein du millime d’ensemble. Le seuil d’appartenance au millime diffère donc pour chacune des deux régions.
Sources : DADS Fichiers exhaustifs (1995-2007).

27Le contraste est grand avec ce qu’on constate pour le secteur financier. En effet, comme le montre la figure n° 4, la part des salariés de la finance au sein du centile et plus encore du millime d’Île-de-France a très fortement crû, passant dans le premier cas de 6 % en 1976 à 21 % en 2007 et dans le second cas de 5 % à 37 %, alors que dans le même temps la part de ce secteur n’a guère varié au sein des échelons les plus élevés de la hiérarchie des salaires de province.

Figure 4

La part des salariés du secteur financier au sein des salariés de province ou d’Île-de-France (ensemble, centile et millime)

Figure 4

La part des salariés du secteur financier au sein des salariés de province ou d’Île-de-France (ensemble, centile et millime)

Note : En 2007, 37 % des salariés du millime d’Île-de-France travaillaient dans le secteur financier.
La distinction province-Île-de-France se fonde ici sur le lieu de travail. On calcule la proportion au sein du millime de chaque région géographique et non au sein du millime d’ensemble. Le seuil d’appartenance au millime diffère donc pour chacune des deux régions.
Sources : Panel DADS (1976-2007).

28Quelle est la relation de ce mouvement de financiarisation sur la dynamique des inégalités dans chacune des deux régions ? En province, les inégalités sont restées remarquablement stables. La part du centile gravite entre 5 et 5,2 %, celle du millime entre 1 et 1,2 % de la masse salariale provinciale (Figure n° 5). En revanche en Île-de-France, les inégalités se sont considérablement accrues. La part du centile passe de 6 % à près de 9 % de la masse salariale entre 1996 et 2007, celle du millime de 1,3 % à 2,7 % et celle du dix-millime de 0,27 % à 0,82 %. 55 % de la hausse de la masse salariale du centile supérieur francilien entre ces deux dates, 62 % de la hausse du millime et 77 % de la hausse du dix-millime sont allés à des salariés du secteur financier

Figure 5

Part du centile et du millime au sein de la masse salariale de province et d’Île-de-France

Figure 5

Part du centile et du millime au sein de la masse salariale de province et d’Île-de-France

Note : En 2007, le centile supérieur d’Île-de-France percevait 8,8 % de la masse salariale d’Île-de-France, le centile supérieur de province percevait 5,4 % de la masse salariale de province. On calcule des fractiles pour chacune des deux régions. Les seuils d’appartenance au centile et au millime diffèrent donc dans les deux régions.
Sources : Panel DADS (1976-2007).

29Nous pouvons donc conclure que la hausse des inégalités salariales en France, depuis le milieu des années 1990 (Landais 2008 ; Solard, 2010 ; Godechot, 2012), est essentiellement due à la hausse des inégalités en Île-de-France, laquelle est elle-même due pour une grande part (aux deux tiers) à la hausse des hauts salaires dans le secteur financier – et donc à la « financiarisation de la finance » –, et pour une part plus limitée (et difficile à chiffrer en raison de l’imprécision de nos indicateurs) à la financiarisation des entreprises non-financières.

30Conséquence de cette augmentation des hauts salaires en Île-de-France, les élites salariales provinciales décrochent nettement par rapport aux élites salariales franciliennes. L’écart entre Île-de-France et province s’accroit certes pour l’ensemble de la distribution des salaires (voir Annexe). Les salaires moyens franciliens passent ainsi de 1,32 fois les salaires provinciaux à la fin des années 1970 à 1,44 fois au milieu des années 2000. Toutefois, la divergence augmente surtout en haut de la distribution – le rapport des seuils des deux centiles supérieurs passe ainsi de 1,53 à 1,89 (Annexe). La part des salariés du centile le mieux payé des salariés du privé travaillant en province passe de 46 % à 35 % entre 1976 et 2007. Lorsqu’on passe au millime, le déclin est plus prononcé encore. La part des provinciaux tombant de 41 % à 21 % (Figure n° 6). Si on approche la question non plus par lieu de travail, mais par lieu de résidence, l’évolution, quoique moins forte, reste prononcée. La part du millime résidant en province décline de 40 % à 25 %. À l’aune de ce fractile de salaire et de cette catégorisation spatiale assez grossière Île-de-France – province, nous avons là l’indice d’un phénomène de ségrégation spatiale assez marquée.

Figure 6

Part des différents fractiles résidant et travaillant en province

Figure 6

Part des différents fractiles résidant et travaillant en province

Note : En 2007, 77 % des salariés du privé résidaient en province, 75 % travaillaient en province ; 25 % du millime des salariés du privé les mieux payés résidaient en province, 21 % y travaillaient.
Sources : Panel DADS (1976-2007).

31À cette échelle macroscopique, ce phénomène de ségrégation résulte moins des choix résidentiels à l’intérieur de petites unités et d’un phénomène d’évitement social que de la localisation spatiale de l’activité d’une part, à savoir la concentration des activités de direction et d’intervention sur les marchés financiers en Île-de-France, et de la répartition inégale des salaires entre des activités inégalement réparties sur le territoire d’autre part.

32Ainsi, la concentration des salariés riches en Île-de-France doit être mise en relation avec le développement des quartiers d’affaire autour de Paris. En matière de lieu de travail, Paris concentre tout au long de la période entre 35 % et 45 % des salariés du millime. En revanche le département des Hauts-de-Seine voit son poids croître considérablement passant de 10 % du millime en 1976, à plus de 30 % en 2007. Durant la même période, la part des communes de Puteaux et Courbevoie, sur lesquelles s’élève le quartier de La Défense, passe de 2 à 12 % du millime des salariés les mieux payés. En 2007, les salariés du millime constituent 1,2 % des salariés travaillant dans ces deux communes, un des taux les plus élevés derrière le 8e arrondissement de Paris et Neuilly (1,3 %).

33Les résultats établis amènent à la fois à confirmer et à nuancer les hypothèses de S. Sassen (2001). Les transformations économiques contemporaines ont bien considérablement renforcé les grandes mégapoles, et en France la région parisienne, mais avant tout en raison de la financiarisation de la finance beaucoup plus qu’en raison de la financiarisation de l’entreprise ou à plus forte raison de la mondialisation et de la réorganisation de la production.

3 – L’évolution de la ségrégation socio-spatiale

34L’impact de la financiarisation qui se manifeste avant tout en Île-de-France est-il suffisant pour modifier significativement le degré de ségrégation socio-spatiale ? Les salariés riches d’une part, les salariés pauvres d’autre part, vivent-ils plus entre eux qu’ils ne le faisaient précédemment. Les travaux sur la question sont relativement peu nombreux – l’angle habituel étant la ségrégation des minorités plus que la ségrégation socioéconomique – et souvent contradictoires.

35D’un côté, S. Sassen (2001) montre que la montée en puissance des villes globales s’accompagne d’une augmentation des inégalités entre celles-ci et le reste du pays et une hausse des inégalités internes à ces villes. Toutefois, elle ne propose pas de mesure précise de la ségrégation spatiale. S. F. Reardon et K. Bischoff (2011), en se fondant sur l’étude des cents plus grandes mégapoles étatsuniennes, montrent d’une part, un accroissement de leur indicateur de ségrégation spatiale en leur sein de 3 points (ou une multiplication par 1,3) entre 1970 et 2000 et d’autre part, que cette hausse de la ségrégation spatiale (par rang de revenu) est d’autant plus forte que la hausse des inégalités absolues de revenu (mesurées par l’indice de Gini) était forte. Ils montrent notamment que la hausse d’un écart-type de l’indicateur d’inégalité de revenu engendre une hausse de 25 % de l’écart-type de l’indice de ségrégation.

36En France, Eric Maurin (2004), sur la base d’une étude de l’homogénéité sociale des strates de sondage de l’enquête Emploi (100 000 enquêtés par an), conclut à la stabilité de la ségrégation socio-économique résidentielle en France entre 1991 et 2002. De même Nina Guyon (2012), à partir des données fiscales exhaustives pour l’Île-de-France entre 2000 et 2009, tire un constat similaire. Les nombreux indicateurs de ségrégation utilisés indiquent tous une stabilité globale du niveau de ségrégation en Île-de-France, et plus en détail une hausse sensible entre 2000 et 2002, une stabilité entre 2002 et 2008 et une baisse entre 2008 et 2009. En revanche Edmond Préteceille (2006), en se fondant sur les recensements de 1990 et de 1999, constate une augmentation de la ségrégation des cadres du privé et des professions libérales en Île-de-France pendant cette période. Ces travaux restent en général à un haut niveau de généralité (indice global de ségrégation avec examen éventuel du décile supérieur et inférieur) et n’isolent pas avec suffisamment de précision les niveaux de stratification selon le revenu les plus touchés par la financiarisation.

37Nous proposons d’examiner cette question grâce aux DADS, qui présentent certes quelques défauts, mais aussi de nombreux avantages. Parmi les défauts, nous travaillons sur une population incomplète : les salariés du privé. Il manque les salariés du public, les indépendants, les inactifs, les chômeurs qui comptent aussi dans les phénomènes de ségrégation spatiale. Ensuite, l’unité géographique la plus petite dont nous disposons est la commune de travail ou de résidence, dont la taille est très hétérogène et reflète plus ou moins bien selon la dimension un phénomène de coprésence ou d’évitement [6]. Toutefois, ces défauts sont contrebalancés par plusieurs avantages : une bonne description des salaires, une très bonne couverture de la population concernée tant dans le panel au 24e de 1976 à 2001, au 12e de 2002 à 2007, que plus encore dans les fichiers « exhaustifs » de 1994 à 2008.

38Pour calculer la ségrégation, nous utilisons l’indicateur classique de dissimilarité de Duncan : Dg = 0,5. ?i|ngi/ng.n-gi/n-g.|ngi représente l’effectif du groupe g dans l’unité géographique i et n-gi l’effectif des autres groupes (-g représentant les groupes différents de g) dans la même unité, ng. et n-g. l’effectif du groupes g et des autres groupes dans la population totale. Cet indicateur agrégé a une interprétation simple : il représente la part de la population du groupe g qu’il faudrait déplacer pour obtenir une répartition équiproportionnelle du groupe dans l’ensemble des unités territoriales. À partir de cet indicateur classique, Sean F. Reardon et Glenn Firebaugh, propose un indicateur de dissimilarité multigroupe comme une somme pondérée des indicateurs de chaque groupe : D = [?g (ng./n) * (1 – ng./n). Dg]/[?g (ng./n) * (1 – ng./n)]. Nous divisons la population en cinq groupes de salaire relatifs, F0-25, le quartile le moins bien payé, F25-75, les deux quartiles médians, F75-90, le bas du quartile supérieur, F90-99, le décile supérieur aisé (à l’exception du centile supérieur) et F99-100, le centile supérieur. Cette définition ne fait pas appel au niveau absolu de salaire, mais uniquement au rang dans l’échelle de salaire. Une hausse absolue de salaire n’a donc pas d’impact mécanique sur la répartition spatiale des salaires relatifs.

39La figure n° 7 présente l’évolution de l’indicateur multigroupe de dissimilarité pour la commune de travail, de résidence de France, de l’Île-de-France et de la province ainsi que du département de résidence et de travail [7]. Elle présente tout d’abord un certain nombre de caractéristiques en niveau. En province, les lieux de travail sont un peu plus ségrégés que les lieux de résidence. On trouve plutôt le phénomène inverse en Île-de-France. En outre, le niveau de ségrégation résidentielle francilien est plus élevé que le niveau provincial alors qu’en matière de ségrégation au travail il semble plutôt que cela soit l’inverse [8].

Figure 7

Indicateurs synthétiques de ségrégation spatiale

Figure 7

Indicateurs synthétiques de ségrégation spatiale

Note : En 2008, l’indice de dissimilarité fondé sur les communes de travail (exhaustif) s’élève à 21,9 %. Il faudrait donc déplacer 21,9 % de la population des lieux de travail pour que la composition de chaque commune soit équivalente à la composition globale. Les calculs pour l’Île-de-France (respectivement pour la province) mesurent la ségrégation spatiale francilienne et sont fondés sur l’échelle de salaire des personnes travaillant en Île-de-France.
Sources : Fichiers exhaustifs (1994-2008) et Panel DADS (1976-2007).

40En revanche, en première approche, le graphique ne présente pas des évolutions particulièrement nettes. Le constat oscille selon les séries et les indicateurs entre stabilité et légère hausse. Voyons dans le détail.

41En matière de lieu de travail, le constat est plutôt celui d’une hausse de la ségrégation. Sur la base du Panel, on obtient une hausse de la ségrégation spatiale relativement nette entre 1976 et 1993. L’indice global de dissimilarité augmente de 1,4 (département) à 2 points (commune) (soit une multiplication par 1,12 – 1,13 en termes d’odds ratio). La suite est un peu plus ambiguë et diverge selon la série choisie (panel ou exhaustif). On résumera par une stabilité globale entre 1994 et 2001 et une reprise de la hausse (sur la base des fichiers exhaustifs) d’environ 2 points entre 2001 et 2008, que ce soit dans l’ensemble, en Île-de-France ou en province (multiplication par 1,15). Tout en restant prudent, on peut donc résumer cette évolution globale par un constat de légère hausse de la ségrégation spatiale au travail.

42En matière de lieu de résidence, le constat global est plutôt celui d’une forte stabilité à partir du milieu des années 1990. Le taux de dissimilarité s’élève à 16,65 % en 1995 contre 16,74 % en 2008 et l’amplitude de la variation du taux ne dépasse guère le demi-point pendant la période. Nous confirmons plutôt les analyses d’E. Maurin (2004). Toutefois, remarquons tout d’abord qu’avant cette période, l’indice fondé sur le département de résidence (faute de la disponibilité de la commune de résidence dans les données) montre plutôt une hausse similaire à celle constatée pour le département de travail, soit une augmentation d’un point entre 1976 et 1993. Il faut noter ensuite, que le destin de la ségrégation spatiale diverge quelque peu en Île-de-France et en province. En Île-de-France, la tendance est plutôt une hausse de la ségrégation spatiale de l’ordre d’1,2 point, tandis qu’en province la ségrégation spatiale aurait baissé de l’ordre d’un demi-point [9]. On retrouve donc le constat de N. Guyon (2004) d’une hausse nette de la ségrégation entre 2000 et 2002 et une stabilité ensuite [10].

43Le constat global oscille donc entre stabilité et légère hausse de la ségrégation spatiale (pour les lieux de travail en général, pour la résidence en Île-de-France). En tout état de cause, on n’observe pas de grand bouleversement et une hausse moindre du phénomène qu’aux États-Unis (Reardon, Bischo, 2011) – où la hausse des inégalités est plus ancienne et plus soutenue. Toutefois, les indices globaux ont tendance à additionner de manière homogène des phénomènes qui n’ont pas forcément le même sens, comme par exemple un phénomène de ségrégation ou de déségrégation des fractiles médians ou des fractiles extrèmes.

44La figure n° 8 présente une décomposition de l’indice agrégé de dissimilarité en fonction de nos cinq classes relatives de salaire. Comme d’autres l’ont montré avant nous (Maurin, 2004 ; Préteceille, 2006 ; Guyon, 2012), le phénomène de concentration sociale en fonction du niveau de revenu touche avant tout les hauts revenus plutôt que les faibles revenus. En 2008, pour obtenir une répartition proportionnelle des différentes classes dans chaque commune, il faudrait déplacer au minimum 14 % du quartile inférieur, 13 % des deux quartiles médians, 17 % du F75-90, 31 % du F90-99 et 50 % du dernier centile de salaire. Certes, l’hypothèse d’équi-proportionalité est très forte et il y a peu de chances de tomber dessus par « hasard », en particulier dans les petites communes. Nous avons donc calculé (pour 2007) sur la base de vingt simulations, l’écart à l’équi-proportionnalité qui résulterait d’une affectation au hasard des personnes des différentes classes aux différentes communes (en conservant leur taille). Les indices de Duncan « aléatoires » seraient ainsi : 2,8 % pour le F0-10, 2,5 % pour le F25-75, 3,4 % pour le F75-90, 4,3 % pour le F90-99 et 12,3 % pour le F99-100 [11]. Même en déduisant la part de ce séparatisme lié au hasard, le constat d’un séparatisme plus fort au plus haut de la hiérarchie n’est pas bouleversé.

Figure 8

Décomposition de la ségrégation spatiale résidentielle par classe de salaire

Figure 8

Décomposition de la ségrégation spatiale résidentielle par classe de salaire

Note : En 2008, l’indice de dissimilarité fondé sur les communes de résidence s’élève à 50 % pour le F99-100, le centile des salariés les mieux payés. Il faudrait déplacer au minimum 50 % de la population du centile pour obtenir une répartition équi-proportionnelle.
Sources : Fichiers exhaustifs (1994-2008) et Panel DADS (1976-2007).

45Certaines communes comportent de fait une forte concentration de personnes faisant partie du centile supérieur. En 2007, parmi les communes comptant plus de 100 salariés du privé, voici celles pour lesquelles la concentration des working rich est la plus forte : Aigremont (24 %), Saint-Nom-La-Bretèche (23 %), Feucherolles (20 %), Marnes-la-Coquettes (19 %), Fourqueux (19 %), Chavenay (18 %), Mareil-Marly (17 %), Neuilly-Sur Seine (17 %), soit pour la plupart des communes de l’Ouest Parisien, dans les Yvelines et les Hauts-de-Seine, en bordure des bois et des golfs. Les premiers arrondissements de Paris, comme le 7e et le 16e (14 %) sont un peu plus loin sur la liste. Le 7e conserve toutefois la première place pour ce qui est du pourcentage de salariés du millime (4 %) devant Neuilly-sur-Seine (3,7 %) – parmi les communes comptant plus de 1 000 salariés du privé.

46Outre ces variations de ségrégation par niveau de salaire, la figure n° 8 met en évidence leurs évolutions contraires entre 1995 et 2008. Les salariés du quartile inférieur, voire ceux des fractiles médians (F75-90 notamment), ont eu plutôt tendance à connaître une déségrégation, avec une diminution pour le premier de son indice de deux points. En revanche le taux de concentration des salariés du décile augmente légèrement (1 point d’indice supplémentaire) et celui du centile plus fortement encore (3,5 points en plus ou une multiplication par 1,15). L’évolution des indicateurs d’exposition permet de détailler ce à quoi sont exposés les salariés riches [12]. En moyenne ces derniers trouvaient dans leur commune 58 % de salariés des trois premiers quartiles en 2008 contre 61 % en 1995. En revanche, ils sont plus exposés aux salariés du décile supérieur : taux passant de 17,3 % à 18,2 pour le F90-F99 et de 4 à 4,5 % pour le centile supérieur.

47Aussi, nous proposons, dans la figure n° 9, d’étudier l’évolution de la ségrégation résidentielle et au travail du centile supérieur, en France, Île-de-France et en province. Cette analyse montre que, contrairement à ce que nous avions pour l’indice agrégé, la ségrégation résidentielle dépasse la ségrégation au travail pour les salariés les plus riches. Ainsi, en 2007, la ville où travaillaient le plus de salariés du centile (parmi les villes où travaillent plus de 1 000 salariés) est Courbevoie avec un taux de 8 %, ce qui représente une concentration bien moindre au travail que la concentration résidentielle de Saint-Nom-La-Bretèche (23 %). Toutefois, c’est sur le lieu de travail que la concentration spatiale a le plus progressé. 10 points de plus et multiplication par 1,5 (sur la base de la commune) 1,6 (sur la base du département) entre 1976 et 2007, 7 points de plus et multiplication par 1,3 entre 1995 et 2008. Pendant le même temps, le séparatisme résidentiel des salariés riches n’a augmenté que de 3,5 points. Deuxième résultat, l’augmentation de la ségrégation des plus riches a été plus de deux fois plus forte en Île-de-France qu’en province. Le taux francilien de dissimilarité résidentielle augmente de 3 points contre 1,8 en province, celui au travail de 8 points contre 3 points. La divergence d’hétérogénéité n’a fait que croître.

Figure 9

Évolution de la séparation du centile supérieur

Figure 9

Évolution de la séparation du centile supérieur

Note : En 2008, l’indice de dissimilarité du centile supérieur d’Île-de-France fondé sur les communes de résidence (exhaustif) s’élève à 50 %. Il faudrait donc déplacer au moins 50 % du centile d’Île-de-France pour atteindre une répartition équiprobable dans cette région.
Sources : Fichiers exhaustifs (1994-2008) et Panel DADS (1976-2007).

48On peut donc conclure, lorsqu’on se concentre sur le centile des salariés le mieux payé, à une claire tendance vers plus de ségrégation, en particulier en Île-de-France. Ce constat est congruent à la fois avec le cadre général posé par S. Sassen à propos des villes globales, et avec le résultat d’E. Préteceille (2006) sur la ségrégation spatiale des cadres du privé en Île-de-France. Il semble un peu en décalage avec les résultats de N. Guyon (2012), lesquels lui permettent de conclure à une stabilité de la ségrégation au plus haut niveau à partir d’une analyse du décile supérieur. Toutefois, son résultat, qui se fonde sur une population différente, n’analyse pas le destin spécifique des membres du centile et est du en partie à l’effet de la récession de 2009.

4 – Une évaluation de l’impact de la financiarisation

49Nous avons montré que dans le temps où la financiarisation transformait la position et la composition des élites salariales, ces dernières tendaient à travailler et à vivre (dans des proportions plus modestes) de manière plus séparée du reste des autres fractiles de salariés. Cette concomitance ne suffit pas à attester d’une relation de cause à effet.

50Pour tenter de l’évaluer plus précisément, nous proposons de mener un exercice contrefactuel, à savoir d’essayer de calculer ce qu’aurait été le niveau de ségrégation spatiale en l’absence de processus de financiarisation. Dans la mesure où nous n’identifions que fort mal la financiarisation des entreprises non-financières, nous nous restreindrons à la financiarisation du secteur financier. Comme indicateur de celle-ci, nous utiliserons une de ses conséquences manifestes directes : l’explosion des hauts salaires et des inégalités dans le secteur financier. L’opération contrefactuelle consiste alors à remplacer les salariés de la finance de 2007 par ceux de 1995, avec leur part de la masse salariale, leur commune de résidence et de travail [13]. La différence entre l’évolution réelle et l’évolution contrefactuelle permet d’identifier l’impact de la financiarisation. Remarquons que, dans la mesure où la déformation des salaires dans le secteur financier est une mesure incomplète de la financiarisation, il est probable que nous sous-estimions quelque peu l’impact socio-spatial de la financiarisation.

51Le tableau 1 présente le résultat d’une telle décomposition. Comme nous l’avions déjà présenté avec une autre méthode (Godechot, 2012), la hausse des salaires en Finance a eu un impact sensible sur la structure des inégalités. Sans celle-ci, l’accroissement de la part du centile aurait été 26 % moindre et celle du millime, 33 % moindre.

Tableau 1

Simulation du remplacement des salariés de la finance de 2007 par ceux de 1995

Tableau 1
Part du fractile Part travaillant en province Indice de dissimilarité Commune de résidence Département de résidence Commune de travail Département de travail Centile Millime Centile Millime F0-25 F25-75 F75-90 F90-99 F99-100 dont millime Ensemble Millime F0-25 F25-75 F75-90 F90-99 F99-100 dont millime Ensemble Millime 5,44 % 1,09 % 38,2 % 27,1 % 14,5 % 12,6 % 17,1 % 29,7 % 47,0 % 66,4 % 16,7 % 49,4 % 19,4 % 15,0 % 20,6 % 29,3 % 39,3 % 56,2 % 19,5 % 46,0 % 6,96 % 1,94 % 35,6 % 21,7 % 13,8 % 13,0 % 17,0 % 30,8 % 49,6 % 69,6 % 16,8 % 56,7 % 21,3 % 18,1 % 20,7 % 33,0 % 45,9 % 64,4 % 21,8 % 55,7 % 1995 Réel 2007 Réel 6,57 % 1,66 % 36,8 % 25,4 % 13,7 % 13,0 % 17,1 % 30,4 % 48,6 % 67,2 % 16,7 % 52,2 % 21,4 % 18,2 % 20,9 % 32,5 % 44,8 % 61,1 % 21,8 % 51,0 % 2007 Contrefactuel 26 % 33 % 45 % 68 % ns ns ns 40 % 38 % 76 % ns 62 % ns ns ns 14 % 16 % 39 % ns 49 % Contribution de la finance

Simulation du remplacement des salariés de la finance de 2007 par ceux de 1995

Note : 38,2 % des salariés du centile habitaient en province en 1995, 35,6 % y habitaient en 2007. Ce taux aurait été de 36,8 % si le secteur financier de 2007 avait conservé les mêmes lieux de résidence, de travail et la même part de la masse salariale qu’en 1995. Les transformations du secteur financier ont donc contribué à 48 % de l’évolution du centile entre 1995 et 2007.
Sources : DADS fichiers exhaustifs 1995 et 2007.

52Cet effet sur les inégalités globales se décline aussi spatialement. La répartition Paris-province des salariés de l’élite aurait été autre. Le déclin de la province dans le centile et plus encore dans le millime aurait été moins prononcé : baisse réduite de 45 % dans le premier cas et de 70 % dans le second. L’augmentation, certes modérée, de la ségrégation résidentielle, des salariés les plus riches, aurait été de 40 % inférieure. Curieusement la hausse plus nette de la ségrégation au travail semble moins affectée par le processus de financiarisation, dont l’impact n’est alors que de 16 %. Cet effet est peut-être le résultat de la complexité de la dynamique des implantations professionnelles au niveau communal. En revanche, dès qu’on prend une échelle plus grande, comme celle du département, on obtient une contribution plus substantielle de la financiarisation à la séparation des salariés les mieux payés.

53Pour résumer cette analyse contrefactuelle, nous dirions donc que la financiarisation du secteur financier, appréhendée par la déformation de la structure salariale dans ce secteur, a contribué pour 20 à 40 % de la hausse de la ségrégation socio-spatiale du centile et pour 40 à 70 % de celle du millime en France.

54*

55La première contribution de cet article est de mettre au jour plusieurs tendances en matière d’inégalités socio-spatiales. La hausse des hauts salaires et des inégalités salariales en France a pour foyer principal l’Île-de-France, ce qui conduit à une disparition des provinciaux des élites salariales. Mesurée de manière agrégée sur une base communale, la ségrégation socio-spatiale résidentielle est certes plutôt restée stable de 1995 à 2008. En revanche, la ségrégation des salariés les mieux rémunérés a bien augmenté pendant la même période et ce, en particulier, lorsqu’on la mesure dans la seule Île-de-France, ou sur la base des lieux de travail.

56La deuxième contribution est d’isoler un des déterminants de cette évolution : la financiarisation. Ce mouvement qui affecte au premier chef une petite élite, ne bouleverse certes pas fondamentalement les mesures agrégées d’inégalité ou de ségrégation spatiale, mais il produit néanmoins des effets sensibles sur les inégalités salariales et spatiales autour des plus hauts salaires. Nous montrons ainsi qu’il est responsable a minima de 20 à 30 % de leur renforcement et qu’il contribue à creuser l’écart entre Île-de-France et province. Un point important pour prolonger ce travail serait d’analyser l’interaction entre ces évolutions et la dynamique différenciée des prix dans les deux sous-ensembles sur le marché immobilier [14].

57L’écart entre Paris « et le désert français » est un phénomène connu et dénoncé de longue date (Gravier, 1947). La lecture traditionnelle de ce phénomène est avant tout politique – le poids de la tradition monarchique et jacobine – et culturelle – la centralisation de la vie culturelle et journalistique. Aujourd’hui, ce sont d’abord les transformations économiques et financières actuelles qui conduisent au renforcement de ce déséquilibre. Nous manquons certes d’indicateur de la « globalisation » pour départager ce qui est dû à la financiarisation et ce qui est dû à la globalisation non-financière. À travers l’exemple de Paris, il semble néanmoins que ce soit principalement le premier processus qui conduise à l’accroissement de la domination de grandes mégapoles qu’au second. Paris, New-York, Londres ou Tokyo ne seraient-elles pas avant tout des « villes financières » plutôt que des « villes globales » (Sassen) ? Une étude comparative avec des pays où les fonctions économiques, financières, politiques, culturelles des grandes mégapoles sont dissociées (Italie, Pays-Bas, Allemagne par exemple) serait à même d’éclairer les fondements de leur domination et de son renouvellement.

Annexe

Évolution des rapports entre les seuils de la distribution des salaires d’Île-de-France et ceux de province

tableau im11

Évolution des rapports entre les seuils de la distribution des salaires d’Île-de-France et ceux de province

Note : En 2007, le seuil P99 des salaires d’Île-de-France (niveau au-dessus duquel se trouvent les 1% les mieux payés) était 1,9 fois plus élevé que le P99 provincial. P99 : seuil inférieur du centile le mieux payé, P95 : seuil inférieur du vingtile supérieur, P90 : seuil inférieur du décile supérieur, P10 : seuil supérieur du décile inférieur, Q1 : seuil supérieur du premier quartile, Q3 : seuil supérieur du troisième quartile.
Sources : Panel DADS (1976-2007).

Notes

  • [1]
    L’auteur a bénéficié, pour l’accès aux données, du CASD (Centre d’accès sécurisé distant) dédié aux chercheurs autorisés suite à un avis émis par le Comité français du secret statistique.
  • [2]
    Sources : Séries : compte des institutions financières 7.202, Compte des sociétés non-financières 1.101, http://www.insee.fr/fr/themes/theme.asp?theme=16&sous_theme=5.3. On remarquera toutefois, que la notion de profit des entreprises est mal représentée par l’excédent brut d’exploitation, dans la mesure où l’EBE ne tient pas compte des charges de financement et des revenus de la propriété. Cette limite est particulièrement vraie pour les entreprises financières.
  • [3]
    Par secteur financier, nous entendons la combinaison de l’intermédiation financière (secteur 65 en Naf 2003) et des services d’auxiliaires financiers (67.1 en Naf 2003). L’assurance et le secteur immobilier sont exclus, à la différence de Krippner (2005) et Tomaskovic-Devey et Lin (2011).
  • [4]
    Dans notre précédent travail (Godechot, 2012), nous discutons plus en détail les avantages et les limites de cette source et les choix précis de définition des salaires.
  • [5]
    Dans la nomenclature des PCS 2003, on trouve les professions suivantes : 372a Cadres chargés d’études économiques, financières, commerciales, 372b Cadres de l’organisation ou du contrôle des services administratifs et financiers, 373a Cadres des services financiers ou comptables des grandes entreprises, 373c Cadres des services financiers ou comptables des petites et moyennes entreprises.
  • [6]
    Pour les trois plus grandes villes, Lyon, Paris, Marseille, on dispose toutefois des arrondissements.
  • [7]
    Les résultats issus du panel ne sont pas directement comparables avec ceux des fichiers exhaustifs, en particulier pour les communes. La population des petites communes peut être mal représentée du fait de l’échantillonnage dans le panel, ce qui tend potentiellement à exagérer les écarts à une représentation équi-proportionnelle.
  • [8]
    Le changement de série de 2001, qui conduit à mieux prendre en compte des salariés qui ont plusieurs postes dans l’année, conduit à un saut important dans l’indicateur pour la commune de travail.
  • [9]
    La commune de résidence est souvent incertaine en 1994, en particulier en Île-de-France. Cela nous pousse à prendre plutôt 1995 comme année de référence. On déduit le saut lié à la rupture de série en 2001 de notre évolution.
  • [10]
    Remarquons que le constat de stabilité globale de Guyon tient en partie à l’année 2009, année de forte récession qui affecte une partie des hauts revenus (du fait de la disparition des primes dans certains secteurs) et modifie la concentration spatiale des plus riches.
  • [11]
    Les écart-types de ces simulations sont très faibles. Ils varient entre 0,1 % et 0,6 %.
  • [12]
    L’exposition du groupe x au groupe y, xPy, se calcule ainsi xPy = ?i (nxi/nx.) * (nyi/n.i), où nxi, et nyi représentent respectivement l’effectif du groupe x et y dans l’unité i, nx. l’effectif total du groupe x, n.i l’effectif de l’unité i (Massey, Denton, 1988).
  • [13]
    Le nombre de salariés de la finance en 1995 est moins important qu’en 2007, en raison de la hausse de la population active et surtout de la différence de série en 2001 (date à partir de laquelle il devient possible de mieux suivre une partie des salariés multi-postes – voir encadré). Pour obtenir avec la population financière de 1995 (404 069) un effectif équivalent à celle de 2007 (473 572), nous la complétons par un échantillon supplémentaire de 69 503 personnes tiré au hasard au sein de la population de 1995. Comme dans cette population contrefactuelle la somme des parts au sein de la masse salariale des salariés de la finance de 1995 et hors finance de 2007 peut ne pas faire 100 %, nous normalisons les parts en divisant par cette dernière somme.
  • [14]
    Une telle connexion ne semble pas si simple à première vue. La comparaison des indices de prix des appartements à Paris et dans les villes de Province de plus de 10 000 habitants depuis 1994 montre en effet un accroissement de la divergence, à la fois pendant la fin des années 1990 et surtout après 2007. En revanche, la période 2001-2006, le rythme de croissance des prix est légèrement plus élevé en Province. Voir Séries longues : Indices Notaires – Insee des prix des logements anciens, http://www.insee.fr/fr/indicateurs/ind96/20100225/sl.xls
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L’article complète les travaux sur la financiarisation des économies contemporaines à partir de données portant non pas sur les comptes des entreprises, mais sur la composition de leur personnel. Il retient pour cela plusieurs indicateurs susceptibles de signer la puissance directe et indirecte de la finance contemporaine : l’importance et la concentration relative au sein des fractions les mieux payées des salariés travaillant dans le secteur de la finance, au sein des holdings des entreprises non-financières, dans le secteur du conseil aux entreprises ou comme cadres financiers des entreprises non-financières. La concentration des salariés de la finance au sein des salariés les mieux payés semble être le phénomène le plus marquant du processus de financiarisation. L’article examine ensuite les conséquences de la financiarisation sur les inégalités socio-spatiales. À l’accroissement des inégalités, phénomène déjà connu et mis en évidence dans nos précédents travaux, s’ajoute un phénomène de fractionnement du territoire entre la « ville globale » (le grand Paris et en particulier son quartier d’affaires de La Défense) qui possède un centre financier international et les autres parties du territoire. Ainsi, le processus de ségrégation spatiale devient massif dès lors qu’on monte assez haut dans la distribution des salaires et qu’on prend en compte le lieu de travail. Quoique de moindre ampleur, la concentration des salariés riches, produite par la financiarisation, participe à la ghettoïsation résidentielle des salariés les plus fortunés.

Mots-clés

  • centralisation
  • finance
  • France
  • inégalités
  • spatial ségrégation
  • salaires
  • ville globale

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Olivier Godechot
Olivier GODECHOT, chercheur CNRS au Centre Maurice Halbwachs, s’est spécialisé dans le domaine émergeant de la sociologie de la finance. Il a publié aux éditions de La Découverte en 2001 Les Traders, une analyse détaillée de l’organisation du travail, des hiérarchies et des modes de raisonnement en vigueur dans les salles de marché, et en 2007 Working Rich, un ouvrage qui porte plus spécifiquement sur la détermination des salaires dans l’industrie financière. Il poursuit désormais des travaux sur l’impact macro-social de la finance sur le reste la société. Par ailleurs, il développe parallèlement des recherches sur le monde académique, son marché du travail, ses réseaux et ses processus de recrutement, ainsi que sur la satisfaction salariale.
LSQ-CREST
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/04/2013
https://doi.org/10.3917/anso.131.0017
Pour citer cet article
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