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Jacques Coenen-Huther. – Comprendre Durkheim, Paris, Armand Colin, 2010, 220 p
Charles-Henri Cuin. – Durkheim. Modernité d’un classique, Paris, Hermann, 2011, 206 p
Raymond Boudon (sous la direction de). – Durkheim fut-il durkheimien ?, Paris, Armand Colin, 2011, 236 p

1La célébration, en 2008, du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Durkheim a donné lieu à la publication d’un certain nombre d’ouvrages. Sous le titre « L’“Année” Durkheim 2008 », Dominique Merllié en a rendu compte dans un article de la Revue philosophique (2009, 2, pp. 217-229). Précédant la commémoration du centenaire des Formes élémentaires de la vie religieuse, trois livres ont récemment paru en France, qui témoignent de l’intérêt toujours suscité par l’œuvre du fondateur de la sociologie scientifique. L’objectif commun de leurs auteurs est de la dégager des carcans dogmatiques dans lesquels elle se trouve encore souvent enfermée – et donc d’en finir avec la vulgate qu’on en a répandue. Leur but est, par là même, de rompre aussi bien avec la conception monolithique que l’on s’est formée d’une pensée en fait assez fertile en variations, qu’avec l’image d’un théoricien dont on a exagéré la rigidité, l’autoritarisme et l’intolérance. À cette fin, ils proposent une série de relectures, assorties de réévaluations dont on trouvera ici quelques échantillons.

2Contemporains des savants travaux de Philippe Besnard et de Massimo Borlandi sur la pensée durkheimienne, sept textes de Charles-Henri Cuin, échelonnés sur les vingt-cinq dernières années, sont réunis en un volume qui retrace quelques-unes des orientations de cette entreprise de réexamen. Celle-ci est amorcée avec une étude consacrée à « Durkheim et la mobilité sociale ». Elle révèle une « posture équivoque » d’où est issue « une théorie ambiguë de la distribution sociale ». En effet, et s’il est vrai que l’auteur de De la Division… voit dans une distribution réglée par l’égalité des chances le remède à la forme contrainte de la division du travail, « l’analyse ne débouche jamais sur ce qui semblerait être son prolongement normal – à savoir, d’une part, une analyse des conditions d’une distribution sociale égalitaire et, d’autre part, une analyse des effets de celle-ci non seulement sur l’intégration du système social, mais aussi sur les destins individuels en termes de “mobilité sociale” » (pp. 88-89). Aussi bien est-ce en vain que l’on chercherait chez Durkheim une théorie achevée de cette dernière. La raison qu’en donne C.-H. Cuin est que n’a pas été abordé le problème de la compatibilité entre deux conceptions de la distribution sociale, « dont l’une est dominée par la norme de l’égalité des chances et l’autre par celle de l’adaptation individuelle ».

3Ladite entreprise se poursuit avec un texte intitulé « Division du travail, inégalités sociales et ordre social » où sont mises au jour, d’abord les apories de la solution socio-économique envisagée dans la thèse de 1894 pour supprimer les inégalités, établir l’égalité des chances, assurer l’ordre social, puis les raisons du choix ultérieur de la solution socioculturelle. Les considérations sur lesquelles s’achève Le Socialisme (1928) tranchent effectivement sur les conclusions du chapitre sur « La division du travail contrainte » : « Ce qu’il faut pour que l’ordre social règne, c’est que la généralité des hommes se contente de leur sort ; mais ce qu’il faut pour ce qu’ils s’en contentent, ce n’est pas qu’ils aient plus ou moins, c’est qu’ils soient convaincus qu’ils n’ont pas le droit d’avoir plus. » Dans cette perspective, l’institution scolaire n’est nullement un instrument d’égalisation des chances ; son rôle est de produire des individus adaptés à la demande sociale. L’éducation n’a pas « pour objet unique ou principal l’individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de son existence » (Éducation et Sociologie, 1922). On est bien loin de la visée initiale d’une « harmonie entre les natures individuelles et les fonctions sociales », conclut C.-H. Cuin, en soulignant « la précarité de la réflexion de notre auteur sur les conditions de l’égalisation des chances sociales […], et l’accent mis par celui-ci sur le rôle essentiellement socialisateur et intégrateur de l’institution scolaire, au détriment de son rôle de promotion sociale des individus » (p. 55).

4« Un discours pour deux méthodes : des Règles au Suicide » revient sur l’idée reçue que Le Suicide est l’illustration exemplaire de la démarche préconisée dans Les Règles. En le soumettant à « une lecture un peu serrée », on s’aperçoit que l’ouvrage de 1897 doit assez peu aux prescriptions codifiées trois ans plus tôt. Au reste, le texte de 1894 est paradoxalement très discret sur la question de l’explication en sociologie. Son auteur semble bien conscient des insuffisances que celle-ci présente en restant conforme à l’épistémologie positiviste : les résultats auxquels conduit la méthode des variations concomitantes « ont besoin d’être interprétés », les faits qu’elle établit « ont besoin d’être élaborés par l’esprit ». Au terme d’une rigoureuse démonstration, C.-H. Cuin administre la preuve qu’est esquissée dans Les Règles une démarche explicative « transgressant les prescriptions inductivistes et holistes de l’orthodoxie positiviste ». Ce sont deux méthodes qui s’y trouvent introduites, nullement contradictoires puisque induction et déduction se conjuguent dans toute recherche, de même qu’holisme et individualisme, pour autant qu’ils restent purement méthodologiques, sont les deux moments nécessaires d’une explication véritable. Ainsi, Le Suicide associe et combine une démarche « individualiste » avec une épistémologie « holiste » ou, « plus exactement, met en œuvre deux méthodes d’explication dont l’une applique à la lettre la rigueur doctrinale des Règles, tandis que l’autre introduit par la bande l’objet maudit de l’épistémologie durkheimienne : la psychologie individuelle » (p. 59).

5On retrouvera dans ce recueil d’articles la contribution de C.-H. Cuin au Suicide. Un siècle après Durkheim (M. Borlandi & M. Cherkaoui [eds], 2000) : « Sociologie sans paroles : Durkheim et le discours des acteurs ». La relecture de la monographie de 1897 s’y poursuit, avec de nouvelles réflexions dont certaines ne manquent pas de piquant : « Il n’aura échappé à personne que les acteurs choisis par Durkheim sont, par définition, inexorablement et définitivement muets. » (p. 128.) Non seulement on peut se dispenser d’écouter le discours des acteurs, mais on doit ignorer ces manifestations verbales aussi fallacieuses que dangereuses. La procédure explicative des causes du suicide ici mise en œuvre est authentiquement « compréhensive » ; elle ne s’applique pas à des individus concrets, mais à des acteurs typiques ; elle relève d’« un art de comprendre sans écouter » qui se soutient d’une reconstruction modélisée des motivations. « De fait, les meilleurs passages du Suicide sont bien ceux où leur auteur met au jour et analyse les raisons (qui conduisent au suicide). » Comme celui de Weber, « le talent de Durkheim est bien d’analyser l’action sociale en reconstruisant les motifs et les logiques des acteurs sans se risquer jamais à l’herméneutique douteuse du texte de leurs discours » (p. 130). Il reste, est-il plaisamment rappelé en conclusion, que « pour les sociologues du “sujet”, la position durkheimienne constitue toujours un véritable scandale théorique – sans parler de la provocation qu’elle représente à l’endroit d’une sociologie qui semble ne plus savoir travailler sans magnétophone… » (p. 159).

6Comprendre Durkheim s’inscrit dans la même perspective de réévaluation d’une sociologie qui vaut infiniment plus que sa vulgate. Comme C.-H. Cuin, qui s’est appliqué à montrer, en dévoilant les analyses subtiles masquées par des écrits dogmatiques, la modernité des problématiques durkheimiennes, l’originalité des réponses apportées, le « foisonnement des interrogations », Jacques Coenen-Huther s’emploie à donner une « appréciation nuancée » ainsi qu’un « bilan équilibré » d’une œuvre tenue pour « une source d’inspiration et de réflexions toujours actuelles ». Il le fait au fil de six chapitres dont le premier, « L’homme et l’œuvre en leur temps », est nourri d’informations notamment fournies par Marcel Fournier dans sa volumineuse biographie de Durkheim (2007). On y rencontre un personnage complexe, souvent tenu pour un « bourgeois conservateur », mais très proche du socialisme humaniste de Jaurès et « en phase » avec le solidarisme de Léon Bourgeois. Sur fond de tensions entre science et action, déterminisme et liberté, naturalisme sociologique et orientation spiritualiste, une double stratégie – intellectuelle et institutionnelle – est mise en œuvre par cet « homme pressé » de faire pièce aux entreprises de ses concurrents potentiels que sont Gabriel Tarde et René Worms. Un programme scientifique cohérent, sa prise en charge collective par le groupe de L’Année sociologique, une persévérante volonté de reconnaissance officielle lui ont assuré la supériorité. En prononçant cependant qu’il faut traiter les faits sociaux comme des choses, il a été perçu comme un « scientiste rigide » ; et en semblant systématiquement affirmer que c’est la société qui s’exprime dans les consciences individuelles, une conception exagérément holiste du social lui a été attribuée, lui donnant « la réputation d’un esprit dogmatique ».

7Le deuxième chapitre « Une sociologie de la modernité », centré sur De la Division du travail social et Le Suicide, vise à donner à la sociologie de Durkheim sa signification réelle : (elle) « est véritablement une sociologie de la modernité, suscitée par l’avènement de la modernité (conçue) comme le résultat d’un processus de différenciation ». Prenant ses distances avec le modèle biologique alors dominant – et son cortège de métaphores organicistes – Durkheim a analysé ce processus en termes de rapports sociaux, en le balisant « par deux états idéal-typiques de l’interdépendance sociétale », à savoir la solidarité mécanique et la solidarité organique. Cette analyse est ordonnée à une réflexion sur les fondements de la cohésion sociale. Ici, J. Coenen-Huther compare cette « dichotomie idéal-typique » avec celles de Herbert Spencer et de Ferdinand Tönnies, pour observer, à la suite de divers commentateurs, que Durkheim se démarque de l’« optimisme évolutionniste » du premier, comme du « pessimisme romantique du second ». L’intégration, la régulation, les suicides comme limites de la socialisation, le socialisme comme réaction à l’anomie donnent leur contenu aux développements suivants qui trouvent leur conclusion dans deux paragraphes consacrés aux « groupes professionnels et la démocratie ».

8« Une méthode pour la sociologie » fait le point sur la conception que Durkheim s’est formée de sa discipline comme science expérimentale, affranchie des opinions, libérée des prénotions, et ce qui sépare « la méthode professée » de la « méthode pratiquée ». Ce troisième chapitre a trait essentiellement aux Règles et à ses applications dans Le Suicide, puis dans les Formes élémentaires de la vie religieuse. Justice est faite de l’idée reçue selon laquelle Durkheim aurait édifié la sociologie en opposition à la psychologie : au rejet initial a succédé une réintroduction « discrète » de cette dernière dans l’ouvrage de 1897. L’écart entre les principes proclamés et ce qui est effectivement produit « ne porte donc pas sur une prétendue antinomie psychologie-sociologie : il est d’une autre nature et il est plus fondamental. « En adoptant une logique “compréhensive” avant la lettre, Durkheim retourne aux prénotions de son temps et relativise fortement la rupture avec le sens commun qu’il préconise dans les Règles » (p. 79) – formulation pour le moins discutable. Passant « de la réalité observable aux représentations des acteurs », l’auteur des Règles s’éloigne dans Les Formes de ce qu’il a au départ annoncé : « L’écart est perceptible entre les préceptes affichés dans le premier ouvrage et l’orientation d’esprit que reflète le second. » (p. 80.) Après une évocation de « la polémique avec Tarde » (pp. 82-84), une présentation précise de l’analyse causale et de l’analyse fonctionnelle, puis de la distinction du normal et du pathologique termine cette partie méthodologique.

9Avec le chapitre suivant « Du fait social au fait moral » s’achève l’exposition critique de la pensée et des principales œuvres de Durkheim. Sont passés successivement en revue, consécutivement à « la nécessité de se donner une morale », la constitution d’une science positive de la morale, l’individualisme et le consensus social, l’enracinement religieux de la moralité, l’éducation et le principe d’autorité. Au total, cette première partie de Comprendre Durkheim apporte, sur une trame théorique aux fils chronologiques très lâchement tissés, une série de retouches en passant du contexte historique à des réévaluations ponctuelles – conformément d’ailleurs au dessein annoncé. Durkheim ayant formulé des préceptes qu’il jugeait de portée universelle, « le commentateur moderne – s’il veut apprécier la validité de ses conclusions – se voit donc forcé de décontextualiser le propos dans une certaine mesure. Confronté à l’œuvre durkheimienne, le sociologue ne peut que faire preuve d’un “présentisme tempéré” par les leçons de l’historiographie, mais soutenu par le souci de la pertinence actuelle » (p. 8). Des clichés sont certes détruits et des idées reçues salutairement récusées, mais pour faire place parfois à des jugements sommaires, à des vues schématiques ou approximatives. Faute d’avoir exploité un certain nombre de textes, dont ceux naguère réunis par Victor Karady, l’auteur ne restitue pas pleinement, et de façon synthétique, les idées directrices du programme de recherche établi par Durkheim ; il laisse de côté le relevé topographique des sciences sociales donné par ce dernier (notamment en 1909), les relations entretenues par la sociologie avec les disciplines voisines, la division du travail scientifique au sein de L’Année sociologique. Rien n’est rapporté, au cours des quatre premiers chapitres, ni des activités de ce groupe ni surtout des apports propres de son chef entre 1898 et la veille de la Première Guerre mondiale.

10« L’après-Durkheim en France » (chapitre 5) s’ouvre sur l’appel nominal des durkheimiens partagés « entre fidélité et innovation ». Ils sont répartis entre « professeurs » – Bouglé, Davy, Fauconnet –, d’une part, et « chercheurs » – Halbwachs, Mauss, Simiand –, d’autre part. On passera sur ce que la reprise de cette distinction peut avoir de contestable, pour souligner la richesse des informations fournies dans ce chapitre. Nombre d’entre elles sont puisées à la meilleure source – l’ouvrage de J.-C. Marcel (2001). La relative éclipse du durkheimisme après la Seconde Guerre mondiale – période dominée par deux fortes personnalités, Georges Gurvitch et Jean Stoetzel, aux orientations intellectuelles radicalement divergentes –, le premier retour à Durkheim opéré par Raymond Aron, Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, François Chazel, Jean-Claude Passeron, les différents modes d’appropriation comme les plus récentes réévaluations du corpus durkheimien sont bien relatés, commentés, analysés. Ici encore, on regrettera cependant le caractère réducteur et lacunaire de certains propos, comme celui sur l’antidurkheimisme de Stoetzel dont la contribution fondamentale à la psychologie sociale n’est pas mentionnée. Le sixième et dernier chapitre, « Durkheim et la sociologie moderne », réalise le tour de force de rassembler en 30 pages ce qui est à savoir sur la réception dans divers pays, et singulièrement aux États-Unis, de l’œuvre durkheimienne, ainsi que sur l’influence qu’elle exerce actuellement en France. Finalement, J. Coenen-Huther dresse, dans Comprendre Durkheim, un bilan critique correctement informé d’une œuvre dont l’importance est depuis longtemps reconnue. À cet égard, on peut se demander s’il est bien raisonnable d’affirmer que c’est seulement « au cours de la décennie écoulée, après les hésitations des cinquante dernières années [que] Durkheim et Weber – en compagnie de Marx, Pareto, Simmel et quelques autres – ont rejoint le groupe des “pères fondateurs” de la sociologie » (p. 152).

11Durkheim fut-il durkheimien ?, ouvrage publié sous la direction de Raymond Boudon, réunit les actes du colloque organisé, à l’instigation de ce dernier, par l’Académie des sciences morales et politiques en novembre 2008. Douze communications apportent d’importantes mises au point et de nouveaux éclairages sur les œuvres de Durkheim, les lectures qu’on en a faites ou les problèmes qu’elles posent. Ainsi, Jean Baechler s’attache à montrer la modernité du « chef-d’œuvre » qu’est pour lui De la Division du travail social. Derrière d’apparentes faiblesses qu’on ne doit pas se dissimuler, il distingue les points forts – la conception de la cohésion sociale, les considérations sur l’égalité et la justice, celles qui ont trait à l’individu et à la personne, la vision d’une Europe unifiée – du premier ouvrage de Durkheim en qui il voit, « sinon un père de l’Union européenne, du moins un de ses annonciateurs perspicaces ». Ainsi, François Chazel s’applique à répondre à une question précise « Comment lire Les Règles de la méthode sociologique aujourd’hui ? ». S’efforçant d’identifier la logique de l’argumentation durkheimienne, il rappelle que, dans ce texte, Durkheim ne fait pas œuvre de pur épistémologue, mais vise à codifier et à systématiser une pratique de la recherche. À l’instar de C.-H. Cuin, il note que « sa méthodologie va au-delà de la formulation des consignes explicites à laquelle les Règles sont consacrées », en ajoutant que la comparaison entre l’ouvrage de 1895, où l’inspiration positiviste est dominante, et Le Suicide est instructive. Ces réserves faites, F. Chazel appelle à ne pas perdre de vue « le message fondamental » que les Règles délivrent. Il consiste, selon lui, « à proposer et à défendre un idéal de scientificité, fondé sur un “rationalisme scientifique” de portée générale et non sur les seules vertus du raisonnement expérimental » (p. 40).

12Le dernier livre de Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, fait également l’objet d’une relecture originale. On la doit à Raymond Boudon. Des observations qu’il expose dans son texte sur « La nature de la religion selon Durkheim », on retiendra que ce qu’il tient pour un modèle de démonstration scientifique propose une théorie réaliste de la religion. Cette théorie comporte sans doute des faiblesses, mais elle manifeste toute sa force en ce qu’elle tranche sur les thèses de ceux qui voient dans les croyances religieuses l’effet d’une illusion. Le caractère difficilement acceptable d’un point particulier de ladite théorie – que c’est dans tous les cas la société qui constitue l’objet du sentiment du sacré – n’invalide pas les principes qui régissent les analyses développées. En effet, « pourquoi faut-il que ce soit la société qui, s’avançant masquée, postule au titre d’unique corrélat du sentiment religieux ? ». R. Boudon pose que ce corrélat « n’est pas autre chose que ce que nous appelons aujourd’hui les valeurs ». Il estime plus facile, écrit-il, d’admettre « qu’à la distinction sacré/profane est associée la distinction entre valeurs et réalité que de supposer que le sens du sacré est suscité chez l’individu par la société » (p. 150). On fait de cette façon l’économie de l’hypothèse indifféremment nommée fausse conscience, illusion ou hallucination. Si Durkheim n’a pas envisagé cette solution, c’est entre autres raisons parce que « le concept de valeur au sens où nous le prenons aujourd’hui n’est guère familier de son temps » (Ibid.).

13Le leitmotiv récurrent selon lequel il faut expliquer le social par le social est au départ de la communication présentée par Mohammed Cherkaoui, « La complexité du social et la méthode sociologique selon Durkheim ». Théorie et méthode étant fondées chez ce dernier sur la singularité de macrophénomènes, c’est-à-dire des réalités sui generis, les unes attendues, les autres non voulues, résultant toutes de l’interdépendance entre les individus, M. Cherkaoui s’est mis en quête des solutions données par Durkheim au problème des rapports entre l’individuel et le social, autrement dit au problème des relations qu’entretiennent le microsociologique et le macrosociologique. Il en identifie quatre dans le corpus durkheimien : macro-macro, micro-micro, macro-micro, micro-macro. Il rappelle opportunément la tradition épistémologique où elles s’enracinent : « dans Le Système de logique, auquel Durkheim se réfère explicitement, John Stuart Mill distingue deux classes de phénomènes et de lois. La première classe, qualifiée d’homopathique, se signale par le fait que les effets et les causes se situent au même niveau de réalité. C’est le cas lorsque l’on étudie le social par le social ou l’individuel par l’individuel. Pour la seconde classe dite hétéropathique, les effets et les causes ne sont pas au même niveau de réalité. Il en est ainsi lorsque l’on étudie les effets du macro sur le micro et du micro sur le macro » (p. 82). Durkheim a cependant construit un modèle qui n’est pas pleinement satisfaisant ; il était d’ailleurs conscient de son insuffisante élaboration, comme de son caractère hypothétique. Mais est-il pertinemment remarqué, les sciences contemporaines de la complexité, avec des moyens infiniment plus puissants ne parviennent à simuler que dans certains cas l’émergence de macrophénomènes.

14Sur une série de thèmes, de domaines ou d’aspects particuliers de la sociologie durkheimienne – « Droit et moralité » (Steve Lukes et Devyani Prahhat), « La sociologie du droit » (François Terré), la sociologie de « L’éducation » (Philippe Reynaud), « Les Droits de l’homme chez Durkheim et Weber » (Hans Jonas), « Durkheim, la communion républicaine et ses ennemis » (Pierre Birnbaum) –, le colloque de 2008 a fait sensiblement bouger les cadrages ou modifier les images que les interprétations de l’œuvre en question ont plus ou moins légitimement imposés. On fera une place à part à la contribution de Massimo Borlandi « Durkheim et la psychologie » (pp. 55-80), parce qu’elle fait définitivement la lumière, grâce à un examen aussi attentif qu’érudit des textes qui en traitent, sur une relation qui n’a jamais cessé d’être mal comprise. Une distinction essentielle est d’abord introduite entre « psychologie scientifique » et « psychologie ordinaire », souvent réunies sous la même appellation de « psychologie individuelle ». Si Durkheim est bien au fait des avancées et des apports de la première, la faiblesse de sa critique de la psychologie ordinaire est manifeste. Cette faiblesse est due aux raisons essentiellement polémiques qui l’ont conduit à s’occuper des explications par les mobiles et les motifs, sans y être directement intéressé. Elle est, d’une certaine façon, le revers de sa solide réfutation de la sociologie individualiste, c’est-à-dire de l’explication individualiste des phénomènes sociaux conçus par lui comme émergents et survivant aux occasions qui les ont provoqués.

15L’analyse comparée des trois spécifications de la psychologie – individuelle, sociale, collective – est éclairante. La première désigne une psychologie impuissante à rendre compte des phénomènes sociaux. Si l’on veut expliquer psychologiquement ces derniers, il faut le faire au moyen d’une psychologie nouvelle dont les principes ne sont pas ceux de la psychologie ordinaire. Les règles de cette autre psychologie sont énoncées dans l’article de 1898 « Représentations individuelles et représentations collectives », où le vocable « représentations » désigne les phénomènes mentaux. Les deuxième et troisième qualifications, sans se confondre absolument, sont indifféremment employées par Durkheim quand il traite de la vie psychique des groupes. La psychologie collective telle que ce dernier la conçoit présente des traits originaux que M. Borlandi précise : elle pose que la mentalité des groupes n’est pas celle des particuliers, elle doit se soutenir de recherches destinées à montrer comment les groupes élaborent leurs représentations et à établir les « lois de l’idéation collective », elle croise, recouvre ou chevauche la psychologie des foules et la psychologie des peuples. Cette psychologie collective n’a finalement pas de statut disciplinaire particulier ; Durkheim, qui l’assimile à « la sociologie tout entière », la transmue dans sa nouvelle science où, intégralement annexée, elle figure comme « une expression vide, dépourvue d’un référent propre ». M. Borlandi discerne bien les raisons de sa promotion après la parution de De la Division du travail social : accusé de mécanisme, de matérialisme, de méconnaître tout ce qui est conscience et spiritualité, son auteur rétorquait que l’action des phénomènes sociaux s’exerce par des voies mentales. C’était une autre façon de légitimer ses thèses que d’affirmer que « Dans la vie sociale tout est représentation […] Toute la sociologie est une psychologie, mais une psychologie sui generis ». En définitive, « la psychologie collective de Durkheim est un malentendu sans remède, car elle est invariablement de la sociologie, sa sociologie ».

16La question qui donne son titre à l’ouvrage est reprise en conclusion par Raymond Boudon. Une fois de plus est vigoureusement, et à juste titre, dénoncé le contresens consistant à prêter à Durkheim « une vision causaliste du comportement et des croyances » qu’expliqueraient des forces sociales agissant dans le dos des acteurs. Si l’on s’attache à l’esprit plus qu’à la lettre des textes étudiés, on peut dire que leur auteur « n’aurait pas accepté d’être qualifié de “durkheimien” ». On peut se demander, pour terminer, s’il se serait, par ailleurs, reconnu dans le portrait qu’on en donne couramment de chef d’école autoritaire et implacable. On se souvient du tableau saisissant, que Hubert Bourgin a brossé dans ses mémoires (De Jaurès à Léon Blum, 1938) de Durkheim et des durkheimiens regroupés en une Sainte-Vehme toute-puissante, terrorisant et terrassant ses adversaires : il est aussi haut en couleur que celui, beaucoup plus connu, que Péguy a peint. On sera reconnaissant à Bertrand Saint-Sernin (« Durkheim et les philosophes de son temps », pp. 187-204) de nous inviter à relire les souvenirs d’Étienne Gilson recueillis dans Le Philosophe et la Théologie (1960). Il y est question (pp. 21-38) du « mythe Durkheim » ; celui qui fut étudiant à la Sorbonne en 1905 écrit : « je n’arrive pas à me convaincre que (Peguy) parle vraiment du même homme que j’ai connu » ; « l’enseignement supérieur […] n’a jamais été envahi par le durkheimisme » ; « la terreur sociologique décrite par Peguy avec tant de verve, et dont Durkheim aurait été le Robespierre, n’a jamais existé que dans son imagination créatrice ». Le fondateur de la sociologie scientifique fait pourtant encore souvent figure de « Régent de la Sorbonne ».

Bernard Valade
Directeur de L’Année sociologique, professeur émérite de l’université Paris-Descartes (France)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 31/10/2012
https://doi.org/10.3917/anso.122.0535
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