CAIRN.INFO : Matières à réflexion
linkThis article is available in English on Cairn International

1L’émission d’actions et d’obligations est aujourd’hui, en France, aux États-Unis, et dans de nombreux autres pays, la première source de financement des entreprises. Ceci est dû en partie à des transformations dans la réglementation de l’industrie financière à partir des années 1970 et 1980 aux États-Unis (Krippner, 2011) et en Europe (Abdelal, 2007), et ailleurs dans les années 90, par exemple au Japon (Amyx, 2004), en Chine (Zhu, 2009) ou en Inde (Reddy, 2009). Les fonds de pension, les fonds mutuels, les SICAV et les entreprises d’assurance, entre autres, ont progressivement capté l’épargne des classes moyennes des pays riches, pour l’allouer à des activités économiques du monde entier, orientés par l’évaluation financière produite notamment par les agences de notation, les banques d’investissement et les entreprises de courtage. Si la régulation financière est fragmentée dans différents espaces juridiques, elle adopte néanmoins un cadre conceptuel commun, qui reprend la théorie financière formalisée à partir des années 1950. Cette dernière, fondée sur le libéralisme qui prévaut dans la théorie économique (Lebaron, 2000), considère que, lorsque des « investisseurs » indépendants utilisent toute l’information disponible pour orienter leurs échanges, ceux-ci permettent une « efficience des marchés », dans laquelle le prix dit la « vraie valeur » des objets de l’échange. Cette vérité des prix leur donnerait le caractère de « signal » permettant aux acteurs d’allouer leur capital d’une manière qui est « optimale » à la fois pour chaque acteur individuel et pour la société dans son ensemble (Lee, 1998).

2Retravaillant ce cadre conceptuel, dans la plupart des juridictions, la régulation financière distingue les « investisseurs qualifiés » ou « sophistiqués », une catégorie qui désigne surtout les « investisseurs institutionnels », c’est-à-dire les entreprises de l’industrie financière (Plihon et Ponssard, 2002). Leur « sophistication » proviendrait du fait que leurs employés maîtrisent les méthodes d’évaluation et d’investissement formalisées dans la théorie financière, et ont les moyens matériels de la mettre en œuvre. Cette connaissance est sanctionnée par les parcours scolaires et les diplômes professionnels, comme le Chartered Financial Analyst, qui dispense, par exemple aux États-Unis, d’avoir à passer les examens pour obtenir le certificat d’habilitation délivré par l’État pour pouvoir exercer certaines tâches, comme le conseil en investissement. L’industrie financière est ainsi placée au centre de la distribution du crédit. Aujourd’hui, elle concentre l’écrasante majorité des flux financiers et l’évaluation et l’échange d’actifs financiers est essentiellement le fait de ses employés, qui agissent en tant que représentants des intérêts des clients qui leur ont confié leurs fonds. Ce rapport de délégation, censé être légitimé par le différentiel de maîtrise de la théorie financière et des moyens de la mettre en œuvre, est renforcé, dans les pays de common law, par la relation fiduciaire du trust, qui interdit au client d’intervenir dans la gestion de son patrimoine par son délégataire, au nom de l’expertise de ce dernier (Clark, 2000 ; Montagne, 2006).

3La « valeur » des actifs financiers est problématisée à partir de sa « vérité », qui serait révélée par les prix, avec un caractère à la fois technique et politique. Technique, parce que le prix est le résultat de l’application méthodique, dans des conditions contrôlées, des calculs et des évaluations établis dans les procédures suivies par les employés. Politique, parce que sa vérité technique justifierait l’allocation des ressources qui en résulte comme étant la plus optimale pour la société dans son ensemble. Ainsi, les prix des actifs financiers sont considérés comme des vérités qui doivent être acceptées par l’action gouvernementale, comme le rappelle le cas actuel des dettes des États européens, et les entreprises cotées sont tenues d’adapter leur organisation aux « signaux » qu’envoient l’offre et la demande de leurs actions et obligations (Plihon et Ponssard, 2002).

4Simmel a analysé le fait que la pratique de la monnaie inscrit l’individu dans un rapport avec la « société », définie par l’ensemble de tous ceux qui accepteraient de l’utiliser dans leurs échanges avec lui (Simmel, 1987 [1900]). Le prix d’un objet est à la fois l’expression de la liberté de choix de l’individu, et un acte qui signe sa place dans un ensemble qui le dépasse largement. Selon Marcel Mauss, l’identité sociale de l’individu est intimement liée à la valeur monétaire des objets qu’il a le droit d’échanger, les concepts de « personne » et de « liberté » étant un moyen de donner sens, dans une société donnée, à la place de l’individu dans les hiérarchies sociales ainsi constituées et légitimées par les discours sur la monnaie (Mauss, 1995 [1923-1924]). En suivant ces intuitions, Keith Hart a montré comment, en Europe, depuis le dix-neuvième siècle, les politiques monétaires se construisent et s’opposent à partir d’une problématisation du rapport entre l’individu isolé et la totalité sociale, et contribuent ainsi à donner sens à la notion de citoyenneté (Hart, 1986, 2000 ; Dodd, 2005).

5De nombreuses études ont étudié dans le détail ces identités, constituées par les usages de la monnaie, qu’il s’agisse de l’achat d’une maison (Bourdieu, 2000), des cadeaux, des héritages ou des règlements de divorce qui définissent les relations d’amour, d’amitié, ou de famille (Zelizer, 1997 ; 2005). Par ailleurs, plusieurs études ont montré que le fait de définir des objets ou des activités comme redevables d’un prix monétaire est un processus social complexe. Viviana Zelizer à ainsi montré que les contrats d’assurance vie ne se sont imposés qu’en redéfinissant le rapport religieux à la mort aux États-Unis (Zelizer, 1979). En comparant deux cas aux États-Unis et en France, Marion Fourcade a analysé comment le fait de donner un prix à la nature, dans le cas d’accidents provoquant des catastrophes naturelles, varie fortement selon les contextes (Fourcade 2011). Jane Guyer a analysé comment, dans un même espace social, au Nigéria, les échelles de mesure et les méthodes de paiement peuvent être différentes selon les objets et les personnes, avec des traductions d’un échange à un autre qui ne sont pas toujours possibles pour tous les participants (Guyer, 2004). Dans ce texte, je tenterai ainsi d’explorer les processus sociaux par lesquels les entreprises cotées sont définies comme ayant une « valeur » monétaire, qui serait problématisable en termes de sa « vérité ».

6La tâche qui incombe aux employés de l’industrie financière de dire la « vérité » de la valeur financière occupe ainsi une place fondamentale dans la définition des identités et des hiérarchies sociales. Il est donc important d’analyser dans le détail des pratiques quotidiennes comment les employés de l’industrie financière mettent en œuvre l’action d’« investisseurs » qui trouvent des prix « vrais » à partir de « marchés efficients ». C’est ce que je tenterai de faire ici, à partir d’observations de terrain sur l’évaluation des actions d’entreprises cotées en bourse, effectuées entre 2002 et 2004, chez Brokers Inc., une société de courtage basée à New York, et chez Acme, une société de gestion de fonds pour tiers basée à Paris [1]. Ces entreprises furent créées dans les vingt dernières années, dans le mouvement réglementaire à travers lequel l’industrie financière est arrivée à occuper sa place actuelle. Les « vendeurs » de Brokers Inc. à New York, vendaient de l’évaluation financière à des gérants de fonds d’investissement, qui l’utilisaient pour orienter l’argent qui leur avait été délégué par leurs clients. Dans ce dessein, les vendeurs utilisaient l’évaluation produite en France par les analystes financiers de la société mère, Brokers S.A. alors que des traders de Brokers Inc. étaient chargés d’acheter et de vendre des actions pour les gérants basés aux USA. Les pratiques de ces derniers étaient très similaires à celles des gérants de fonds employés par Acme ou d’autres sociétés de gestion que j’ai pu observer à Paris.

7L’enquête permet de voir que les employés mobilisent tous, dans les procédures et les calculs d’évaluation, les concepts d’un « investisseur » cherchant à maximiser son capital, et de « marchés efficients », par rapport auxquels le prix est pensé comme ayant une « vérité », celle de la « valeur » de l’objet considéré. Cependant, il y a une distance importante entre cette pratique et l’utopie libérale dont sont issus ces concepts. D’une part, au lieu d’une arène ouverte d’échange où se retrouveraient des sujets libres avec leur propre capital, il y a un réseau commercial d’entreprises au sein duquel les employés sont rémunérés pour réaliser une évaluation financière pour le compte de leurs clients, et dont la barrière à l’entrée est justement définie en grande partie par la connaissance de la théorie financière. D’autre part, les employés mobilisent des définitions différentes de la valeur, qui impliquent des considérations divergentes sur la réalité sous-jacente dont le prix serait la « vérité », et sur la capacité de ce dernier à la représenter.

8Ces approches différentes sont le plus souvent présentes dans une même procédure d’évaluation, mais elles sont aussi employées pour articuler les rapports souvent conflictuels entre employés et entre professions, notamment autour des rémunérations et de la légitimité du « savoir » sur les prix produits par chacun. Dans ce contexte, les employés mobilisent deux tensions, formalisées dans la théorie financière qu’ils utilisent au quotidien. Premièrement, malgré des méthodes sophistiquées pour l’établir, la « valeur » d’un actif financier demeure toujours incertaine, car elle est une opinion sur un futur qui par définition ne peut être connu d’avance. Deuxièmement, la notion d’efficience implique une injonction plus ou moins contradictoire, puisque d’une côté, si les marchés sont efficients, il est inutile que les investisseurs cherchent à produire une évaluation plus adéquate que le prix ; mais, d’un autre côté, pour que les prix soient « vrais », il faut qu’il y ait des investisseurs qui effectuent son évaluation, c’est-à-dire qui considèrent que les marchés ne sont pas suffisamment efficients. L’évaluation financière implique ainsi toujours un pari sur le futur : ce n’est que parce qu’on pense que le marché va « suivre », ou « se corriger », qu’on peut espérer obtenir un gain en achetant (ou en vendant), par exemple si on pense que la « vraie » valeur est plus (ou moins) élevée que le prix actuel, et que celui-ci, du fait de son « efficience », s’y approchera dans le futur.

9La première partie de ce texte analysera comment les employés mobilisent ces tensions, et les différentes formes d’évaluation de la théorie financière, comme s’ils agissaient en tant qu’« investisseurs » indépendants. La deuxième partie montrera alors que ces mêmes employés sont tenus de supposer aussi, à différents moments de leurs procédures et de leurs calculs, que les marchés sont plus ou moins « efficients ». Ils reconduisent ainsi des tensions formalisées dans la théorie financière. La troisième partie analysera alors comment les employés comprennent les effets distributifs de l’industrie financière à partir de ces concepts, dans les contraintes et les justifications considérées légitimes dans le cadre procédural de leur travail. Cette compréhension situe la « vérité de la valeur » des actifs financiers dans un registre à la fois technique et politique, ce qui pose des questions sur le rapport de « représentation » qui fonde la place sociale de l’industrie financière aujourd’hui, un enjeu que j’aborderai en conclusion.

I – La « vérité » des prix comme « opinion » d’un « investisseur »

10Les vendeurs, analystes et traders de Brokers Inc. et les gérants de fonds observés à Acme et ailleurs, étaient tenus par leurs contrat de travail d’évaluer les actions cotées en suivant des règles concernant des calculs et des procédures. Ceux-ci étaient définis à partir du regard d’un « investisseur » qui cherche à maximiser son revenu, dont la mise en pratique était comprise comme la « représentation » des intérêts des clients détenteurs de l’argent investi. La définition de la valeur se situait toujours dans le terrain d’incertitude caractérisant le fait d’émettre une « opinion personnelle » sur le futur. Dans sa formalisation dans la théorie financière, mobilisée par les employés, l’évaluation se décline par ailleurs en plusieurs approches en partie divergentes. Cette diversité était mise en pratique dans des rapports de complémentarité et de concurrence entre employés, compris en partie comme des conflits entre définitions de la « vérité de la valeur ».

11Selon la théorie financière, le prix « intègre » toute l’information disponible à travers les évaluations des participants. Dans un manuel standard de référence en France, on lit ainsi :

12

La théorie financière indique que dans un marché efficient, et il existe de nombreuses preuves que tous les grands marchés financiers du monde s’approchent de cette caractéristique, l’ensemble des informations disponibles sur les valeurs mobilières, le marché, l’économie, etc., sont reflétées très rapidement dans les cours. Aussi, en général, le cours d’un actif est très proche de sa valeur intrinsèque ou « vraie valeur ».
(Jacquillat et Solnik, 2002, p. 1)

13Cette valeur, dite aussi « fondamentale », est définie comme la valeur présente ou actualisée des flux de revenus futurs que peut obtenir le propriétaire du bien, selon une méthodologie, dite « DCF », de l’anglais discounted cash flows[2], développée dans tous les manuels et dans tous les enseignements de l’évaluation financière. Comme dans la plupart des entreprises de courtage et de gestion de fonds, à Brokers SA., les analystes financiers se spécialisaient dans un nombre restreint d’entreprises cotées, dont ils connaissaient l’histoire, le secteur d’activité et souvent le management. Régulièrement, ils produisaient des documents de deux à dix pages, dans lesquels ils décrivaient les perspectives de l’entreprise, avec des projections pour les années à venir concernant les principales composantes des déclarations comptables, comme les revenus, les marges d’exploitation, le chiffre d’affaires, et par là ce que le détenteur d’actions pouvait espérer obtenir comme dividende, soit en liquide, soit réinvesti dans l’entreprise. Ces flux futurs étaient « actualisés » selon un taux censé représenter le « coût moyen pondéré du capital ». Du fait de cette analyse approfondie basée sur le long terme, qui atteignait son plus haut degré de formalisation dans la méthode dite « DCF », les analystes étaient considérés par tous les employés observés comme ceux qui connaissent le « mieux » l’entreprise cotée évaluée. Cependant, la « vérité » des prix qu’ils cherchaient à produire restait toujours très hypothétique, puisqu’elle dépendait des prévisions à long terme, par définition incertaines, concernant l’entreprise et son contexte d’activité.

14La « vérité » de la valeur était très différente pour les traders de Brokers Inc. et d’Acme, qui étaient représentatifs des traders en actions cotées travaillant pour d’autres investisseurs institutionnels. Ces employés devaient réaliser les « ordres » d’achat ou de vente émis par les gérants de fonds de leur entreprise ou de leurs clients. On pouvait leur demander de trouver le meilleur prix de la journée (à la hausse pour la vente, à la baisse pour l’achat), mais aussi de vendre ou acheter le titre à un prix près de la moyenne de la journée, ou à l’intérieur de certaines limites, etc. Dans tous ces cas, l’expertise censée justifier leurs salaires et leurs bonus était leur capacité à prévoir les mouvements de l’offre et de la demande à court terme, qu’il soient analysés comme répondant à des évaluations « fondamentales » (Tadjeddine, 2000), ou à d’autres facteurs comme les rumeurs ou la psychologie de masse (Godechot, 2001 ; Preda, 2009) [3]. Ceci situait les traders dans une position limite par rapport à l’idée que les marchés sont « efficients ». En effet, si la « vraie » valeur de l’actif ne dépend que des informations qu’on peut en avoir concernant son présent et son futur, cette valeur ne peut changer qu’avec de nouvelles informations, et non à chaque instant comme c’est le cas pour le prix coté. L’évaluation des traders est généralement qualifiée de « spéculative », puisqu’elle serait moins concernée par la « vraie » valeur que par l’image que s’en font les participants à l’échange, leurs raisons diverses faisant que le prix ne reflète pas la valeur « fondamentale », mais des opinions « mal informées » ou des « états d’âme » manipulables, c’est-à-dire, des prix « faux » qui ne peuvent conduire à une allocation optimale des ressources sociales [4].

15Contrairement aux traders et aux analystes, les vendeurs, qui étaient chargés de vendre effectivement l’analyse financière aux gérants de fonds, n’étaient pas tenus à une approche particulière de la valeur. Ils reprenaient les analyses des analystes, qu’ils transformaient et adaptaient de manière personnalisée pour leurs clients. Les vendeurs envoyaient des courriers électroniques aux gérants, leur laissaient des messages sur le répondeur et, rarement, s’entretenaient avec eux au téléphone. Dans ces communications, ils pouvaient mobiliser des arguments concernant des raisons de plus ou moins long terme, « fondamentales » ou « spéculatives ».

16Les clients typiques de Brokers Inc., comme les gérants d’Acme, sont censés avoir accès à plusieurs sources d’information pour se faire une opinion sur les actions cotées qu’ils vont acheter ou vendre. Ils échangent ainsi régulièrement avec une dizaine de vendeurs de différentes maisons de courtage. Ils sont souvent accompagnés des analystes de leur propre entreprise (dits « buy side ») qui ont plus de temps pour lire les documents produits par les courtiers (dits « sell side »). De temps en temps, le gérant peut passer un peu plus de temps au téléphone avec un vendeur pour échanger de manière plus profonde sur l’évaluation des actions. Les vendeurs et les gérants sont censés apprendre à « se connaître », de façon à ce que se produise un « fit »[5], une « compatibilité » dans le dialogue qui permette au vendeur de mieux comprendre les « manières de réfléchir » du gérant.

17Comme chez les autres entreprises de courtage, chaque vendeur de Brokers Inc. avaient un budget pour inviter le gérant à partager des activités sans lien avec l’évaluation, comme aller à l’opéra, diner, ou dans un show de strip-tease. Ces « sorties » étaient l’objet d’une discussion constante à Brokers Inc. dont le directeur André devait valider le budget. Tout en les justifiant comme un moyen de « mieux se connaître » et ainsi de renforcer la réflexion commune, elles risquaient de ternir l’image de l’entreprise, par exemple dans le cas où le gérant paierait non pas la qualité de l’analyse fournie par le vendeur, mais les « sorties » que ce dernier lui proposerait. Les employés m’expliquaient aussi que puisque les gérants gagnaient rarement plus de 100 000 dollars par an, et parfois beaucoup moins, ils pouvaient considérer ces activités comme des « complément de salaire » (Ortiz, 2005).

18L’incertitude intrinsèque de l’évaluation, et la multiplicité des définitions de ce qui en faisait la « vérité », se stabilisaient dans des procédures qui faisaient sens pour les employés comme l’émission d’une « opinion personnelle », à la fois garantie et confirmée par sa mise en pratique procédurale. Mais cette diversité articulait les conflits entre employés, qui faisaient ainsi sens pour eux en partie comme des oppositions entre manières de dire la vérité de la valeur.

19Tous les employés, analystes, vendeurs, gérants et traders, étaient experts dans l’application de procédures d’évaluation qui faisaient sens comme la réalisation du point de vue d’un « investisseur » indépendant. Ces employés étaient liés par des relations de compétition et de complémentarité, notamment à travers le système de rémunération, qui s’articulaient en partie à travers les différences dans leurs méthodologies et leurs présupposés sur ce dont le prix était la « vérité ». Les revenus des sociétés de gestion proviennent des commissions payées par leurs clients, généralement proportionnelles aux volumes qu’ils leur confient. Les gérants sont censés être incités à obtenir de bonnes performances pour leurs clients, du fait que leurs rémunérations dépendent des montants qu’ils ont sous gestion, censés augmenter en fonction des résultats. Ils paient l’analyse financière que leur donnent les vendeurs à travers le travail des traders selon un système hérité de l’époque où les agents de change avaient le monopole de l’accès à la bourse (Godechot et Lagneau-Ymonet, 2009). Ainsi, si John, gérant de Citibank, veut payer l’analyse que lui fournit Jacques, vendeur de Brokers Inc., il donne l’ordre à Peter, trader de Citibank, de donner à son tour un ordre d’achat ou de vente à Luke, trader de Brokers Inc. La seule source de revenus de Brokers Inc. est une commission, établie comme un pourcentage fixe du montant vendu ou acheté.

20À Brokers Inc., les vendeurs avaient un salaire et un bonus supérieurs à ceux des traders, qui étaient suivis de beaucoup plus loin par les analystes. Les vendeurs et les traders travaillaient par paires pour chaque gérant. Leurs revenus dépendaient ainsi des rapports personnels que pouvaient établir les vendeurs avec les gérants et, dans une moindre mesure, les traders de part et d’autre, les traders « buy side » ayant une certaine latitude pour adjuger une partie des transactions au trader « sell side » de leur choix. Dans tous ces cas, le gérant décidait seul des montants qu’il payait, et pouvait arrêter la relation à tout instant, ce qui était censé inciter le vendeur à bien « le servir ». Par ailleurs, comme dans le reste de l’industrie financière, la direction de Brokers Inc. se réservait le droit de faire varier le bonus, voire de l’annuler en cas de faute grave, sans qu’il y ait une formule qui adjugerait par exemple un pourcentage fixe selon les commissions reçues. Ainsi, alors que le bonus restait incertain jusqu’au moment de son paiement, les vendeurs et les traders ne pouvaient savoir quelle part revenait à l’un et à l’autre, mais ils étaient certains du montant des commissions sur lequel il se basait. Les bonus des analystes et des employés administratifs, à Brokers Inc. comme ailleurs, dépendaient par contre de conditions plus générales dans l’activité de leur entreprise. À l’époque de mes observations, André, 40 ans, vendeur senior et directeur de Brokers Inc. gagnait près d’un million de dollars par an, le double que le trader le plus senior. Jacques, un vendeur de 28 ans dont l’activité montait rapidement depuis son embauche moins de deux ans auparavant, avait une rémunération avec bonus de près de 300 000 dollars annuels, qui le rapprochait de Cécile, vendeuse senior de 35 ans, mais dont l’activité « stagn[ait] », selon ses dires et ceux de ses collègues. Luke, trader qui travaillait en tandem avec Jacques et Juliette, deuxième vendeuse senior de l’équipe, gagnait autour de 300 000 dollars.

21La hiérarchie des rémunérations impliquait une hiérarchie des manières de définir la valeur financière. Les analystes, dont les salaires ne dépassaient pas les 100 000 dollars annuels, se sentaient les plus lésés, alors qu’ils étaient censés être les plus proches de la « vraie » valeur des entreprises analysées. Jacques remarquait qu’il n’avait pas le temps de s’étendre sur les différentes hypothèses présentes dans un « DCF » [6] :

22

– Jamais je ne dirais à un client : « je pense qu’il faut acheter parce que l’analyste me dit que son DCF lui dit que le prix théorique de la compagnie est de tant ».

23Une situation que Nicolas, analyste chez Brokers Inc., déplorait parce qu’elle dévalorisait son expertise :

24

– Aucun vendeur dans la profession ne parle de DCF. Le DCF est uniquement là, parce que tout monde sait que c’est le seul moyen d’évaluer une société, donc il faut que ce soit dans une étude.

25L’évaluation des analystes, standardisée, pouvait être facilement répliquée d’un employé à l’autre, et n’assurait pas la loyauté du gérant envers l’entreprise de courtage, contrairement à la personnalisation effectuée par le vendeur. La formation et le salaire de Nicolas et de ses assistants à Brokers Inc. étaient semblables à ceux des autres entreprises de courtage. Cependant, ils avaient une place à Brokers Inc. qui renforçait dans leur cas le statut secondaire de leur profession. Alors que les vendeurs comme Jacques vendaient de l’information produite par les analystes de Brokers SA à Paris, Nicolas travaillait comme support pour deux vendeurs qui vendaient de l’information sur les entreprises américaines à des gérants basés en Europe. Le vendeur senior pour qui ils travaillaient, Hervé, m’expliquait en entretien :

26

– Je dirais que la recherche de Brokers Inc. sur le marché américain est un alibi de vente, ou un appui à la vente, plutôt qu’un outil. […] [les clients] doivent justifier du choix d’un broker, donc en gros ils doivent mettre des notes, ou au moins mettre un commentaire par rapport à différents secteurs d’activité […] Donc ça ne sert à rien en gros de se couper l’herbe sous les pieds, si des clients sont amenés à voter, de pas avoir la case à remplir « recherche », c’est dommage. Alors, les clients peuvent remplir cette case, mais ils savent qu’on a ça pour créer, non pas une apparence d’avoir de la recherche, parce que la recherche existe, mais pour créer une présence, disons.

27Si Hervé pouvait considérer que ses clients étaient intéressés dans sa propre « réflexion », cet argument pouvait être rejeté par les traders. Pascal, partner de Brokers Inc. et chef des deux autres traders, me disait dans un entretien réalisé devant de nombreux employés, au sujet du trading :

28

– Il faut de l’expérience, pas de théorie, et elle s’acquiert rapidement, t’as pas besoin d’être Einstein, tu pourrais pas avoir une école, c’est l’expérience comme l’amour (rires de tous). […] Pour traiter un stock, il n’y a pas besoin de connaître l’analyse, il est affecté par les nouvelles qu’il y a sur le stock et par les nouvelles de marché. Mais il y a pas de constantes d’un jour sur l’autre, pas vraiment de connaissance accumulées conservables sur comment trader un stock. S’il y a un gros vendeur, un take over, des chiffres merdiques, ça peut influencer les prix pendant une ou deux semaines, c’est tout.

29Dans tous ces cas, les employés insistent sur le fait que la définition de la valeur est le fait de leur individualité, en correspondance avec l’idée centrale des procédures d’évaluation selon laquelle celle-ci est le fait du regard indépendant d’un « investisseur ». Ces prises de positions s’accompagnaient souvent d’une insistance sur l’engagement personnel dans la définition de la valeur, et sur l’authenticité de la vérité avancée. Juliette cherchait ainsi à minimiser l’apport des analystes :

30

– C’est à moi d’interpréter ce que dit l’analyste et de dire si ça vaut le coup ou ça ne vaut pas le coup. Donc déjà j’élimine pas mal de choses. Après, la façon dont moi je travaille, c’est que quand je dis à quelqu’un : « il faut acheter, il faut vendre », je suis convaincue moi-même. Donc ça veut dire que j’ai un raisonnement derrière.

31De même, les gérants pouvaient insister sur leur indépendance par rapport aux vendeurs. Ainsi, Jacob, gérant depuis plus de dix ans dans une petite société de gestion basée à Paris, me disait :

32

– Je vérifie, je confirme mes informations avec [le vendeur], je discute avec son analyste pour voir si, peut-être il y a quelque chose que je n’ai pas vu, parce que l’analyste est pas mal plus près de la boîte que moi, mais je suis toujours moteur, […] l’idée vient de moi, elle vient jamais de lui.

33Cependant, en aparté ou comme une concession regrettable, les employés remarquaient que souvent, ils s’appuyaient sur la continuité des procédures pour affirmer une valeur avec laquelle ils n’avaient pas de rapport émotionnel, ce qui dépendait en partie de leur attachement à leur profession dans son ensemble. Hervé me disait ainsi :

34

– Il y a plusieurs façons de procéder, hein, je ne suis pas quelqu’un de systématique donc, euh, je m’adapte un peu aussi aux intérêts des clients. Donc ça peut être très différent ce que je fais. […] dans le métier de vendeur, ce qu’il faut euh… c’est assez triste à dire ! mais il faut manifester sa présence. Alors, évidemment, comme on ne peut pas appeler pour dire « coucou ! », il faut appeler pour dire quelque chose…

35Selon la théorie financière et son adaptation dans la régulation, la « vérité » du prix est le résultat de la confrontation des évaluations d’« investisseurs » indépendants. Cette figure individuelle donne sens aux calculs et aux procédures que les employés sont tenus de suivre pour garder leur emploi, chacun selon les différentes approches liées à leurs tâches professionnelles. Les propriétaires légaux des fonds investis, clients des gérants de fonds, sont considérés comme illégitimes du fait de leur manque de connaissance des théories de l’évaluation. Leur statut d’« investisseur » évaluateur n’existe ainsi que dans la délégation qu’ils effectuent de ce pouvoir d’appréciation aux employés de l’industrie financière, qui assument ce rôle avec plus ou moins de conviction. En même temps, les pratiques des employés ne font sens pour eux comme le fait d’un « investisseur », que parce qu’ils représenteraient, à travers elles, les intérêts de leurs clients. Dans cette pratique de représentation des intérêts, la compétition et la hiérarchie des évaluations selon les professions impliquent que la « vérité » de l’évaluation des uns est toujours mise en question par celle des autres. Par ailleurs, les évaluations sont par définition incertaines, du fait qu’elles constituent une « opinion » par rapport au futur. La « vraie » valeur existe ainsi uniquement dans son approximation ou dans la promesse qu’elle pourrait être réalisée dans le prix de marché à un horizon incertain, et elle n’est une « opinion personnelle » d’un « investisseur » que dans le rapport de délégation qui établit le rôle des employés de l’industrie financière. Dans ce cadre, la pratique du regard de l’« investisseur » ne fait sens qu’en relation avec le concept de « marchés efficients ».

II – La « vraie valeur » comme révélation des « marchés efficients »

36L’évaluation financière peut affirmer ou nier l’efficience des marchés, mais elle ne peut, dans cet espace professionnel, faire sens sans prendre position par rapport à elle comme condition fondamentale de la « vérité » de la valeur représentée par le prix. D’une part, tous les professionnels doivent se positionner, dans leurs procédures et leurs calculs, par rapport à la problématique de l’efficience des marchés et des manières d’évaluer qu’elle implique. D’autre part, les « marchés » étant constitués essentiellement par les employés de l’industrie financière, cette dernière est comprise comme étant le seul espace social dans lequel l’« efficience », et donc la « vérité de la valeur » des actifs financiers, peuvent avoir lieu. Cependant, dans tous ces cas, le rapport entre ces concepts est articulé dans la pratique selon la tension formalisée dans la théorie financière, pour laquelle, l’évaluation des « investisseurs » est nécessaire pour obtenir l’efficience, mais superflue une fois que cette dernière a été atteinte.

37L’« efficience des marchés » est un élément fondamental dans le sens qu’ont les calculs et les procédures pour les employés. Ce concept a été formalisé dans les théories qu’ils apprennent dans leur parcours scolaire et qu’ils sont tenus de mobiliser dans leur lieu de travail. Selon ces théories, dans un contexte d’efficience des marchés, les prix reflètent toute l’information disponible sur les revenus qu’on peut attendre des actifs, et varient au gré de nouvelles informations qui n’ont pas encore été « intégrées ». Considérés dans une approche statistique, les prix sont censés avoir une évolution « aléatoire » dans le temps et, par construction, l’écart-type de la distribution des revenus dans le temps d’un seul actif est donc plus élevé que celui de l’ensemble d’actifs. Il s’ensuit que le « meilleur » investissement consiste à acheter « tout le marché », chaque actif ayant dans l’investissement un poids proportionnel à sa taille dans le marché. Comme le dit le manuel de référence cité plus haut, selon une formulation qui se trouve ailleurs de manière similaire :

38

En l’absence d’informations privilégiées, il n’y a pas de placement à privilégier. Le portefeuille d’actions doit être le plus diversifié possible […]. La stratégie de placements est essentiellement passive, au sens qu’il n’est pas utile de faire constamment tourner son portefeuille en recherchant des titres sur ou sous évalués. […]. L’implication logique est de bâtir sa stratégie de placement sur des fonds indiciels.
(Jacquillat et Solnik, 2002, p. 133)

39Les indices boursiers sont nés à la fin du 19ème siècle, leurs auteurs considérant que le prix, comme d’autres indicateurs numériques liées à des phénomènes « naturels », pouvait être un fidèle représentant de la « loi » ou de la régularité sous-jacente qu’il donnait à voir (De Goede, 2005 ; Muniesa, 2007 ; Preda, 2009). L’utilisation des outils statistiques pour calculer les revenus moyens des actifs et leurs relations a donné à cette approche de l’investissement une aura de « science », renforcée par l’obtention, par certains de ses auteurs, des prix Nobel en économie (MacKenzie, 2006). Ainsi, la « vérité » du prix selon la théorie libérale de l’allocation des ressources à travers des « marchés » s’est vue renforcée par le lien que tissait le positivisme entre les rapports mathématiques établis dans les chiffres et l’ordre du monde de la nature.

40Suivant l’idée que les « marchés sont efficients », et reprenant les indices boursiers comme leur représentation, la majorité des fonds d’investissement dans l’industrie financière, visent à répliquer un indice ou « benchmark » en achetant les entreprises qui le composent, et en respectant la pondération de chacune dans l’ensemble. En même temps, les gérants sont tenus d’essayer de « battre le marché » de quelques points de pourcentage, ce qui contredit l’idée qu’il serait « efficient ». Ils doivent utiliser leur évaluation « personnelle » pour détecter les actifs dont les résultats espérés positifs ou négatifs justifieraient un poids plus ou moins important dans leur portefeuille que dans l’indice. Ainsi, dans la même procédure, le gérant est censé considérer que le marché est plutôt efficient, et donc qu’il faut le répliquer, mais pas tout à fait, et donc que l’évaluation fondamentale permet d’obtenir des résultats supérieurs à ceux de la simple copie. Cette approche, dite « classique », ne concerne pas uniquement l’investissement en actions. Elle est aussi appliquée aux stratégies d’investissements globales. À Acme, comme dans la plupart des entreprises de cette taille, une équipe de mathématiciens était chargée d’établir des données statistiques pour tous les actifs financiers existant dans le monde, considéré ainsi comme un seul « marché efficient ». Les fonds sous gestion étaient distribués dans des départements définis par actif et, au sein des départements, par équipes et gérants définis selon des secteurs géographiques et d’activité et selon des approches de l’évaluation. Comme ailleurs, les performances de chaque gérant étaient comparées trimestriellement à son indice de référence et aux performances des gérants tenus de « battre » le même indice, dans la même entreprise ou ailleurs.

41Cette approche dite « classique », majoritaire dans l’industrie financière, se situe entre deux pratiques extrêmes. D’une part, la substitution de la personnalité évaluatrice par un logiciel, qui achète et vend des titres pour copier l’indice de référence. On postule alors que les marchés sont complètement efficients. D’autre part, par exemple certains hedge funds, qui insistent sur les capacités personnelles de l’évaluateur pour « battre » le marché. Ici le postulat est inverse : les marchés sont considérés comme inefficients. Les débats sur la régulation de ces derniers, aussi désignée comme « gestion alternative », s’articulent selon la tension formalisée dans la théorie financière décrite plus haut. D’un côté, les hedge funds sont accusés d’opérer contre l’efficience des marchés, en renforçant les mouvements spéculatifs qui « déconnectent » le prix de la « vraie valeur » ; d’un autre côté, la spéculation peut être interprétée comme un « arbitrage » qui « corrige » les « inefficiences », justement en les exploitant et en les donnant donc à voir aux autres participants.

42Dans tous ces cas, le concept d’« efficience », à la fois fondé sur l’existence d’« investisseurs » indépendants et niant leur utilité, permet aux employés de donner sens à la multiplicité et aux contradictions dans la définition de leurs tâches, et d’articuler les conflits professionnels. L’évaluation implique une problématisation de l’efficience des marchés à différents niveaux, dans le choix de l’information utilisée, dans le type de vérité qui est recherché et dans la justification même de l’acte évaluateur. Dans l’évaluation fondamentale, pour effectuer leur évaluation, les employés devaient constamment utiliser les prix des actifs, par exemple des taux d’intérêt ou des prix passés traités statistiquement. Dans tous ces cas, l’idée même que ces prix représentaient quelque chose dépendait conceptuellement de l’idée que les marchés où ils avaient lieu étaient acceptablement « efficients ». Par ailleurs, la plupart des gérants qui travaillaient avec les vendeurs de Brokers Inc. appliquaient l’approche « classique ». Ils investissaient dans une liste fixe d’une soixantaine d’actions, et se spécialisaient notamment par région et par capitalisation [7] des entreprises achetées. Cette liste marquait la limite du champ du regard évaluateur. L’intégration d’un actif dans un « marché » faisait que sa valeur pouvait être non seulement « fondamentale » ou « spéculative », mais aussi « relative ». Afin de bien cibler les intérêts du gérant, les analystes, traders et vendeurs devaient comparer l’entreprise analysée aux autres présentes dans l’indice dans lequel il investissait, puisque l’évaluation visait essentiellement à jouer avec les pondérations relatives des actifs dans l’ensemble.

43À côté de l’histoire et de la situation de l’entreprise et de son évaluation fondamentale, les documents produits par les analystes présentent ainsi de nombreux indicateurs qui mettent en rapport le prix actuel de l’action par rapport à des données comptables de l’entreprise, comme son chiffre d’affaires ou son excédent brut d’exploitation. Dans certains cas, l’évaluation relative, à travers des indicateurs définis comme « les comparables », peut devenir centrale. L’indicateur le plus utilisé est le P/E, ou « price earnings ratio », qui compare le prix, censé refléter les revenus futurs actualisés, au revenu présent de l’entreprise. Plus le P/E est élevé par rapport aux entreprises comparables, plus « le marché » est censé considérer, à « tort » ou à « raison », selon le point de vue sur son « efficience », que les revenus qu’elle fournira dans le futur sont supérieurs à ses compétiteurs. Si une entreprise en « bonne santé » présente un P/E plus faible que la moyenne de son groupe d’entreprises comparables, elle peut être considérée comme un « bon investissement ». Thierry, analyste buy side chez Acme dans les petites capitalisations européennes m’expliquait ainsi que, puisqu’il y avait plus de mille entreprises dans lesquelles pouvait investir l’équipe de gérants avec laquelle il travaillait, il ne pouvait pas en faire l’analyse fondamentale, même si cette activité constituait sa « passion ». Il ne proposait d’inclure dans l’investissement de son équipe que des entreprises déjà analysées par des courtiers et ayant un P/E intéressant dans leur secteur. Une situation qu’il trouvait « dommage », mais pour laquelle il ne voyait pas de solution, du fait du « manque de temps ».

44Le concept de « marché efficient » est ainsi omniprésent dans les procédures d’évaluation. Il permet par ailleurs aux employés de donner un sens à leur espace professionnel. Aux États-Unis, à l’époque de mes observations, et progressivement en Europe, il faut avoir une habilitation pour pouvoir effectuer certaines opérations dans les marchés boursiers en tant qu’employé, comme par exemple le conseil ou l’achat et la vente de titres pour tiers. Certaines de ces habilitations peuvent être acquises de manière automatique lorsqu’on a obtenu un diplôme d’analyste financier, comme celui délivré par la Chartered Financial Analyst Association, évoquée plus haut, et dont la Société Française des Analystes Financiers essaie de copier le rôle en France. La maîtrise de la théorie financière et sa sanction par les autorités de régulation constitue une puissante barrière à l’entrée des professions, et renforce la reconnaissance mutuelle des employés, qui interagissaient au quotidien, professionnellement, uniquement avec d’autres employés spécialisés comme eux. Ils se perçoivent ainsi comme ceux qui constituent le « marché » auquel la régulation donne son rôle social de dire la « vérité » de la valeur.

45Le parcours scolaire des employés est souvent marqué par le passage par une école de commerce, un master en finance ou un diplôme d’analyste financier [8]. Le sentiment d’appartenance est renforcé par les institutions d’éducation, qui proposent à leurs étudiants de faire partie d’un groupe restreint. On peut ainsi lire, dans le rapport annuel de 2012 de la Chartered Financial Analyst Association, le « témoignage » d’une diplômée :

46

– Je n’ai jamais pensé que je voudrais appartenir à un « club ». Ce n’est pas ce que j’avais en tête, mais j’aime la manière dont cela s’est passé. Nous allons à des réunions de l’association et à des conférences, et cela rassemble les gens. On se regarde les uns les autres et on sait qu’on a tous étudié les mêmes examens du CFA, on a tous fait ce travail difficile, et c’est ce que nous avons en commun […] Faire partie de cette communauté me fait sentir que c’est ma responsabilité – c’est notre responsabilité – de ne pas simplement accuser le marché. Nous sommes le marché [9].

47La mise en relation entre gérants et vendeurs n’est qu’une instance parmi d’autres dans laquelle la reconnaissance mutuelle des capacités d’évaluation est inscrite dans les procédures. Pour faire leurs prévisions sur le futur, les employés utilisent des informations diverses, concernant l’inflation, la croissance, les évolutions d’un secteur en particulier. Dans tous ces cas, ils s’appuient sur des sources d’information issues de l’industrie financière, du monde universitaire ou des agences publiques. Les méthodologies de production de ces sources sont standardisées et sont constitutives de la notion même d’« information » qui doit être intégrée dans le prix. Pour établir leurs nombreux indicateurs, des agences d’information spécialisées, comme Reuters ou Bloomberg, effectuent des sondages auprès des professionnels. Ils agglomèrent alors les points de vue, pour former un « consensus du marché ». Ces donnés peuvent être reprises par les analystes qui, en mobilisant l’hypothèse que « le marché » dans son ensemble produit une information plus fiable que chaque individu isolé, les prennent à bon compte. Ainsi, à Brokers Inc., Nicolas faisait les DCF des entreprises qu’il analysait en utilisant un fichier Excel mis en ligne par un professeur de la New York University, et reprenait les consensus publiés par Bloomberg et Reuters concernant l’inflation, la croissance économique et les données statistiques sur les prix passés des actions cotées. Il m’expliquait que ceci ne lui simplifiait pas uniquement le travail, mais au contraire, en renforçait la qualité, puisqu’il se basait sur des méthodes et des sources d’information validées par « le marché », et donc plus proches de la « vérité » des prix que ce que lui-même pouvait produire.

48Cette reconnaissance se construit dans les interactions quotidiennes des employés, nécessaires dans toute l’évaluation « personnelle ». Dans le cas des gérants et des vendeurs, cet échange institutionnalisé s’étend dans le temps, souvent au-delà de leur engagement auprès d’un employeur. Lorsqu’un des deux change d’entreprise mais reste au même poste, il est courant qu’il poursuive ses relations avec l’autre. Brokers Inc. s’était constitué à partir d’une clientèle que les trois vendeurs senior, André, Hervé et Juliette, avaient constituée dans une autre banque d’investissement, dont ils était « partis en emportant les clients » (Godechot, 2007). Y compris lorsqu’ils changent de poste, les employés auront tendance à garder leurs contacts, ce qui est une manière de « faire du réseau » afin de faire progresser sa carrière. Ce sont des interlocuteurs avec lesquels on partage des expertises communes ou compatibles et qui constituent, en tant qu’espace professionnel, « le marché ».

49La diversité des formes d’évaluation et de la « vérité » qu’elles sont censées produire ne fait sens pour les employés, dans les calculs et les procédures, que par rapport à une problématisation parfois contradictoire du concept des « marchés efficients ». Et l’évaluation étant censée être le résultat des « investisseurs » dont le regard est porté par les employés de l’industrie financière, cette dernière est comprise, par les employés et par la régulation financière, comme l’espace social où les « marchés efficients » sont réalisés. Ces derniers ne sont pas des arènes ouvertes à tous les individus, mais des réseaux commerciaux avec des barrières à l’entrée élevées. Cependant, comme on le verra dans la section suivante, les employés de l’industrie financière comprennent leur rôle social selon ce récit qui articule les justifications de leur quotidien procédural.

III – La vérité de la valeur et le rôle social de l’industrie financière

50À l’époque de mes observations chez Brokers Inc. et Acme, l’industrie financière était encore marquée par la montée en puissance de l’investissement indiciel et par les effets de la « bulle Internet ». Ces deux mouvements étaient l’occasion de justifications et de mises en questions par les professionnels, dans lesquelles les logiques procédurales impliquant le représentation de l’« investisseur » et la problématisation des « marchés efficients » jouaient un rôle fondamental. C’est dans ce cadre que les employés problématisent le rôle social de l’industrie financière et une notion de « crise financière » qui lui est propre.

51Les employés les plus âgés de Brokers Inc. remarquaient que leur profession avait changé depuis le début des années 90. Les gérants suivaient davantage des indices de référence, ce qui réduisait leur apport individuel dans l’évaluation, et donc limitait l’intérêt de recourir à l’évaluation personnalisée des vendeurs. Juliette disait ainsi :

52

– Moi, quand j’ai commencé […] c’était plus des types « boutique », des gens, deux ou trois personnes, qui avaient monté leur fonds […] C’est devenu beaucoup un process industriel, et ils ont standardisé la gestion des actifs, et ils sont devenus de gros comptes, à cinquante, soixante analystes, structurés… en général structurés par secteur [d’activité des entreprises cotées], et des choses comme ça. […] Et t’as une sorte de vote, tous les six mois, ils votent, et ils te payent en fonction des votes que t’as eu. Au lieu d’avoir quelqu’un au téléphone, et de lui dire : « [il] faut acheter cette idée,… [il] faut acheter ce stock », [et] qui l’achète et qui te passe l’ordre [10] tout de suite.

53Dans cette évolution, les gérants et les vendeurs, porteurs du regard personnalisé de l’évaluation, perdaient du pouvoir par rapport aux traders. Les clients institutionnels des entreprises de gestion, comme les entreprises d’assurance ou les fonds de pensions, évaluent les gérants trimestriellement, en les comparant à leur indice de référence et aux autres gérants. Après quelques périodes de mauvais résultats, ils peuvent retirer les fonds sous gestion pour les déléguer à un autre prestataire. Dans ce contexte, Yves, chef d’une équipe de six gérants investissant onze milliards d’euros dans de grandes capitalisations européennes à Acme, m’expliquait que, dans la stratégie visant à « battre » l’indice de quelques points, le trading devenait crucial :

54

– Les belles années où on fait 30 %, tu t’en fiches d’une différence de 1 %. Mais quand tu en es à 1 ou 2 % depuis le début de l’année, l’exécution [11], où des fois tu peux aller à 1 %, juste dans l’exécution, et des fois plus ! selon les moments de la journée, etc., donc là, tu la surveilles de près ! Alors nous on se bat avec quelques basis points[12] à la fin de l’année pour battre l’indice hein ! il faut que, donc,… non non, l’exécution est vraiment importante. C’est vrai que si t’as vraiment raison, sur le long terme, on s’en fiche complètement. Mais ça c’est sur deux ou trois ans. Et aujourd’hui, on est pas dans un business à deux trois ans. Le business est au trimestre et à l’année, c’est très important. Ce qui compte ce sont les trimestres et l’année.

55L’importance croissante de l’investissement indiciel, et donc du trading, dans les résultats obtenus par les gérants, avait un impact direct sur les commissions que les entreprises de gestion payaient aux courtiers. La qualité de l’évaluation des traders étant censée avoir un impact croissant dans la performance de l’investissement, les départements du « trading buy side » avaient une part de décision croissante dans l’allocation des commissions. L’évaluation « fondamentale », basée sur le regard individuel des analystes, des vendeurs et des gérants, perdait ainsi du poids par rapport à l’évaluation « relative », sur laquelle se fonde la construction des indices boursiers, et par rapport à l’évaluation « spéculative » portée par les traders. Yves évoquait cette tension sans trouver de résolution :

56

– Quand ça correspond ça va, et quand ça correspond pas, on [13] aime pas par exemple la recherche, ou le service, et on [14] leur donne beaucoup d’argent parce que ces gens-là prennent du risque, ou donnent de bons prix, ça pose des problèmes, parce que le message n’est pas tout à fait cohérent.

57Dans le développement de l’approche indicielle, l’importance croissante accordée à la présupposition selon laquelle les marchés étaient « efficients », s’est produite paradoxalement au moment où l’explosion de la bulle Internet aurait pu semer un doute sur cette efficience. Alors qu’elle a aujourd’hui été effacée du discours public sur la finance, cet évènement fut considéré, au début des années 2000, comme la pire crise financière depuis 1929. L’augmentation des prix des actions des entreprises liées d’une façon ou d’une autre à l’avènement de l’Internet commença en 1996 et s’acheva par une chute très rapide à partir de l’année 2000. Les prix des indices les plus importants ne retrouvèrent leurs niveaux des milieux des années 1990 qu’en 2003. Entre temps, plusieurs trillions de dollars changèrent de mains en entrant et en sortant des marchés des actions. Le danger de récession provoqué par la chute des prix fut invoqué par le président de la Federal Reserve de l’époque, Alan Greenspan, pour justifier une baisse radicale des taux d’intérêt. Une mesure qui, de nos jours, est jugée en partie responsable de la bulle dans l’immobilier aux USA et donc de l’actuelle crise financière (Jorion, 2007).

58Pendant mes observations, la « bulle Internet » permettait souvent aux employés de justifier ou de critiquer des pratiques professionnelles au nom même de ce qu’elle était censée avoir mis en question. Comme d’autres « bulles », elle fut attribuée aux erreurs d’évaluation, voire à l’irresponsabilité des employés de la finance chargés d’évaluer les entreprises cotées. Le concept d’« efficience des marchés », censé dépendre de l’évaluation indépendante des « investisseurs », permettait d’articuler des prises de positions qui pouvaient être ouvertement morales ou politiques, selon des raisonnements qui se retrouvent dans les théories libérales dont ces concepts sont issus. Le cadre procédural de l’activité des employés pouvait alors être présenté comme une limite posée au but social de l’industrie financière, mais aussi comme une justification de la pratique personnelle. Ainsi, Cécile, vendeuse de Brokers Inc., me disait dans une conversation informelle que pendant la bulle :

59

– C’était assez drôle, tu pouvais dire n’importe quoi, de toutes façons, toutes les valeurs montaient sans que tu saches bien pourquoi.

60Elle m’expliquait ce mouvement, dont le caractère « drôle » signalait son écart à la norme, soit par des logiques spéculatives de certains gérants qui espéraient acheter élevé et vendre encore plus haut, soit par l’obligation croissante pour les gérants de répliquer les indices. Yves mobilisait ce dernier argument pour expliquer son propre positionnement. L’investissement indiciel constituait son expertise, et justifiait son poste de responsabilité et ses revenus. Il l’avait appliqué depuis de longues années avant d’atteindre un poste de responsabilité à Acme. Cependant, il le rendait responsable de son incapacité à émettre une opinion personnelle pendant la bulle :

61

– Le problème c’est que les gens qui étaient pas d’accord, et bien en général, ils perdaient leur boulot, … s’ils étaient en dehors des boîtes Internet, en 99-2000, début 2000, ils cassaient leur track record[15], en trois mois c’était fini pour trois ans. C’est ça, ça se réduisait à ce niveau-là. Et ben voilà, un an après, ça a commencé à corriger, deux ans après ils étaient des héros, trois ans après ils avaient… […] moi j’ai, j’ai pas … j’ai pas été un héros, je veux dire, j’ai accompagné la bulle.

62L’incapacité des employés a agir en dehors du cadre procédural aurait été ainsi une faute par rapport à une injonction d’indépendance du regard évaluateur, dont seuls des « héros » auraient été capables.

63Dans les cas cités, les employés ne cherchent pas à développer une théorie morale ou politique, mais utilisent ces registres, de manière allusive, pour prendre position dans une situation concrète, comme celle du besoin de se justifier dans le cadre d’un entretien avec un chercheur. L’application du regard de l’investisseur libre et l’acceptation d’une possible efficience des marchés peuvent ainsi être mobilisées pour faire des affirmations contradictoires ou partiellement déconnectées. D’une part, dans l’exemple d’Yves, l’acceptation de l’efficience des marchés dans les procédures qu’il applique et qu’il fait appliquer à ses subordonnés à travers la réplication des indices est accusée d’être à l’origine de la bulle Internet, et donc de l’inefficience. D’autre part, la montée en puissance des traders, chargés de l’évaluation spéculative à court terme, est justifiée à partir de transformations dans les procédures qui insistent sur l’efficience, censée annuler toute possibilité de « battre » les marchés, notamment à travers la spéculation. Mais l’efficience des marchés et la figure de l’investisseur demeurent l’horizon indépassable du sens des pratiques, pour justifier des événements que les employés ne peuvent qu’accompagner pour garder leur poste de travail, dans un espace social organisé par des procédures standardisées qui s’imposent à eux.

64Dans ce cadre, la notion même de « crise financière » est définie comme une situation où l’efficience ne serait pas atteinte, mais dont la résolution réside dans la capacité des « marchés » à continuer leur travail d’évaluation pour définir, dans le futur, la « vraie valeur ». La « bulle » n’est alors qu’un moment dans le tâtonnement des marchés à la recherche de la vraie valeur, et sa fin est interprétée comme un retour à l’« efficience ». Ces logiques étaient mises en avant en entretien par Fernand, le directeur de l’allocation à Acme, chargé d’orienter les 300 milliards d’euros sous gestion de l’entreprise parmi des actifs dans le monde entier. Comme je l’ai décrit plus haut, le travail de son département consistait entre autres à considérer tous les actifs du monde entier comme un seul marché au sein duquel la diversification devait être maximale, selon la méthode basée sur l’idée qu’il s’agit d’un « marché efficient » :

65

– Aujourd’hui, le premier gérant de SICAV diversifiée il a le monde entier à sa disposition avec un écran qui lui fournit en permanence les cours de 25 000 valeurs s’il le veut.

66Dans cet espace, les regards évaluateurs, portés par les employés de l’industrie financière, permettraient une « vérité » de l’évaluation, à travers la recherche de la maximisation des profits en comparant les différents investissements possibles :

67

– Le marché financier […] a imposé la discipline de la hiérarchie des rendements. Nous, qui gérons de l’argent pour compte de tiers, par exemple pour des caisses de retraites, et ben, on n’a pas le droit de ne pas investir dans des entreprises qui rapportent 25 % sur les capitaux engagés, par exemple dans l’informatique, Microsoft, etc., même si on aime bien Michelin, parce que Michelin c’est 6 ou 7 % sur les capitaux propres et bon, c’est mieux 25 que 6 ! […] Donc vous avez eu, si vous voulez, une torsion des flux d’argent, qui ont été se déverser sur des activités prometteuses de 15, 20, 25 % de rendement. […] Parce qu’on se disait : « eh ben oui, après tout on se rend pas compte, peut-être que c’est vrai » […] et donc, le marché a été capable de convaincre et de se convaincre, c’est les deux à la fois, qu’effectivement il y avait là des rentabilités qui étaient capables d’attirer du capital, lequel ne demandait qu’à s’y engouffrer. Donc on voit bien toute la force du système, c’est-à-dire sa capacité à hiérarchiser les rendements et donc d’imposer une vraie discipline, une vraie rigueur.

68C’est dans ce contexte que la « bulle Internet » ne peut apparaître que comme un élément même de l’efficience des marchés. En reprenant implicitement la notion de « tâtonnement » qui accompagnerait les prix dans leur chemin vers l’efficience, Fernand justifiait ainsi la pérennité du rôle social de l’industrie financière après le crash boursier dont il la rendait responsable :

69

– On a été capables de hiérarchiser, mais en même temps on a été capables de se tromper collectivement dans des proportions, je dirais, qui avec le recul paraissent invraisemblables, d’aveuglement, de stupidité, de panurgisme, de tout ce que vous voulez. […] L’industrie financière, par sa globalisation et sa mise en auto-concurrence a exagéré. Et je pense que c’est un ressort fondamental de cette activité. C’est-à-dire que je crois que dans ses tendances elle ne se trompe pas, par contre elle exagère toujours. Le marché ne s’est pas trompé, il a bien vu que la globalisation, c’était une formidable revalorisation du capital. […] Donc c’est vrai que les marchés financiers ont joué de… je dirais, d’une certaine façon, ils ont élevé la rigueur de la rentabilité dans les marchés, ils ont levé le niveau d’exigence, ils ont obligé à des mouvements de transparence plus importante, ils ont provoqué une meilleure efficacité du capital, comme on dit, mais il y a eu effectivement des situations d’excès.

70Conçue comme le produit d’une série d’opérations techniques dans un espace bureaucratique, la « vérité » des prix est aussi celle de la valeur sociale des activités qui parviennent à être financées, et de l’illégitimité de celles qui en sont écartées. L’industrie financière est ainsi conçue comme un espace social qui permet une meilleure allocation du capital dans l’espace global de la distribution du crédit. La notion de « crise financière », définie à partir des prix des actifs et de leurs effets sur l’allocation du crédit, reconduit cette signification des pratiques professionnelles, et donc de la « vérité de la valeur » qu’elles sont censées produire. Cette dernière est ainsi à la fois technique, comme application des procédures des employés de l’industrie financière, morale, comme injonction pour chaque employé dans l’accomplissement de sa tâche, et politique, comme réalisation d’un projet dont la justification ultime serait le bien commun dans l’espace social, ici global, sur lequel il s’étend. La « résolution » de la crise ne se trouverait alors que dans la répétition de la norme : après la « bulle Internet » comme après la « crise financière » de 2007-2008, il s’agira ainsi d’insister sur la « transparence » et sur des procédures d’évaluation plus strictes et plus proches de la « vérité de la valeur » que le prix est censé représenter.

Conclusion

71L’analyse des pratiques quotidiennes de l’évaluation dans l’industrie financière montre qu’elles sont toutes définies comme l’application du regard d’un investisseur indépendant, dans une problématisation omniprésente de l’efficience des marchés, qui est le plus souvent assumée dans les procédures. Les différentes approches de la valeur impliquent des présuppositions différentes sur ce dont elle est la « vérité », qui articulent les conflits entre employés et entre entreprises. Dans la théorie financière, dans la régulation, et dans les situations où les employés cherchent à justifier leurs pratiques, l’évaluation s’inscrit dans l’horizon politique attribué à l’industrie financière comme système distributif. La « vérité » des prix, y compris à travers la multiplicité de sens parfois contradictoires qu’elle peut avoir dans l’espace professionnel, a un caractère « technique », résultat des méthodes standardisées formalisées dans des théories reconnues et évoquant le rapport entre le chiffre et la nature proche du positivisme. Cet aspect « technique » lui confère en même temps un caractère « politique », puisque les prix s’imposent alors comme la vérité qui doit guider l’allocation des ressources sociales.

72Cette logique réglementaire est aujourd’hui à l’œuvre, y compris pour la crise des dettes souveraines en Europe, dans laquelle la « vérité » des prix est acceptée comme une donnée extérieure à la capacité distributive des instances politiques, avec laquelle elles doivent compter sans pouvoir l’influencer. Ce cas spécifique s’intègre dans l’approche plus globale selon laquelle, par exemple dans les documents du Fonds Monétaire International ou de la Banque Mondiale, les pays n’ayant pas accès aux ressources détenues par l’industrie financière ont à charge de s’adapter pour faire partie des objets d’investissement dignes d’être évalués et donc d’obtenir une partie de l’argent investie dans le marché dans son ensemble (Stiglitz, 2006). Si l’explosion de la bulle immobilière aux États-Unis fut une « crise », l’incapacité de nombreux pays pauvres à financier leur développement n’est par contre que le résultat de l’« efficience des marchés ».

73L’industrie financière se voit assigner par la régulation, et donc par les autorités politiques fragmentées en de multiples juridictions, le pouvoir de gérer l’allocation du crédit dans un espace global, en représentant des intérêts individuels, et cela afin de contribuer au bien commun. La « vérité » possible des prix des actifs financiers joue un rôle fondamental dans ce cadre, car elle permet de justifier les inégalités qui en résultent. Elle considère les « crises » comme des « écarts » qui confirment, par leur négation, la « normalité » de l’allocation obtenue. Si nous reprenons la question wébérienne de la légitimité, nous devons remarquer que ce rôle de l’industrie financière n’a cessé de s’étendre d’une juridiction à l’autre, depuis trente ans. Les différentes « crises » n’ont pas entamé ce mouvement mais, au contraire, elles ont été l’occasion de le renforcer à partir des « solutions » auxquelles elles ont donné lieu. La représentation des intérêts de détenteurs d’argent par les employés de la finance, et la représentativité de la valeur des activités économiques par les prix des actifs, auraient ainsi une légitimité, dans le sens où on lui accorderait le droit d’établir les hiérarchies sociales à travers l’attribution du crédit dans un espace global où il n’y a pas d’autre institution politique commune. Avec Simmel et Mauss, on peut donc se demander aujourd’hui quelles sont les logiques d’attachement ou de respect qui accompagnent ce mouvement ? Le « politique » dans cet espace global serait en effet en partie définit par ce que l’industrie financière y fait, et les sens qu’elle donne aux conséquences de ses opérations.

Notes

  • [1]
    Cette enquête prit la forme de stages de quatre à cinq mois dans les deux entreprises, avec un troisième stage dans une société de conseil en hedge funds à Paris en 2003 et près de 100 entretiens, dont 68 enregistrés (Ortiz, 2008). Par la suite, la recherche s’est poursuivie en obtenant un diplôme d’analyste financier et en donnant des cours de finance dans des écoles de commerce en France et en Chine entre 2008 et 2012. Je remercie Pierre Lascoumes et les relecteurs anonymes de L’Année Sociologique pour leurs corrections et leurs commentaires précieux. Je suis évidemment seul responsable des erreurs qui pourraient rester dans le texte. En accord avec tous les enquêtés, les noms des personnes et des entreprises ont été changés pour préserver leur anonymat.
  • [2]
    « Flux de trésorerie actualisés ».
  • [3]
    Ceci a été analysé ailleurs pour les traders en produits dérivés (Zaloom, 2006) et dans le marché des changes (Knorr Cetina, 2005).
  • [4]
    Keynes s’est emparé de ce phénomène pour insister sur l’inefficience de la finance de marché dans l’allocation des ressources (Keynes, 1997 [1936)]. La finance comportementale (voir, en France, Orléan, 1999), a développé une critique semblable, qui peut néanmoins renvoyer à l’idée que, sans « spéculation », les « marchés » pourraient effectivement être « efficients », un enjeu dans la régulation financière que j’analyserai plus bas.
  • [5]
    Le mot anglais était généralement utilisé par tous les employés observés.
  • [6]
    Méthode d’évaluation fondamentale décrite plus haut.
  • [7]
    La « capitalisation » est le prix de l’ensemble des actions d’une entreprise, dont elle est censée représenter la taille. Ainsi, un gérant pouvait se spécialiser dans les « grandes capitalisation européennes ».
  • [8]
    Karen Ho a étudié dans le détail la manière dont les grandes banques d’investissement recrutent des étudiants des plus prestigieuses universités américaines, notamment à Princeton (2009).
  • [9]
    « I never thought I’d want to be part of a “club.” That’s not what I had in mind, but I like how it’s turned out. We go to society gatherings and conferences, and it does bring people together. You look at each other and know you’ve all studied the same CFA exams ; you’ve done that hard slog, and it’s this thing you have in common. […] Being part of this community makes me feel like it is my responsibility – it is our responsibility – not to just blame the market. We are the market. », CFA Institute, 2011, 2011 Annual Report, annualreport.cfainstitute.org, p. 24
  • [10]
    C’est-à-dire l’ordre d’achat d’actions, ce qui implique donc aussi le paiement d’une commission.
  • [11]
    C’est-à-dire le trading.
  • [12]
    Un point de base (basis point en anglais) correspond à 0,01 %.
  • [13]
    C’est-à-dire les gérants de fonds d’Acme.
  • [14]
    C’est-à-dire les traders d’Acme.
  • [15]
    C’est-à-dire la mesure de l’écart entre l’indice et sa réplication par le gérant.
linkThis article is available in English on Cairn International
Français

Ce texte analyse les pratiques d’évaluation des actions cotées à partir d’une enquête par observation participante auprès de courtiers à New York et de gérants de fonds à Paris entre 2002 et 2004. Les analystes financiers, traders, vendeurs d’information et gérants de fonds, utilisent tous la même théorie financière, en suivant des procédures standardisées qui définissent la « valeur » de manières différentes selon les professions, mais en la problématisant toujours par rapport à sa « vérité ». Dans ces pratiques, agissant au nom des clients réels ou potentiels dont ils sont censés représenter les intérêts, les employés se positionnent comme « investisseurs », dont les interactions auraient comme résultat la constitution de « marchés efficients ». Les employés sont liés par des relations de compétition et de complémentarité, qui s’articulent notamment à partir d’arguments techniques concernant les différentes définitions de ce qui fait la « vérité de la valeur ». Mais, comme le fait la régulation financière, ils mobilisent aussi des arguments sur le fait que la « vérité », qui serait reflétée dans les prix, fait partie du projet politique qui donne à l’industrie financière, en tant qu’espace social des « investisseurs qualifiés », le rôle de réaliser des « marchés efficients » pour atteindre une allocation sociale « optimale » du crédit. L’industrie financière est ainsi censée produire une « vérité » à travers les prix, qui est à la fois technique et politique.

Mots-clés

  • expertise
  • finance
  • morale
  • politique
  • valeur

Références bibliographiques

  • Abdelal R., 2007, Capital Rules. The Construction of Global Finance, Cambridge, M.A., Harvard University Press.
  • Amyx J. A., 2004, Japan’s Financial Crisis. Institutional Rigidity and Reluctant Change, Princeton, Princeton University Press.
  • Bourdieu P., 2000, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Éditions du Seuil.
  • Clark G. L., 2000, Pension Fund Capitalism, Oxford, Oxford University Press.
  • De Goede M., 2005, Virtue, Fortune and Faith. A Genealogy of Finance, Minneapolis/London, University of Minnesota Press.
  • En ligneDodd N., 2005, « “Laundering Money” : On the Need for Conceptual Clarity within the Sociology of Money », Archives européennes de sociologie, 44, 3, pp. 387-411.
  • En ligneFourcade M., 2011, « Cents and Sensibility : Economic Valuation and the Nature of “Nature” », American Journal of Sociology, 116, 6 (May), pp. 1721-1777.
  • Godechot O., 2001, Les Traders. Essai de sociologie des marchés financiers, Paris, Éditions La Découverte.
  • En ligneGodechot O., 2007, Working Rich, salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière, Paris, Éditions La Découverte.
  • Godechot O., Lagneau-Ymonet P., 2009, « D’un rapport salarial favorable à un autre. Les professionnels de la bourse 1970-2000 », in Baubeau P., Cossalter Ch., Omnès C., Le Salariat bancaire : Enjeux sociaux et pratiques de gestion, Nanterre, Presses de l’université Paris Ouest, pp. 193-22.
  • Guyer J. 2004. Marginal Gains. Monetary Transactions in Atlantic Africa. Chicago/London, The University of Chicago Press.
  • En ligneHart K., 1986, « Heads or Tails ? The Two Sides of the Coin », Man (N.S.), 21, pp. 637-656.
  • Hart K., 2000, The Memory Bank. Money in an Unequal World, London, Profile Books.
  • En ligneHo K., 2009, Liquidated. An Ethnography of Wall Street, Durham/London, Duke University Press.
  • Jacquillat B., Solnik B., 2002, Marchés financiers. Gestion de portefeuille et des risques, Paris, Dunod.
  • Jorion P., 2007, Vers la crise du capitalisme américain ?, Paris, La Découverte/MAUSS.
  • Keynes J. M., 1997 [1936], The General Theory of Employment, Interest and Money, New York, Prometheus Books.
  • Knorr Cetina K., 2005, « How are Global Markets Global ? The Architecture of a Flow World », in Knorr Cetina, K., Preda, A. (eds.), The Sociology of Financial Markets, Oxford, Oxford University Press, pp. 38-61.
  • Krippner G. R., 2011, Capitalizing on Crisis. The Political Origins of the Rise of Finance, Cambridge, Harvard University Press.
  • Lebaron F., 2000, La Croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Éditions du Seuil.
  • Lee R., 1998, What is an Exchange ? The Automation, Management, and Regulation of Financial Markets, Oxford, Oxford University Press.
  • En ligneMacKenzie D., 2006, An Engine not a Camera. How Financial Models Shape Markets, Cambridge, MA, The MIT Press.
  • Mauss M., 1995 [1923-1924] « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Mauss, M., Sociologie et anthropologie, Presses Universitaires de France, pp. 143-279.
  • Montagne S., 2006, Les Fonds de Pension. Entre protection sociale et spéculation financière, Paris, Éditions Odile Jacob.
  • En ligneMuniesa F., 2007, « Market Technologies and the Pragmatics of Prices », Economy and Society, 36, 3, Aug., pp. 377-395.
  • Orléan A., 1999, Le Pouvoir de la finance, Paris, Éditions Odile Jacob.
  • En ligneOrtiz H., 2005, « Évaluer, apprécier : les relations entre brokers et gérants de fonds d’investissement », Économie rurale, 286-287, Mars-juin, pp 56-70.
  • Ortiz H., 2008, Anthropologie politique de la finance contemporaine : évaluer, investir, innover, Ph.D. dissertation in Social Anthropology, defended at the École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, Decembre.
  • Plihon D., Ponssard J.-P. (eds.), 2002, La Montée en puissance des fonds d’investissement, Paris, La Documentation Française.
  • En lignePlihon D., 2004, « Les grandes entreprises fragilisées par la finance », in Chesnais, F., (ed.), La Finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configuration, conséquences, Paris, Éditions La Découverte, pp. 125-145.
  • En lignePreda A., 2009, Framing Finance : The Boundaries of Markets and Modern Capitalism, Chicago/London, University of Chicago Press.
  • Reddy Y. V., 2009, India and the Global Financial Crisis. Managing Money and Finance, London, Anthem Press.
  • Simmel G., 1999 [1900], Philosophie de l’argent, tr. fr. par Cornille S., Ivernel P., Paris, Presses Universitaires de France, 2ème édition.
  • Stiglitz J., 2006, Making Globalization Work, London, Penguin Books.
  • Zaloom C., 2006, Out of the Pits, Traders and Technology from Chicago to London, Chicago/London, The University of Chicago Press.
  • En ligneZelizer V., 1979, Morals and Markets : the Development of Life Insurance in the United States, New York, Columbia University Press.
  • Zelizer V., 1997, The Social Meaning of Money. Pin Money, Paychecks, Poor Relief, and Other Currencies, Princeton University Press.
  • Zelizer V., 2005, The Purchase of Intimacy, Princeton/Oxford, Princeton University Press.
  • Zhu M., 2009, « China’s Emerging Financial Industries and Implications », in Zhu M., Cai J., Avery M. (eds.), China’s Emerging Financial Markets. Challenges and Global Impact, Singapore, John Wiley & Sons (Asia) Pte Ltd.
Horacio Ortiz
Horacio ORTIZ est chercheur au Centre de Sociologie de l’Innovation, Mines ParisTech. Ses recherches sur l’industrie financière ont lieu actuellement en Chine. Parmi ses publications récentes on peut citer : « Anthropology – of the financial crisis », in Carrier J., Handbook of Economic Anthropology, Edward Elgar Publishing, 2012, pp. 585-596 ; « Marchés efficients, investisseurs libres et États garants : trames du politique dans les pratiques financières professionnelles », Politix, 2011, 3, 95, pp. 155-180 ; « Value and Power : some questions for a political anthropology of global finance », in Acosta R., Rizvi S., Santos A. (eds.), Making Sense of the Global. Anthropological Perspectives on Interconnections and Processes, Cambridge Scholars Publishing, Cambridge, 2010, pp. 63-81.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/04/2013
https://doi.org/10.3917/anso.131.0107
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...